Il l'avait pourtant dit souvent, et continuera de l'affirmer, que la difficulté d'écrire est inouïe, qu'aussi bien la parole trahit la pensée. Flaubert tient cette certitude du romantisme. Elle est là, dans les Mémoires d'un fou : "Comment rendre par des mots ces choses pour lesquelles il n'y a pas de langage, ces impressions du coeur, ces mystères de l'âme inconnus à elle-même, comment vous dirai-je tout ce que j'ai ressenti, tout ce que j'ai pensé, toutes les choses dont j'ai joui cette soirée-là1?" Elle est un lieu commun des oeuvres de jeunesse: "Il y a un axiome assez bête qui dit que la parole rend la pensée. Il serait plus vrai de dire qu'elle la défigure. Est-ce que vous énoncez jamais une phrase comme vous la pensez? Ecrivez-vous un roman comme vous l'avez conçu2?"

   Mais il découvre tout à coup autre chose, en écrivant des lettres: que sa pensée ne se perd pas tant dans les mots comme dans les étranges interprétations auxquelles se livrent ses correspondants. Les lettres, avec les réponses à côté des destinataires, les malentendus incessants qu'elles engendrent, lui révèlent l'existence de celui que dans son tête-à-tête avec le langage il avait oublié: le lecteur. Les oeuvres de jeunesse, inédites, sans écho pour ainsi dire, avaient à peine effleuré la question, prises dans leur écriture solipsiste. Encore moins les premières lettres, destinées aux amis, aux alter ego , composées et lues dans la complicité, s'étaient-elles inquiétées de l'acte de lecture. Il manquait à Flaubert d'avoir rencontré un mauvais lecteur. C'est chose faite en 1846: il vient de se lier avec Louise Colet. Son interrogation sur le langage va alors se déplacer d'une problématique romantique de l'expression (comment dire ma singularité dans le langage commun?) vers une problématique de l'interprétation: comment lire? Au gré des lectures déficientes, Flaubert trace le portrait du lecteur idéal, et s'aperçoit qu'il n'existe pas.

Puisque je m'exprime mal, lis-moi bien. Flaubert cherche d'abord dans le lecteur un providentiel secours: il entend que la lecture annule les fautes d'expression et restitue la pensée déformée par les signes. La bonne lecture est une réécriture:

"Il me semble que j'écris mal, tu vas lire ça froidement, je ne dis rien de ce que je veux dire. C'est que mes phrases se heurtent comme des soupirs, pour les comprendre il faut combler ce qui sépare l'une de l'autre, tu le feras n'est-ce pas?" (à Louise Colet, 4-5 août 1846)

On passe dans ces deux phrases d'un "c'est ma faute" à un "tout dépend de toi": l'échec de la communication est ajourné et s'il a lieu il sera imputable au destinataire. Le mal dit n'empêche pas le bien entendre, pourvu qu'il y ait une écoute active, capable de comprendre les silences du texte, de méditer ses blancs: "il faut combler". C'est exactement ce qu'avait dit Schleiermacher, mettant sur le même plan parole et écriture, élargissant ainsi le champ traditionnel d'une herméneutique jusqu'alors cantonnée dans l'interprétation des Ecritures, des textes juridiques ou de la littérature antique, envisageant le langage comme un tout dont l'unité résiderait dans le tacite, dans les intervalles qui séparent les mots et les phrases:

"Oui, il me faut encore une fois revenir sur le fait que l'herméneutique ne doit plus être limitée exclusivement aux productions écrites; car je me prends très souvent au milieu d'une conversation familière à accomplir des opérations herméneutiques, quand je ne me contente pas d'un degré ordinaire de compréhension, mais que je cherche à pénétrer comment a bien pu se faire chez mon ami le passage d'une pensée à une autre, ou quand je suppute sur les opinions, les jugements, les désirs qui ont fait que sur un sujet donné, il s'est exprimé justement ainsi et pas autrement3."

Le bon lecteur interpole . À ce point la pensée ne précède plus le langage, elle n'en est pas non plus contemporaine et indissociable (les fameuses affirmations sur la forme consubstantielle au fond que l'on trouve par ailleurs chez Flaubert), elle lui succède , le déborde. La lecture va au-delà des mots, permettant de retrouver leur en-deçà: la pensée de l'autre. Le langage n'a pas à être parfait -exposé circonstancié d'une idée: sa nature est allusive, c'est-à-dire suggestive. Le langage vaut aussi par ce qu'il ne peut peut-être pas dire, mais qui pour le destinataire ira sans dire, comme dans cette lettre à Ernest Chevalier dont le père vient de mourir:

"Ma mère me charge de lui dire <à ta mère>... quoi? ... les mots sont insuffisants. Mais tu dois penser qu'elle la comprend et qu'elle la plaint." (le 26 mars 1861)

Les points de suspension qui encadrent l'indicible: "...quoi?..." sont les pointillés que remplira la lecture. Ailleurs semblablement Flaubert invite à une interprétation-laminoir:

"(...) excusez mon laconisme. Mes sentiments sont plus longs que mes phrases." (à Maurice Schlesinger, 28 janvier 1862)

"Excusez la brièveté de ma lettre, et croyez que mon affection pour vous est plus longue que mon papier." (à Mlle Leroyer de Chantepie, 24 avril 1862)

La lecture réajuste le décalage du langage et de la pensée. Le langage, mauvais médiateur, s'efface, soudainement transparent parce qu'il devient comme superflu , tandis que communient deux pensées. On en trouve dans une lettre à Frédéric Baudry la plus belle formulation (qui a peut-être pour horizon la plus banale expression: "lire entre les lignes", tant les mots sont ici secondaires: la phrase est l'icône de ce qu'elle énonce, l'usure du langage n'est pas un obstacle, et a sans doute même enclenché et stimulé la réflexion):

"Je souhaite que ceci vous trouve en joie et songeant à moi, afin que tout ce qui manque ici dans les mots soit suppléé, amplifié, aggravé par le rêve sympathique qui circule entre les lignes à la lecture de ceux que nous aimons." (le 21 juillet 1850)

Comme pour Schleiermacher, la relation amicale semble une condition de la bonne écoute: "in dem Freunde" (chez mon ami), ce n'est pas la parole du premier venu mais celle de l'ami à laquelle il est prêté attention. La bonne lecture suppose quelque disponibilité: "que ceci vous trouve en joie et songeant à moi", une prévention qui néglige les accrocs du langage. Contre la lecture soupçonneuse, Flaubert sollicite une lecture amoureuse. Aimez-moi et vous comprendrez combien je vous aime, pensez comme moi et vous comprendrez ma pensée... Comme si pour chercher les intentions de l'autre, le meilleur moyen était encore de projeter les miennes dans son texte. Un "rêve sympathique" "circule entre les lignes", mais qui rêve à cet instant? En tout cas le manque  ("tout ce qui manque ici dans les mots") n'est plus le drame d'un langage insuffisant: l'insuffisance est un bonheur, préalable d' une profusion ("suppléé, amplifié, aggravé"). Au terme du manque, un gain. L'indicible, impuissance du locuteur ou du langage, devient grâce au lecteur une précieuse ellipse, un non-dit parlant. La conversation épistolaire est sur ce point le modèle de la lecture romanesque:

"Si tu as bien écouté Novembre  tu as dû deviner mille choses indisables qui expliquent peut-être ce que je suis." (à Louise Colet, 2 décembre 1846)

Voici baptisée cette nouvelle conception de la communication: l'indisable. Il convient de prendre le néologisme au sérieux. Flaubert souligne le mot: il l'a médité, il ne veut pas qu'on y voie un synonyme d'indicible  (d'ailleurs pourquoi n'aurait-il pas alors utilisé le mot disponible en langue?), il veut néanmoins qu'on y décèle quelque ressemblance, qu'on y entende le lien qui les unit (la morphologie d' "indisable" calque celle d' "indicible"): un mot est né de l' autre, il en est sorti : l'indisable est une échappée hors de l'indicible. L'indisable est la sublimation de l'indicible. L'indicible: je ne peux m'exprimer, l'indisable: tu peux comprendre. L'indisable: le non-dit, pourtant lisible. L'indisable proclame que l'indicible va sans dire. Il contourne le langage. Il n'est pas assuré au demeurant que la lecture de l'indisable restitue un vouloir dire: "qui expliquent peut-être ce que je suis": le locuteur n'est pas sans incertitude, il est aussi à l'écoute de l'indisable. Voici que, lecteur de son oeuvre, les mots qui semblaient lui manquer, le révèlent. Disons plutôt qu'il s'agit d'un vouloir dire hypothétique, vraisemblable, dicté par la logique de l'oeuvre. La théorie de l'indisable a pour corollaire une critique de l'intention qui ne suppose pas de rétablir  des déclarations d'intention mais d'établir  ces "intentions" à partir du dit: savoir comprendre, se placer du point de vue de, respecter la cohérence du texte. La critique de l'intention revendiquée par Flaubert doit plus justement s'entendre comme une critique d'identification, le "rêve sympathique":

"(...) ce que tu as voulu faire, point auquel le critique doit toujours se placer." (à Ernest Feydeau, 2 juillet 1863)

Toute bonne lecture dépend donc d'un placement qui n'est cependant pas un point de départ, plutôt un point d'accompagnement, et d'arrivée: le vouloir dire n'est pas édicté d'avance, il ne m'impose pas ma lecture, c'est ma lecture qui le découvre et se l'impose. Ma lecture est l'effet d'une cause qu'elle engendre. Deviner l'indisable, disait Flaubert à Louise: on retrouve le même mot, vertu du bon lecteur, dans la conversation épistolaire:

"Mais j'ai suivi de loin ton existence et participé intérieurement à des souffrances que j'ai devinées. Je t'ai "comprise" enfin." (à Laure de Maupassant, le 8 décembre 1862)

La critique de l'intention est avant tout l'exigence d'une complicité. On le comprendra mieux en lisant cette lettre à George Sand où Flaubert au nom d'une critique empathique entame une "critique de la critique":

"(...) (du temps de Laharpe on était grammairien, du temps de Sainte-Beuve et de Taine on est historien). Quand sera-t-on artiste , rien qu'artiste, mais bien artiste? Où connaissez-vous une critique qui s'inquiète de l'oeuvre en soi, d'une façon intense? On analyse très finement le milieu où elle s'est produite et les causes qui l'ont amenée. Mais la poétique insciente  d'où elle résulte? sa composition, son style? le point de vue de l'auteur? jamais .

Il faudrait pour cette critique-là une grande imagination et une grande bonté, je veux dire une faculté d'enthousiasme toujours prête. Et puis du goût, qualité rare, même dans les meilleurs, si bien qu'on n'en parle plus, du tout.

Ce qui m'indigne tous les jours c'est de voir mettre sur le même rang un chef-d'oeuvre et une turpitude. On exalte les petits et on rabaisse les grands. Rien n'est plus bête ni plus immoral." (le 2 février 1869)

Le bon lecteur devrait être écrivain. Comme pour Baudelaire, la critique est une affaire d'artiste. Tout simplement parce que l'artiste est capable de se placer à un point de vue d'artiste. La sympathie est chez lui spontanée, alors que l'historien tend naturellement à adopter un point de vue d'historien, un point de vue étranger qui écoute distraitement l'oeuvre, en fait un prétexte, quand il s'agirait d'écouter "d'une façon intense": retrouver le dire dans toute son intensité suppose en effet une lecture intense. La sympathie consiste en cette identité de disposition, comme le signalait déjà la lettre à Baudry. Mais on voit bien comment cette lecture fidèle est aussi une lecture libre, comment "le point de vue de l'auteur" est à construire -ce que dit la formule au premier abord paradoxale: "la poétique insciente  d'où elle résulte". L'oeuvre est le produit d'un savoir ignoré, la lecture met à jour ce vouloir dire involontaire. Ce pour quoi la critique n'exclut pas  "une grande imagination" mais la réclame au contraire, parce que la critique de l'intention en appelle à autre chose qu'à la référence à un projet défini. Elle cherche l'intention du texte, non de l'auteur: mettre en jeu la personne de l'auteur dans l'acte critique est une erreur, dénoncée ici par la mention de Sainte-Beuve. L'empathie constitue la condition de possibilité de la compréhension. A défaut d'elle, on rate la valeur de vérité du langage: "On exalte les petits et on rabaisse les grands".

Du mal dire au mal lire: la théorie de l'indisable compte sur l'autre, elle va permettre aussi de lui demander des explications. De l'accuser, parfois mine de rien:

"Tu me demandes par quoi j'ai passé pour en être arrivé où je suis. Tu ne le sauras pas, ni toi ni les autres, parce que c'est indisable." (à Louise Colet, 20 mars 1847)

C'est la deuxième et dernière occurrence de "l'indisable". L'hapax n'aura duré que le temps d'un rêve évanoui. Son sens s'affaiblit déjà, il n'est plus soutenu par l'intensité  d'un fol espoir. Trace amère d'un regret. Louise a dû croire en lisant cette lettre que le mot signifiait "indicible", son regard négligent ou trop préoccupé de lire d'autres choses, l'aura tenu pour une maladresse d'expression. Elle n'aura pas su y lire la belle exigence qu'il implorait. Ni, heureusement, le sourd reproche qui s'insinue dans ce mot mort-né: tu es comme les autres, incapable de comprendre. L'excuse "je me suis mal expliqué" fait ainsi place à l'accusation "tu n'as pas compris", quelquefois au fil de la phrase. À Louise, encore:

"Je me suis donc bien mal expliqué sur ce chapitre. Je ne l'ai jamais aimée . Il me semble que, si tu as lu la lettre, c'était clair." (le 25 octobre 1846)

Ou à Maxime Du Camp. La lettre reproduit le même mouvement de pensée tant d'années plus tard et respire le même mouvement d'humeur qui ne s'embarrasse pas de courtoisie face aux indignes de l'indisable:

"Je me suis mal expliqué, ou bien tu n'as pas compris." (le 19 novembre 1879)

Mal s'expliquer, mal comprendre: l'univers de Flaubert se bâtit sur le regret d'une compréhension qui devancerait l'explication, ne ratiocinerait pas sur tel mot, mais serait capable d'embrasser d'une seule saisie la pensée de l'autre. Là encore Flaubert, comme pour montrer à son interlocuteur à quel point il faudrait savoir ne pas se soucier des mots, semble utiliser implicitement pour se faire entendre un cliché, celui de l'esprit distinct de la lettre, en jouant sur la polysémie du mot "lettre" (l'épître, la littéralité):

"Tu as mal compris, chère amie, le sens  de ma lettre (...)." (à Louise Colet, 15 février 1847)

"Vous vous êtes trompée sur le sens  de ma dernière lettre ." (à Amélie Bosquet, novembre ou décembre 1859)

Flaubert, avec l'étonnante mémoire des tourments, emploie une fois de plus une même phrase à des années de distance, jusque dans sa position (elle ouvre la lettre) et dans la reproduction du soulignement qui met pour ainsi dire les points sur les i. La reprise de la phrase la surcharge de je ne sais quelle atmosphère de malédiction, y laisse percer les accents d'une plainte résignée: comme si l'incompréhension avait été prévue de longue main, attendue. La phrase était déjà prête pour faire rentrer l'autre dans les rangs des mauvais interlocuteurs, l'insérer dans le paradigme de la surdité: "Tu ne le sauras pas, ni toi ni les autres , parce que c'est indisable." Le sens, la lettre: la lecture soupçonneuse est scrupuleuse, trop philologique. Elle examine la lettre, s'y enferme et s'y tient. S'y entête, s'y enferre. L'exégèse authentiquement amoureuse est au contraire généreuse: elle déchiffre les blancs. Louise aurait-elle aimé davantage les mots que Gustave? Flaubert lui reproche sans cesse cette passion philologique, maniaque. Louise, au lieu de lire les blancs, glose les mots. On notera qu'en un sens elle supplée, amplifie, aggrave, mais certes pas suivant un "rêve sympathique" fidèle au "point de vue de l'auteur" (qu'on n'objecte pas que les exégèses de Louise ne sont peut-être pas dépourvues de fondement: elle n'est ici qu'un être de papier, personnage d'un roman épistolaire, actant dans une fiction linguistique servant à Flaubert pour démontrer la culpabilité du mauvais lecteur):

"Tu as vu trop de choses là où il n'y en avait pas tant, tu as exagéré tout ce que je t'ai dit. Tu as peut-être cru que je posais , que je me donnais pour un Anthony de bas étage." (le 11 août 1846)

"Mais toi tu mets dans mes mots une subtilité funeste." (le 23 août 1846)

"Sais-tu ce qui te manque à toi, ou plutôt par où tu pèches, c'est par l'esprit. Tu en vois là où il n'y en a pas. Aux endroits où on n'a pas eu l'idée d'en mettre. Tu développes, tu amplifies, tu outres tout." (le 30 août 1846)  

"Pauvre enfant! Vous ne voudrez donc jamais comprendre les choses comme elles sont dites?" (le 23 octobre 1851)

"Tu es tellement disposée à tout prendre mal que cette expression de "vieille amie", que j'avais crue affectueuse, tu y as vu une intention ironique, et tu me la répètes pour me la faire sentir." (le 7 novembre 1847)

Louise, l'anti-Baudry, demeurera pour la postérité le parangon d'une incompréhension obstinée. Mais son cas n'est après tout pas exceptionnel: "...ni toi ni les autres...". Dans ce tête-à-tête point une terreur: et si personne  ne me comprenait? Le cas Louise Colet devient alors exemplaire, déclenchant souvent une généralisation. Le reproche s'adoucit, ou se dramatise, en une loi:

"Que de fois, sans le vouloir, n'ai-je pas fait pleurer mon père, lui si intelligent et si fin! Mais il n'entendait rien à mon idiome, lui comme toi, comme les autres. J'ai l'infirmité d'être né avec une langue spéciale dont seul j'ai la clef." (le 11 août 1846)

"Il me semble pourtant que la lettre que je vous ai écrite de Saint-Malo était affectueuse et bonne. Il paraît que non. Je me trompe peut-être. Vous êtes comme les autres après tout, comme tout le monde. J'ai beau faire ce que je peux. Je blesse toujours." (le 6 août 1847)

Tu m'as mal compris, mais pouvait-il en être autrement? Voici que Flaubert se construit le mythe d'une langue étrangère: "J'ai l'infirmité d'être né avec une langue spéciale dont seul j'ai la clef." Rien à voir avec l'hermétisme choisi du Rimbaud des Illuminations, même si les mots se ressemblent: "J'ai seul la clé de cette parade sauvage4." L'hermétisme flaubertien est involontaire, "infirmité" et non privilège. Solitude contrainte. Plus tard, Flaubert s'adjoindra la compagnie de quelques autres solitaires: le mythe individuel prendra une dimension historique. Ce sera Flaubert "vieux fossile du romantisme", exilé dans une époque qui ne parle plus le même état de langue:

"Savez-vous que Théo est très malade! Il se meurt d'ennui et de misère! Personne ne parle plus sa langue! Nous sommes ainsi quelques fossiles qui subsistent, égarés dans un monde nouveau." (à George Sand, le 29 avril 1872)

"Et je vais vous dire un mot bien prétentieux, personne ne me comprend! J'appartiens à un autre monde." (à la même, le 2 décembre 1874)

L'artiste maudit flaubertien ne déconcerte pas par son originale nouveauté: il passe inaperçu pour n'être plus de "son" temps. Il est le personnage anachronique à la langue forcément archaïque. Symboliquement le mot "comprendre", qualifié ici de "prétentieux", mais il faut entendre "prétentieux du point de vue d'un contemporain", est un archaïsme, à en croire Flaubert, mot tombé en désuétude, disparu avec la chose, avec ce temps (mais quand donc?) où on se comprenait sans s'expliquer :

"Je t'ai "comprise" enfin. C'est un vieux mot, un mot de notre temps, de la bonne école romantique. Il exprime tout ce que je veux dire et je le garde." (à Laure de Maupassant, le 8 décembre 1862)

Personne ne me comprend: mais alors, puisqu'il en est de la littérature comme de la parole quotidienne, que celle-là, tout aussi tributaire de l'écoute, n'a aucun privilège par rapport à celle-ci, à quoi bon écrire?

Pour qui écrire? La question ne va pas quitter Flaubert, toujours plus méfiant vis-à-vis du public, qui ne sait reconnaître ni le beau ni le vrai, qui ne sait pas lire l'indisable. Flaubert prend l'exemple de l'auteur consacré pour souligner que ce n'est pas la valeur intrinsèque de l'oeuvre qui est incriminée (à cette époque, Flaubert hésite à publier, mais pas seulement à cause du public: il n'a encore rien écrit qui le satisfasse et doute de lui-même):

"J'aurais en poche l'Hamlet de Shakespeare et les Odes d'Horace que j'hésiterais à les publier. Mais tout le monde n'est pas tenu d'avoir sur l'intelligence du public le préjugé que j'en ai."(à Louise Colet, octobre 1847)

Sans doute Flaubert reprend-il là un topos : c'est le mythe romantique du génie méconnu. Balzac, un rien badin (n'était que la phrase apparemment digressive prophétise le destin de Mme Jules), s'en fait l'écho dans Ferragus : "Mais qui peut se flatter d'être jamais compris? Nous mourrons tous inconnus. C'est le mot des femmes et celui des auteurs." Ou encore dans Pierre Grassou, à propos des peintres cette fois, toujours plus nombreux à être admis au Salon:"Par une étrange bizarrerie, depuis que la porte s'est ouverte à tout le monde, on a beaucoup parlé de génies méconnus. (...) Maintenant que le moindre gâcheur de toile peut envoyer son oeuvre, il n'est question que de gens mécompris5." Mais si Balzac y sent déjà quelque pose rhétorique (et un effet pervers de la démocratisation), le thème est chez Flaubert profondément vécu: il ne l'emprunte pas comme tel à la génération précédente, il en fait une pièce de sa conception d'ensemble du langage (littéraire et quotidien) au sein de laquelle elle prend son sens. C'est la loi d'une efficacité des mots inversement proportionnelle à leur vérité qui en esthétique trouve son répondant dans la valorisation chez le public des médiocres au détriment des grands écrivains:

"D'où vient qu'on est toujours indulgent pour la médiocrité dorée? et qu'on sait Béranger par coeur et pas un vers de Saint-Amant, pas une page de Rabelais? Pourquoi M. Thiers est-il notre grand historien? etc., etc. . Quelle vanité que la littérature et que la gloire!" (à Amélie Bosquet, 9 août 1864)

Rochefort plus tard prendra la relève de Béranger: "le premier écrivain de l'époque". "D'où vient": la question reste en suspens pour faire place à la lamentation. Mais ailleurs Flaubert refuse d'y voir une fatalité et répond nettement:

"Comme on est indulgent pour les oeuvres de troisième ordre! Ah! ça ne blesse personne!" (à Mme Roger des Genettes, 13-14 mars 1876)

Le public exalte le médiocre parce que le médiocre fait l'éloge du public. L'oeuvre de troisième ordre est démagogique. Elle reflète les valeurs du on . On  s'y complaît parce qu'il lit ce qu'il pense. Autrement dit, dans l'oeuvre de troisième ordre, le public peut lire à partir de son point de vue, alors que la grande oeuvre, on l'a dit, porte inscrite en elle l'exigence d'adopter "le point de vue de l'auteur", revendique sa singularité et donc dérange. Le public en art méconnaît le vrai parce qu'il cherche son opinion. Il sait déjà ce qu'il veut lire, comment entendrait-il l'indisable?

"Mais les lieux communs plaisent très souvent, et il est rare d'avoir du succès par d'autres moyens." (à la princesse Mathilde, 30 octobre 1878)

Et sachant ce qu'il veut lire, il saura évidemment le trouver là où il n'est pas, substituer au besoin son point de vue à celui de l'auteur. Il est capable d'assimiler l'oeuvre de premier ordre, de la récupérer, autre type de méconnaissance, puisque c'est la ranger aux côtés des oeuvres de troisième ordre. Flaubert en est lui-même un exemple éclatant: il ironise dans ses romans sur les lieux communs qui "plaisent très souvent", mais il suffira au public de ne pas lire l'indisable, de ne pas percevoir la distance ironique pour retourner le texte contestataire en un texte conformiste:

"J'ai une tirade de Homais sur l'éducation des enfants (que j'écris maintenant) et qui, je crois, pourra faire rire. -Mais moi qui la trouve très grotesque, je serai sans doute fort attrapé, car pour les bourgeois c'est profondément raisonnable." (à Louise Colet, 26 avril 1853)

Pour le public, M. Homais incarnera la sagesse du récit. On sait que les choses ne se passèrent pas exactement ainsi et que la question de l'indisable se régla en justice, et ce fut alors Flaubert qui moralisa et récupéra son oeuvre... En quoi la loi énoncée fut tout de même respectée!

Le grand public se trompe. La parade consistera à ne pas s'en soucier: écrire pour quelques uns, choisir son public. "Riez de cela, braves gens, on n'a pas écrit cette phrase pour vous", proclame insolemment le jeune Flaubert dans Par les champs et par les grèves6. C'est le thème des happy few, particulièrement récurrent après l'échec de L'Éducation sentimentale qui aura définitivement discrédité le lecteur dans l'esprit de Flaubert. Voici ce qu'il écrit à Mme Roger des Genettes à propos de Bouvard et Pécuchet :

"Qu'il soit peu compris, peu m'importe, pourvu qu'il me plaise, à moi, et à vous, et à un petit nombre ensuite." (le 10 novembre 1877)

Ou encore, à la même, en se référant cette fois à la Tentation de Saint Antoine :

"Comme j'ai envie de vous lire ce livre-là, pourtant! Car il est fait pour vous, j'entends pour le petit nombre, pour la petite horde qui s'éclaircit." (le 15 mai 1872)

"qui s'éclaircit": les lettres des dernières années tiennent en effet une comptabilité des happy few. Flaubert voit ses amis mourir un à un, et ces morts sont interprétées à chaque fois comme un lecteur de moins:

"Je me dis: "A quoi bon écrire maintenant, puisqu'il <Bouilhet> n'est plus là!" (à Jules Duplan, 22 juillet 1869)

"Lui <Gautier> et Bouilhet partis, je ne vois plus pour qui écrire. Je sens que je suis un fossile, un individu qui n'a plus de raison d'être dans le monde, maintenant." (à la princesse Mathilde, 30 novembre 1872)

Le thème était né justement avec L'Éducation sentimentale : Sainte-Beuve est mort, lui pour qui précisément j'avais écrit ce livre. Dans ce passage à la limite, le public se réduit à un lecteur privilégié, le lecteur-dédicataire, George Sand pour Un coeur simple :

"J'avais commencé Un coeur simple à son intention exclusive, uniquement pour lui plaire. Elle est morte, comme j'étais au milieu de mon oeuvre." (à Maurice Sand, 29 août 1877)

Cette curieuse écriture sur mesure rend l'acte de lecture inséparable d'une amitié, comme s'il fallait ce lien humain pour lire l'indisable. Le livre devient comme la lettre, rédigé pour un destinataire unique. Il en appelle au même contrat de lecture, celui du "rêve sympathique", et on ne peut demander cette lecture amoureuse qu'à un ami, à un Baudry. Flaubert l'avait pressenti naguère quand il avait demandé à Alfred, l'ami dédicataire des Mémoires d'un fou , de pallier le langage et de se substituer à son alter ego , l'auteur: "...et si le mot paraît souvent surpasser le sentiment qu'il exprime, c'est que, ailleurs, il a fléchi sous le poids du coeur./ Adieu, pense à moi et pour moi7." Chez Schleiermacher aussi, la référence à l'ami aboutissait à fournir une comparaison pour l'acte de lecture: "(...) même en ce qui concerne l'interprète le plus habile, c'est seulement avec les écrivains auxquels il est le plus apparenté, ses auteurs favoris avec lesquels il se sera le plus familiarisé, qu'il réussira parfaitement, tout comme pour nous aussi dans la vie c'est seulement avec nos amis les plus fidèles que tout se passe pour le mieux8." Mais chez Flaubert la comparaison trouve une littéralité: le lecteur ne doit pas être simplement comme l'ami, seul l'ami peut être un lecteur. Après avoir cherché vainement à étendre la règle, à postuler l'attitude amicale de tout lecteur, Flaubert la ramène à son point d'origine -à un point catastrophique: il ne reste qu'un destinataire, et ce destinataire n'existe même plus, puisqu'il est mort.

Que l'on retrouve le modèle épistolaire derrière la réflexion sur la littérature ne surprendra pas. Parole littéraire et parole quotidienne entretiennent dans la pensée flaubertienne un continuel rapport d'échange où l'une devient la métaphore réversible de l'autre. Les réflexions sur l'une stimulent celles sur l'autre ou plutôt les appellent, puisqu'il n'y a pas de différence de nature entre ces deux paroles: une affirmation posée à propos de l'une conduit bientôt à l'appliquer à l'autre. Ainsi le thème des happy few trouve son équivalent dans la parole ordinaire, à la même époque:

"Pourquoi vivons-nous si loin l'un de l'autre? Vous êtes, je crois, le seul homme avec qui j'aime à causer. Je ne vois plus personne qui s'occupe d'art et de poésie. Le plébiscite, le socialisme, l'internationale, et autres ordures encombrent tous les cerveaux." (à Tourguéniev, le 30 avril 1870)

Et la vérité personnelle ne tarde pas à s'ériger en loi universelle dans ce testament à la nièce:

"Plus tu iras et plus tu seras convaincue qu'on ne peut causer qu'avec très peu de monde. Le nombre des imbéciles me paraît, à moi, augmenter de jour en jour. Presque tous les gens qu'on connaît sont intolérables de lourdeur et d'ignorance. On va et on revient du Mastoc au Futile." (14-15 juillet 1870)

La symétrie entre la conversation et la littérature peut être prolongée: les morts représentent un lecteur de moins en même temps que la disparition d'un interlocuteur. Le leitmotiv scande la correspondance à un rythme qui s'accélère de plus en plus: Flaubert se découvre toujours davantage seul, avec de moins en moins d'incitations à écrire, d'occasions de parler, de raisons d'être: "(...) je n'ai plus personne à qui parler" (à Mme Roger des Genettes, 23 juin 1870), "(...) je n'ai personne à qui parler" (à Edmond de Goncourt, 26 juin 1870), "Je n'ai plus personne à qui parler" (à sa nièce, 1er-2 juillet 1870), "Songe que je n'ai personne, absolument personne , avec qui même causer!" (à la même, 31 août 1870) Et revient l'exemple de Théophile Gautier pour qui il écrivait, avec qui il parlait:

"Je pense démesurément à mon pauvre Théo. Avec qui causer littérature, maintenant?" (à sa nièce, 2 novembre 1872)

Flaubert se heurte alors au même point d'aboutissement catastrophique: la mort du dernier des destinataires. Il s'aperçoit qu'il est l'ultime représentant survivant d'une langue "dont il a seul la clef":

"Avec qui causer maintenant? Qui donc, dans notre lamentable pays, "s'occupe encore de littérature"? Un seul homme peut-être? Moi! débris d'un  monde disparu, vieux fossile du romantisme!" (à Tourguéniev, le 21 août 1871)

Le dernier espoir serait un interlocuteur ignoré, en particulier l'interlocuteur à venir: s'en remettre à la postérité. La parole du fossile, désuète pour les contemporains, resplendira alors de sa nouveauté. L'archaïque attend ses archéologues qui seront capables d'interpréter correctement son inactualité, de percevoir sa modernité. L'oeuvre de Bouilhet, Les Fossiles , en est l'éloquent emblème:

"C'est une oeuvre, Les Fossiles! mais combien y a-t-il de gens en France capables de la comprendre? Triste, triste! Eh non, pourtant, car c'est là ce qui nous console, au fond! -Et puis, qui sait? Chaque voix trouve son écho! -Je pense souvent avec attendrissement aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc., qui s'émeuvent ou s'émouvront des mêmes choses que moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l'humanité. Tous ceux qui vivront de votre pensée, ce sont comme des enfants attablés à votre foyer." (à Louise Colet, 25 mars 1854)

Deux métaphores  caractérisent la postérité. D'abord l'écho, image parfaite de la critique empathique, au diapason du point de vue de l'auteur (l'écho, c'est le même répercuté à distance) - de la fusion de deux voix: "qui vivront de votre pensée" dit plus loin Flaubert, s'appuyant sur la métaphore de la famille en consonance elle aussi avec le motif de la lecture amoureuse: lien intime nécessaire, proximité sentimentale des bons lecteurs. Schleiermacher avait la même image: "l'interprète le plus habile" excelle "avec les écrivains auxquels il est le plus apparenté9". La postérité rêvée serait donc une descendance, ce par quoi le créateur-géniteur se survit, le même se conserve. Le topos  du livre-enfant le cède au motif du lecteur-enfant: on ne s'immortalise pas dans une oeuvre, mais dans sa lecture. Il convient donc d'écrire en attente de la postérité, de refuser le succès immédiat des "oeuvres de troisième ordre" qui flattent les valeurs reçues et de s'en remettre au moment où l'indisable devient lisible. C'est le conseil donné à Louise Colet:

"Envoie demain à n'importe quel journal ta Paysanne éreintée, fais-y une fin sentimentale, une nature factice, des paysans vertueux, quelques lieux communs sur la moralité, avec un peu de clair de lune parmi les ruines à l'usage des âmes sensibles, le tout entremêlé d'expressions banales, de comparaisons usées, d'idées bêtes, - et que je sois pendu si on ne l'accepte. Mais patience! la Vérité a son tour. Elle possède en soi-même une force divine et quoiqu'on l'exècre, on la proclame." (le 27 février 1853)

À dire vrai, l'image de la postérité se trouble ici: plus rien du motif familial, de cette sympathie à distance, mais une vérité reconnue à contrecoeur. C'est que la postérité qui rectifie les erreurs du passé est aussi ce même public qui commet celles du présent: à la fois bon et mauvais lecteur, toujours à contretemps:

"On a joué trois fois La Damnation de Faust qui n'a eu, du vivant de mon ami Berlioz, aucun succès. Et maintenant le Public, l'éternel imbécile nommé On, reconnaît, proclame, braille que c'est "un homme de génie"! et le Bourgeois n'en sera pas plus modeste à la prochaine occasion!" (à Mme Brainne, 3 mars 1877)

Etre reconnu par les imbéciles du futur, maigre consolation! La postérité pourrait bien n'être qu'un mot illusoire, cachant que les lecteurs sont toujours fondamentalement les mêmes: "la famille éternelle" de tout à l'heure, c'est "l'éternel  imbécile nommé On ". Pour connaître son avenir, Flaubert n'a qu'à examiner le passé: les antécédents de la postérité montrent qu'elle n'est même pas fiable. Ronsard en est une illustration d'actualité, puisque Sainte-Beuve vient de le faire redécouvrir:

"Nous avons hier passé trois heures à lire les hymnes de Ronsard. Notre conclusion a été celle-ci: "Béranger sera toujours plus lu". Elle est amère. C'est pour cela qu'il faut en écrivant ne penser qu'à écrire, et pas même pour la Postérité! Mais que c'est beau Ronsard!" (à Louise Colet, 14 mars 1853)

"Avouons que si aucune belle chose n'est restée ignorée, il n'est pas de turpitude qui n'ait été applaudie, ni de sot qui n'ait passé pour grand homme, ni de grand homme qu'on n'ait comparé à un crétin. La postérité change d'avis quelquefois (mais la tache n'en reste pas moins au front de cette humanité qui a de si nobles instincts). Et encore! Est-ce que jamais la France reconnaîtra que Ronsard vaut bien Racine! - Il faut donc faire de l'art pour soi, pour soi seul, comme on joue du violon." (à la même, 29 mai 1852)

Se passer de public, être à soi-même son propre auditeur: bien plus tard, dans une lettre à sa nièce du 2 décembre 1873, Flaubert répète l'idée: "On devrait faire de l'Art exclusivement pour soi." Il faut reconnaître dans cet impératif plus que le constat d'un "je suis seul capable de me comprendre": "Il faut", "On devrait", c'est en effet une exigence à s'imposer et non pas une nécessité s'imposant d'elle-même. L'artiste s'interdira d'espérer en une postérité, de penser à un public, car alors, en jouant pour  ce public, il risquerait de mal jouer du violon. L'incompréhension devient, en même temps que sa conséquence, la condition  du Vrai:

"Ce que j'entreprends est insensé et n'aura aucun succès dans le public. N'importe! il faut écrire pour soi, avant tout. C'est la seule chance de faire beau." (à Mlle Leroyer de Chantepie, 11 juillet 1858)

"Ma répugnance à la publication n'est au fond que l'instinct qu'on a de cacher son cul, qui, lui aussi, vous fait tant jouir. -Vouloir plaire, c'est déroger.- Du moment que l'on publie, on descend de son oeuvre." (à Louise Colet, 3 avril 1852)

Comme si le succès était la preuve manifeste qu'il y avait eu quelque part compromission, concession volontaire ou non: le désir de vouloir être compris n'est que le désir de "vouloir plaire", d'un "vouloir plaire" qui supplante le "vouloir dire", lui commande. Parce que le public valorise le médiocre, l'écrivain (Vigny l'appellerait "l'homme de lettres") se met à produire le médiocre. S'esquisse une économie de la niaiserie, son réseau de distribution (nous le connaissons bien aujourd'hui). Pour échapper au cercle, la seule solution serait de ne pas publier: au début de sa vie d'écrivain, Flaubert refusait de publier parce qu'il doutait de lui, maintenant ce serait parce qu'il doute du public et veut être sûr de ne lui rien céder. Il éprouve alors la tentation du silence:

"Mais je me demande: à quoi bon imprimer?" (à George Sand, le 3 décembre 1869)

"Pourquoi publier? qui donc s'inquiète de l'art maintenant? Je fais de la Littérature pour moi, comme un bourgeois tourne des ronds de serviette dans son grenier." (à la même, le 6 septembre 1871)

Baudelaire, peu auparavant, s'exprimait en termes voisins, poussant la provocation jusqu'à dire dans une dédicace, celle des Paradis artificiels, qu'il ne se souciait pas du destinataire! Et insinuant qu'il n'écrivait même pas pour la postérité - mais pour les défunts:

"Il importe d'ailleurs fort peu que la raison de cette dédicace soit comprise. Est-il même bien nécessaire, pour le contentement de l'auteur, qu'un livre quelconque soit compris, excepté de celui ou de celle pour qui il a été composé? Pour tout dire enfin, indispensable qu'il ait été écrit pour quelqu'un ? J'ai, quant à moi, si peu de goût pour le monde vivant que, pareil à ces femmes sensibles et désoeuvrées qui envoient, dit-on, par la poste leurs confidences à des amis imaginaires, volontiers je n'écrirais que pour les mort10."   

L'auteur de "Le guignon" n'en est plus à déplorer les chefs-d'oeuvre inconnus. Comme Flaubert, son compagnon fossile, il pressent ses happy few : il dialogue avec les morts.

A la tentation du silence littéraire répond le parti pris du silence et de la solitude chez Flaubert à la fin de sa vie: reclus à Croisset pas seulement par nécessité financière. Va-t-il en Suisse (sa Belgique à lui) qu'il observe le même silence:

"Je n'ai encore adressé la parole à personne . Oh! je me repose le larynx."(à sa nièce, 12 juillet 1874)

Ce silence est à la fois forcé et choisi. Il constitue une fuite devant l'allocutaire, une esquive du langage. La question du "comment dire?", du "comment se comprendre?" n'aura pas trouvé de réponse: plus, elle aura perdu sa pertinence. "Comment n'avoir pas à dire?":

"Le moindre dialogue avec qui que ce soit m'exaspère, parce que je trouve tout le monde idiot." (à George Sand, 28-29 octobre 1872)

"Quel calme autour de moi, et quelle solitude! Il faut être parfois robuste pour l'endurer. Mais enfin aucun bourgeois ne m'embête par ses discours ou le spectacle de sa personne! C'est l'important." (à sa nièce, 16 août 1874)

Sur les traces de l'aphasie baudelairienne, dans les pas de ses propres héros aussi: après les avoir confrontés à l'épreuve du langage, Flaubert finira par expérimenter leurs solutions.

Refermons là le roman épistolaire, pour considérer un instant l'oeuvre qui l'accompagne. Juste après 1845, l'année de la première Éducation sentimentale, l'année du dernier ouvrage de jeunesse, Flaubert aura élaboré la notion d'indisable  et avec elle une théorie de la lecture, désillusionnée, et pourtant féconde, car elle va être à partir de Madame Bovary la source d'une stratégie d'écriture qui, pressentant l'incompréhension, choisira de la devancer, et de la provoquer: "le point de vue de l'auteur", jamais le roman flaubertien ne permettra de le construire, non pas tant à cause de "l'impersonnalité" (celle-ci n'exclut pas et n'efface pas par elle-même le vouloir dire ) qu'en raison de l'ironie, qui cultive l'incertitude, l'entretient au nom d'un vouloir se dédire. L'écriture romanesque, débarrassée de toute nostalgie de la transparence, va prendre plaisir à brouiller les cartes. Elle exaltera les indéterminations du sens, sa dérobade. La théorie de l'indisable va produire une écriture de l'indécidable : le lecteur ne pourra plus assigner au texte une intention. Ce ne sera pas incapacité par bêtise, mais incapacité contrainte, de fait: il s'évertuera vainement à en saisir une, ou en découvrira plusieurs, incompatibles. Le roman flaubertien ne rêverait-il pas de produire ainsi son lecteur introuvable, cherchant enfin intensément l'intention – qui n'existe  pas? Telle serait la ruse de l'écriture, composer un livre sur rien qui m'oblige à me confronter au langage, en quête d'un je ne sais quoi. Par où née de l'indisable, l'écriture de l'indécidable y reconduit (les deux termes entretiennent une relation dialectique): elle me manifeste l'indisable en tant que tel. Elle ne permet pas d'accéder au non-dit de l'indisable, mais elle alerte sur son existence: l'indécidable dit l'indisable.

1  Mémoires d'un fou  (1838), Garnier-Flammarion, 1991, p.295.

2  Souvenirs, notes et pensées intimes  (1839-1841), journal reproduit dans l'édition citée en note 1, p.368.

3  F.D.E. Schleiermacher, "Ueber den Begriff der Hermeneutik mit Bezug auf F.A. Wolfs Andeutungen und Asts Lehrbuch", in Seminar: Philosophische Hermeneutik, édité par Hans Georg Gadamer et Gottfried Boehm, Suhrkamp, Francfort sur le Main, 1979, p.136-137.

4  Rimbaud, "Parade", Oeuvres , Classiques Garnier,1981, p.261.

5  Balzac, La Comédie humaine, Pléiade, 1976-1979: Ferragus , t.V, p.796 et Pierre Grassou , t. VI, p.1092.

6  Par les champs et par les grèves  (1847), in Oeuvres complètes , Club de l'Honnête Homme, 1973, t.10, p.38.

7  Mémoires d'un fou, op. cit. , p.267.

8  Schleiermacher, op.cit., p.140. On reconnaît dans ces lignes la thèse platonicienne du Ion auquel Schleiermacher, développant le motif de la compréhension divinatoire, fait d'ailleurs référence.

9  Le texte allemand dit: "bei den ihm verwandtesten Schrifstellern", nouant dans le signifiant la relation des écrivains à leur interprète: "dem gewandtesten Ausleger": verwandt-gewandt , les deux mots tissent le dialogue, avec l'intensité  de leur superlatif; l'habileté de l'herméneute semble à proportion de cette parenté, inscrite en elle.

10  Baudelaire, Oeuvres complètes , Pléiade, 1975, t.1, p.398-399.