Sommaire
L’existence du carnet “ Dupuis ” a été révélée au public en 1981, grâce à son édition partielle dans le volume des Œuvres romanesques de Sartre publié dans la Bibliothèque de la Pléiade.
Ce que proposons d’appeler, par commodité, le Carnet Dupuis est un carnet de notes entré en possession d’André Dupuis, ancien élève de Sartre au lycée du Havre pendant l’année scolaire 1935-36. André Dupuis a fait don de ce carnet à la Bibliothèque nationale en 1981, juste à temps pour que Michel Contat puisse en publier une petite moitié dans les Œuvres romanesques1. On trouvera dans ces dernières une double introduction au carnet : par André Dupuis, qui témoigne entre autres des circonstances dans lesquelles il est entré en possession de cet écrit, et par Michel Contat et Michel Rybalka, qui décrivent et commentent brièvement le manuscrit2. Ayant consulté et transcrit ce carnet en 1994, nous le présentons ici dans ses grandes lignes en suivant d’abord les indications déjà données dans la Pléiade, puis en nous focalisant sur les différentes composantes du manuscrit et enfin sur la datation des notes philosophiques prises par Sartre sur ce support.
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André Dupuis est entré en possession du carnet éponyme en juin 1936, en le récupérant simplement dans ou sur le bureau où Sartre l’avait laissé traîner, en compagnie d’un manuscrit de La Nausée.
Le carnet “ Dupuis ”, en moleskine noire, de format 9 x 15, compte 140 pages à petits carrés, non numérotées par Sartre mais foliotées par la Bibliothèque nationale de 1 à 70. Près de la moitié du manuscrit est demeurée entièrement vierge, le reste se composant de deux types de notes.
1/ Un ensemble continu de notes prises à l’encre, couvrant la totalité des pages recto des folios 2 à 35, avec quelques annotations complémentaires jetées en regard au verso. Les œuvres romanesques reprennent la seconde moitié de cet ensemble, la plus directement préparatoire à La Nausée et la seule à être divisée en sections numérotées et titrées (folios 17 à 35). La première moitié de cet ensemble possède un caractère strictement philosophique, ne comporte qu’un seul titre intermédiaire (“ Physique mathématique ”) et entretient une relation moins directe avec la version définitive de La Nausée (folios 2 à 16). Si le texte publié ici a donc été rédigé avant celui des œuvres romanesques, il faut souligner que Sartre n’introduit aucune césure particulière entre ces deux composantes de la partie centrale du carnet ; seuls les aléas de l’édition ont conduit à scinder cet ensemble.
2/ Des notes éparses ou fragmentaires, notamment liées à l’activité professorale de Sartre, occupent le folio 1 et les folios 66 à 69. Le folio 1 comprend d’une part des sujets de cours ou d’exposés et des cotations d’élèves, d’autre part des annotations illisibles ou conjecturales, prises au crayon — ainsi, par exemple : “ mon corps : [mot illisible3] comme oget4 et senti comme mien ”. Les folios 66 à 69 comportent des annotations discontinues, souvent écrites au crayon, et peu lisibles. On y trouve, outre des calculs et des notes attribuées à des élèves, une série de thèmes correspondant, selon André Dupuis, à des sujets d’exposés que Sartre distribuait aux volontaires. Parmi ces sujets on observe une nette préséance des thèmes politiques voire ouvriéristes (“ Le communisme ”, “ A.F. ”, “ Le socialisme d'Etat ”, etc.). On déchiffre également les deux plans suivants, que nous reproduisons tels qu'ils se présentent sous la plume de Sartre :
L'Etat origine
nature
rapport de l'individu avec
—— entre euxA) Action d'inconsc. sur consc = homogénéité. D'où un dehors de la conscience — un spatial — un élément de la conscience elle-même qui n'est pas conscience.
B) certain <pas> probable.
3) où est l'inconscient par rapport à la synthèse présente.
Les folios 66 à 69 comportent aussi des titres de livres, assez fantaisistes et très disparates : il s'agit peut-être d'ouvrages, fictifs ou réels, dont Sartre pensait attribuer la lecture à l'Autodidacte.
Ajoutons que l’on trouve, insérée dans le carnet, une carte de Simone de Beauvoir à Sartre, apparemment oblitérée le 30-8-1934, envoyée de Blois, signée “ Castor ” et cosignée par un “ tapir ”. Elle représente, avec cette légende, “ Le Monument élevé à la Mémoire des Enfants de Blois morts pour la France ”. Le Castor écrit à Sartre : “ Avons rencontré un front de contingence. Sommes en prison pour outrage aux mœurs. ”
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La datation des notes prises sur le carnet récupéré par André Dupuis est lourde de sens, particulièrement en ce qui concerne la genèse des idées de Sartre : la partie strictement philosophique du carnet publiée ici découle-t-elle de la rencontre avec la phénoménologie à Berlin en 1933-34, ou révèle-t-elle des préoccupations autonomes, voire fondatrices ? Selon Michel Contat et Michel Rybalka, l’étude génétique de La Nausée indique que le Carnet Dupuis est antérieur au séjour de Sartre à Berlin, la partie publiée dans la Pléiade datant vraisemblablement de 19325. Les pages éditées ici ayant été écrites avant l’extrait publié dans les Œuvres romanesques, il faut donc vérifier si elles peuvent être datées de 1932 au plus tard.
Ces pages sont en tout cas incontestablement antérieures au séjour en Allemagne, pour des raisons qu’on découvrira plus loin. Il n’est même pas exclu qu’il faille reculer la rédaction de cette partie du carnet — qui ne contient aucune allusion à La Nausée,même si elle en prépare philosophiquement le propos — jusqu’à 1931. Sartre, qui vient d'achever son service militaire, entre en effet en fonction au lycée du Havre le 1er mars 1931. Or le Carnet Dupuis, dont près de la moitié des pages restent vierges, s'ouvre et s'achève sur des sujets de cours ou de dissertation et des notes attribuées aux élèves, tandis que Sartre y a glissé une carte postale du Castor en date de 1934. Nous inclinons donc à penser que ce carnet a servi d'aide-mémoire professoral en 1931, puis de carnet de notes philosophiques ou préparatoires au “ factum sur la contingence ” pendant l'été 1931 ou en 1931-19326, avant d'être réutilisé comme aide-mémoire en 1935-1936 ; on sait que la première version de La Nausée, rédigée de 1931 à 1933, était une méditation abstraite, que les notes du Carnet Dupuis ont pu alimenter7.
En outre, et sans développer une analyse de contenu qu’il appartient à chaque lecteur de tenter pour son compte propre, quelques indications permettent de confirmer au plan philosophique l’hypothèse selon laquelle le Dupuis constitue un avant-texte précoce de La Nausée, en tout cas antérieur au séjour à Berlin :
le Carnet Dupuis attribue le sentiment de nécessité à un processus de sélection parmi les possibles, qui se serait traduit en termes husserliens (intuition éidétique par variations imaginatives) si Sartre avait déjà étudié les Ideen I à l’époque où il prend ces notes ;
le Carnet Dupuis tente d’asseoir les convictions réalistes de Sartre sur une théorie du corps très elliptique, pour ne pas dire confuse (infra, folios 7-8), apparemment inspirée du Bergson de Matière et mémoire, et qui s’effacera dès le séjour à Berlin au profit d'une refonte basée sur le principe d’intentionnalité ;
l’interrogation sur la matérialité ou la spiritualité de l’image esquissée infra (folios 7-8) s’appuie sans doute sur le diplôme de fin d’études de Sartre pour l’Ecole normale supérieure. En tout état de cause, elle s’exprime sur un mode que le contact avec Husserl permettra de dépasser, dès L’Imagination, au profit de la question de la hylé ;
sans user de ce vocabulaire, le Carnet Dupuis médite sur l’appréhension des phénomènes tels qu’ils se révèlent dans la quotidienneté préscientifique, entreprise décrite comme novatrice alors que Sartre découvrira à Berlin que Husserl et Heidegger l’ont précédé dans cette direction ;
le Carnet Dupuis réexamine plusieurs thèses esquissées dans les fragments posthumes de la Légende de la vérité : la continuité entre ces deux textes est tellement frappante qu’ils datent vraisemblablement de la même époque, le Dupuis pouvant être né de l'abandon de la Légende — or celle-ci a été rédigée en 1930 et sans doute achevée en 19318 ;
de manière générale, le Carnet Dupuis présente un travail de liquidation d’illusions juvéniles qui sont dotées, comme celles que dénoncera La Nausée, d’une forte charge esthétique et métaphysique. Mais à la différence de La Nausée, ce procès de liquidation est littéralement en cours dans le Dupuis, comme l’atteste ce flottement sur la réalité de l’aventure : “ Impossibilité psychologique de reconnaître l’aventure si elle arrive. Mais j’ai comme l’idée en tête qu’il y a une impossibilité métaphysique à l’aventure d’exister9 ”. On le sait, Roquentin n’aura plus la moindre hésitation sur ce thème : le Carnet Dupuis nous paraît accumuler mais non libérer le potentiel dévastateur de La Nausée, le premier s’interrogeant encore, en 1931-1932, sur des illusions que la seconde dénoncera sans réserve.
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Le texte édité ici sur base de notre transcription et grâce à l’obligeance d’Arlette Elkaïm-Sartre couvre les folios 2 à 16 du Carnet Dupuis de manière continue. Les rectos sont seuls occupés, sauf annotations diverses jetées sur les pages de gauche en regard du texte principal, donc au verso du folio précédent.
Pour l'établissement du texte, nous avons corrigé l'orthographe mais pas la ponctuation, et ce afin de ne pas trancher indûment entre divers sens possibles (sauf rectifications évidentes et impérieuses, notamment les points ou les majuscules en fin ou en début de phrase). Nos remarques personnelles figurent en italiques et entre crochets. Les notes de bas de page introduisent entre autres les développements situés sur les pages de gauche du carnet.
Les passages dont la lecture est conjecturale sont indiqués entre < >. Le nombre relativement faible de ces passages s’explique par le fait que nous n’avons voulu signaler que les termes dont le déchiffrement posait problème et dont le sens ne s’imposait pas par le contexte. Si nous sommes le plus souvent convaincu de l’exactitude des termes ainsi placés entre < >, nous tenions à indiquer que cette assurance s’alimentait notamment, pour ces passages, à la cohérence du propos philosophique de Sartre — cohérence que nous espérons pouvoir démontrer à une autre occasion, mais à laquelle le lecteur ne peut être tenu de faire crédit.
1 Cette version a été légèrement revue à l’occasion de la réimpression des Œuvres romanesques en 1995, celle-ci tenant compte des quelques corrections que nous avons suggérées à Michel Contat suite à notre propre transcription du carnet.
2 J.-P. Sartre, œuvres romanesques, édition établie par M. Contat et M. Rybalka, avec la collaboration de G. Idt et de G. H. Bauer, Paris, Gallimard, “ Bibliothèque de la Pléiade ”, 1981 ou 1995, p. 1678-1680.
3 Au vu du folio 7, il est possible que Sartre écrive ici “ immédiat ”.
4 Sartre écrit ici, par ironie, “ oget ” au lieu d' “ objet ”. Il fait de même dans la suite du texte, mais nous rétablissons la graphie correcte dans notre transcription.
5 J.-P. Sartre, œuvres romanesques, p. 1680.
6 Il est possible que la partie publiée dans la Pléiade, qui est divisée en sections dûment titrées et formant un ensemble assez systématique, soit postérieure de quelques mois aux notes philosophiques que l’on découvrira ici, Sartre ayant, dans cette hypothèse, dégagé des éléments de plan de La Nausée après avoir soumis certains problèmes philosophiques à une élucidation préalable.
7 A ce sujet voir la notice de Michel Contat et Michel Rybalka in ibid., p. 1661-1662.
8 Les trois fragments posthumes actuellement connus de la Légende de la vérité ont été publiés in Juliette Simont (dir.), Ecrits posthumes de Sartre, II, Paris, Vrin, 2001, p. 27-57 ; on trouvera dans cette même publication deux notices qui cernent la genèse et le contenu de cet essai.
9 J.-P. Sartre, Œuvres romanesques, p. 1681.