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Avant d’aller en Orient, Flaubert a longtemps rêvé le désert. L’image des caravanes, des sables immenses foulés par les chameaux apparaît à plusieurs reprises dans les écrits de jeunesse1. Associé tantôt à la mélancolie et à la solitude2, tantôt à la volupté, à la figure de femme aux yeux noirs et au regard ardent3, le désert fait partie de l’imaginaire oriental de Flaubert adolescent. Le désir d’évasion, l’aspiration aux pays du soleil s’expriment dans une vision marquée par des images stéréotypées et des clichés produits et véhiculés par la génération romantique. Il faut sans doute insister sur le mot « image » car les sources de cette vision ne sont pas uniquement littéraires : les tableaux des peintres orientalistes, particulièrement en vogue dans les années 1830 et propagés par des critiques comme Théophile Gautier, ont exercé une influence profonde sur le jeune Flaubert4.
Le premier projet d’œuvre dans lequel le désert est doté d’un statut particulier est un conte oriental5 auquel Flaubert avait réfléchi à deux reprises : avant son voyage en Orient, entre 1845-1849, et pendant la rédaction de Madame Bovary, entre 1853 et 1854. Ce projet, intitulé Les sept fils du derviche,aurait constitué dans sa forme achevéeune sorte de parabole, une œuvre à moralité explicite dans laquelle l’auteur s’interroge sur l’idée du bonheur6 : les fils du derviche, incarnant chacun une aspiration différente, quittent la maison paternelle pour partir à la recherche du bonheur et ils y reviennent sans l’avoir trouvé. Certains motifs du conte oriental présentent des analogies frappantes avec d’autres projets du début des années 1850, comme Anubis ou Une nuit de Don Juan, et se rattachent à une conception de l’amour qui réapparaîtra plus tard dans Salammbô. Ainsi en va-t-il de l’idée que « l’amour croît par l’impossibilité de le satisfaire »7, que le désir ne peut survivre à sa satisfaction, ou de l’équivalence supposée entre ceux qui sont à la recherche de l’amour et ceux qui sont en quête de l’absolu8.
À la différence des textes antérieurs à réminiscences orientales, l’histoire des Sept fils du derviche est placée dans un cadre géographique plus précis : le désert. L’importance du cadre est soulignée par le sous-titre : « Conte du désert ». Il faut sans doute s’interroger sur les motifs de ce choix. Selon Jean Bruneau, l’éditeur des manuscrits, Flaubert aurait pu être influencé par les conteurs bédouins présentés par Volney dans son Voyage en Égypte et en Syrie9. D’autre part, Flaubert, comme la plupart de ses contemporains, a imaginé le désert avec ses peuples au mode de vie immuable et inchangé depuis le berceau de l’humanité. Cet espace vague, détaché du temps chronologique semble apparaître comme le lieu idéal pour un récit qui veut concentrer l’« essence de l’Orient éternel10 ». Il présente également une sorte d’échappatoire qui permet à l’auteur d’éviter les difficultés d’un cadre historique et géographique bien délimité11. Cependant, plus tard, toutes les œuvres orientales de Flaubert seront situées en grande partie dans le désert, et on sait qu’avec la documentation accumulée pour Salammbô, le romancier aura acquis une culture solide dans le domaine de l’orientalisme et de l’Antiquité orientale. Loin de se réduire à une simple solution de facilité, le choix du désert se présente donc comme une véritable option esthétique. Cet espace apparemment vide est une vacuité chargée de sens qui agit de façon irrésistible sur l’œuvre qu’il encadre. Le désert dispose d’un champ symbolique complexe dont les éléments, tels les grains de sable emportés par le khamsin, pénètrent dans chaque pore du texte et semblent diriger la fiction vers un dénouement prédéterminé. Dans ces œuvres situées dans le désert (et, de ce point de vue, le conte oriental s’apparente à Saint Antoine ou au roman carthaginois), la quête du savoir dans le désert aura pour contrepartie le désert du savoir : à la passion dans le désert répondra le désert de la passion, et, finalement, à l’histoire dans le désert, le désert de l’histoire.
Le problème de l’immobilité qui apparaît très tôt dans les réflexions de Flaubert sur l’Orient, fera partie intégrante d’une conception de l’histoire que reflétera, plus tard, la structure temporelle des romans comme Salammbô (1862) ou de L’Éducation sentimentale (1869). Si, dans son conte oriental, Flaubert se propose de situer le récit dans une Antiquité « anté-historique »12, avec Salammbô il parviendra à fixer le mirage d’une Antiquité « anhistorique »13. Malgré les ruptures que constituent les recherches documentaires et l’expérience des voyages, Salammbô paraît héritière du conte philosophique.
Entre le désert du conte oriental ou de la première Tentation de saint Antoine et celui du roman carthaginois, se trouve l’intervalle des voyages en Orient et en Afrique du Nord. Le premier, entre 1849 et 1851, est le grand périple de Flaubert avec Maxime Du Camp autour de la Méditerranée, avec un long séjour en Égypte (du 15 novembre 1849 au 17 juillet 1850). Leur parcours qui reprend l’itinéraire consacré des écrivains romantiques, deviendra pour Flaubert une véritable aventure initiatique : si le départ a été placé sous le signe de l’échec14, le retour fait figure d’ouverture, celle de l’« entrée en littérature »15.
Le deuxième séjour de Flaubert en Orient est un voyage de repérage en Tunisie du 12 avril au 12 juin 1858. Épuisé par le travail documentaire entrepris en vue de son futur Salammbô et avide d’« émotions plastiques », le romancier se rend à l’emplacement de l’ancienne Carthage. Cette deuxième expédition s’intègre à la genèse d’un roman en chantier, contrairement à la première qui recouvre une expérience différente, celle d’un écrivain qui se cherche et qui prend des notes sans idée préalable, sans objectif précis.
Les notes de Flaubert en Orient, restées à l’état de manuscrit, constituent un catalogue d’images personnelles qui participe à la fois du journal intime et du dossier documentaire. Ces courtes notices prises sur le terrain témoignent d’une extrême sensibilité aux multiples variations du ciel, aux couleurs et aux lumières, et ressemblent souvent à un calepin de peintre16. La figure du peintre s’esquisse parfois dans les notes de voyage et dans la Correspondance de Flaubert en tant que modèle ou concurrent pour un voyageur en mal d’expression qui, pour saisir l’envoûtement de la vision, doit se contenter des outils défectueux du langage. Indépendamment de toute référence aux arts plastiques, peindre devient synonyme de « représenter sans juger », objectif qui a pour condition préalable la neutralité du regard : l’œil ouvert à tout17, l’observation impartiale.
Dans les notes égyptiennes de Flaubert, le rapport au paysage est marqué par une oscillation continue entre ce regard neutre, la position d’un observateur sans parti pris et, d’autre part, une volonté de fusion avec le paysage, un désir explicite de se dissoudre dans la nature, désir qui n’est pas sans rappeler les actes de foi panthéistes du jeune écrivain18. Ces deux attitudes, en apparence contradictoires, sont en réalité indissociables et complémentaires. Elles préfigurent la relation de l’auteur à son œuvre de la maturité, dans laquelle le regard neutre, celui de l’artiste impersonnel qui, tel Dieu dans la création, maîtrise son sujet par une mise à distance nécessaire, est inséparable d’une volonté d’anéantissement du moi, d’un désir d’identification, ou plutôt, d’autodissolution dans les personnages19.
Dans les descriptions des paysages d’Égypte, la topographie, la flore et la faune, ainsi que les êtres humains semblent à certains moments se confondre, partageant les mêmes qualités et participant à la même symbiose. De nombreux passages reflètent cette vision englobante : « les côtes du chameau plates et fortes » ressemblent à des « branches de palmier dégarnies de feuilles et courbées »20 ; la roche est « si déchiquetée qu’elle a des apparences animales, comme seraient des vertèbres informes »21 ; la cange fait penser à une hirondelle volant avec deux immenses ailes ; les pierres des minarets en ruines sont comme des pans de guenilles déchiquetées par les rats22. Les têtes de chameaux vues de loin se fondent dans la ligne d’horizon23 et, de même, certains couchers de soleil détachent à l’horizon l’image d’un immense cheval doré24. Le regard attentif de l’observateur construit un rapport organique entre le paysage et l’architecture25. Dans l’espace et dans le temps, nature et construction humaine semblent se superposer et s’imbriquer l’une dans l’autre, ce qui contribue à renforcer le caractère architectural du paysage26.
La confrontation des notes et de la Correspondance révèle des analogies frappantes entre le rapport au paysage et le rapport à l’écriture, dominés par la même fascination de la forme. La pureté des lignes, la proportion et la géométrie des formes, l’étrange beauté des grandes murailles à pic constituent autant de leitmotivs qui reviennent dans les descriptions de paysages, tout comme dans les réflexions de Flaubert sur le style et sur l’idéal rêvé de la forme épique (il suffit de penser à la fortune du terme « plastique » dans l’esthétique flaubertienne).
La prose selon Flaubert doit être construite comme un mur qui fait dans la perspective « une grande ligne unie »27. L’image de la muraille associée à la fresque réapparaît au moment où le romancier, pendant la rédaction de Madame Bovary, aspire à une grande œuvre épique :
« Je veux faire deux ou trois longs bouquins épiques, des romans dans un milieu grandiose où l’action soit forcément féconde et les détails riches d’eux-mêmes, luxueux et tragiques tout à la fois, des livres à grandes murailles et peintes du haut en bas »28
Dans le réseau complexe de correspondances qui s’établit entre nature, architecture et écriture, les notes de voyage mettent en valeur un paysage et une construction humaine inséparablement liés l’un à l’autre : le désert et la pyramide29.
Les notes de Flaubert contiennent de nombreuses descriptions des pyramides égyptiennes (aspects changeants aux levers et couchers de soleil ; explorations des intérieurs qui font figure d’un voyage hallucinatoire). L’émotion provoquée par la vue du sphinx et la montée de la grande pyramide (Chéops) constituent l’un des moments forts du voyage. Dans le silence du désert, avec les dernières lumières du soleil couchant, la nature peut devenir terrible, comme le sphinx30. L’observateur fasciné est sous l’emprise de ce paysage à la fois réel et mythique capable d’exciter des visions, d’inciter la terreur et presque immédiatement, le sentiment indéfinissable d’une joie euphorique. Ainsi en va-t-il de l’épisode du vent de sable et de l’apparition en plein désert d’une caravane fantomatique :
« à notre droite un tourbillon de khamsin s’avance, venant du côté du Nil [...] une caravane nous croise [...] c’est comme des fantômes dans des nuages — Je sens [...] quelque chose comme un sentiment de terreur et d’admiration furieuse me couler le long des vertèbres — Je ricane nerveusement — je devais être très pâle et je jouissais d’une façon inouïe — il m’a semblé, pendant que la caravane a passé, que les chameaux ne touchaient pas à terre, qu’ils s’avançaient du poitrail avec un mouvement de bateau, qu’ils étaient supportés [...] là-dedans, et très élevés au-dessus du sol, comme s’ils eussent marché dans des nuages où ils enfonçaient jusqu’au ventre »31.
La Pyramide de Chéphren, « démesurée et tout à pic », évoque la terreur sublime de la nature :
« ça a l’air d’une falaise, de quelque chose de la nature, d’une montagne qui se serait faite comme cela, de je ne sais quoi de terrible qui va vous écraser. »32
« Écrasants » sont aussi les chefs-d’œuvre33 qui rappellent les productions de la nature34 et qui peuvent mener à l’extase. Selon l’expression flaubertienne, l’art agit comme la nature : il « fait rêver »35.
Dans la Correspondance, la forme pyramidale représente un modèle pour la construction romanesque. Aux yeux de Flaubert, un roman qui « ne fait pas la pyramide » est un roman raté36. Par une fatalité qui semble lourdement peser sur son devenir, la forme érigée en idéal est un tombeau dont la portée symbolique ne peut pas échapper à Flaubert : ses carnets de travail gardent les traces des recherches qu’il avait poursuivies en ce sens avant son départ pour l’Orient37. Le modèle choisi pour la composition romanesque est une forme rattachée à la mort et à laquelle on ne peut accéder que par une traversée du désert. Certes, le désert doit être familier à un romancier qui se peint volontiers sous les traits d’un ermite et qui fait de multiples comparaisons entre l’artiste et le saint. Associé à la solitude, à la terreur ou au bonheur et à l’euphorie, à l’hallucination et aux visions, le désert synthétise les thèmes récurrents que Flaubert utilise en décrivant son travail d’écrivain. Le romancier architecte, paysagiste et voyageur est avant tout un créateur en quête de la forme, pour qui la traversée du désert se transforme logiquement en métaphore de l’écriture38. Cette quête se situe dans un espace propice au mirage, à l’illusion d’optique capable d’effacer toute frontière distincte entre mobilité et immobilité, forme et dissolution des formes, composition et décomposition. L’image du désert finit par exprimer l’état d’âme d’un écrivain privé de points de repère pour qui la quête solitaire devient un but en soi. Travaillant à son dernier roman, Bouvard et Pécuchet, Flaubert écrit à Georges Sand :
« — Je n'attends plus rien de la vie qu'une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. Il me semble que je traverse une solitude sans fin, pour aller je ne sais où, et c'est moi qui suis tout à la fois le désert, le voyageur, et le chameau ! »39
Comme souvent dans ses œuvres, il s’identifie à tous les éléments du tableau. Le dernier roman de Flaubert, qui s’ouvre sur un boulevard désert sous la chaleur parisienne, reste inachevé. Le silence de l’écrivain traversant une solitude sans fin annonce le destin d’un texte sans fin qui retourne au silence.
1 La première évocation du désert se trouve dans Un parfum à sentir, datant de 1836 : « [le lion] pensait à son soleil d'Afrique [...] il pensait à son vaste désert, à la lionne qui couchait avec lui sous l’ombre du palmier ; et il mordait le bout de ses griffes avec mélancolie. » (Œuvres complètes de Flaubert, présentation et notes de Bernard Masson, Paris, Seuil, 1964, t. 1, p. 65). Sur les écrits de jeunesse, voir la monographie de Jean BRUNEAU, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert 1831-1845, Paris, Armand Colin, 1962, 639 p.
2 Cf. « Et d'ailleurs, le cœur de l'homme n'est-il pas une énorme solitude où nul ne pénètre ? les passions qui y viennent sont comme les voyageurs dans le désert du Sahara, elles y meurent étouffées, et leurs cris ne sont point entendus au-delà. » (Novembre, 1842, Œuvres complètes de Flaubert, éd. cit., t. 1, p. 249) ; Oh ! se sentir plier sur le dos des chameaux ! devant soi un ciel tout rouge, un sable tout brun, l'horizon flamboyant qui s'allonge, les terrains qui ondulent, l'aigle qui pointe sur votre tête ; dans un coin, une troupe de cigognes aux pattes roses, qui passent et s'en vont vers les citernes ; le vaisseau mobile du désert vous berce, le soleil vous fait fermer les yeux, vous baigne dans ses rayons, on n'entend que le bruit étouffé du pas des montures, le conducteur vient de finir sa chanson, on va, on va. Le soir, on plante les pieux, on dresse la tente, on fait boire les dromadaires, on se couche sur une peau de lion, on fume, on allume des feux pour éloigner les chacals, que l'on entend glapir au fond du désert ; des étoiles inconnues et quatre fois grandes comme les nôtres palpitent aux cieux ; le matin, on remplit les outres à l'oasis, on repart, on est seul, le vent siffle, le sable s'élève en tourbillons. (op. cit., p. 271).
3 Cf. Mémoires d’un fou (1838), Œuvres complètes de Flaubert, éd. cit., t. 1, p. 232. Voir aussi Rage et impuissance, (1836), op. cit., p. 85.
4 Sur Flaubert et les beaux-arts, voir Louis HOURTICQ, La Vie des images, Paris, Hachette, 1927, pp. 210-220 ; L'Art et la littérature, Paris, Flammarion, 1947, pp. 190-198 et Adrianne TOOKE, Flaubert and the Pictorial Arts. From Image to Text, Oxford, Oxford University Press, 2000, 316 p.
5 Les scénarios de ce conte ont été publiés par Jean Bruneau (Le Conte oriental de Flaubert, Paris, Denoèl, Les Lettres Nouvelles, 1973, 228 p).
6 Le projet du conte oriental s’inspire de Voltaire et des débats philosophiques sur la question du bonheur au siècle des Lumières. (Sur ce sujet, voir Robert MAUZI, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Paris, A. Colin, 1960). Candide, que le romancier appréciait sans réserve, apparaît à plusieurs reprises dans les scénarios en tant que référence explicite. Cf. « ne pas faire les oppositions trop fortes, trop arrêtées de peur du sec <et de la ressemblance avec Candide>, que ça ait plutôt une teinte triste qu’ironique que l’ironie soit en-dessous. » (B.N., n. a. fr.14152, f°. 8 r°, J. BRUNEAU, op. cit., pp. 99-100).
7 Voir l’histoire de Grozea, f°. 6 r° (J. BRUNEAU, op. cit., p. 108).
8 « Un soir au bord de la mer Iben et l’enfant — 2 genres de curiosité : l’enfant desire la femme. iben les etoiles... les mondes inconnus... le sein de la nature ce qu’il y a dans les souterrains tous deux l’infini sous une forme spéciale » (f°. 10 r°, op. cit., p. 111).
9 Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783, 84 et 85, publié en 1787. In C.-P. VOLNEY, Œuvres, 2e édition complète, Paris, Parmantier et Froment, 1825, t. II et III. (Cf. J. BRUNEAU, op. cit., pp. 123-124). Flaubert connaissait cet ouvrage, voir sa lettre à Louise Colet, janvier 1847, Corr., t. 1, p. 427.
10 J. BRUNEAU, op. cit., p. 126.
11 C’est ce que confirme l’une des notes manuscrites de Flaubert : « pr être moins gêné [rem]placer l’histoire dans une Antiquité anté-historique. ce qui permettra l’Egypte et à cause des noms aussi. » (f°. 9 r° ; op. cit., p. 101).
12 Voir note précédente.
13 Voir Françoise GAILLARD, « La révolte contre la révolution (Salammbô : un autre point de vue sur l’histoire) », in Gustave Flaubert. Procédés narratifs et fondements épistémologiques, éd. par Alfonso de Toro, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1987, p. 49.
14 Celui de La Tentation de saint Antoine (version de 1849) condamné par Bouilhet et Du Camp et que Flaubert n’avait pas facilement digéré. Tout au long de son voyage, il réfléchit à ses textes déjà écrits et surtout, à ses œuvres à venir.
15 Sur cet aspect, voir l’introduction de Pierre-Marc de Biasi dans son édition des notes de voyage, G. FLAUBERT, Voyage en Égypte, édition intégrale du manuscrit original, Paris, Grasset, 1991, 462 p.
16 Cf. P.-M. de BIASI, Voyage en Égypte, éd. cit., p. 64.
17 À ce sujet, on peut citer un passage de Maxime Du Camp consacré à Eugène Fromentin, un artiste aux marges de la peinture et de la littérature : « Il a l’œil du peintre ; l’œil qui n’oublie jamais, qui se rappelle une ombre portée, un rayon de lumière, une nuance, un miroitement d’eau, un pli de draperie, un reflet d’étoffe ; en même temps, il possède le cerveau qui juge, compare et comprend ; de plus, il cristallise sa pensée dans une forme irréprochable » (Souvenirs littéraires, [1892], Paris, Aubier, 1994, « Ateliers de peintres », p. 486).
18 Cf. « Moque-toi tant que tu voudras de moi, de ma vie [...] et de mes croyances panthéistes » (lettre à Louise Colet, du 30 août 1846, Corr., Gallimard, NRF, t. 1, p. 320). Voir l’étude de Jean BRUNEAU sur le Conte Oriental de Flaubert, éd. cit., p. 75. Ce panthéisme plutôt instinctif dont les traces sont repérables dans plusieurs textes de jeunesse, a pu être renforcé par la lecture de Spinoza et trouver un appui solide dans les ouvrages contemporains que Flaubert lisait sur les religions orientales en préparant la première version de La Tentation de saint Antoine, avant son départ pour l’Orient. L’œuvre-clef dans ce domaine est la Symbolique de Friedrich Creuzer, publiée en Allemagne entre 1810 et 1812, et dont la version française traduite et augmentée par J.-D. Guigniaut et ses collaborateurs parut à Paris entre 1825 et 1851 (CREUZER, F., - GUIGNIAUT, J.-D., Religions de l'Antiquité considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques, Paris, Treuttel et Würtz, J.-J. Kossbühl et Firmin-Didot frères, 4 tomes en 10 volumes, 1825-1851). Dans la version de Guigniaut, la religion de l’Inde (dont toutes les sectes sont considérées comme panthéistes) occupe une place de premier plan. Sur le remaniement français de Creuzer, voir l’étude de M.-M. Münch, J.-D. Guigniaut et sa traduction de la Symbolique de Creuzer, Rennes, Université de Haute Bretagne, « Interférences », coll. Études et travaux, n° 3, 1981, 118 p.
L’une des plus belles confessions de foi panthéistes de Flaubert se cache dans les notes du voyage en Égypte où, après une description de coucher de soleil, il écrit : « Les montagnes sont indigo foncé (côté de Médinet-Abou) — du bleu par-dessus du gris-noir, avec des appositions longitudinales lie-de-vin, dans les fentes des vallons — les palmiers sont noirs comme de l’encre — le ciel <est> rouge — le Nil a l’air d’un lac d’acier en fusion. [...] C’est alors que, jouissant de ces choses, au moment où je regardais trois plis de vagues qui se courbaient derrière nous sous le vent [que] j’ai senti [venir] monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle, et j’ai [gratifié] remercié Dieu dans mon cœur de m’avoir fait apte à jouir de cette manière — [tant] je me sentais fortuné par la pensée quoiqu’il me semblât pourtant ne penser à rien — c’était une volupté intime de tout mon être » (Voyage en Égypte, éd. cit., pp. 273-274).
19 L’un des passages révélateurs de ce désir se trouve dans une lettre adressée à Louise Colet, lors de la rédaction de Madame Bovary : « N'importe, bien ou mal, c'est une délicieuse chose que d'écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d'automne, sous des feuilles jaunes, et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s'entre-fermer leurs paupières noyées d'amour. » (Lettre du 23 décembre 1853, Corr., Gallimard, NRF, t. 2, pp. 483-484).
20 Voyage en Égypte, p. 241.
21 Op. cit. , p. 216.
22 Lettre à sa mère, Le Caire, le 4 décembre 1849, Corr., t. 1, p. 546.
23 Voyage en Égypte, éd. cit., p. 408.
24 Cf. « les nuages partent d’une crête principale comme les mèches d’une crinière (de cheval) lumineuse » (Voyage en Égypte, éd. cit., p. 315).
25 Ainsi au pied de la montagne de Médinet-Abou : « la montagne toute proche par-derrière domine ces grands édifices encore debout — architecture et paysage semblent avoir été faits par le même ouvrier » (Voyage en Égypte, éd. cit., p. 379).
26 Cf.« promenade au coucher du soleil dans les bois de palmiers, leur ombre s’étend sur l’herbe verte comme les colonnes devaient faire autrefois sur les grandes dalles disparues — le palmier, arbre architectural — tout en Égypte semble fait pour l’architecture : plans des terrains, végétations, anatomies humaines, lignes de l’horizon » (op. cit., p. 219). On retrouve la même fusion de la nature et de l’architecture dans les descriptions de Salammbô. Ainsi, dans les jardins d’Hamilcar, « l’avenue des cyprès faisait d’un bout à l’autre comme une double colonnade d’obélisques verts » (Paris, Club de l’Honnête Homme, 1971, p. 43) et il y avait « des troncs d’arbres barbouillés de cinabre qui ressemblaient à des colonnes sanglantes » (p. 49). Sur la longue route qui mène à Sicca, se dressent d’énormes rochers, pareils « à la proue d’un vaisseau ou au piédestal de quelque colosse disparu » (p. 61). À Carthage, les enceintes des vieux quartiers « se levaient çà et là comme de grands écueils, ou allongeaient des pans énormes, à demi couverts de fleurs [...], et des rues passaient dans leurs ouvertures béantes, comme des fleuves sous des ponts » (p. 81). Les Mercenaires qui s’approchent de la ville, aperçoivent subitement une « ligne de murailles posée sur des roches blanches et se confondant avec elles » (p. 62).
27 Cf. Lettre à Louise Colet, 2 juillet 1853, Corr., éd. cit., t. 2, p. 373.
28 Lettre à Louise Colet, 7 septembre 1853, Corr., éd. cit., t. 2, p. 428. Cf. « Je voudrais de grandes histoires à pic, et peintes du haut en bas. » (à L. Colet, 26 août 1853, Corr., éd. cit., t. 2, p. 416).
29 Sur « Flaubert et les pyramides », voir l’article de Sarga MOUSSA, in Poétique, n° 107, septembre 1996, pp. 271-284.
30 Voyage en Égypte, p. 258.
31 Op. cit., pp. 407-408.
32 Voyage en Égypte, éd. cit., p. 217. Inversement, le paysage peut revêtir un aspect surnaturel et se transformer en œuvre d’art : « palmiers doums : cet arbre fait penser à un arbre peint — [...] au coucher du soleil la verdure devient archi-verte (on entre dans une autre nature — le caractère agricole de l’Égypte disparaît) » (Voyage en Égypte, éd. cit., pp. 269-270). Cf. “Comme Nature, ce que j’ai encore vu de mieux, ce sont les environs de Thèbes. À partir de Keneh l’Égypte perd son allure agricole et pacifique, les montagnes deviennent plus hautes, et les arbres plus grands. [...] tout était immobile ; ça avait l’air d’un paysage peint, d’un immense décor de théâtre fait exprès pour nous.” (Lettre à Louis Bouilhet, 13 mars 1850, à bord de notre cange, à 12 lieues au-delà de Syène, Corr., éd. cit., tome 1, p. 608).
33 Cf. lettre à Louise Colet, le 11 janvier 1847, Corr., éd. cit., t. 1, p. 425.
34 « Les chefs-d’œuvre sont bêtes. — Ils ont la mine tranquille comme les productions mêmes de la nature, comme les grands animaux et les montagnes. » (Lettre à Louise Colet, 27 juin 1852, Corr., éd. cit., t. 2, p. 119).
35 Cf. « ce qui me semble [...] le plus haut dans l’Art (et le plus difficile), ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, [...] mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d’aspect et incompréhensibles. » (Lettre à Louise Colet, 26 août 1853, Corr., éd. cit., t. 2, p. 417.)
36 Cf. « Je suis dans un état déplorable [...] Je n'ai point “la Grâce”, comme disent les dévots, je ne “bande” pas, comme disent les cochons. L'Éducation sentimentale en reste là. Les faits me manquent. Je n'y vois point de scènes principales. — Ça ne fait pas la pyramide. Bref, ça me dégoûte. » (Lettre à Jules Duplan, 15 avril 1863, Corr., éd. cit., tome 3, p. 319).
37 Cf. « Rechercher en architecture le sens symbolique de la forme pyramidale plus spécialement appliquée partout aux tombeaux. » Fragment du Carnet 1 (1846-1848 ?), f° 97 v°, Carnets de travail de Gustave Flaubert, édition établie par P.-M. de Biasi, Paris, Balland, 1988, p. 150.
38 Cf. Eugenio DONATO, « “A mere labyrinth of letters” : Flaubert and the Quest for Fiction — A Montage », The Script of Decadence, Essays on the Fictions of Flaubert and the Poetics of Romanticism, New York, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 19.
39 Lettre du 27 mars 1875, Corr., Gallimard, t. 4, p. 917.