Des dossiers préparatoires rassemblés par Zola pour ses romans à partir des Rougon‑Macquart, on retient, habituellement, l’ensemble réflexif de mise en place de l’intrigue et des personnages, et les notes prises par le romancier sur des ouvrages techniques, à la suite de conversations avec des spécialistes du milieu dans lequel il place son œuvre ou au cours de ses enquêtes sur le terrain. On n’a pas, jusqu’ici, systématiquement prêté attention aux articles  qu’il a découpés dans des journaux divers, parfois longtemps avant de se mettre à l’écriture d’un roman qu’il met en attente et qui sont ainsi le point de départ visible de la constitution de certains dossiers. Je me propose de voir comment Zola utilise ces coupures dans son travail de genèse.
Tous les dossiers n’en comportent pas, et leur nombre varie selon les œuvres : on en compte treize dans celui de Germinal, dix dans celui de La Bête Humaine, six dans celui de La Terre, un ou deux ailleurs, parfois aucun. Première question donc : peut‑on expliquer leur présence ou leur absence  ?
On n’en trouve pas dans les dossiers des romans que je qualifierai d’« intimes », à fort contenu autobiographique, que Zola n’avait pas forcément prévus dans ses deux listes de 1868 et de 1872, comme La Faute de l’abbé Mouret, Une page d’amour, La Joie de vivre, Le Rêve, ou dans les dossiers portant sur des milieux que l’écrivain connaît bien, comme celui de L’Œuvre, ou encore dans les dossiers de romans qu’il a préparés par des articles, comme Le Ventre de Paris ou Pot‑Bouille1. On les trouve, en revanche, dans les dossiers de romans dont il connaît mal le milieu et / ou à contenu social et politique, dans lesquels les descriptions techniques (milieu, métiers,…) sont multiples : Zola retient ces articles  parce qu’ils posent un ou des problèmes qu’il souhaite aborder. Ils ont des contenus très variés. On peut distinguer : l’article documentaire ; le récit de fait divers ; la chronique mondaine ; les « mille niaiseries du Paris élégant » (Zola) ; le compte rendu politique.
L’écrivain les utilise, nous allons le voir, à des fins très diverses et de manières très différentes. Ils peuvent lui servir de tremplins pour sa création en lui fournissant, comme ses autres sources documentaires, scènes, personnages, petits faits vrais, mots, etc. Il peut aussi les intégrer tels quels dans son texte, en utilisant la technique du collage. Cette utilisation permet de poser ainsi certaines des questions soulevées par le réalisme – quel type d’informations choisir et comment les insérer – et de comprendre les buts que Zola poursuivait, car, du collage, il tire des effets d’ironie féroce.

Des tremplins pour l’invention

Les articles documentaires sont les plus nombreux. Je me contenterai de deux exemples : les dossiers de Germinal et d’Au Bonheur des dames.
Le dossier de Germinal comporte treize articles, dont le sujet est la grève qui venait d’éclater dans le bassin houiller d’Anzin le 21 février 1884, au moment où Zola,  qui pensait à son roman, se rendit sur les lieux du 23 février au 3 mars. Ils ont été publiés entre le 24 février et le 8 avril ; ils sont donc, pour la plupart, contemporains de son voyage ou juste postérieurs ; un seul est antérieur : il date du 8 février, a été découpé dans Le Cri du Peuple et annonce les événements à venir. Zola retient donc des articles rendant compte d’un événement se déroulant dans un lieu auquel il n’avait pas songé (il pensait d’abord situer son œuvre dans le bassin houiller du Creusot), dont il fut témoin et dont il s’est amplement servi. Soulignons également que les articles retenus ont été publiés dans sept quotidiens d’opinion politique couvrant tout l’éventail idéologique : du Cri du Peuple, socialiste, au Temps et au Figaro, conservateurs, en passant par Le Voltaire, L’Écho du Nord, Le Gaulois, L’Événement, ce qui permet à Zola, nous le verrons, de réfléchir sur la manière dont une certaine presse présente les informations et, par suite, de mettre en cause l’attitude des classes au pouvoir, ce qui est son but avec Germinal.

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Comment, en effet, les a‑t‑il utilisés ? Essentiellement, à des fins documentaires. Il reprend aux événements réels tels qu’ils sont relatés le motif de sa grève  : la question du boisage, désormais imposé à ceux qui abattent le charbon, question dont l’article du Cri du Peuple du 8 février annonçait qu’elle allait provoquer des troubles à Anzin. Il leur emprunte un certain nombre de faits concernant son déroulement  : calme du début, incidents provoqués par la faim, Marseillaise, alors chant révolutionnaire, entonnée par les mineurs, attitude des grévistes à l’égard des « jaunes », heurts avec la troupe, arrestations,…. Il s’inspire des deux leaders dont parlaient abondamment les journaux, Basly, ancien mineur, cabaretier, secrétaire syndical et Faviau, lui aussi ancien mineur, représentant de deux quotidiens du Nord, pour créer ses personnages de Rasseneur et de Pluchart. C’est Basly qui a été à l’origine de la souscription et des dons en faveur des grévistes, idée dont il se sert.
Mais Zola utilise aussi un article paru dans Le Figaro du 26 février 1884, « Le Mineur d’Anzin », qui paraît être un article documentaire, pour montrer, avec une ironie féroce, pourquoi il faut se méfier de ce que les reporters, qui affirment être allés sur les lieux, disent.  Le journaliste Georges Grison, qui a visité les mines, veut rétablir ce qu’il estime être la vérité sur la condition véritable des mineurs, sur  tous les avantages dont ils jouissent, logement, charbon…

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Zola utilise cet article lorsque au chapitre III de la seconde partie, Mme Hennebeau fait visiter le coron à des visiteurs venus de Paris, un monsieur décoré et une dame en manteau de fourrure, qui se moquent de ce qu’ils voient, s’ennuient et n’ont qu’une envie, partir. Il met alors les idées développées par Georges Grison, voire certains mots ou expressions, dans la bouche de la femme du directeur du Voreux.  En soulignant le décalage entre le réel et ce qu’elle dit, et, aussi, entre ses mots et ses gestes, il dénonce avec force son attitude, qui est celle de sa classe  : elle fait visiter le coron comme elle ferait visiter un zoo ou, comme le dit le texte, « une baraque de phénomènes », souriant « avec un effort d’amabilité, sans laisser trop paraître la crainte de tacher sa toilette de soie bronze, drapée d’une mante de velours noir ». Les phrases convenues, tout aussi fausses, que se croient obligés de prononcer d’un ton ravi les deux invités et qui reprennent elles aussi l’enthousiasme du journaliste du Figaro, participent de la même volonté de dénoncer la classe au pouvoir, son incompréhension de la misère et du monde du travail, son insouciance :2

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Si Zola ne reprend pas exactement les termes de Georges Grison, il en reprend l’esprit :

« Le mineur d’Anzin, lui, vit dans d’incroyables conditions économiques. »

Il peut donc renvoyer à de tels articles ceux qui l’accuseraient de noircir le réel à des fins partisanes et affirmer avoir écrit une œuvre de vérité et de mise en garde3 .

Dans le dossier d’Au Bonheur des dames, Zola a conservé trois textes, dont les titres explicitent le contenu : « Les Grands bazars », Le Figaro, 23 mars 1881, par Ignotus, pseudonyme d’Albert Wolff ; « Le Calicot », Gil Blas, 23 novembre 1881, par Jean Richepin ; « Les Demoiselles de magasin », Gil Blas, 16 janvier 1882, par Colombine.
Zola découpe ces textes, alors qu’il est encore occupé à la rédaction de Pot‑Bouille, qu’il n’achève qu’à la mi‑février 1882. Il se met peu après au Bonheur des dames, dont il commence la rédaction le 28 mai suivant. Ces trois articles constituent donc l’embryon du dossier préparatoire du futur roman, celui d’Ignotus essentiellement, qui attire l’attention des lecteurs (et de Zola) « sur un des plus grands phénomènes économiques du temps présent  : les grands bazars », dont la création « a fait naître dans l’ordre moral comme dans l’ordre pathologique de nouvelles passions qui ne se trouvent pas dans La Comédie humaine de Balzac ». La publication de ces articles fait suite à l’incendie qui, le 10 mars 1881 au matin, on se le rappelle, détruisit Le Printemps. Or, dans ses combles, couchaient, enfermées à clef, cent cinquante jeunes vendeuses et un peu moins d’une centaine d’hommes. La presse donna un vaste écho à ce sinistre qui aurait pu tourner à la catastrophe et qui fit vingt‑cinq millions de dégâts (près de 120 millions d’euros). Zola, toutefois, ne découpa aucun des nombreux articles racontant ce fait divers, dont il se servit, pourtant, dans son roman  : au début du dernier chapitre, le magasin des Quatre Saisons que Bouthemont, l’ancien associé de Mouret a ouvert contre le Bonheur, brûle. Il reprend ce qui s’est réellement passé, y compris le sauvetage des vendeuses, mais brièvement : il se borne à créer pour les lecteurs de l’époque un effet de réel, en faisant appel à leurs souvenirs ; par ailleurs, le fait divers lui permet de confirmer sa description de la condition des employées de magasin. Car ce qui l’intéresse, ici comme dans les autres Rougon‑Macquart, ce n’est pas l’anecdotique, mais les problèmes posés par la mise en place d’une société nouvelle, soit, dans Au Bonheur des dames, le développement des grands magasins et ce, depuis sa première liste d’œuvres à faire, dans laquelle il a prévu un roman sur le grand commerce. Le fait divers fait resurgir ce projet ancien, à un moment où l’écrivain avait besoin, à cause de la grave crise morale et physiologique qu’il traversait et de la vogue du pessimisme à la Schopenhauer, d’écrire une œuvre positive, optimiste, mettant en scène des personnages qui créent et réussissent dans la vie, comme Octave Mouret.

Aussi, des trois articles conservés, qu’il relit attentivement et résume de manière détaillée, quand il travaille au roman4, il retient les divers problèmes soulevés par le développement des Grands Magasins, en particulier l’envie, le vol (ce qu’on appelait « la névrose des Grands bazars ») ; des types de personnages (calicot, demoiselles de magasin, acheteuses, le type de Mme de Boves…) ; la question de la lutte entre petit et grand commerce ; la décoration intérieure de ces maisons. Ces notes, il faut le souligner, il les transforme immédiatement en fiction. Quelques exemples :

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Zola intègre l’ensemble de ces cinq feuillets dans ses propres réflexions de mise en place des plans des chapitres, rayant d’un trait oblique les divers paragraphes, dès qu’il les a utilisés. On a là un trait caractéristique de sa création : l’invention de scènes ou de personnages et l’utilisation de petits fait vrais se font très souvent en même temps que la prise de notes, qui sert ainsi de tremplin à l’imagination créatrice.

Si l’immersion dans le milieu, l’enquête sur le terrain paraissent être les procédés les plus satisfaisants pour atteindre au plus près le réel, l’utilisation du fait divers semble aussi efficace. Celui‑ci, en effet, peut apparaître comme une plongée dans le réel brut, même si, pour être réel, il n’en est pas moins extraordinaire, comme l’a montré Philippe Hamon [voir 1997 d]. Or, le fait divers envahit le journal, ce que regrette Zola dans un article sur la presse publié en août 1877 dans Le Messager de l’Europe : « Le journal cesse d’être l’organe d’une certaine opinion pour raconter, avant tout, les faits divers et les détails de la vie quotidienne. » Pourtant, il va tirer parti, pour ses romans, de ces deux types d’articles.
Les coupures relatant des faits divers se trouvent dans les dossiers de L’Assommoir et de La Bête humaine. Zola retient deux types de faits divers : ceux qui soulèvent émotion et horreur ; ceux qui permettent de poser la question sociale. Mais la distinction est parfois très arbitraire !

Les récits d’accidents en chemin de fer relèvent de la première catégorie, celle des faits divers mélodramatiques. Tout roman sur les chemins de fer comporte, à l’époque, deux récits obligés, celui d’un accident et celui d’un meurtre, deux types d’événements qui hantent l’imaginaire de l’époque, comme le montre l’article « Chemin de fer » du Grand Dictionnaire Universel du XIXe Siècle de Pierre Larousse et ses deux rubriques : « Accidents en chemin de fer » ; « Meurtres en chemin de fer ». Zola conserve dans les notes préparatoires de La Bête humaine dix articles concernant trois accidents, un à Charenton, de septembre 1881, qui ouvre ainsi le dossier des années avant la composition du roman, un entre Monte‑Carlo et Menton de février 1886 et un en Belgique de février 1889, contemporain de la mise en place de l’œuvre, ainsi qu’un article sur les risques que peut faire courir aux voyageurs la folie du machiniste. Il n’a découpé aucun article sur les crimes en chemin de fer : il se sert, pour le meurtre de Grandmorin, des relations du Dictionnaire de Pierre Larousse.
Que garde‑t‑il des articles retenus, qui sont déjà des récits, montrant morts et blessés, dévouements, peurs et folie, jouant de l’émotion et de l’horreur du lecteur, de sorte que la frontière est difficile à cerner entre fait divers et littérature  ? Des anecdotes, des attitudes, des mots, des personnages et surtout un type d’écriture proche du sien, « à coups de poing ». Le fait divers est déjà mélodrame, il vise les gros effets. Zola dramatise encore plus son récit d’accident, ne serait‑ce qu’en personnifiant la locomotive, la Lison. Il faut souligner aussi que tous ces articles mettent en lumière le rôle de l’aiguilleur, rôle que Zola retient expressément dans les notes qu’il prend et dont il se sert à travers le personnage, à valeur symbolique, d’Ozil.
Comme il le fait pour les articles conservés dans le dossier d’Au Bonheur des dames, il résume avec précision le texte d’Ignotus, « En wagon », où il trouve, outre des thèmes, des personnages et le rôle de l’aiguilleur, la scène où chauffeur et  mécanicien luttent, tombent de la machine, meurent, tandis que le train, fou, continue sa course5.

Qu’en est‑il des faits divers « posant la question sociale » ? Dans son article sur la presse, Zola s’indigne de ce qu’on puisse lire dans les journaux « toutes les infamies des tribunaux », « les férocités de l’existence », « les détails des crimes et des procès qui mettent cyniquement à nu l’ordure de l’homme ». Mais, en même temps, il va lire, comme le font par exemple les Goncourt, La Gazette des Tribunaux, en particulier pour La Bête Humaine : « Je trouverai cela dans des livres, dans la Gazette des T. », note‑t‑il au f°352 de son dossier. Pourquoi cet intérêt ? Parce que « dans un fait divers, le premier venu peut poser la question sociale ». À cette catégorie de faits divers appartient une coupure conservée dans le dossier de L’Assommoir, dont il tire l’histoire de Lalie Bijard et grâce à laquelle il pose avec force le problème de l’alcoolisme ouvrier, thème fondamental du roman : comme sa mère, Lalie meurt sous les coups de son père fou d’alcool.

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L’extrait est bref, mais il est à l’origine de plusieurs scènes particulièrement fortes, mélodramatiques, à valeur symbolique et morale : l’héroïsme de Lalie est une leçon pour Gervaise, et pour le lecteur. Par ailleurs, cette histoire, même si elle est rare, est réelle  :  Zola peut à son tour la raconter sans être accusé de mensonge ou de noircissement du réel, et le faire en utilisant, voire en accentuant les procédés d’écriture du fait divers, qui se présente déjà, sous la plume du journaliste, comme une scène mélodramatique, avec dialogue.
Ce type de fait divers semble suffisamment important à Zola pour qu’il invente, dans ce même roman, une scène au cours de laquelle Lantier lit le journal à haute voix, en choisissant  infanticides et parricides, tandis que les assistants font des commentaires. Les histoires que lit Lantier, inventées par Zola mais qui sont présentées comme des faits divers réels, renvoient en écho à des intrigues secondaires de la fiction posant la question des femmes seules, sans espoir, qui tuent, comme Adèle ou la piqueuse de bottines, le bébé dont elles viennent d’accoucher. Ces histoires sont ainsi rendues vraisemblables, comme l’était, précédemment celle de Lalie Bijard.
Les articles de journaux fournissent ainsi à Zola une vision de l’actualité qu’il privilégie et qui vient compléter les informations qu’il tire d’autres sources et de ses propres enquêtes pour ancrer ses fictions dans le réel et le commenter, pour faire de son œuvre une entreprise de dévoilement et d’explication de la société contemporaine. Ces buts, il peut les rechercher par intégration pure et simple d’un texte à l’intérieur de son propre texte.

La technique du collage

Le dossier de La Curée, roman de la vie mondaine parisienne, contient cinq coupures prises dans les rubriques mondaines du type « Tout Paris », particulièrement développées dans la presse de l’époque qui ne pouvait, sauf exception, aborder questions politiques ou problèmes sociaux. Quatre sont tirées du Figaro, journal mondain, léger, de tendance conservatrice. Elles sont contemporaines de la rédaction du roman. Zola les intègre dans son récit, en se bornant à faire de rares modifications. Pour les textes de ces variations sur une technique, nous renvoyons à l’édition « Bouquins » du roman, qui donne en note les articles conservés par Zola :
La Curée, Les Rougon‑Macquart, Bouquins, t. I, p. 297, chapitre I, promenade au Bois : Zola reprend un article paru le 10 avril 1870, en se bornant à changer les noms des promeneurs, à remplacer la phrase, trop précise : « Émile Augier en fiacre, revenant de chez Jules Janin » par « Enfin, deux académiciens en fiacre », et à ajouter : « la petite Sylvia dans un landau gros bleu ». Une chronique mondaine du Figaro ne pouvait mentionner une fille entretenue, même si celles‑ci jouaient un rôle important, que tout le monde connaissait, dans la société de l’époque ! Cet ajout permet à Zola de poser d’emblée la société bâtarde qu’il veut peindre. Il recopie la chronique du journal presque mot à mot, il n’y a pas, ici, invention à partir de, ou réécriture, ou imitation, comme précédemment  ; il y a collage, insertion d’un type de texte, la chronique mondaine d’une société que Zola ne connaît pas ou connaît mal, dans un autre type, le roman, et celui‑ci, grâce à ce collage, devient à son tour chronique de cette société. Les frontières entre journalisme et littérature, entre les genres sont brouillées. Zola donne une « tranche de vie », ce vers quoi il souhaitait voir tendre le roman.

La Curée, chapitre IV, p. 423‑424, conversation de Saccard avec sa femme au sujet de ses dettes. Zola reprend un article du 25 mai 1870, dans lequel René de Pont‑Jest rapporte le conflit qui opposait la comtesse Rapp, veuve du célèbre banquier Hope, à sa couturière. Il reprend terme à terme la liste des dettes énormes faites par la comtesse en les attribuant à Renée et en les faisant énumérer par Saccard : « Vous savez, ma chère amie que je n’ai pas l’habitude d’éplucher vos dépenses. » Il y a ici collage d’une histoire que les lecteurs connaissent bien, donc, ici encore, un ancrage de la fiction dans le réel, mais à l’intérieur d’une mise en scène romanesque.

La Curée, chapitre I, p. 311‑312, description de la robe portée par Renée à sa réception. Zola crée cette robe  à partir de la description des tenues portées par l’impératrice et d’autres dames à un bal de la cour, mais l’article, partiellement repris, est ici, surtout, un point de départ pour l’imaginaire de l’écrivain qui se donne libre cours : la toilette de Renée, très décolletée, libère son corps, et transforme la jeune femme en une nymphe antique, impudique, folle de sa chair. Zola peut rêver autour du corps féminin, qu’il dénude, contemple, qui le fascine. En même temps, il pose les « deux notes » qu’il veut traiter dans son roman, « la note de l’or », « la note de la chair ».
Ces trois exemples de  collages d’extraits de chroniques mondaines, outre qu’ils insèrent du réel dans un roman particulièrement polémique et fait ainsi de ce réel un élément de sa critique, montrent l’habileté de Zola dans l’utilisation d’une technique et surtout son effort pour éviter d’en faire un automatisme. Il s’agit bien de variations sur un procédé, d’expérimentations.
Son Excellence Eugène Rougon montre une autre utilisation de la technique, à des fins totalement différentes. Le chapitre I de l’œuvre se déroule au Corps législatif. Y interviennent l’orateur qui demande l’« ouverture d’un crédit de quatre cent mille francs, pour les dépenses de la cérémonie et des fêtes du baptême impérial » ; les députés qui « jouent » leur « rôle » d’élus officiels ; le public, dans les tribunes. Le narrateur commente en voix off.
Zola a recopié à la virgule près, dans le Moniteur officiel, qui transcrivait la totalité des séances du Corps législatif, le discours par lequel le vicomte de Clary demanda à ses collègues, le 13 mai 1856, de voter des crédits pour les cérémonies du baptême du prince impérial. Il le reprend mot à mot dans son roman, mais en le mettant en scène. Nous ne pouvons ici que donner le début du passage, nous indiquons en italique les phrases du Moniteur :

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Le romancier est habile à croquer les attitudes de ceux qui sont dans la salle, il note interruptions, gestes et paroles des uns et des autres. Il souligne par des commentaires intercalés dans la reprise du discours réellement prononcé l’emphase de l’orateur, sa rhétorique ronflante, le vide et l’exagéré de ses images, sa flatterie outrancière et celle des autres députés, qui n’ont été élus que par la grâce du prince et qui, tous, prennent des poses convenues, tout au moins au début, car ils trouvent vite le temps long et pensent à leurs propres affaires. Ces commentaires s’appliquent, plus largement, à toute la bande qui soutient le régime, et dont des représentants sont dans les tribunes, et au régime lui‑même qui ne repose que sur du vide, qui ne se maintient que par cette « bande ».
Le récit de cette séance qui ouvre le roman est d’abord une très habile scène d’exposition : y sont présentés, physiquement et psychologiquement en quelques mots, par un ou deux traits qui reviendront en leitmotiv, tous ceux qui vont jouer un rôle dans l’œuvre. Nous est en même temps donné, grâce au collage, un protocole de lecture, la manière de lire ce qui va suivre. À travers l’orateur et son discours, à travers ceux qui l’écoutent et les commentaires insérés, Zola se livre à une violente diatribe contre le régime napoléonien, d’autant plus efficace qu’il reprend mot à mot le texte prononcé au Corps législatif.

Malgré les nombreuses critiques qu’il adresse au journalisme dans ses articles, Zola, toujours à l’affût de son temps, lit, chaque jour, plusieurs journaux. Il n’est pas étonnant qu’il ait découpé et conservé, dans plusieurs dossiers préparatoires de ses romans, de nombreux articles concernant des sujets qu’il se proposait de traiter ou qui lui suggéraient des idées. L’utilisation qu’il en fait permet de réfléchir à la question du réalisme et de l’illusion réaliste. Le journal, en effet, lui offrait des reportages et, par certaines de ses rubriques (chroniques mondaines et faits divers, par exemple) des plongées dans le réel, informations dont il tire parti, en les confrontant, parfois, à sa propre expérience et aux notes qu’il a prises sur le terrain (ainsi pour Germinal). La documentation contenue dans les articles lui permet de rendre sa fiction vraisemblable en l’ancrant dans le réel, par la reprise d’événements, de petits faits vrais, de personnages, de mots, connus souvent de ses lecteurs, qui sont, aussi, des lecteurs de la presse. De plus, Zola reprend à certains articles des procédés, un type d’écriture qui correspondent à sa conception du roman et au but pédagogique et aussi polémique qu’il poursuit.
La technique du collage participe de cette recherche, mais elle va plus loin. En insérant un extrait de journal dans son roman, ou en faisant prendre en charge tel contenu par un personnage fictif, il brouille les frontières qui séparent les genres, comme le fait le récit de fait divers dont on ne sait s’il est de la littérature ou s’il se situe à ses marges. Est‑on dans un « roman »  ? ou dans une « tranche de vie » ? Cette technique lui permet, en outre, par l’entrelacement du texte réel et de commentaires, par la fictionnalisation de ce texte  pris en charge par un personnage, de critiquer avec une ironie féroce le régime impérial et la société contemporaine, d’en dévoiler les dessous. En un mot, l’utilisation très diverse que Zola fait de coupures de journaux montre, s’il en était encore besoin, que sa création est, d’abord, un champ d’expérimentations.

1  Il n’en existe pas, non plus, dans les dossiers de La Conquête de Plassans et de Nana. Au total, on en trouve dans onze dossiers sur vingt.

2  On trouvera le texte de l’article du Figaro dans l’édition du roman dans les « Classiques Garnier », p. 559‑560, et on pourra le comparer avec le passage du roman, p. 124‑125, ou dans l’édition des Rougon‑Macquart, t. IV, chez « Bouquins », p. 107‑108 et 1318‑1322.

3  Voir sa lettre de décembre 1885 à un directeur de journal : « Ce que j’ai voulu, c’est crier aux heureux de ce monde, à ceux qui sont les maîtres : “Prenez garde, regardez sous terre, voyez ces misérables qui travaillent et qui souffrent. Il est peut‑être temps encore d’éviter les catastrophes finales.” »

4  Voir BNF., NAF 10278, f°s 356‑358 : résumé de l’article d’Ignotus ; f°359, résumé de l’article de Richepin ; f° 360, résumé de l’article de Colombine.

5  BNF, NAF 10274, f°s 674‑675.