Introduction

Lire pour (mieux) écrire. L’assertion est bien connue et mérite, dans le cadre de cet article, d’être reformulée de la manière suivante : Lire pour comprendre comment les auteurs savent écrire. Qu’est-ce que nous apprend la fréquentation d’oeuvres singulières, littéraires ? La littérature aurait-elle à nous enseigner des savoir-faire, des pratiques scripturales le plus souvent cachées ? Ce qui, à terme, permettrait d’interroger les applications possibles entre la littérature et la production écrite dans son ensemble. 

La critique génétique, dont l’objet d’étude est principalement le manuscrit littéraire dans sa singularité, propose à qui veut bien prendre le temps de regarder, depuis déjà plus de trente ans, d’ouvrir les pages du laboratoire des écrivains ; par là-même, elle se propose d’approcher son objet en proposant un renouveau terminologique dont la clef de voûte pourrait très bien être la notion d’avant-texte1.

Nous verrons, dans un premier temps, comment la notion de projet scriptural, parce que constitutive de celle de l’avant-texte, reste déterminante à qui veut s’interroger sur l’écriture, pour, ensuite, considérer comment cette notion permet de placer au centre des préoccupations de la production écrite l’idée qu’écrire, c’est toujours, d’une manière ou d’une autre, procéder à des substitutions.

1. Le projet scriptural2

Ferrer (94) approche le processus génétique en terme de mouvements : à un premier mouvement allant du haut vers le bas correspond un deuxième mouvement qui, lui, va du bas vers le haut ; le second, plus surprenant que le premier, est appelé rétrograde et présente l’intérêt de pouvoir mettre en évidence deux particularités.

Dans un premier temps, il s’agit de pouvoir interroger la dichotomie3 proposée par l’ITEM4 à savoir la structuration rédactionnelle5 vs la programmation scénarique sous un double rapport d’inclusion. Ainsi, la structuration rédactionnelle peut être interprétée comme un cas particulier de la programmation scénarique, toute œuvre impliquant (nécessairement) un projet. Mais, l’inverse est tout aussi vrai : la programmation scénarique peut aussi être un cas particulier de la structuration rédactionnelle, si on considère que l’intention6 ne peut que se construire qu’au fur et à mesure que l’œuvre se construit elle-même. Et c’est précisément dans cette dernière affirmation que prend corps toute la position génétique : c’est bien dans le rapport au redéploiement temporel, mouvement rétroactif par excellence, qu’il faut principalement chercher à re-interpréter l’indice7 ou la trace laissée par son auteur, ou par son scripteur.

Dans un second temps, la notion de projet scriptural amène tout naturellement à s’interroger sur la vision téléologique de l’œuvre, c’est-à-dire sur l’idée qu’une œuvre est constituée (uniquement) dans un rapport de finalité avec elle-même. Ce qui fera dire à Grésillon, mettant en doute la linéarité de l’œuvre littéraire, que :

Les diverses étapes de retours sur du déjà écrit ne s’inscrivent pas sur une ligne droite qui conduirait sans faille vers l’idéal du texte définitif. La vision téléologique d’une avancée de l’écriture vers l’achèvement, c’est-à-dire vers la perfection, est contredite par les manuscrits eux-mêmes. (90 : 32)

Mais la saisie rétroactive de ces traces, de ces indices, est sujette à interprétation : Ce qui autorise une approche différenciée de la production écrite en terme d’opérations d’écriture.

2. La substitution

D’une manière générale, la production textuelle est marquée du saut indélébile de sa substituabilité, notion qui marque « la propriété qu’une partie détachable d’un énoncé (mot, syntagme) a de pouvoir être remplacée par un autre dans un autre énoncé, sans que ce dernier perde son caractère d’énoncé grammatical » (Dictionnaire de linguistique, Jean Dubois et alii, 72). La substitution, opération générique8, représente alors l’idée qu’un texte est une suite de substitutions en devenir, l’avant-texte, dans un travail de production écrite, désignant alors l’enchaînement des opérations d’écriture situées en aval du texte présenté comme achevé.

Il s’agit alors de considérer comment le projet scriptural, dans sa dimension rétroactive, se transforme au fur et à mesure de ses traces énonciatives laissées par son scripteur; Todorov9 (70 :34), dans une démarche très Freudienne et, somme toute, très génétique, montre que « pour décrire correctement un procès d’énonciation, il ne suffit pas de noter les circonstances présentes de l’acte de parole ; il faut reconstituer l’histoire de l’énonciation. » Cette prise en compte donc de phénomènes absents du texte final reste déterminante, puisqu’il s’agit bien, à partir des traces laissées, de reprendre, sous la dictée de l’auteur, dans un geste rétroactif, le cheminement des substitutions qui mèneront au texte proposé comme final ; d’où l’affirmation de Ferrer (00 :13) que « l’énonciation présente n’est pas totalement compréhensible à qui n’a pas connaissance de l’énonciation passée (…), mais l’énonciation passée ne peut être recouvrée que par l’intermédiaire de l’énonciation présente » représentée par l’état final d’un texte. Il y existe donc un dialogue auquel aucun texte ne peut échapper : celui de texte situé en amont avec ceux situés en aval : en fait du dialogue de l’auteur avec lui-même.

Sous l’appellation générique d’effets de non-coïncidence du dire, Authiers-Revuz (95) amènera à s’interroger sur ces effets situés en deçà des effets de dialogisme avec autrui, sur ces effets de dialogisme orientés vers soi-même, construits sur le jeu de signifiants substituables (polysémies, homonymies, synonymies, paronymies…) où un signifiant ne vaut qu’en tant qu’un autre n’est pas venu prendre sa place. Il s’agit alors de considérer le moi, le moi en devenir : le texte, visuellement redéployé, devient alors ce miroir dans lequel ne cesse de se réfléchir l’instant, l’imminence du moi hétérogène dont « les actes de langage sont toujours des actes partiellement manqués » (Ferrer 00 : 21).

A chaque intervention sur le texte, celui-ci n’est plus le même, sans être nécessairement différent ; ainsi que le fait remarquer Ferrer (00 :14) « un état génétique a beau être formellement identique (…) à un état antérieur (par exemple si un ajout a ensuite fait l’objet d’une suppression), il en est subtilement différent car il fait d’une certaine manière allusion aux états qui l’ont précédé ». Cet effet est nommé mémoire de contexte : « le terme nouveau vient s’insérer dans un contexte qui garde l’empreinte du terme supprimé » (Ferrer 94 : 102). A preuve les deux cas10 notoires de substitution cités par Ferrer, où quoiqu’il arrive, l’élément substitué ne s’efface jamais totalement devant l’élément substituant, où le dialogue interne ne cesse jamais d’exister.

Conclusion

A la double question initiale, faussement fallacieuse, interrogeant la fréquentation des œuvres littéraires, il est possible de répondre que, d’une part la critique génétique d’œuvres littéraires a permis de mettre en évidence les caractéristiques d’œuvres singulières, mais a aussi amorcé une tentative de mettre en place une équipe transversale11 autorisant les parallèles et les généralités.

Les applications à la didactique sont nombreuses en proposant des directions affectant non seulement la production littéraire mais aussi la production écrite dans son ensemble. L’avant-texte, lieu d’émoi d’un moi, expert ou novice peu importe, ne cesse de se manifester à qui veut bien prendre le temps de l’observer : Que ce texte soit le produit d’un écrivain, d’un enfant ou bien même d’un étranger, cela n’y change rien. Au destinataire identifié qu’est l’enseignant de langue (maternelle, seconde ou étrangère), il revient la tâche de savoir prendre le temps de regarder ce qui précède pour mieux appréhender ce qui suit, de ne pas se contenter par facilité d’effets de surface, de ne pas confondre écriture et écrit.

Sans illusion, mais sans désillusion non plus, il s’agit précisément, pour reprendre les expressions de Ferrer (00 :16) sinon de ne plus être « dupe » du texte, d’être au moins « plus richement, plus efficacement dupe du texte ».

1  Jean Bellemin-Noël (72 : 15) le définit comme suit : « “Avant-texte” : l’ensemble constitué par les brouillons, les manuscrits, les épreuves, les “variantes”, vu sous l’angle de ce qui précède matériellement un ouvrage, quand celui-ci est traité comme un texte, et qui peut faire synthèse avec lui ». Pour cet article, nous suivrons la définition proposée par Biasi : « L’avant-texte ne désigne donc pas la matérialité des manuscrits, mais leur redéploiement critique tel que le généticien peut le reconstituer en suivant la chronologie des opérations de conceptions et de rédaction de l’œuvre » (00:31). Voir aussi la définition proposée par Grésillon (94 :241).

2  Autre terme pour planification.

3  Il n’entre pas dans le cadre de ce travail de définir précisément structuration rédactionnelle et programmation scénarique. Pour une revue de détails, voir Grésillon 94 et Biasi 00.

4  L’ITEM est l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (www.item.ens.fr).

5  Chez Bellemin-Noël 72, la structuration rédactionnelle a le nom d’écriture à processus, et la programmation scénarique celui d’écriture à programme.

6  Pour plus de détails concernant la différence entre la notion de projet et celle d’intention, voir Ferrer 98.

7  Voir la dichotomie symptôme vs empreinte (Ferrer 98 :16).

8  A la suite des travaux de l’analyse distributionnelle de Z. Harris (1951, Structural linguistics, Chicago, Chicago University Press) l’ITEM définira quatre opérations de l’écriture : 1) l’ajout (Ø), 2) la suppression (Ø), 3) le déplacement () et 4) le remplacement () ; pour une revue de détails voir, par exemple, Grésillon 94.

9  Cité par Ferrer (2000 :12).

10  Au premier cas-école (déjà cité par Louis Hay dans son article fondateur « “Le texte n’existe pas” : réflexions sur la critique génétique », Poétique 62, 1985) concernant le poème Liberté d’Eluard où l’élément emprunté, la notion abstraite de la liberté ne peut effacer, celle bien concrête, charnelle serait-on tenter de dire, de la femme aimée, Daniel Ferrer (94 : 105) propose un deuxième exemple : celui de la toque de Clementis : « Dans Le livre du rire et de l’oubli, Milan Kundera raconte une scène historique de 1948 au cours de laquelle le dirigeant tchèque Gottwald haraguait une foule immense sous la neige aux côtés de son collègue Clementis. Clementis, plein de sollicitude lui prêta sa toque de fourrure, ce qui ne l’empêcha pas de tomber en disgrâce quelques mois plus tard. Les services de la propagande s’empressèrent de retoucher les photographies de l’événement et Clementis disparut de la scène. Mais sa toque sur la tête de Gottwald… ».

11  Il existe au sein de l’ITEM une équipe transversale appelée « Manuscrit et linguistique » dont l’objectif est précisément de promouvoir un mécanisme général de l’écriture (experte) en prenant appui sur plusieurs auteurs.