« [ …] mots
en avant de moi
la blancheur de l’inconnu
où je les place
est
amicale. »1

Ces quelques vers d’André Du Bouchet résument avec la concision suggestive d’unhai ku la rencontre du poète et du mot neuf. Le mot inattendu offre au poète moins une embûche où « caler » qu’un territoire lisse et vacant où semer à tous vents des significations toujours nouvelles. Le mot neuf interpelle le poète par le seul charme de ses sonorités, car la défection du sens laisse opportunément reposer la raison. Cette sorte d’extase linguistique en situation d’offrande (extase du poète devant l’épiphanie du signe ; offrande de la langue sous forme de mot mystérieux), Roland Barthes lui restitue, au lieu de la couleur blanche empruntée à la page encore vierge, le frémissement sonore qui est vraiment le sien :

Bruissante, confiée au signifiant par un mouvement inouï, inconnu de nos discours rationnels, la langue ne quitterait pas pour autant un horizon du sens : le sens, indivis, impénétrable, innommable, serait cependant posé au loin comme un mirage, faisant de l’exercice vocal un paysage double, muni d’un “fond” ; mais au lieu que la musique des phonèmes soit le “fond” de notre message (comme il arrive dans notre poésie), le sens serait ici le point de fuite de la jouissance2.

signe de mémoire, mémoire du signe…

Chez Proust aussi, le signe inouï, et par là privilégié, fait bruire son signifiant à l’avant-plan d’un sens qui palpite à l’horizon. Sous l’effet de la rêverie (comme dans les noms bretons et italiens), sous le coup de l’émotion (comme dans la lecture de François le Champi ou la première rencontre de Gilberte), le signifiant se trouve pris dans un réseau d’expérience mentale et phénoménale dont il se veut la gousse providentielle. Aux sécrétions de l’imaginaire, à l’indiscrétion de la mémoire, Proust prépose donc un Signe encore vierge, mais nu, en proie à tous les frissons. Encore pâteux, il ne cristallisera que sous la pression de rêveries successives ou la chaleur cuisante d’une « commotion » inattendue. Signe embryonnaire, réduit à son seul Signifiant, dont le Signifié reste encore à construire et parfois même le Référent à inventer3, le Nom privilégié est d’un abord à la fois hostile et fascinant, soit qu’il appartienne à un registre de langage régional et désuet (Champi4), soit qu’il désigne une famille inconnue (Guermantes, Faffenheim, Saintrailles), ou une personne étrangère (Gilberte) : sa nouveauté même le prive de sens. Comment, en l’absence de tout Signifié, le héros se fabrique-t-il tout de même un signe avec un signifiant célibataire ? N’est-ce pas justement parce que le sens conventionnel vient à manquer, et parce que le référent est mystérieux, que le Signifiant tout neuf se fait récipient disponible, où le héros laissera s’engouffrer et se momifier tantôt le produit de sa rêverie, tantôt celui de ses sens et de ses sentiments ? Quand la langue se met à bruire, elle chante un sens qui ne devrait pas être le sien, poursuit Barthes en substance.

Ausculter posément les étapes qui président à la naissance et à la maturation du signe privilégié permet d’apprécier l’écart de tempsqui sépare en réalité l’appréhension physique, la perception auditive du signifiant neuf, et son « indissoluble union » avec un signifié. Le signifiant inouï se présente d’abord comme pure sonorité, dépourvue de toute représentation. Quelques exemples et leur contour commentatif montreront le signe sous l’aspect d’un Osiris originellement démembré qu’une Isis des sensations s’applique à (re)composer morceau par morceau. La question posée pourra aussi bien se retourner comme un gant : après s’être interrogé sur le statut du signe linguistique dans le champ de la mémoire, on cherchera à préciser la fonction de la mémoire dans le champ évolutif du signe. Momifiés par le temps, certains d’entre ces noms confectionnés par la vacance de l’imaginaire montrent en effet sous les réflecteurs de la mémoire leur capacité d’accumuler de multiples couches de sens.

Dans le lot des sensations qui éveillent la réminiscence proustienne, environ un tiers (une trentaine de motifs sur cent) répond à une sollicitation auditive, donnant ainsi à l’ouïe la primeur des amorces d’épiphanies. Ce sous-ensemble se divise à son tour principalement en deux catégories de productions sonores, selon qu’elles relèvent ou non de la langue. Dans la première, cris d’animaux (chien, pigeon), bruits de machines (ascenseur, conduite d’eau, sirène de navire ou de train), instruments d’appel (cloches, sonnettes, grelot, cornet à bouquin), qualité spéciale du bruit (écho, résonance), font vibrer la circonstance d’une injonction toute contingente à se souvenir. Dans la seconde catégorie, les mots de la langue française que le narrateur expérimente en qualité de signes privilégiés (des noms propres, mais aussi des locutions figées, des expressions idiomatiques, telle prononciation idiolectale), agissent non moins que les autres en priorité par leur versant acoustique, comme une suite de sons d’abord dépourvue de sens5.

Il est vrai que parmi les « magiques Sésame » de la mémoire, comme les appelle Proust, dominent les noms propres, mais leur ensemble ne recouvre pas exactement celui des rêveries bretonnes et italiennes : d’une part, tous les signes soumis à réminiscence ne donnent pas lieu à une rêverie préalable, d’autre part, ceux qui alimentent la rêverie (Parme, Florence, Balbec) ne reviennent pas nécessairement sous forme de souvenir. Il semble donc qu’il faille exclure d’entrée de jeu – en tous cas ici – une relation causale nécessaire et suffisante entre la rêverie et la réminiscence. Certains de ces noms (Venise, Guermantes, Faffenheim) ont déjà attiré l’attention sur une théorie et une pratique du nom chez Proust. Toutefois, les commentaires qui font date subissent exclusivement le charme de la connivence entre le nom propre de lieu et la rêverie (Barthes6, Richard7, Milly8, Quémar9) ou avec l’étymologie (Genette10, Compagnon11). D’autres critiques lisent dans les noms propres des personnages une matrice de génération narrative (Nicole12) ou de représentation rhétorique (Lelong13). Mais personne, à ma connaissance, n’a mis l’accent sur la complicité fréquente non seulement du nom, mais plus généralement du signe (qu’il soit mot, syntagme ou phrase) avec la mémoire involontaire ; sauf, peut-être, ponctuellement, Jean Milly à propos d’une tardive résurrection du nom de «Guermantes» dans Le Temps retrouvé14.

Or les quelques motifs que je viens de citer, qui sont, avec bien d’autres, à la croisée de la mémoire et de la langue, ont le mérite non seulement de montrer en acte la naissance et le fonctionnement du signe proustien, ce qui a déjà éveillé la curiosité de certains, mais aussi – et ceci est plus inédit – d’indiquer une équivalence de nature entre les termes de deux grandes oppositions proustiennes : entre le nom propre et le nom commun (le nom et le mot) d’une part, et de l’autre, entre les deux principaux types de mémoire, volontaire et involontaire. Ou peut-être vaudrait-il mieux considérer le nom propre proustien comme représentant par antonomase de la classe des Signes neufs, inouïs, inconnus, et le mot commun comme type de la classe des signes rôdés-érodés, consacrés de longue date dans leur usage. Cette homologie accorde à la réminiscence et au nom propre inconnu l’aura privilégiée de la mémoire involontaire et de la langue « poétique », tandis qu’elle rejette dans le fossé de l’« universel reportage » (Mallarmé) la mémoire volontaire et le mot familier, selon l’équivalence suivante :

Signe inouï
_________     

Mémoire involontaire
_________________

Signe familier

Mémoire volontaire

La confrontation du signe privilégié et de la réminiscence se fera en trois temps :
Quelles sont les caractéristiques les plus saillantes du signe proustien ?
En quoi ressemblent-elles à celles de la réminiscence ?
Comment se combinent-elles au carré dans une mémoire du signe ?

Considéré sous deux aspects (sa confection synchronique, sa métamorphose diachronique), le signe privilégié dévoile en effet un comportement semblable à celui des réminiscences les plus mûries. Dans les vicissitudes de son histoire singulière, le signe ainsi ausculté sédimente une structure étonnamment complexe. Et Proust, qui la décortique avec l’acuité d’analyse qu’on lui connaît, par là même illustre avec une rare lucidité ce dont nous avons sans doute tous pu faire l’expérience en vivant simplement dans la langue – mais dont, selon Ferdinand de Saussure, personne n’a normalement conscience – ; d’autre part il applique des tendances mentales (ou des « visions ») typiques présentes dans d’autres secteurs de son expérience d’écrivain, telles que la surimpression, la compartimentation, la réversibilité. Or cette vision proustienne du Signe à l’état naissant – dans une mise en scène confiée au héros, bien sûr – repose sur une dimension de la langue qui en rend possible à la fois sa constitution, sa perception et son analyse : celle du Temps.

le Signe proustien privilégié

Si l’on m’accorde cette synthèse toute personnelle et quelque peu cavalière du Signe proustien privilégié, je dirais que trois principes le caractérisent essentiellement, qui rendent compte de sa texture complexe, en un mot-valise : de son « archi-texture » : sa hiérarchie, son hétérogénéité, et sa stratification.

hiérarchie formelle et pertinence synecdochique

Comme je l’ai montré dans « [Mnémosyne et le bruissement de la langue] »15, loin de considérer le signifiant comme un donné compact et solidaire d’éléments sonores, insécable en éléments plus petits dans son alliance avec le signifié, la relation son/sens du signe proustien envisage un découpage du sens qui correspondrait de façon biunivoque avec un découpage des sons. Le phonétisme proustien dissocie le signifiant en ses éléments constitutifs, segmentaux et suprasegmentaux (la syllabe, le phonème, le phème, le graphème, la courbe mélodique…) et doue de sens, séparément, ces unités normalement non grammaticales, comme le montre bien toute la rêverie sur les noms bretons. On se souvient des analyses qu’en ont données successivement Roland Barthes, Claudine Quémar et Gérard Genette : Pont-Aven : “envolée blanche et rose (on) de l’aile d’une coiffe légère (v) qui se reflète en tremblant dans une eau verdie (ven) de canal” »16.

Dans le nom proustien, la plus petite unité formelle (le phonème, le phème) est donc capable d’échapper à sa condition naturelle d’unité non significative et d’acquérir un sens propre : le an de Coutances17 signifie jaunissant, le [i] de Champi, pourpre, le yeux de Bayeux18 … Et la combinaison de ces éléments de sens hétéroclites donne à l’ensemble du signe une allure compartimentée, de mosaïque ou de patchwork, cimentée ou cousue ensemble vaille que vaille par une syntaxe du sens factive et bricolée, comme l’illustre au mieux le nom de Parme : décrivant la demeure où il aimerait vivre s’il habitait à Parme, le héros dit l’imaginer « seulement à l’aider de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes » (; I, p. 381).

hétérogénéité sémantique et contingence métonymique

Mais la provenance de ces lambeaux de sens semble réglée par une loi précise, qui repose à la fois sur la coïncidence et sur la contiguïté. C’est une forte attraction métonymique qui insuffle dans la sphère conceptuelle du signe à la fois la sphère perceptive du contexte et la sphère affective de la circonstance. La capacité d’absorption des sonorités, leur « porosité » sensitive, jouant sur l’absence initiale du signifié conceptuel, laisse s’engouffrer dans la coquille vide du signifiant tout ensemble les phénomènes de l’espace et les sentiments du moment : c’est ainsi que contiguïté et coïncidence nourrissent et construisent, au profit d’un signe d’abord privé de sens, un sens « privé » du signe, personnel, idiolectal. La façon dont l’enfant de Combray apprivoise ce mot rebelle et inconnu, Champi, illustre bien ce phénomène19 : tout rempli des sensations qui caressaient l’enfant pendant que celui-ci savourait la lecture de maman, le signe Champi se sature du martèlement d’une marche au loin, du frémissement du jardin sous le vent, de la douce voix de maman, de la tristesse de la nuit qui vient. Absorption métonymique des sensations et assimilation métaphorique des sentiments comblent ainsi la lacune originaire du matériau sémantique, faisant feu de tout bois, pourvu qu’il soit sous la main.

stratification diachronique

Mais aussi, chaque occurrence privilégiée du signe est susceptible d’y ajouter une nouvelle strate de sens issue de son propre contexte d’apparition. Au fil des récurrences du nom, cette infatigable pression du contexte autour du référent engendre, couche après couche, une sorte de sé(di)mantisme du sens, que la puissance de l’affect vient (dirait Proust) « conserver dans sa gelée ».

En outre, loin d’obéir (toujours) au principe de sélection contextuelle qui fait d’ordinaire fonctionner sans ambiguïté les mots polysémiques de la langue, le signe proustien privilégié est capable d’actualiser simultanément tous ses sémèmes, au même titre que le signe poétique ; cette coexistence troublante et tenace des acceptions diachroniques du signe est justement celle qui rend manifeste la stratification du sémantisme et qui confère au signe toute son épaisseur, sa « géologie ». Le traitement du nom de Guermantes en est sans doute un des meilleurs exemples :

[…] si dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, où ils n’ont plus qu’un usage entièrement pratique, les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la rêverie, nous réfléchissons, nous cherchons, pour revenir sur le passé, à ralentir, à suspendre le mouvement perpétuel où nous sommes entraînés, peu à peu nous revoyons apparaître, juxtaposées, mais entièrement distinctes les unes des autres, les teintes qu’au cours de notre existence nous présenta successivement le nom (G I ; II, p. 312)

la mémoire involontaire

Vu sous cet angle, on s’aperçoit que le Signe inouï laisse apparaître autant d’analogies avec la mémoire involontaire20. Comme lui, en effet :

Stratification : celle-ci étage volontiers ses contenus, dans l’espace (de l’avant-plan à l’arrière-plan, comme ces aubépines qui servent d’écran à Gilberte), mais aussi dans le temps, comme dans ces motifs qui présentent, en surimpression ou en abyme, une réminiscence en abritant une autre : le hoquet du calorifère, par exemple, réactive simultanément deux souvenirs distants, un séjour à Doncières avec Saint-Loup et, plus récente, une visite inattendue d’Albertine. Car le premier retour en mémoire du Doncières hivernal, donnant lieu à une rêverie indolente, coïncide par hasard avec une visite d’Albertine, et cette concomitance fortuite donnera lieu, dans les réminiscences postérieures, à une superposition des deux images, désormais collées ensemble : Doncières/ Albertine.

Hétérogénéité : cédant à la pression métonymique du co-espace, le souvenir involontaire a seul, parmi les différentes modalités de la mémoire, le magnétisme nécessaire pour faire fleurir, comme la madeleine, « tout Combray et ses environs, ville et jardins », dans un Signifié. Comme la «plume électrisée», la réminiscence brasse à la fois les diverses sensations, au demeurant souvent synesthésiques, qui lui parviennent du cadre de l’épiphanie, mais aussi les sentiments qui accompagnent le phénomène : sensations et affects s’amalgament avec le sens, le saturent de goût, de parfums, de lumière, lui impriment un état de cœur qui oscille entre les pôles extrêmes, de l’extase au déchirement, du « plaisir spécial » ou de l’« étrange félicité » au « bouleversement de toute ma personne ».

Hiérarchie : Par définition sensitive (et on verra, avec l’exemple de « Gilberte », que l’ouïe n’est pas la seule en jeu), la réminiscence embraie volontiers sur une sensation dissociée, extrapoléede sa matrice, débridée de son objet, parcellaire, ponctuelle, souvent fugitive, le trait sensitif valant pour l’ensemble de l’impression : reflet du soleil sur un toit, écho de pas dans une galerie, fondant d’un biscuit dans le tilleul, stridence d’une conduite d’eau, empois d’une serviette…

une mémoire du signe

Pour établir la connivence entre Signe inouï et mémoire involontaire, Proust les marie, en une mémoire du Signe, une mémoire dont le Signe, objet sonore décomposable en autant de loges qu’il a de traits phoniques, serait le vaste dépositaire. Les trois exemples qui vont suivre proposent des réminiscences déclenchées par des mots magiques : Chaumont illustrera la sécabilité du signifiant, Gilberte sa porosité sensitive et Guermantes sa stratification dans le temps.

l’articulation hiérarchique du signifiant : Chaumont

Ce qui amorce la réminiscence est une sensation, ou mieux, comme je viens de le rappeler, un aspect particulier de la sensation. De même, quand c’est un signe linguistique qui la déclenche, c’est exclusivement par son aspect sonore, ou mieux par une partie ou une caractéristique ponctuelle de son aspect sonore, que celui-ci agit sur la mémoire. Unité de mesure des mots de la langue, mais aussi de la rêverie des lieux bretons, la syllabe sert également d’aune à la mémoire des noms. Dans ces « rares minutes où [...] nous sentons l’entité originale tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au sein des syllabes mortes aujourd’hui » (G I, 312), François le Champi, le nom de Guermantes, Chaumont, Saintrailles ou syncope prononcé symecope ont conservé toute l’émotion d’un passé exalté ou sulfureux : plus exactement, symecope, dans l’absence inattendue du phème de nasalité, Champi dans tel son (i), les autres dans telle syllabe (-mantes, saint-) ou groupe de syllabes (Chaumont). Le fragment de signifiant agit donc un peu à la manière des vaccins de la dernière vague, grâce auxquels des parties de virus suffisent, en simulant une contagion, à stimuler une immunisation. Phèmes, voyelles, consonnes, syllabes, émancipés d’un signe sécable en tout point de sa chaîne, frappent l’oreille du héros avec la même immédiateté archaïque que telle stridence, tel écho ou tel sifflement :

D’ailleurs, un mot n’avait même pas besoin, comme Chaumont (et même une syllabe commune à deux noms différents suffisaient à ma mémoire − [...] − pour rétablir le contact entre Albertine et mon cœur) de se rapporter à un soupçon pour qu’il le réveillât, pour être le mot de passe, le magique Sésame [...] Mais par quelque chemin que je fusse arrivé à Chaumont, à ce moment j’étais frappé d’un choc si cruel que dès lors je pensais bien plus à me garer contre la douleur qu’à lui demander des souvenirs. (AD ; IV, 118)

Au même titre que tel phème, tel phonème, ou telle syllabe, Chaumont n’agit pas ici comme signe complet, mais comme partie de signifiant, ou mieux comme phénomène sonore brut : la chaîne phonique fouette le sujet avec la même instantanéité que toute autre sensation, bien avant qu’une acception quelconque lui soit donnée ou reconnue par la raison linguistique. J’en veux pour preuve l’insistance que met le narrateur à préciser :

1) qu’une « syllabe commune » à deux mots suffit à galvaniser la mémoire, sans même attendre, ni exiger, que le signe complet soit produit ;
2) que n’être jamais allé à Chaumont, ne pas connaître cet endroit, n’avoir même jamais entendu ce nom, en un mot ignorer totalement et le signe et son référent (le lieu dit Chaumont), signifie pour le narrateur ne disposer ni dans sa mémoire culturelle ni dans son imaginaire, du moindre signifié à allouer au signifiant /Chaumont/ – selon la théorie proustienne du signe qui tend, comme l’a montré G. Genette, à confondre le signifié et le référent21 ;
3) avant-courrier du signe, le phonème en sa fonction d’amorce retrouve momentanément sa nature première de son, de simple onde acoustique ; et cette échappée du signifiant en avant du signifié est figurée par les vitesses comparées de l’éclair et du tonnerre :

Quelques instants aprèsle choc, l’intelligence qui, comme le bruit du tonnerre, ne voyage pas aussi vite, m’en apportait la raison. Chaumont m’avait fait penser aux Buttes-Chaumont où Mme Bontemps m’avait dit qu’Andrée allait souvent avec Albertine, tandis qu’Albertine m’avait dit n’avoir jamais vu les Buttes-Chaumont. (AD ; IV, 123-4)

Aussi bien, ce qui fait des Signes des réceptacles appropriés du souvenir involontaire semble appartenir bien moins à la fonction convenue du mot dans la langue (à sa « consécration », comme dit Saussure) qu’à sa nature de production sonore, c’est-à-dire à son « bruissement » premier. Et il n’est pas sûr que sa plus grande capacité à absorber du sens suffise à lui conférer une supériorité quelconque par rapport aux autres amorces auditives. Le signe linguistique s’inscrit dans le champ de la mémoire à titre de pur phénomène, dans la mouvance des autres perceptions sensitives.

porosité sensitive : « Gilberte »

Dans l’épisode du nom de Gilberte, l’épaisseur sémantique du Signe vient de la diversité des sensations qui s’y engouffrent en même temps, au point que les sens en éveil autour du nom deviennent le sens du nom tel que la mémoire le conservera. Le nom de Gilberte, quand il apparaît22, s’empresse aussi d’absorber les essences du décor qui l’a précédé de peu, dans la genèse comme dans la description. Le contexte narratif (quelqu’un appelle Gilberte dans le parc) donne au signe proféré, avant tout sens et toute identité, d’abord une pure fonction de désignation (ce que Proust indique précisément par « celle qu’il désignait ») : ce nom de personne pose d’abord simplement l’existence et la présence d’un être humain, féminin, de « celle dont il venait de faire une personne et qui, l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine ». Mais si on analyse la conglomération progressive des éléments qui donnent un sens minimum au signifiant surpris, pris en flagrant délit de nudité sémantique, on s’aperçoit que le signe n’adhère pas seulement au visage entrevu qu’il sert à désigner, mais qu’il héberge aussi toute la moisson des sens : le timbre de la voix qui appelle, le goût de l’eau, l’odeur des jasmins, l’irisation de la lumière emprisonnée dans le jet d’eau, la courbe dynamique du même jet, la fraîcheur de l’air.On y déchiffre en somme une « prise » de tous les sens à la fois : l’ouïereçoit comme un cri le signifiant linguistique proprement dit (/ζilbεrt/), le goût estime la saveur de l’eau d’arrosage (« aigre »), l’odorat recueille l’effluve le plus prégnant (« jasmins »), la vue saisit l’irisation du jet d’eau dans le soleil (« irisant »), cependant que le toucher apprécie l’humidité du parc (« frais ») – à moins qu’il ne faille rendre cette perception au « sens météo » ou barométrique si cher à Proust, puisque, aussi bien, c’est à fleur de peau qu’on sent le temps qu’il fait ; enfin, le sens cinétique suit le mouvement invisible du son qui « passe » comme un objet (le talisman ?) qu’on aurait lancé :

La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de jasmins, de pensées et de verveines [...], tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits, dressait, aux points où il était percé, au-dessus des fleurs dont il imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. […] Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman qui me permettrait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui, l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait traversée - et qu’il isolait - du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant sous l’épinier rose, à la hauteur de mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l’inconnu de sa vie où je n’entrerais pas. (; I, 137-138)

Quant à la jouissance poétique de la langue (soulignée en gras dans la citation), qu’évoquait Barthes dans sa notion de « bruissement », elle enrichit à sa manière les suggestions de l’ouïe, enfournissant au profit de la chaîne syntagmatique de la phrase une matrice sonore composée d’une voyelle ouverte /ε/ combinée avec une paire minimale de bilabiales /b-p/ et un groupe consonantique /R + consonne/, puisée de toute évidence dans le nom de Gilberte : ces noyaux phonétiques essaiment avec une nette insistance dans toute la phrase, contribuant sans doute au choix de deux adjectifs, « aigre et frais ».

La poussée métonymique transforme ainsi le contigu, qui, d’objet référentiel, tend inévita­blement à se faire sensation, puis langage, et vient remplir le signifiant. Elle va ici jusqu’à « filmer » la sublimation d’un objet dont le jet (celui du « tuyau d’arrosage »), se métamorphose en simple comparaison (« comme les gouttes de l’arrosoir vert »), puis métaphorise l’accomplissement de la réminiscence elle-même. Lorsqu’aux Champs-Élysées, le cri de Gilberte ranime toute cette scène, c’est au jet d’eau du tuyau/arrosoir qu’est confiée la tâche de figurer le ressouvenir : « il passa ainsi près de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait la courbe de son jet et l’approche de son but ». La « courbe de son jet » (le jet des ondes acoustiques transportant le nom de Gilberte) emprunte probablement sa forme et son dynamisme à « l’éventail vertical et prismatique des gouttelettes multicolores » du tuyau d’arrosage qui serpentait dans la pelouse de Swann. Cet objet contingent du décor, ce punctum23 condensant l’« effet de réel »24 de tout le tableau, symbolise donc aussi la mémoire, dès lors qu’il se métaphorise pour dire obliquement l’acte de réminiscence amorcé par le cri de Gilberte. C’est ainsi que le texte répare le tort fait à l’insignifiant (le tuyau d’arrosage) en le transformant en signifiant d’image, en métaphore :

Adieu, Gilberte, je rentre, n’oublie pas que nous venons ce soir chez toi après dîner. » Ce nom de Gilberte passa près de moi, évoquant d’autant plus l’existence de celle qu’il désignait qu’il ne la nommait pas seulement comme un absent dont on parle, mais l’interpellait : il passa ainsi près de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait la courbe de son jet et l’approche de son but ; – transportant à son bord, je le sentais, la connaissance, les notions qu’avait de celle à qui il était adressé, non pas moi, mais l’amie qui l’appelait, tout ce que, tandis qu’elle le prononçait, elle revoyait ou du moins, possédait en sa mémoire, de leur intimité quotidienne (...) ; – laissant déjà flotter dans l’air l’émanation délicieuse qu’il avait fait se dégager, en les touchant avec précision, de quelques points invisibles de la vie de Melle Swann, du soir qui allait venir, tel qu’il serait, après dîner, chez elle, – formant, passager céleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage d’une couleur précieuse, pareil à celui qui, bombé au-dessus d’un beau jardin de Poussin, reflète minutieusement comme un nuage d’opéra, plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux ; – jetant enfin, sur cette herbe pelée, à l’endroit où elle était, un morceau à la fois de pelouse flétrie et un moment de l’après-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne s’arrêta de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice à plumet bleu l’eut appelée), une petit bande merveilleuse et couleur d’héliotrope impalpable comme un reflet et superposée comme un tapis sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas attardés, nostalgiques et profanateurs, tandis que Françoise me criait... (; I, 387-8).

Conservés dans l’urne close du nom, ces lambeaux de signifiés ont attendu d’être interpellés par une nouvelle profération. Quand sur la pelouse des Champs-Élysées, l’amie crie soudain le nom de Gilberte, la mémoire involontaire restitue globalement toutes ces sensations, tous ces sens du nom, toute cette marbrure, par le biais de deux d’entre elles, la courbe du jet et le parterre de fleurs25. Les héliotropes, vestige d’un précédent état rédactionnel où ils fleurissaient le parc de Swann26, textualisent ici par accident (c’est une correction manquée) l’avènement de la réminiscence. Du coup s’expliquent aussi les adjectifs affectés à la petite bande de jardin : « merveilleuse » (parce que apparition magique, non réelle, non rationnelle27), « impalpable » (parce que mentale), « reflet » (parce que projeté par la mémoire), « superposée » (parce que couvrant de son mirage le parc réel des Champs-Élysées). De même « attardés, nostalgiques » prennent leur sens de la rétrospection qu’engendre la réminiscence, et « profanateurs », du dédain qu’il reste pour le jardin d’aujourd’hui28.

sémantisme stratifié : Guermantes, Doncières

La mémoire travaille la consistance du signe de différentes manières. Le retour du nom de « Gilberte » manifestait la sublimation d’un objet en métaphore. D’autres noms confient à la mémoire d’éclairer leur sédimentation en déployant les couches d’acceptions qu’ils ont accumulées au fil du temps. Roussainville désigne successivement, dans l’esprit du héros, un village avec son bois et son église, puis le goût des confitures, l’odeur du feu de bois, l’odeur du papier d’un livre de Bergotte, la couleur de grès de la maison d’en face, et enfin le désir d’une paysanne. Il en va de même de Faffenheim et de Doncières. Après des années de fermentation, Guermantes désigne tour à tour sept ou huit images : une duchesse, une famille, le mauve d’une cravate, des yeux ensoleillés, un air de Combray, une odeur d’aubépine, le vent de la place, avant que s’y ajoute, avec le temps, toute une série de « teintes successives » (voir TR ; IV, 435)29.

Dans tous ces cas, au moins trois signifiés successifs, superposés ou compartimentés, en surimpression ou en juxtaposition, suffisent à étirer la diachronie des différentes activations du signe, montrant combien c’est dans le temps que le signe se constitue. Le Signifié n°1 à l’heure de sa première appropriation, se forge sur une impression de type linguistico-sensoriel, selon la loi de la contiguïté : les phonèmes du signifiant s’imprègnent des sensations qu’envoie le contexte où le signe est proféré et des sentiments qui l’escortent, il s’établit entre eux une relation de nécessité. un Signifié n°2 figure la sédimentation d’autres expériences routinières, qui tantôt altèrent ou même oblitèrent le premier sens (itération), tantôt s’y juxtaposent dans une compartimentation étanche (singulation) : l’étape de la consécration du signe repose sur une relation modifiable de solidarité. Un Signifié n°3 insiste sur l’enrichissement et la métamorphose progressive du sens du signe dans le temps,grâce au pouvoir conservant de la mémoire : la relation des sons et du (des) sens suppose désormais une présupposition réciproque, condition pour que les premiers puissent servir d’amorce au(x) seconds.

S’être interrogé d’une part sur le statut du signe linguistique dans le champ de la mémoire – avoir analysé ce qui fait des unités linguistiques des réceptacles appropriés du souvenir involontaire – , et d’autre part sur la fonction de la mémoire dans le champ évolutif du signe, a permis de mettre en lumière certaines caractéristiques du signe proustien privilégié. Celui-ci exhibe une « archi-texture » plutôt complexe, à la fois sur le plan synchronique (les articulations du signifiant parallèles aux compartimentations du signifié) et sur le plan diachronique (les stratifications du signifié). Mais surtout, sa connivence avec la mémoire involontaire lui assure une plus grande résistance aux effets délétères de l’oubli et met en évidence sa partie liée avec le temps. À la différence du nom livré à l’imagination (les noms bretons et italiens), le nom livré à la mémoire involontaire ne se ruine pas au contact de la réalité, mais conserve relativement bien son efficacité : pensons au pouvoir toujours émouvant de symecope ou de Doncières, que la répétition ne parvient même pas à user. Si le destin de l’expérience proustienne finit par ôter tout fondement à la rêverie onomastique30, puisque, comme dit G. Genette, « le héros cratylien devient le narrateur hermogéniste »31, il n’en va pas de même du signe de mémoire qui, parce qu’il fait appel à un des sens les plus archaïques de l’homme (l’ouïe), sans passer par la raison, agit indépendamment du vouloir et des dispositions d’esprit du sujet. Sa force lui vient moins de la provenance personnelle de son signifié (provenance à laquelle la rêverie peut tout aussi bien pourvoir seule), qu’à la coïncidence de ce signifié avec un affect inopiné qui, changeant à chaque occurrence, assure au signe une perpétuelle, et stimulante, évolution.

Au fond, le Nom proustien se comporte comme tout ce qui fait signe au héros et devient pour lui objet de connaissance : il se gave des alluvions progressives qu’assure une grande variété d’expériences successives. Chaque moment vient modifier ceux qui l’ont précédé, il y ajoute sa propre couche de fils ; le phénomène de la rétention ne signifie pas la conservation pure et simple de l’image du passé, mais au contraire sa continuelle transformation, comme l’illustre par ailleurs, à propos de tout objet de connaissance, la métaphore proustienne que voici, à laquelle revient le dernier mot :

Une simple relation mondaine, même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n’avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours inimitable des années, pareil à celui qui dans les vieux parcs enveloppe une simple conduite d’eau d’un fourreau d’émeraude (TR ; IV, 551).

1  André Du Bouchet, Laisses (Paris, P.O.L., 1979), n.p., « Luzerne », p. [73].

2  Roland Barthes, Le Bruissement de la langue − Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1987, p. 95.

3  Voir à ce sujet : Geneviève Henrot, « Marcel Proust et le signe ‘Champi’ », Poétique, n° 78, avril 1989, pp. 131-150 ; repris in Délits/Délivrance – thématique de la mémoire proustienne,Padova, CLEUP, 1991.

4  Sont signalés en italique les noms propres amorces de souvenirs involontaires qui font l’objet de la présente analyse, et entre guillemets les citations tirées d’À la recherche du temps perdu, d’après d’édition en 4 volumes dirigée par Jean-Yves Tadié (Gallimard, Pléiade, 1987-1989).

5  Beaucoup de noms propres de lieu (Venise, Doncières, Roussainville et Martinville, ou encore quelque allusion fugitive à Tours, Équemauville et Chaumont), des patronymes (Guermantes, Faffenheim, Saintrailles) et un prénom, Gilberte ; des noms, mais aussi des syntagmes (le titre d’un livre François le Champi, l’expression Directeur du ministère des Postes), des phrases (je soignerai vos rapports ou Tu me mets aux anges) ; ou même un simple bouquet acoustique (Guermantes), ou enfin une prononciation fautive, idiolectale (symecope).

6  Roland Barthes, « Proust et les noms », pp. 150-8 in To Honour Roman Jakobson, La Haye-Paris, Mouton, 1967 ; repris pp. 121-134 in Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux Essais critiques, Paris, Seuil, « Points », 1972.

7  Jean-Pierre Richard, « La motivation imaginaire », Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, 1974, pp. 146-154 : « La motivation imaginaire ».

8  Jean Milly, La Phrase de Proust, Paris, Champion, 1983, pp. 72-97.

9  Claudine QuÉmar, « Rêverie(s) onomastique(s) proustienne(s) à la lumière des avant-textes », Littérature, n° 28, 1977, pp. 77-99 : repris pp. 71-102 in Essais de critique génétique, Paris, Flammarion, 1979.

10  Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, « Poétique », 1969, pp. 223-294 : « Proust et le langage indirect ».

11  Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989, pp. 229-256 : « Brichot : étymologie et allégorie ».

12  Eugène Nicole, « Personnage et rhétorique du nom », Poétique, n° 46, mai 1981, pp. 200-216.

13  Yves Lelong, « Marcel Proust : roture et métaphore », Poétique, n° 46, mai 1981, pp. 217-228.

14  On serait porté à croire, à partir des analyses qui ont été rappelées, et qui se concentrent sur Venise et sur Guermantes, que les motifs de mémoire confiés à un signifiant devraient se condenser de préférence dans les sections que Proust a intitulées « Nom de pays : le nom » et « L’Âge des noms ». Or on remarquera que, des 16 réminiscences qui surgissent par l’intercession d’un signifiant, seules les impressions rêveries de Venise appartiennent à « Noms de pays : le nom », et seule la réminiscence de Guermantes relève strictement de « L’Âge des noms », alors que Saintrailles et Faffenheim le suivent d’un peu plus loin dans Le côté Guermantes. Plutôt, on observe que les deux extrêmes du Temps perdu se partagent les noms de lieu (Combray : Roussainville, Martinville et Le Temps retrouvé : Chaumont, Tours, Équemauville)) tandis que Sodome et Gomorrhe et Albertine disparue travaillent plutôt les expressions et prononciations idiomatiques (symecope, tu me mets aux anges, je soignerai vos rapports). Par ailleurs, la présence dans Le Temps retrouvé d’une réminiscence provoquée par le nom de Guermantes, opère peut-être un dernier « retour » à l’âge des noms, mais cette virevolte n’est pas à surévaluer. Il importe en effet de ne pas oublier que Le Temps retrouvé fut conçu et (sans doute) (provisoirement) rédigé en même temps que Swann et témoigne d’un stade ancien de la pensée linguistique (et symbolique) de Proust. (Gérard Genette, Mimologiques [Paris, Seuil, « Poétique », 1976], p. 328) et Jean Milly, La Phrase de Proust, éd. citée, p. 86).

15  Geneviève Henrot, « Mnémosyne and Rustle of Language », pp. 105-115 in Proust in perspective − Visions and Revisions, Armine Kotin Mortimerand Katherine Kolb (eds.), Actes du Colloque International d’Urbana-Champaign (13-16 avril 2000), Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 2002.

16  Genette, Mimologiques, éd. citée, p. 320.

17  Milly, La Phrase de Proust, éd. citée, p. 86.

18  Barthes, « Proust et les noms » (loc. cit.), p. 130.

19  Voir, pour l’analyse linguistique de ce motif : Henrot, « Marcel Proust et le signe ‘Champi’ » (loc. cit.).

20  Du moins telle que je l’ai moi-même décrite ailleurs : voir principalement Délits/Délivrance (éd. citée), et « La charpente du temps. Poétique de la réminiscence (MP3, pp. 253-281).

21  Que le signifiant précède le signifié le prouve, à un étage supérieur de la démonstration proustienne, la succession de « Nom de pays : le nom » (avec la rêverie sur Venise), et de « Nom de pays : le pays » (avec la réminiscence de Roussainville, Martinville et Faffenheim). La rêverie s’empare d’un signifiant vide et le remplit à sa manière, de matière « maison », cependant qu’à l’autre bout, la réminiscence réactive le sens du mot ainsi fabriqué.

22  Alors qu’une première ébauche de ce passage (Cahier 4, 1908-1909) propose sans médiation la rencontre de la petite fille, dès le Cahier 12 (printemps 1909), le contexte du parc est évoqué en même temps que le choc.

23  Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard/Seuil/Cahiers du cinéma, 1980, p. 49.

24  Barthes, « L’Effet de réel », Communications, 1968 ; repris dans Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 173.

25  Et la phrase de Proust, bien en peine de nous les livrer instantanément comme le fait en réalité le souvenir, est forcée de les aligner ; mais elle assure à chaque fois l’expression de leur parfaite simultanéité par une sorte d’anaphore du syntagme verbal (« passa près de moi ») assortie d’une convergence tantôt de participes et d’adjectifs, tantôt de seuls participes présents, qu’un facteur syntaxique (redoublement de position) et un tiret introducteur semblent bien inscrire dans l’instantané du paradigme.

26  Ce n’est qu’en consultant certain avant-texte (dactylographies 1 et2) que l’on comprend la fonction des héliotropes dans ce passage. En effet, les héliotropes faisaient partie de l’énumération des fleurs du jardin Swann lors de la première rencontre avec Gilberte, et ne furent éliminés qu’au tout dernier stade du texte de l’impression première, mais sont restés dans le texte de la réminiscence.

27  Lecture du mot que conforte un avant-texte où à la place de « merveilleux » apparaissait, par deux fois, « enchantée » (Cahier 27, printemps 1909, f° 13 r°-21 r°), Esquisse LXXXX (I, pp. 966-981).

28  De même les lilas du souvenir sont-ils qualifiés d’« invisibles et persistants », les grains d’iris de « voluptueux », la cage de l’ascenseur de « captive » : autant d’adjectifs qui ne puisent leur sens que dans l’association d’une scène présente à une scène du passé soudain ranimée, et qui textualisent ô combien discrètement l’avènement de la réminiscence (voir à ce propos Geneviève Henrot, « Le Fléau de la balance. Poétique de la réminiscence », Poétique, n° 113, février 1998, pp. 61-82).

29  À vrai dire, la stratification des sens de Guermantes semblait évoquée avec plus d’insistance dans les avant-textes : il y apparaissait notamment un halo de féerie, qui tenait ensemble des impressions diverses, mais qui disparaîtra dans le texte définitif Ainsi par exemple, ce fragment du Cahier 7 (Esquisse I [III, p. 920]) reproduit une exclamation du père à propos de la demeure des Guermantes, qui donne le ton à la rêverie du fils : «C’est un palais, un palais de contes de fées”. De sorte que cela s’était amalgamé pour moi avec les féeries incluses dans le nom de Guermantes, avec Geneviève de Brabant, la tapisserie où avait posé Charles VIII et le vitrail de Charles le Mauvais ». Maintes fois les brouillons développent cette nature du nom noble fait d’« êtres de légende, de lanterne magique, de vitrail et de tapisserie ».

30  Comme l’ont montré, principalement, Genette et Compagnon.

31  Genette, Mimologiques, éd. citée, p. 328.