Dès le début de La Fortune des Rougon, c’est la clôture qui caractérise Plassans : « Comme pour s’isoler davantage et se mieux enfermer chez elle, la ville est entourée d’une ceinture d’anciens remparts (…). Jusqu’en 1853 (…) on fermait ces portes à double tour. La ville, après avoir ainsi poussé les verrous comme une fille peureuse, dormait tranquille. Un gardien (…) avait charge d’ouvrir aux personnes attardées. Mais (…) » il « n’introduisait les gens qu’après avoir éclairé de sa lanterne et examiné attentivement leur visage au travers d’un judas ; pour peu qu’on lui déplût, on couchait dehors. Tout l’esprit de la ville, fait de poltronnerie, d’égoïsme, de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d’une vie cloîtrée, se trouvait dans ces tours de clefs donnés aux portes chaque soir. »

Élevé dans une telle ville, Pierre Rougon n’a qu’un but : s’enfermer lui aussi dans la garantie de ses intérêts. Et c’est la logique de l’étroitesse qui va triompher, non seulement dans le salon jaune où l’on s’entend « dans la haine », mais, à quelques exceptions près, dans l’ensemble des deux premiers cycles écrits par Zola.

La lecture des Rougon-Macquart nous apprend que pour Zola, le plan géographique et la topographie mentale coïncident. La lecture des Évangiles nous le confirme : les esprits, en effet, y sont refaçonnés au même titre que les lieux. Et le romancier amène le lecteur, frappé par cette récurrence, à réfléchir sur la façon dont on aménage son territoire intérieur. L’expérience communément partagée nous enseigne qu’on reproduit sans réfléchir, d’abord ce que l’on entend. C’est l’habitude qui prévaut, donc l’absence d’effort, induite par une lacune de distance critique. On appelle cela l’éducation. Les mots sortent mécaniquement (dans Pot-Bouille, Berthe va même jusqu’à reproduire à l’identique les paroles de sa mère). On ne s’appesantit ni sur la provenance, ni sur le sens de ces mots. On investit donc un logement meublé d’avance, sans se donner la peine de changer le décor. Combien d’êtres parviennent-ils à aménager leur territoire intérieur avec d’autres matériaux que ceux que leur lègue, leur impose le groupe (familial, social, culturel…) dont ils sont issus, ou dans lequel ils vivent ? Combien s’avisent librement d’examiner l’ensemble, de prendre du recul, pour, si besoin est, abattre des cloisons, et enlever les objets de récupération ?

Peut-être devient-on un véritable écrivain quand on remet en cause un tel héritage. Pas pour le renier entièrement, peut-être, mais en commençant par y jeter le soupçon, en se défaisant des automatismes, en exerçant son esprit critique (le romancier, locataire du deuxième étage, dans Pot-Bouille, vit à l’écart). Zola n’a pas écrit de Dictionnaire des idées reçues, mais on pourrait, en lisant ses romans, tirer d’eux aussi une exégèse des lieux communs, composée par les paroles à la fois irréfléchies et obtuses qui se heurtent dans des cervelles étroites.

Écoutons quelques paroles closes – elles sont extraites du Ventre de Paris : Lisa, qui incarne la prétendue bonne conscience, c’est-à-dire la méchanceté donneuse de leçons, écoute le récit de Florent sur le bagne, et s’exclame : « Quand on dit : “Un tel crève de faim”, c’est une façon de parler. On mange toujours, plus ou moins… Il faudrait des misérables tout à fait abandonnés, des gens perdus…» Elle pousse son beau-frère à accepter la place vacante d’inspecteur de la marée : « Vous rentrerez dans votre classe, dans la classe des honnêtes gens, vous vivrez comme tout le monde, enfin. » Florent, pour elle, n’est pas rassurant car il « n’a pas su créer seulement un chez-lui… (…) » : à partir du langage, on est donc obstinément ramené à la question du lieu et de l’enfermement.

Progressons encore dans les tautologies, dans l’écoute de structures langagières qui sécrètent une insupportable odeur de renfermé. La même Lisa : « moi, je ne vis pas avec les curés ; mais je dis qu’il en faut, parce qu’il en faut. »

Elle dit aussi à son mari : « Après tout, il n’y a que nous trois, mon gros, il n’y a que nous trois. »

On lit encore dans La Terre : « Ceux qui ont de la chance ont de la chance. » Et dans Pot-Bouille : « Ce qui nous regarde nous regarde (…). Et ce qui ne nous regarde pas ne nous regarde pas. »

Pot-Bouille porte à son paroxysme le comique de répétition issu de ces paroles-écrans, vides mais d’extérieur solide, rassurant, consensuel, dirait-on aujourd’hui, et qui suffisent, pour assurer la maintenance d’un groupe, à sauver les apparences : « L’éducation dans la famille, mon cher, il n’y a que ça ! » ; « Ah ! mon cher, on a beau dire, il n’y a encore que la famille. »

La répétition de ces lieux communs est aussi burlesque qu’inquiétante : car ce qu’on entend à travers eux, c’est le « détraquement » social, anonyme et général, celui des gardiens des « vraies valeurs ».

Les personnages, pourvus de telles structures mentales, transmises de génération en génération, et qui portent ainsi une autre forme de « fêlure héréditaire » cherchent à défendre leur territoire contre le possible envahissement d’étrangers. Ils manifestent, par leur hostilité, la crainte d’être dépossédés de ce qu’ils ont. En effet, pour les petits ou grands bourgeois, provinciaux ou parisiens, tout comme pour les paysans de La Terre, l’être est réductible à l’avoir. Et ils investissent ces étrangers des motivations les plus basses, parce qu’eux-mêmes n’en connaissent pas d’autres : Denise, dans Au Bonheur des Dames, est accusée de multiplier les amants, par des collègues qui ne se distinguent pas par leur vertu ; Jean, dans La Terre, est accusé d’être intéressé par des paysans qui préfèrent s’entretuer pour hériter plus vite. Pauline, dans La Joie de vivre, est constamment volée par Mme Chanteau, qui lui reproche son avarice.

Ainsi, le réflexe est d’exclure sans ménagement. Dans tous les milieux, on est frappé par la résurgence de ce qu’on appelle aujourd’hui le « repli communautaire ». Ce que Zola, le 16 juillet 1898, résumera dans la lettre à Brisson, par la formule : « Tu me gênes, je te supprime » – il réagissait alors vivement au procès intenté au colonel Picquart.

On a souvent jugé Zola bestial (et on retrouve ici le réflexe compensatoire que je viens d’évoquer ) ; or, il a cherché au contraire à dénoncer ce qui relève du plus bas instinct de conservation. Et pour cette raison, il fait partie de ces rares écrivains qui ont travaillé à l’agrandissement de notre espace intérieur. Il a patiemment œuvré à un changement des mentalités, il l’a appelé de toutes ses forces dans ses romans, et quand il s’est agi d’examiner le cas de Dreyfus, son engagement a été la suite logique de ce qu’il cherchait à faire dans ses romans, car le cycle des Rougon-Macquart est bel et bien déjà l’œuvre d’un écrivain engagé, même si les volumes qui le composent ne sont pas des romans à thèse.

Dans la lettre à Baille du 15 juin 1860, il explique le projet d’un vaste poème intitulé La Chaîne des êtres, dont le troisième et dernier chant célèbrerait, « après l’extinction de la race humaine », la venue d’« êtres de plus en plus parfaits ». Mais il renonce à la forme poétique, et, faisant le double choix de la prose et du réel, il écrit son premier roman, La Confession de Claude : on sait qu’il y a transposé sa propre aventure. Dans ce roman, après avoir passé une nuit avec Laurence, Claude lui conseille de chercher un autre amant. Elle se révolte, se sentant méprisée. Ébranlé, Claude apprend alors à ne pas la traiter comme ce que la vie a fait d’elle. Mais, plus généralement, il apprend à ne pas réduire les êtres à un seul aspect : « Elle était femme encore, (…) et je ne pouvais en user comme d’un objet sans vie que le mépris et l’abandon n’atteignaient pas. » Cette fille, pense-t-il, a demandé « justice ». C’est alors qu’il entreprend de faire une expérience, non en rejetant Laurence, mais au contraire en la gardant, pour la changer. Claude a réussi à tuer en lui, en quelques instants, les préjugés d’exclusion qui, jusqu’alors, lui paraissaient la norme : il espère qu’en retour, Laurence renoncera à sa vie passée. Il veut lui redonner une virginité morale, et « relever la femme tombée ». Il se donne du temps, et compte agir avec méthode, pour savoir « que reprendre en elle ». Il s’agit donc bien de réaménager entièrement un espace intérieur. Mais il n’y parvient pas.

Zola abandonne-t-il son projet pour autant ? On le sait obstiné. Il choisit, en renonçant aux rêves de Claude, de dire la réalité sans fards ; mais les seuls personnages des Rougon-Macquart dont il se sent proche sont précisément ceux qui, de diverses façons, reprennent le projet de Claude, celui de « changer la nature humaine » (l’expression se trouve plus tard, dans le dossier préparatoire de Paris) : Pascal, d’abord, double du romancier, voulant refaire « une humanité toute neuve et supérieure » ; et Pauline, Denise, Florent, Etienne… Tous ont accompli un travail sur eux-mêmes, contrariant ce qui relève moins d’une hérédité familiale que d’une hérédité beaucoup plus générale, un patrimoine non seulement génétique mais culturel. Ainsi, le diagnostic porté sur l’état de délabrement d’une société donnée n’empêche pas le rêve de transformation de resurgir régulièrement. On constate malheureusement que, face aux petites ou aux grosses lâchetés, la plupart des personnages échouent, à l’exception de Denise (mais les critiques ont souvent relevé l’aspect « conte bleu » d’Au Bonheur des Dames) ; il en est de même, dans Les Trois villes, pour Pierre Froment, qui s’était fixé l’ambition, démesurée mais logique, de faire enfin se rejoindre l’Église et l’Évangile. Le labyrinthe du Vatican, caractérisé lui aussi par le lexique de la fermeture, le renvoie à ses rêves avortés, et le cardinal Boccanera affirme que rien ne doit changer. Ce cardinal va jusqu’à couvrir le meurtre, l’empoisonnement de son meilleur ami, puis de son propre neveu, assassiné à sa place, pour préserver la cohésion du « monde noir ». Le vieux Fouan, témoin du meurtre de Françoise, et Françoise elle-même, avaient agi de même dans La Terre. Bientôt, la réalité rejoint la fiction : cette attitude est aussi celle de l’Etat-major, au moment de l’affaire Dreyfus, lorsque la culpabilité d’Esterhazy ne fait plus de doute. Mais Zola essaie d’orienter la réalité en montrant la voie par la fiction : c’est le monde reconstruit des Évangiles, commencé dans l’exil en Angleterre, et qui anticipe les progrès de « la vérité en marche ».

Ainsi, le projet de La Chaîne des êtres, la composition de La Confession de Claude, la création de quelques personnages isolés des Rougon-Macquart, puis celle de Pierre Froment ; l’engagement pour Dreyfus ; la conception des Évangiles : tout cela relève du même projet, d’une même obsession. L’occasion, l’événement, c’est-à-dire la condamnation d’un innocent, est venue concrétiser ce que l’œuvre avait préparé.

Revenons à l’équation topographique qui nous occupait au début. Plassans, on l’a vu, demeurait barricadée ; de même, la charcuterie des Quenu n’avait ouvert ses portes à Florent que pour mieux l’en chasser ; Jean aussi avait été chassé de la maison qu’il occupait avec Françoise, et Pauline demeurait en exil du foyer qui lui avait été promis auprès de Lazare ; les Lorilleux se barricadaient dans une pièce aussi étroite que leur attitude vis-à-vis de Gervaise ; l’immeuble de Pot-Bouille s’était purifié de la présence de la piqueuse de bottines, coupable de s’être laissée engrosser, probablement comme Adèle, par un respectable locataire des étages bourgeois. À Lourdes, les pères de la Grotte avaient évincé Bernadette pour exploiter ses visions ; à Rome, l’accès tardif de Pierre aux appartements toujours clos du pape s’était soldé par un renoncement à bouleverser l’Eglise pour changer la morale. Qu’arrive-t-il, lorsqu’on passe de la fiction à la réalité, lorsque Zola, après avoir longuement examiné le dossier Dreyfus, se lance dans la bataille ? Il se heurte à la même fermeture, des esprits comme des lieux. Le second procès se déroule, il le souligne à plusieurs reprises, à huis clos. On s’est employé, écrit-il, à « murer » le prisonnier « plus étroitement dans son cachot ». Et Zola est confronté une fois de plus au cercle infernal, à cette invariable structure d’enfermement : les mots de « trahison », de « culpabilité », sont ici vides de sens et pourtant maintenus. Car « il est impossible qu’un conseil de guerre défasse ce qu’a fait un conseil de guerre. » ; « le conseil de guerre de 1894 condamne Dreyfus innocent, le conseil de guerre de 1898 acquitte Esterhazy coupable »1. Il avait montré, dès l’évocation du salon jaune de Félicité, des échantillons d’humanité réductibles, Pascal le remarquait, à des animaux ; or, le réquisitoire du procès de Rennes lui semble être né « d’un animal humain inclassé encore ». Il avait minutieusement recensé toutes les tares possibles de la société du second Empire, dans l’ensemble des Rougon-Macquart : à l’issue du procès de Rennes, il évoque « l’ignorance, la sottise, la folie, la cruauté, le mensonge, le crime », et signale l’« horrible crise » que traverse la société, à la fin de 1899. Après avoir fait de Nana mourant au Grand Hôtel l’allégorie du pourrissement du second Empire, il retrouve la même métaphore pour dénoncer, en mai 1900, « l’empoisonnement et la décomposition » qui minent le pays et qui lui font signaler, dans la Lettre au Sénat, l’urgence de « refaire l’administration, refaire la magistrature, refaire le haut commandement ». Rien n’a donc changé. Et rien n’a changé, car le problème n’est pas d’abord social, il est d’abord humain. D’où les distances que Zola a toujours gardées vis-à-vis des hommes politiques : se disant socialiste, il ne suivait pas du tout la carrière des députés appartenant à ce qui n’était pas encore un parti, parce qu’il était conscient que la solution ne pouvait pas venir d’eux, même des hommes de gauche les plus sincères. Lui, croyait en l’importance d’éduquer les êtres, de les former très tôt, ce qui explique que, passant cette fois-ci de la réalité à la fiction de Vérité, il ait transposé dans le monde de l’enseignement le drame de l’affaire Dreyfus. Cela lui permettait d’exposer son programme de « reconstruction de l’humanité »2 : c’est en formant dès le plus jeune âge les enfants qu’on les préparera à leur tâche humaine, alors que les structures habituelles du savoir, c’est encore vrai de nos jours, ne les préparent qu’à leur futur rôle social. Eduquer, c’est fixer des repères, non dresser des barrières ; élargir, assouplir, éclairer, non restreindre et enfermer. Zola le croyait, et lui qui n’était pas favorable à l’anarchie, parce qu’elle ne reposait pas sur une méthode, se montrait tranquillement, méthodiquement révolutionnaire. Il a appelé les hommes et les femmes de bonne volonté à la création de jeunes générations tout simplement accomplies. Un être humain ne saurait se contenter, puisqu’il vit toujours au sein d’une communauté, d’être un individu. Pour s’accomplir, il ne doit pas s’arrêter à lui-même, mais considérer aussi ce qui dépasse son cas personnel. Voilà une nouvelle forme de chaîne des êtres, d’où sont exclus l’indifférence, l’égoïsme, la jalousie sans fondement, la vulgarité. Rien de chimérique dans cette visée, qui n’exige que de l’attention, et qui a pour conséquence une présence à l’autre, non le souci exclusif de recevoir et de garder sa part. Ce qui apparaît chimérique dans les Évangiles zoliens, qui contiennent en effet une part d’illusion, c’est la volonté du romancier de maîtriser le hasard, donc de ne pas tenir compte de la multiplicité des circonstances sur lesquelles les êtres n’ont pas de prise. Zola a brassé dans une même volonté d’unification des réalités incompatibles, sans distinguer ce qui dépend de nous, et ce qui n’en dépend pas. En revanche, tout ce qui concerne ce que j’appelle l’aménagement du territoire intérieur de l’être humain, son regard sur soi, sur les autres et sur le monde, dépend exclusivement de lui ; il dépend donc de chaque être de se développer harmonieusement, de ne pas rester atrophié. Ce que Zola n’a cessé de dire, et ce qu’il ne cesse de nous dire encore, à nous qui le lisons aujourd’hui, c’est qu’une telle révolution est possible, ici et maintenant, pour peu que chacun le décide. Pour lui, c’était conforme à l’idée qu’il se faisait d’un véritable être humain. Lorsque Lazare, dans La Joie de vivre, demande à Pauline comment elle peut aimer les enfants nécessiteux qu’elle a pris en charge, la jeune fille répond, et c’est pour elle une évidence : « C’est que je les aime pour eux et non pour moi. » À la lumière de tout ce qu’il avait écrit précédemment, l’engagement de Zola dans l’affaire Dreyfus coule de source. Il ne s’agissait certainement pas d’expier une quelconque « faute » personnelle, comme on l’a parfois soutenu, mais d’obéir à une inébranlable conviction intérieure. Ce qui ressort d’un tel engagement est tout le contraire d’une conduite qui proviendrait d’un homme divisé avec lui-même, mais au contraire d’un homme conforté du dedans, profondément unifié, et qui ne cesse, pour cette raison, d’affirmer que son action n’est pas héroïque, mais naturelle, soit qu’il parle en son nom, soit qu’il s’inclue dans le groupe des défenseurs de Dreyfus : « nous avions charge de vérité, comme on a charge d’âme » ; « nous n’avons jamais songé à nous » ; « Encore une fois, nous autres nous ne comptions pas » ; « j’étais prêt à m’effacer » ; « Mon abnégation, je l’ai poussée jusqu’au silence complet. J’ai voulu non seulement être un mort, mais un mort qui ne parle pas. »  Trois ans jour pour jour avant sa propre mort, il multiplie les négations restreintes dans la lettre à Lucie Dreyfus : « Mon œuvre n’a été d’abord qu’une œuvre de solidarité humaine, de pitié et d’amour. Un innocent souffrait le plus effroyable des supplices, je n’ai vu que cela. » ; « ce n’était que l’humanité à servir »3. On se souvient du témoignage de Péguy, encore athée, venu le voir à l’époque, et le trouvant simplement révolté, se considérant juste comme un homme ayant agi en suivant le bon sens, la logique ; on se souvient aussi que le docteur Toulouse notait que ses colères survenaient surtout « à propos de choses qui lui paraissent illogiques (…) et surtout l’idée d’une chose injuste ». L’affaire Dreyfus aura permis à Zola d’incarner, mieux que n’importe lequel de ses héros n’aurait pu le faire, puisqu’ils n’avaient qu’une existence virtuelle, l’idée qu’il se faisait d’un être humain accompli. Et, alors que les mots se fossilisent très vite s’ils ne sont pas suivis d’effets, J’accuse aura donné l’exemple, si rare, d’une parole réellement efficace.

En bonne logique, chacun devrait décider de ne pas s’enfermer dans l’arbitraire confortable des paroles et des idées reçues, mais au contraire de s’élargir et de s’agrandir (deux verbes que le romancier employait constamment). Mais cela ne s’est jamais universellement produit ; et, en dépit du progrès dans lequel Zola avait toujours cru, cela ne se produisait toujours pas. L’évolution constatée sur le plan biologique n’avait pas eu lieu, et cela explique à ses yeux l’échec du christianisme, sur le plan éthique. L’humanité en restait sur ce plan à un développement embryonnaire. Il s’en étonnait, et c’est pour cela qu’il a gardé, par-delà ses succès personnels, une si profonde tristesse. Il faut toute la mesquinerie, toutes les bornes d’un Goncourt (considéré pourtant comme autrement plus fin, plus délicat que son confrère) pour être surpris de la persistance de cette tristesse, alors que Zola multipliait les « gros tirages ». Goncourt adoptait ce que Nietzsche, empruntant l’expression aux peintres, appelle au début de Par delà bien et mal « une perspective de grenouille » - celle-ci étant contrainte à ne voir les choses qu’à partir du bas. La renommée extérieure, un surcroît d’argent, cela devait suffire à être heureux. Pour un simple romancier, exclusivement soucieux de gloire littéraire, c’est-à-dire d’une confortation narcissique, peut-être ; certainement pas pour un homme dont le désir secret, poursuivi avec obstination depuis ses premiers projets, était de « changer la nature humaine ». Toute l’ambition de Zola, qui a pu sembler démesurée, s’explique par cette volonté. Il avait défini, à ses débuts, l’écran réaliste comme une « maison de verre » ; trente ans plus tard, il reprenait la même image en affirmant que son cerveau était « comme dans un crâne de verre ». Il aura aussi rêvé que les êtres, primitivement nocturnes, puissent, en accueillant la lumière, c’est-à-dire en s’éclairant du dedans, devenir semblables à de vastes demeures transparentes.

Zola n’aura pas vécu assez longtemps pour assister à une complète réhabilitation de Dreyfus ; mais il aura, par son action, été l’un des artisans décisifs du changement des mentalités ayant permis cette réhabilitation ; il n’aura pas non plus vécu assez longtemps pour voir ce que, précisément, seule sa mort sans doute rendait possible, et dont témoigne une photo prise ici même, il y a quatre-vingt quatorze ans : Alexandrine Zola et Jeanne Rozerot côte à côte – Mme Zola ayant elle-même accompli une véritable révolution intérieure. Il aura donc réussi, par deux fois, à rendre réel ce changement de la nature humaine, ce réaménagement du territoire intérieur auquel il avait consacré toutes ses forces.

Zola, dont je me garderais bien de faire un croyant qui s’ignorait, avait lu un certain nombre de mystiques espagnols pour préparer La Faute de l’abbé Mouret ; et cela ressort fortement, des années plus tard, dans les textes concernant son combat pour innocenter Dreyfus. Aucune fiction divine ne subsistait en lui, mais il partageait avec les mystiques la faculté d’aller droit à la lumière – pour lui, exclusivement celle de la vérité humaine. Je citerai donc pour terminer Thérèse d’Avila. Elle a écrit : « La meilleure vie qu’on puisse vivre, c’est de mourir d’un continuel regret. »4 En laissant de côté la dimension doloriste qui ne correspond pas à l’homme d’action qu’était Zola, on peut affirmer qu’un continuel regret, celui de l’inachèvement de l’être humain, l’a habité, et qu’en employant toute son énergie à élaborer une nouvelle forme de théorie de l’évolution, il nous a en effet laissé le modèle de « la meilleure vie qu’on puisse vivre », même si ce fut aux dépens de sa tranquillité et de son bonheur personnels.

1  Œuvres complètes, sous la direction d’Henri Mitterand, Tchou, Cercle du Livre précieux, t. XIV, pp. 961 et 963.

2  Travail, Œuvres complètes, op. cit., t. VIII, p. 965.

3 Op. cit., t. XIV, pp. 949, 950, 951, 969, 970.

4  Cité par Emmanuel Mounier dans Refaire la Renaissance, et autres écrits, Seuil, « Points », 2000, p. 382.