“ Je n’ai jamais choisi […] la voie de Kafka, je n’ai jamais donné libre cours à ce qui est en dessous de la ceinture, à ce qui est dans le subconscient. ”
Avec son habituelle assurance à l’égard du visible, du tangible, du réel, Primo Levi ne pouvait qu’éprouver une certaine méfiance vis-à-vis de Kafka, écrivain tourmenté qui représente le monde souterrain (pensons, par exemple, à la nouvelle Le Terrier), le rêve, l’irréel. L’écriture est pour Primo Levi le récit de son expérience réelle en même temps qu’une tentative désespérée de reconstituer, voire de recoller les morceaux de son identité minée par l’expérience d’in-différenciation vécue dans les camps, où l’homme fut annihilé. Il crée ainsi sa carte d’identité: homme de science, rescapé d’Auschwitz et pour cela écrivain-témoin.
Notre intention est de montrer comment l’écriture de Primo Levi est une tentative de faire correspondre langage et réalité en permettant au sujet (en tant que lui-même) de s’affirmer - sans aller “ en dessous de la ceinture ” - pour ensuite illustrer comment l’écrivain italien, qui, dans son insistance à définir Kafka en tant qu’autre, en tant que profondément différent, voit ses certitudes bouleversées dans un processus graduel d’identification. Cette évolution inattendue s’opère au travers de la traduction du Procès. Le soi, l’autre et le même seront donc développés ici à partir des concepts de différence et d’identité.
Que Primo Levi traduise un livre qui est à l’opposé de sa démarche, peut paraître étonnant. En effet, s’il traduit le Procès de Franz Kafka, ce n’est que pour obtempérer à une proposition de la maison d’édition Einaudi par l’intermédiaire de l’écrivain Italo Calvino. L’auteur de Si c’est un homme tient à spécifier qu’il n’a pas choisi cette traduction, car Kafka n’a “ jamais été un de mes auteurs préférés ” dit-il.
Cette affirmation est parfaitement cohérente : la langue de Primo Levi est toujours claire, limpide, tellement claire, rationnelle et scientifique, que tout commentaire de son œuvre risque de devenir une paraphrase, un résumé ou un tableau impressionniste de ses récits. C’est une langue qui ne semble rien cacher, une langue transparente, le reflet de la réalité (dans la mesure où cela existe.) Le rescapé d’Auschwitz défie toute référence à l’inconscient, au refoulé, à l’indicible, à ce qui n’est pas compréhensible. Dans Le métier des autres il affirme sa répulsion pour l’ “ écriture obscure ”, car “ celui qui ne sait pas communiquer ou bien qui communique mal, dans un code qui n’appartient qu’à lui ou à peu de gens, est malheureux, et répand le malheur autour de lui. ” (p. 54) et “ puisque nous les vivants ne sommes pas seuls, nous ne devons pas écrire comme si nous étions seuls ” (p. 53) “ L’effable est préférable à l’ineffable, la parole humaine, au glapissement des animaux. Ce n’est pas un hasard si les deux poètes allemands les moins déchiffrables, Trakl et Celan, se sont tous les deux suicidés. ” (p. 52-53) C’est dans une large mesure parce qu’il a vécu la “ malédiction de Babel ” dans les camps, que Primo Levi semble à ce point convaincu que le langage peut “ exprimer ” la vraie vie. Comme si le signe pouvait être indivisible et par conséquent le signifiant correspondrait de manière invariante au signifié.
La langue de Kafka, en revanche, invite le lecteur à chercher une sur-signification (différente à celle qui naît du rapport commun signifiant-signifié) qui se montre variable, multiforme et indéfinie. La forme linguistique des textes de Kafka est pure et essentielle ; chaque mot est irremplaçable dans sa prose structurellement exacte. Mais cette simplicité, qui pourrait faire penser à la langue claire de Primo Levi, renvoie au contraire à ce qu’il y a de plus abstrait, comme l’a bien remarqué Baioni :
En réalité, l’incroyable précision et la netteté sans égal de son langage sont une merveilleuse preuve d’abstraction, une miraculeuse leçon de style, de discipline et d’ascèse de la part d’un écrivain extrêmement conscient de ses instruments qui constitue son plan d’ordre en le rationalisant à l’extrême, afin de l’opposer comme étant l’ultime raison de sauvetage à un monde qui est par ailleurs chaotique, turpide, terrifiant, louchement irrationnel.
Ainsi, si la simplicité et l’objectivité du langage de Kafka semblent le rapprocher de Primo Levi, nous nous apercevons immédiatement que les démarches des deux écrivains s’opposent. Kafka affiche un langage objectif et simple, mais qui ne correspond aucunement à un monde réel clair et rationnel, car il n’existe pas d’expression adéquate pour décrire la réalité, puisque l’homme ne possède pas le nom des choses, et ne peut pas les représenter de façon naturaliste et vraie. Tout en semblant objective et naturelle, une telle façon ne l’est qu’en apparence : la reproduction la plus parfaite est un leurre, une construction subjective qui ne peut se référer qu’à une réalité irreprésentable et obscure.
De même que Primo Levi se sert de l’écriture pour représenter, et en même temps pouvoir contrôler ce qui s’est passé en lui donnant un ordre, un sens, qui justifie son être “ soi ”, son identité(aussi insaisissable que la réalité), l’écriture est pour Kafka une distance par rapport au monde qu’il appréhende.
Et Primo Levi d’expliquer ce qui les distingue avec sa clarté habituelle : si Kafka “ raconte des hallucinations sans fin ” et ne “ vous tend jamais la main pour vous expliquer ce qu’elles cachent, ce qu’elles signifient ” laissant au lecteur “ assumer seul tout le poids de l’interprétation ”, lui, en revanche, commence “ par écrire sur les camps de concentration ”, et continue “ en racontant des choses qui [lui] sont arrivées, mais avec le souci constant d’expliquer, d’aplanir la route ”, comme s’il n’y avait pas de décalage entre le langage et la réalité, comme si le langage pouvait permettre de mieux comprendre l’horreur de la réalité. En d’autres termes, Primo Levi cherche manifestement une identité entre la langue et ce qu’elle décrit, entre le soi dont il parle et soi-même en tant que sujet de l’écriture. L’œuvre de Kafka, en revanche, met en scène le “ cauchemar de la raison ”: sa langue claire, simple, incisive, concrète et chargée de répétitions, décrit l’exil de l’homme en dehors de ce monde sur lequel il n’a aucun contrôle et donc sa solitude, son impuissance face aux aléa de la vie. C’est pour cela que le langage du Procès n’a pas de correspondance avec la vie et le signifiant acquiert une importance primordiale, au point de prévaloir sur le signifié qui se brouille, qui est “ obscur ” et qui demande à être interprété.
Et Primo Levi, rationnel et matérialiste, de nier la primauté du signifiant. Signifiant qu’il tue dans sa traduction :
J’ai essayé de ne pas faire peser sur le lecteur la densité syntaxique de l’allemand. L’allemand est coutumier d’une complexité syntaxique qui n’est pas familière au lecteur italien. Dans sa traduction du Procès [traduction publiée par Adelphi en 1973] Giorgio Zampa l’a respectée, toujours. Moi, pas toujours. Face à certaines duretés, certaines aspérités, j’ai pris ma lime, j’ai fragmenté quelques périodes. Je n’ai eu aucune hésitation tant que je conservais le sens. Kafka ne recule pas devant les répétitions ; en dix lignes, il répète trois ou quatre fois le même substantif. J’ai essayé d’éviter cela, parce que, d’après les conventions de l’italien, cela ne se fait pas. Il est possible que cela soit délibéré de la part de l’auteur, que, même en italien, la répétition soit chargée de produire tel ou tel effet. Mais j’ai eu pitié du lecteur italien, j’ai essayé de lui livrer quelque chose qui n’ait pas un goût de traduction trop prononcé.
Primo Levi affirme donc se désintéresser du signifiant, mais vouloir respecter le sens. Ainsi, tout en déclarant son autonomie, en tant que traducteur de l’allemand vers l’italien, et tout en insistant sur les différences entre les deux langues, l’identité linguistique du lecteur (pour lequel il a “ eu pitié ”) devient le prétexte pour modifier les caractéristiques qui font le style du texte (et non pas seulement par sa langue), ces mêmes caractéristiques qui font la force et l’originalité de Kafka.
Cependant, conscient du fait que cette démarche est quelque peu abusive, Primo Levi affirme avoir dû “ se bagarrer avec lui-même ” pour ne pas affirmer son style sur celui de Kafka, insistant, une fois de plus, sur les différences qui le distinguent de l’auteur du Procès :
j’ai vraiment dû me bagarrer avec moi-même, face à la conscience philologique de devoir respecter Kafka et mes réflexes personnels, mes habitudes personnelles d’écrivain, ce qui s’appelle le style, un style aujourd’hui bien enraciné en moi. Ce style d’ailleurs, ne m’est guère connu, il est plus connu de mes lecteurs que de moi-même, comme un portrait de soi vu de profil.
Ici, l’auteur italien tient à expliciter ce qui le distingue de Kafka en tant qu’autre, en insistant sur ceux qui sont “ mes réflexes personnels, mes habitudes personnelles d’écrivain, ce qui s’appelle le style, un style aujourd’hui bien enraciné en moi. ” Un style autre, différent.
Primo Levi, qui (d)écrit la lutte pour la vie, tout en recollant les morceaux de son identité, ne peut que prendre les distances par rapport à l’écrivain de Prague qui, en revanche, “ tue la vie, chante l’absence de la nostalgie de la vie et de l’amour ”.
Non sans modestie, Primo Levi veut une fois de plus se démarquer de son homologue praguois en soulignant “ l’abyssale différence ” qui séparent leurs destins et leurs approches de la vie:
Nous avons eu des destins très différents. Kafka a grandi dans une situation de très profond conflit avec son père, il était le fruit de trois cultures mélangées – les cultures juive, praguoise et allemande -, malheureux dans ses rapports sentimentaux, frustré dans son travail et, enfin gravement malade. Il estmort jeune. Moi, malgré l’épisode du camp, qui m’a profondément marqué, j’ai eu une vie différente, moins malheureuse. Comme, pour moi, tout est bien qui finit bien, comme j’ai réussi à survivre au camp, cela m’a rendu bêtement optimiste. Aujourd’hui ne je suis plus optimiste. A cette époque, je l’étais. A cette époque, j’ai étendu, de manière illogique, le dénouement heureux de mon aventure personnelle – qui m’a considérablement enrichi, car elle a fait de moi un écrivain – à toutes les tragédies humaines.
Bien qu’il parle de choses terribles, Si c’est un homme est vraiment très éloigné de Kafka. De nombreux lecteurs l’ont remarqué, c’est un livre optimiste et serein, où l’on s’élève peu à peu, dans le denier chapitre surtout. Il semblait absurde de penser que, du fond, de la fosse du Lager ne dût pas naître un monde meilleur. J’ai une tout autre conception aujourd’hui. Je pense que le Lager ne peut donner naissance qu’au Lager, que cette expérience ne peut donner naissance qu’au mal. Quand on a vu comment un Etat moderne, organisé, technicisé, bureaucratisé, a pu engendrer Auschwitz, on ne peut pas ne pas penser avec effroi à la possibilité que cette expérience se reproduise. Cette expérience peut se reproduire, je ne dis pas qu’elle va le faire, mais qu’elle le peut, oui, je le vois bien et je le crains.
“ Témoin et écrivain par hasard ”, comme il aime à se définir, Primo Levi est ce qu’il y a de plus éloigné de Franz Kafka, mort en pour-suivant sa vocation d’écrivain.
Certes, mais “ la ressemblance ne fait pas tant un comme la différence fait autre ” dit Montaigne opposant la pâleur du même à la vigueur de la différence ; c’est l’identité - le même - qui est insaisissable. Identité que Levi prétendait trouver entre l’écriture et la réalité et entre soi et soi-même. Identité que pour Kafka est impossible, irréalisable, comme le montrent aussi tous les protagonistes presque éponymes de ses écrits, autres que lui et identiques à lui.
Mais Primo Levi est aussi ce qu’il y a de plus près de Franz Kafka et du Procès. On le sait, depuis Hegel du moins, l’autre et le même finissent nécessairement par se rencontrer. C’est à partir des différences qu’on peut deviner l’identité insaisissable. Et c’est en soulignant les différences qui le séparent de l’auteur du Procès, que l’écrivain italien se permet, en le traduisant, de l’amener de son côté, de le rapprocher à lui-même. Avec une nuance, cependant : contrairement à son intention de départ, qui était celle de s’éloigner le plus possible de l’auteur tschéque et de son texte, sa tentative de mise à distance porte à l’identification entre le soi et l’autre, entre Levi et Kakfa. L’horreur d’une réalité indicible se rapproche du cauchemar de la raison décrit par Kafka. Pourquoi ce retournement inconscient vers cet auteur si différent, si éloigné, si Autre ?
Dans l’entretien que nous venons de citer, plane l’ombre d’un doute: “ J’ai une toute autre conception aujourd’hui ”, dit-il reniant son optimisme d’antan et se rapprochant, inconsciemment, sans doute, à la vision de Kafka. Grâce à une approche rationnelle et quelque peu invasive, afin de garder sous contrôle “ ce qui est en dessous de la ceinture ”, l’auteuritalien a pu prendre les distances à l’égard de celle qui ressemble à une représentation difforme de son expérience dans le Procès, tout en s’éloignant de son auteur. Mais quelque chose de violent le frappe, au cours de la traduction, quelque chose d’incontrôlable :
[…] j’éprouvais à l’égard de Kafka plus que de l’indifférence, ou de l’ennui, un sentiment de défense, et je m’en suis aperçu en traduisant Le Procès. Je me suis senti agressé par ce livre, et j’ai dû m’en protéger. Parce que c’est un très beau livre, mais qui vous transperce comme une lance, comme une flèche. […] [E]n traduisant Le Procès j’ai compris les raisons de mon hostilité envers Kafka, c’est un réflexe de défense inspiré par la peur.
Dans l’Inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) Freud affirme que la peur est occasionnée par un sentiment d’incertitude intellectuelle quant à la chose (c’est-à-dire quant à tout objet réel), surgissant dès lors qu’on ne sait plus, non pas si elle est réelle ou irréelle, mais si elle est elle-même, telle que la suggère sa représentation, ou pas plutôt une autre. Et Clément Rosset d’ajouter une autre hypothèse : “ l’autre qui fait peur n’est pas l’inconnu, mais le connu en tant qu’autre. L’objet terrifiant est alors le réel en personne, perçu comme insolite et bizarre. ”
Primo Levi avait connu dans sa vie ce qu’il y a de plus épouvantable : l’horreur des camps, mais le fait d’avoir raconté, et donc en quelque sorte maîtrisé, cette horreur par l’écriture, semblait l’avoir débarrassé du sentiment ancestral de peur face à l’inconnu. En traduisant LeProcès, PrimoLevi essaie d’exercer le même contrôle qu’il avait pu appliquer à son histoire en l’écrivant, mais l’univers kafkaïen, difforme, “ insolite et bizarre ”, lui impose “ le connu en tant qu’autre ” :
On voit au début du livre, un médecin hongrois qui a étudié en Italie, qui parle italien avec un fort accent étranger. C’est le dentiste du camp. C’est un criminel, il le dit lui-même. C’est un Häftling “ privilégié ”, une victime devenue bourreau. Il est fou, il nous semble fou, et peut-être l’est-il parce qu’il décrit les détails de sa vie dans les camps avec minutie, précision, et nous délivre de notre impression d’écrasement. Il dit par exemple que, si l’on est fort en boxe, on peut devenir cuisinier. Cela nous semble une chose absurde et folle. Mais nous comprendrons par la suite qu’il avait raison, qu’il est indispensable qu’un cuisinier sache faire le coup de poing, car il lui faut défendre ses victuailles. Oui, sûrement, il y a quelque chose de kafkaïen dans tout cela. Cette déformation du monde dans les camps est kafkaïenne. Dans le camp, on se heurte sans cesse à ce que l’on n’attend pas, et c’est assez typique de Kafka, cette situation où l’on ouvre une porte et où l’on trouve non pas ce à quoi l’on s’attendait, mais une chose différente, complètement différente.
Ainsi, un processus d’identification à l’autre “ terrifiant, insolite et bizarre ” se déclenche à son corps défendant :
Kafka était juif, je suis juif, le Procès commence par une arrestation non prévue et injustifiée, ma carrière commence par une arrestation non prévue et injustifiée, Kafka est un auteur que j’admire, mais je ne l’aime pas et je l’admire, je le crains, comme une grande machine qui vous tombe dessus, comme le prophète qui va vous apprendre quel jour vous mourrez.
Le Procès serait alors une sorte de prophétie où Kafka anticipe la persécution, voire la persécution des juifs. Traduire le Procès devient pour Primo Levi une façon de vivre l’expérience terrifiante du connu en tant qu’autre. Peut-être la mort de Kafka était-elle inscrite dans son œuvre elle-même, dans sa solitude. L’exécution dans LeProcès pourrait aussi être, symboliquement, la condamnation à mort de l’écrivain qui avait eu l’illusion de pouvoir vivre dans l’écriture au-delà du procès. Et, paradoxalement, c’est là, en quelque sorte, que semble s’inscrire aussi l’auto-exécution de l’écrivain italien qui s’identifie à Josef K., le malheureux protagoniste du Procès :
sous les couteaux de ses bourreaux, [il] a honte d’exister quand il n’aurait plus dû exister : de ne pas avoir trouvé la force de se tuer de sa main quand tout était perdu, avant que les deux maladroits porteurs de mort le visitèrent. Il y a une autre forme de honte que je connais : K a honte de l’existence de ce même tribunal occulte et corrompu, qui envahit tout ce qui l’entoure, et à qui appartiennent aussi le chapelain des prisons et les filles vicieuses avant le temps qui importunent Titorelli. C’est enfin un tribunal humain et pas divin : il est fait d’hommes et par les hommes, et Josef, avec le couteau dans le cœur, éprouve la honte d’être un homme.
Le sentiment de “ honte d’être un homme ” fait soupçonner Primo Levi d’avoir vécu à la place des autres, thème recourant dans son dernier livre, Les naufragés et les rescapés, où il est de nouveau question des camps, malgré le fait que, une vingtaine d’années auparavant, l’écrivain avait affirmé de façon catégorique : “ Je n’écrirai plus sur les camps, c’est fini. ”La traduction du Procès plonge l’écrivain dans un état de prostration :
J’ai fini cette traduction dans une profonde dépression, qui a duré six mois. C’est un livre pathogène. C’est comme un oignon, il y a une enveloppe, puis une autre enveloppe. Chacun de nous pourrait être jugé, condamné et exécuté, sans même savoir pourquoi. C’est comme si cette œuvre avait prophétisé le temps où le simple fait d’être juif constituerait un crime.
La similitude entre le texte de Kafka et l’oignon, n’est pas anodine. L’enveloppe vide, qui en cache une autre aussi vide, est aussi une façon de représenter l’identité. De plus, Lacan saisit l’essence du moi dans la métaphore de l’oignon :
Le moi, c'est un objet fait comme un oignon, on pourrait le peler, et on trouverait les identifications successives qui l'ont constitué.
Le Moi n’a pas de substance car il se défait en une multiplicité d’identifications. Il n’y a pas de centre, mais une stratification de couches successives. En plus de ça, le Moi n’est pas un sujet, mais un objet. Primo Levi semble assister au morcellement de son identité après avoir traduit Le Procès et à la suite d’un processus d’identification que la traduction a entraîné.
Ainsi, la traduction du Procès fut une tentative, non seulement de ramener la langue et le monde “ insolite et bizarre ” de Kafka à ce monde et ce langage rassurant qu’il s’est crée, à cet “ oreiller de vieux mots ”, comme le dirait Watt, qui est d’autant plus confortable qu’irréel, car il a établi une correspondance entre les mots, les choses et, ajouterai-je le sujet qui les dit. Dans un double mouvement de différentiation entre soi-même (Primo Levi) et l’autre (Franz Kafka) et de rapprochement involontaire dû aux analogies insoupçonnables dont nous avons parlé, la traduction de Primo Levi ramène le monde de Kafka et son écriture “ irraisonnée ” à son monde et à sa propre écriture rassurants. Ce qui fait de sa traduction, après analyse, un échec.
Dans un article sur la traduction du Procès en italien, Sandra Bosco Colestos fait remarquer que :
La version de Levi, plus souple et rapide par rapport à l’original, perd justement la rigueur absurde, le caractère essentiel et la personnalité ambiguë, que nous avons défini comme étant les éléments constitutifs et déterminants du message que LeProcès nous transmet. L’interpréter et le développer de façon trop subjective signifie, en un sens, le trahir et effectivement la lecture du texte de Levi, sans arriver à être autre que le prototype, résulte dans certaines pages, trop étrangère.
Ainsi, Sandra Bosco Colestos montre comment Primo Levi utilise une variété de mots pour exprimer le même terme allemand, introduit des expressions qui ne sont pas présentes dans l’original et modifie la ponctuation et les alinéas en s’éloignant ainsi de l’écriture de Kafka. Voici quelques exemples de la façon dont :
Primo Levi modifie et coupe une phrase en entamant un processus de rationalisation: “ mit einer verspäteten vernünftigen Teilnahme ” (littéralement : avec une participation retardée et raisonnable ” est traduit par “ con simpatia deliberata ” (littéralement : avec une sympathie délibérée) ;
Primo Levi en rajoute au ton du texte en éliminant les signifiants sous-jacents : “ Es hilft nichts ” (p. 12) (littéralement : Cela ne sert à rien) est traduit par “ C’è poco da gridare ” (p. 12) (littéralement : Il n’y a rien contre quoi crier, qu’on pourrait traduire par ne criez pas) où l’agressivité de l’expression n’est pas présente dans l’original car les gardes semblent “ fast traurig ”, assez tristes ;
Primo Levi ajoute des mots avec l’intention de clarifier le texte : “ man erkannte das nicht gleich, um so weniger, als die Hauptveränderung in der Anwesenheit eines Mannes bestand, der beim offenen Fenster mit einem Buch saß ” (p. 8) (littéralement : on ne lereconnaissait pas tout de suite, d’autant plus que le changement principal consistait en la présence d’un homme, qui était assis à côté de la fenêtre ouverte avec un livre) est traduit par “ non era facile vederlo perché una variazione c’era sì, e non trascurabile : nella camera c’era un uomo , seduto con un libro in mano davanti alla finestra aperta ” (p. 4) (littéralement : ce n’était pas facile de le voir car il y avait bien une variation, et non négligeable : dans la chambre il y avait un homme, assis avec un livre dans la main devant la fenêtre ouverte). Ici Primo Levi ajoute beaucoup d’éléments à la traduction : “ una variazione c’era sì, e non trascurabile ”, “ nella camera ”, “ in mano ”, éléments qui rassurent et rendent plus concrète et précise la traduction.
Sandra Bosco Colestos attribue l’étrangeté de la traduction de Primo Levi au fait qu’il est un écrivain et qu’il a donc voulu affirmer sa subjectivité. Mais, à la lumière de notre analyse, on serait tenté de dire que c’est exactement le contraire : c’est pour ne pas succomber au texte, pour ne pas s’identifier à cet autre effrayant que le sujet traducteur, alias Primo Levi, s’en défend en essayant de s’imposer sur le texte par un processus de différenciation qui aboutit à une identification douloureuse et non souhaitée.