Sommaire
- 1. Tour, technique et spirale – la synthèse de Tatline et les voies séparées de la réception
- 2. L’avant-garde russe et la sémiotisation des formes abstraites
- 3. La spirale comme forme de pensée de la créativité naturelle et civilisatrice
- 4. La réception de la technique et « l’art des machines » au-delà de l’art : Raoul Hausmann et Dada Berlin
- 5. La réception du motif de la tour : la dissolution de l’utopie dans le
- 6. La réception de la spirale monumentale : croissance naturelle et croissance civilisatrice en accord comme en opposition
- Notes de bas de page
1. Tour, technique et spirale – la synthèse de Tatline et les voies séparées de la réception
Le Monument à la IIIe Internationale conçu par Tatline, qui nous est connu à travers deux dessins datés de 1919, ne devint jamais plus qu’un projet. En 1920, l’artiste autorisa la présentation d’une maquette à l’Académie des Arts de Petrograd, qui fut ensuite exposée à la Maison des Syndicats. Suivirent en 1925 une deuxième maquette, produite pour l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de Paris, puis, pour la fête du 1er Mai de la même année à Leningrad, une troisième, simplifiée1.
Cette architecture devait être à la fois une tour, exhibant ses éléments constructifs, et une double spirale (voir fig. 1 et 2).
Celle-ci s’y présente comme élément tout à la fois structurel-constructif et pratique. En elle, on devine les rampes ou les ascenceurs assurant fonctionnellement la possibilité de monter, de descendre, d’entrer ou de sortir. À côté du pilier de support oblique de la tour et des corps stéréométriques, la double spirale en est sa plus complète marque distinctive. Avec sa mobilité latente, elle semble mettre en marche le mouvement réel des corps du bâtiment. Dans cet élément formel englobant, fonction et signification paraissent indissociablement entremêlées l’une à l’autre. Cependant, la fonction de la double spirale n’en demeure pas moins trouble, en dernier lieu, que ce soit d’un aspect technique ou d’un point de vue pratique. Tout bonnement le motif s’installe comme porteur de signification : comme signe.
Dans la première partie de cet article (sections 2 et 3), la double spirale est traitée comme motif originaire au premier plan de l’interprétation du monument de Tatline. La seconde partie (sections 4 à 6) examine la réception du monument de Tatline en tant qu’œuvre d’avant-garde quintessencielle dans l’art du xxe siècle. Mais les chapitres ne s’enchaînent pas de manière purement consécutive. Il faut que l’argumentation vire en spirale, à son tour, à partir de l’issue, car c’est véritablement l’explication des artistes du xxe siècle de Tatline et de sa « tour » qui nous a fourni les outils pour l’analyse de celle-ci. Jamais le monument n’est lu et réinterprété comme le tout qu’il constitue dans la combinaison de ses trois éléments principaux : la forme spirale, la hauteur considérable de la tour et l’autoréférentialité de la technique se mettant en avant. En effet, les trois éléments sont régulièrement cités séparément et se prêtent à cet égard à autant de reprises attrayantes, qui s’avèrent à l’occasion aussi relativement distancées.
La spirale en tant que « forme de pensée » jouissait d’une préhistoire, dans le symbolisme russe et la théorie politique du matérialisme dialectique, que Tatline développe par son traitement monumental au-delà de toute mesure. La « forme de pensée » est davantage qu’un symbole. Plutôt que de décrire une idée, elle décrit le cours de la pensée progressant dialectiquement à travers thèse, antithèse et synthèse. La « forme de pensée » vaut ici comme schème universel, dans lequel le cours de la croissance naturelle et le cours des progrès culturel, technique et politique se fonde. Dans ce modèle d’un mouvement du monde et de la pensée prolongeant la nature dans la civilisation, la pensée de création est destinée à emprunter la direction d’une ascension. Dans le contraste productif, voire dans la contradiction perpétuellement reconduite, il faudra que l’élan créateur se dépasse toujours. Dans le traitement monumental qu’il accorde au motif de la spirale, Tatline a donné au progrès révolutionnaire une légitimation cosmologique.
Au sein de l’architecture transparente, il était prévu que soient disposées quatre constructions flottantes en forme de cube, de pyramide et de cylindre, avec une demi-sphère au sommet. Selon les directives du théoricien de l’art Nikolaj Punin, un admirateur contemporain de Tatline, ces formes stéréométriques devaient tourner sur elles-mêmes à différentes vitesses2. Le cube, tout en bas, exprimant le corps législatif de la IIIe Internationale, devait tourner sur lui-même en un an. La pyramide, au milieu, valant pour le siège de l’exécutif, tournerait en un mois. Le cylindre, centre d’information et de propagande, devait accomplir une fois par jour son tour complet. La spirale capte dans ses méandres toutes ces formes géométriques et les entraîne dans son mouvement circulaire. Comme si c’était la rotation même de la terre qui l’impulsait, le mouvement révolutionnaire se produit dans toute nécessité naturelle, comme les pères de la révolution l’avaient assigné. Il n’est personne qui puisse se soustraire à cette montée vers la lumière – il n’y a pour les individus que le choix de se porter, en avant-garde, à la pointe de ce mouvement, celui de s’enrôler dans la troupe des pionniers ou bien, retardataire, celui de rester en arrière. La réaction quelle qu’elle soit serait inévitablement dépassée par ce mouvement historique, dans lequel le progrès des moyens de production nourrit les forces de production qui, à leur tour, transformeront les relations de la production, de manière qu’elles feront advenir, à travers l’enchaînement inéluctable de diverses étapes, le communisme.
Dans cette acception universelle et généralisante, c’est l’ensemble des processus naturel ou culturel de production qui est saisi dans la spirale. Le motif de la spirale joue donc un rôle clé aussi bien dans la genèse créatrice que dans la réception du projet utopique de Tatline. Le processus de production du monument nous est seulement communiqué par deux dessins et deux ou trois maquettes. La préhistoire de la forme de la spirale à la fin du xixe et au début du xxesiècle éclaire un aspect clé de la genèse du projet de Tatline. Dans les années précédant immédiatement la date de son projet monumental, le motif s’était chargé toujours davantage de signification. C’est la généralisation de la forme géométrique ornementale en schème de la pensée, voire comme allégorie universelle, qui a rendu possible la vision de Tatline. Dans le mouvement de sa double spirale, la croissance naturelle semble résulter du mouvement des corps célestes et, en retour, le progrès culturel et civilisateur semble se développer à partir de l’évolution naturelle. La spirale, chez Tatline, est le schéma de toute pensée : le mouvement dialectique décrit par la forme spiralique détermine toute recherche, toute analyse, mais aussi tout choix pratique-politique ou tout dessein de la pensée, de même que, allégorie universelle, elle régit le processus complet de la pensée, de la planification et de la réalisation. Plus encore qu’une allégorie, elle est donc le schème de toute pensée théorique ou pratique. Plus que de désigner le processus créatif déjà accompli, elle décrit le processus à venir. Mais inversement, elle est plus qu’un pur schéma de pensée, comme allégorie du processus global cosmique-naturel aussi bien que civilisateur-politique. Elle ne décrit donc pas seulement le processus à venir, mais elle symbolise tout le processus créateur déjà accompli.
La technique de l’architecture de fer grâce à laquelle, en 1889, pour célébrer le centenaire de la Révolution française, l’ingénieur Gustave Eiffel avait érigé à Paris, sur le Champ-de-Mars, une « tour de trois cents mètres », était, pour les hautes constructions, déjà depuis longtemps supplantée par l’usage du béton armé. Il n’en reste pas moins que l’ossature structurelle d’un bâtiment gigantesque mise en évidence et entièrement visible rend mieux compte aux yeux du spectateur de la domination de la technique sur la réalisation que ne peut le faire un monolithe de plusieurs étages qui dissimule, aussi bien que ses parties métalliques, la logique du trait et du poids et la direction des forces de propulsion et de traction. Dans la déclivité parabolique des contours, la tour Eiffel trouve une solution constructive pour les forces opérant dans une architecture s’élevant à trois cents mètres ; par ces forces qu’elle exhibe, elle affirme en même temps leur domination constructive3.
Tatline, dans son monument dont la hauteur totale devait atteindre quatre cents mètres, entendait souligner aussi les forces et les tensions, mais rien qui fût purement technique. La double spirale, que complique le point d’appui désaxé, n’est motivée, en dernier lieu, ni par la technique ni par une technique de présentation automimétique. À côté des significations idéologiques que le motif engage, celui-ci semble se justifier également par des considérations picturales et sculpturales. Parmi la forêt des piliers soutenant les rampes de la spirale, le regard peine à embrasser les multiples niveaux, formes négatives. En s’assemblant, ils créent l’image troublante cubiste-cristalline d’un kaléidoscope cristallin dans lequel seule la spirale amène de l’ordre. Autour des pans de façade des corps de bâtiment jetés en oblique, elle arrive dans un tourbillon vertigineux à faire tenir le tout, non dans l’équilibre, mais dans la direction vers le haut. Le bruit et le chaos du monde technique sont récupérés dans ces éléments technoïdes, dont la désorganisation initiale contraste avec le modèle de la tour Eiffel – finalement aussi le monument d’une révolution. La spirale s’élève comme le facteur ordonnant dans cette « Metropolis » de supports d’acier à première vue chaotique, mais dominée.
La spirale, la tour gigantesque et la réduction du projet artistique à la simple technique : tels sont les trois aspects réunis dans le monument que conçoit Tatline. Ils sont complémentaires dans cette structure sémiotique dans laquelle l’un renvoie toujours à l’autre. Le Monument de Tatline devait s’offrir comme la glorification polyphonique d’un modèle eschatologique du progrès où tous les degrés sont engagés. Réalisé, il aurait été le flambeau plutôt d’une révolution permanente que celui de la révolution pétrifiée dans le sens du marxisme-léninisme autoritaire. Vue comme simple utopie, plan jamais réalisé et probablement aussi bien irréalisable, la tour de Tatline devint pour ses contemporains le symbole d’un art au-delà de l’art, tout simplement de l’avant-garde. Pour les néo-avant-gardistes aussi elle a incarné l’avant-garde comme telle.
2. L’avant-garde russe et la sémiotisation des formes abstraites
Nulle part au début du xxe siècle ne s’est-on autant qu’en Russie occupé de charger les formes visuelles abstraites de toutes sortes de sens sémiotiquement bien définis. Le mot russe pour dire l’abstraction – l’inobjectalité (« bespredmetnost’ ») – désigne un procédé radicalement éloigné de toute forme naturelle – à la différence de l’abstraction qui implique un processus qui prend son origine dans la forme naturelle. Plutôt qu’une progressive distanciation de la mimésis, le concept russe implique la création complète des formes ex nihilo. Malevitch, dans son œuvre Je suis l’origine de tout (Ja načalo vsego, 1915), se décrivait comme un deuxième démiurge qui doit en dernière instance tout créer à nouveau sur la tabula rasa, y compris lui-même : « dans ma conscience de moi-même, les mondes seront créés. Je cherche Dieu ; en moi, je me cherche moi-même4 ». Les systèmes universels des arts, systèmes « grammaticaux » englobant tous les médias, rendent l’artiste capable de créer à nouveau, en tant qu’homme exemplaire, démiurge prométhéen de soi-même. Ces mêmes grammaires des arts le rendent également capable d’éduquer à l’art les nouveaux destinataires qui seront en mesure de « lire » les formes in-objectives comme des signes d’un langage complexe. Dans l’effort pour inventer de nouveaux langages artistiques universellement lisibles, les formes existantes, tel l’ornement primitif, ont été analysées selon les nouveaux procédés de la théorie de la perception et de la Gestalt. De là, on a déduit des éléments définis comme les plus petits, le point et la ligne, afin de tisser entre ces formes élémentaires des relations temporelles et spatiales complexes, pensées sur le mode géométrique.
La recherche visait en même temps à perfectionner l’œil humain pour accroître sa puissance visuelle, pourtant en se basant sur une approche plutôt cognitive qu’optique. Dans ce but, les artistes eurent recours à toutes sortes de moyens, faisant au départ surtout appel à l’intuition de l’œil « interne », expérimentant plus tard avec des prothèses techniques, l’appareil photo et la caméra. Les procédés purement optiques étaient toujours considérés en étroit rapport avec des voies cognitives. L’un des représentants les mieux avertis de l’avant-garde, le peintre et musicien Mihail Matjushin, avait foi en une « vision élargie » (Zor-ved, 1923), c’est-à-dire en la possibilité d’étendre le champ de vision de l’homme grâce à la liaison de deux modes de vision, le voir (« zrenie ») et le savoir (« vedenie »), qui pourrait permettre de parvenir à une perception totale, ouverte à 360°5. L’idée de cette perception complète, occiput compris (« rasširenoe poznanie, rasširenoe smotrenie, zatyljučnoe zrenie, širokoe zrenie »), était aussi inspirée par Hermann von Helmholtz, Johann von Kries et leurs recherches dans la quatrième dimension6, pour lesquelles la liaison des objets entre eux conduisait à une vision complète. Dans « Expérience de l’artiste de la nouvelle dimension » (« Opyt chudožnika novogo izmerenija », 1926), à la suite de mathématiciens tels que Hinton, Lobačevskij et Riemann, Matjushin tient la ligne pour le moyen de faire l’expérience des nouvelles dimensions de l’espace-temps. La ligne, qui donne pour la conception de l’espace trois coordonnées et par son mouvement exprime aussi le temps, générerait un nouvel art pour la perception élargie. Si le mouvement des lignes se déroule dans une dimension, la ligne courbe, la « nouvelle verticale », s’étendrait comme un prolongement des droites vers l’avant et vers l’arrière à l’infini. Elle étendrait le champ de vision, liant les formes dans le flux d’un continuum sans limites et sans divisions7.
Cette manière de voir le monde comme un tout fluctuant, influencée par le symbolisme, fut éclipsée, pour l’avant-garde tardive, par une vision du monde analytique qui interprétait celui-ci comme une construction, issue de quelques éléments de base. Au lieu d’une intuition de l’espace-temps inspirée par la mathématique plus que par la physique, les données de perception qu’apportaient les outils mécaniques et l’intégration par le montage s’imposèrent. Les constructivistes n’aspiraient plus à une compréhension universelle du monde, mais bien plutôt s’affairaient à la construction projective du nouveau monde, en partant des formes géométriques élémentaires. Ainsi naquit, dans le nouveau contexte politique des années vingt, un nouveau système des formes de signification idéologiques. Il ne s’agissait plus, pour le spectateur des œuvres de l’avant-garde tardive, de voir toujours plus et toujours plus loin. Il importait plutôt de l’orienter à travers un langage de masse compréhensible et visuellement efficace, dans la direction révolutionnaire visée. Les efforts en vue de la grammaticalisation des arts se déplacèrent de l’invention d’un langage cosmique universel à la formulation d’une grammaire des formes qui soit la plus compréhensible, qui convienne le mieux au public, efficace et reproductible en série. Sous l’effet de ce tournant du débat sur les art, des formes utopiques abstraites étaient souvent revêtues d’une apparence concrète : les signes se transformaient à nouveau en images de choses.
3. La spirale comme forme de pensée de la créativité naturelle et civilisatrice
Le motif de la spirale, comme figuration visuelle de l’évolution, de la croissance et du progrès, est la forme géométrique ayant fédéré tous les domaines de l’activité créatrice, dès le xixe et au début du xxe siècle8. On vit dans sa naissance formelle à partir du cercle et de la ligne la synthèse des mouvements horizontal et vertical, un échange rythmique de la statique cyclique et de la dynamique linéaire. Forme du progrès irrégulier et forme aussi de l’épanouissement créatif, la spirale s’intégra dans tous les systèmes, philosophique, anthropologique et artistique. Pour le projet artistique mégalomaniaque de l’avant-garde tardive, celui de la construction de la vie (« žiznestroenie »)9, c’est-à-dire une conception de la vie comme œuvre d’art, la spirale était la marque de la synthèse esthético-idéologique de tous les domaines de la vie10.
Aux temps prérévolutionnaires, la spirale avait déjà pris, chez les symbolistes russes, une signification mythico-poétique globale. Dans la poésie, elle incarne la représentation du cosmos et de la vie dans les cercles éternels de la création perpétuelle11. Andrej Belyi, le plus important poète, écrivain et théoricien symboliste, fils du mathématicien Andrej Bugaev, dans son essai Saintes couleurs (Svjaščennye cveta, 1903), lit les formes géométriques fondamentales comme des formes du temps : la ligne droite représente l’écoulement linéaire du temps ; le cercle, l’éternel retour ; la spirale, comme synthèse de la droite et du cercle, la réunion des temps linéaire et cyclique12. Dans « Ligne, cercle et spirale du symbolisme. La ligne » (Linija, krug, spiral’-simvolizma. Linija, 191213), où l’interprétation du temps de Belyi rejoint celles de Rudolf Steiner, de Friedrich Nietzsche et de Herbert Spencer, les diverses formes géométriques ne représentent plus seulement des formes de temps, mais aussi bien des formes de pensée philosophique : le point équivaut au momentané, la ligne au développement, le cercle au dogmatisme et la spirale, en tant que combinaison de la ligne et du cercle, signifie l’évolution. Quelques années plus tard, dans son roman Kotik Letaev (1915-1916, paru en 1918), Belyi fait de la spirale la métaphore du passage, tant physique qu’intellectuel, de l’enfant à l’adulte14. Le héros éponyme, dont le nom de famille vient du verbe « voler » (letat’), s’abandonne au flux de sa conscience, où les étapes du développement de sa vie se fondent avec l’évolution de la terre. D’abord confus, son état de conscience butant parfois dans le ponctuel se modifie progressivement en une forme qui s’organise en manière de spirale.
Dans « Crise de la culture » (« Krizis kultury », 1920), Belyi met la ligne, le cercle et la spirale en relation avec divers mouvements de pensée et modèles de culture. La ligne captivée dans le cercle statique et fermé du dogmatisme, niant toute perception du temps, serait à nouveau mise en mouvement par la dynamique de la spirale. Ligne mouvante qui, malgré le retour, décrit un mouvement vers l’avant, celle-ci figure la voie de la pensée : « La spirale est la ligne la plus simple du flux de la pensée15. » Belyi dessine deux projections du modèle culturel dialectique de la spirale, sur le plan et dans l’espace, pour démontrer comment, dans le cours de leur évolution, les cercles rompent avec leur « dogmatisme », étirent leurs courbes toujours plus largement et enserrent toujours plus d’espace, jusqu’à absorber le « point » de l’homme individuel (voir fig. 3 et 4).
Il confronte à présent sa cosmologie poétique de l’évolution avec des références à la dialectique comme ontologie du marxisme.
Elle [la spirale] provient du point. Elle s’étire au-delà de la ligne circulaire, que la ligne de l’axe (la droite) encercle. La spirale est une ligne circulaire : il y a en elle évolution aussi bien que dogme : elle est l’ensemble des projections du cône aux lignes encerclantes qui tombent verticalement sur le plan. La première est le triangle : aucune ligne, mais deux lignes, qui en haut et en bas se séparent. La ligne d’évolution habituelle (axe) n’est pas donnée. Ce qui est donné c’est l’ouverture de cette ligne et l’opposition qui croît en elle. Nous voyons clairement le triangle, non le cône. Et nous ne voyons pas non plus de ligne. L’on s’imagine que l’axe qui traverse est droit. Aucune évolution n’est donnée dans la familière découverte de cette expression sombre. Elle n’est offerte que comme une pensée accessoire, d’une validité limitée. Si l’on observe le mouvement de la spirale dans la seconde projection, on voit un cercle avec un point ; la ligne de l’évolution est comprimée (comme la philosophie de Spencer dans l’aphorisme évoquant un décadent sur la vérité de l’instantanéité). Pourtant le cercle tournoyant n’a pas de fin (la spirale n’est pas enfermée dans le cercle) : le cercle dogmatique est non-vérité ; les non-vérités de la dogmatique, le temps comprimé en système16.
Si intimement proportionnelle qu’elle soit en vérité, la spirale déploie selon Belyi une force dévorante. On le voit encore dans son écrit Glossolalie (Glosolalija, 1917-1922), où il invente une langue idéographique universelle utopique basée sur des « images sonores » (zvukoobrazy) visuelles, qui figurent les mouvements de la langue et le passage de l’air dans la cavité buccale. La forme attribuée au mot « passion » (strast’) est justement celle d’une ligne emportée se développant en spirale (voir fig. 5).
En 1915-1916 déjà, soit trois ans plus tôt que le projet de Tatline pour son Monument à la IIIe Internationale en forme de spirale, le poète futuriste russe Velimir Chlebnikov avait réalisé un portrait de son ami Vladimir Tatline, sur la joue duquel montait une spirale, comme un stigmate (voir fig. 6).
Elle sera un présage du monument à venir.
Au même moment, Chlebnikov dédia à l’artiste un poème imagé (Tatlin) dans lequel celui-ci est dépeint sous les traits d’un prophète qui emprisonne le soleil dans ses ailes faites d’hélices de bateau ou de propulseurs.
Tatline, clairvoyant aux vis ailées
Et chanteur de la vis sévère
De la confrérie des attrapeurs de soleil17.
En 1913, dans leur « opéra » d’avant-garde, l’œuvre d’art totale de Chlebnikov (texte), Aleksej Kručenych (livret), Matjušin (musique) et Malevič (costumes, décor), les futuristes russes proclamèrent La Victoire remportée sur le soleil (« Pobeda nad solncem »), c’est-à-dire le dépassement du culte solaire des symbolistes. Le soleil vaincu serait désormais au service de l’artiste d’un avenir utopique. Et c’est en Tatline justement que Chlebnikov discerne l’artiste du futur, celui qui tient le soleil prisonnier dans sa spirale.
Au même moment, tandis que Chlebnikov chantait le mouvement rotatif des propulseurs, la lumière solaire et Tatline l’artiste prophétique, le motif se fait jour également chez un théoricien de l’art et de la littérature marxiste aujourd’hui presque oublié : Nikolaj Čužak, sympathisant du groupe des futuristes russes. Influencé par des écrits marxistes anciens et récents, mais aussi par le Also sprach Zarathustra de Nietzsche, par le philosophe symboliste Vladimir Solov’ev et par le premier théoricien de l’art prolétarien Aleksandr Bogdanov (en réalité Malinovskij), Čužak se fait le prophète, dans l’opuscule Au sujet de l’esthétique du marxisme (K ėstetike marksizma, 1916), de l’art dialectique du futur. Dans cet écrit enthousiaste qu’il rédige durant sa détention à Irkutsk en Sibérie, la symbolique du soleil est associée à la représentation d’une tour, dont un artiste-génie du futur assurera la construction et fera l’ascension. L’art nouveau de « la création ailée » (obezkrylennoe tvorčestvo), suivant les principes de la dialectique (« dialektika ») marxiste, devrait résulter du triomphe continuel sur les antithèses (« antiteza »), les oppositions (« protivorečie ») et les contraires (« protivopoložnost’ »). Sa tâche doit être de « transformer la réalité en vue d’une perspective lointaine » (pretvorit’ dejstvitel’nost’ v dalekoj perspektive). Un art pareil, seul pourrait l’apporter un artiste-génie, que Čužak décrit comme « porteur de soleil » (Sol’nes), heliophoros. Il présente aussi cet artiste messianique comme un architecte (« stroitel’ »), constructeur d’un haut phare tendu vers le soleil.
Dans les années vingt, Čužak porta son concept de l’art de 1916, mélange de marxisme et de symbolisme, à un niveau supérieur d’élaboration. Dans le volume De la dialectique de l’art. Du Réalisme à l’art comme forme de la production (K dialektike iskusstva. Ot realizma do iskusstva kak odnoj iz proizvodstvennych form, Čita, 1921), publication de divers essais des années antérieures, il voit l’art comme une forme dialectique au flux constant (« javlenie tekuščee »), comme le processus de résolution permanent du conflit entre l’ancien et le neuf. Ce n’est que par la négation et la destruction de l’ancien qu’un nouveau départ peut avoir lieu. C’est pourquoi chaque forme du présent contient en elle-même le germe d’une destruction future, la « contre-révolution ». Chaque forme devra, avec le temps, être détruite afin que, comme le Phénix renaissant de ses cendres, un nouvel art puisse ressurgir. La destruction des formes anciennes fait tout un, pour Čužak, avec l’acte créatif du renouveau, qu’il voit réalisé notamment dans le futurisme.
L’idée que propose Tatline pour le Monument à la IIIe Internationale (1919) est le projet le plus monumental d’une spirale (voir fig. 1 et 2). La réponse que fit El Lissitsky à ce monument à la révolution est un portrait fictif de Tatline réalisé en 1921-1922, qui porte le titre Tatline travaillant au monument à la IIIe Internationale. Des signes mathématiques y sont dessinés, au-dessus du diagramme d’une spirale. C’est une image qui vient illustrer un des Six Récits à fin légère (Berlin, 1921-1922), au sujet d’un mathématicien créateur d’une machine volante, de l’écrivain Il’ya Erenburg, éditeur de la revue Gegenstand/Object/Vešč18. Pour Lissitsky, l’illustration au sujet de ce mathématicien sur la base d’une photographie est l’occasion d’une allusion à Tatline, qu’il présente comme homme de science et définit comme astronome au travers de sa pose et la distribution de ses instruments : quand d’autres les observent, lui, à l’aide de son compas, construit les corps célestes (voir fig. 7).
Effectivement, à la place d’une lunette d’approche, c’est un compas qu’il pointe devant son œil – et il semble que celui-ci se soit élargi démesurément pour devenir cet organe qui construit tout en traçant19. L’échelle de réglage du compas se prolonge derrière sa tête pour former une auréole. Devant lui, des formes suprématistes et les visions de l’architecte du monde se répandent dans l’espace. Certaines d’entre elles portent inscrits des signes mathématiques et des formules. On trouve, au-dessous du diagramme de la spirale, la racine de l’infini. Au-dessus, posé en collage, flotte comme la lune le visage d’une femme – de l’espèce des déesses lunaires, de Tanit jusqu’à Diane – dont la bouche est recouverte d’une bande sombre. L’intensification du visuel l’emporte sur la parole ; le voir sur l’ouïe. Le corps de l’artiste est devenu le point de départ des instruments géométriques et des formes qui sont depuis l’Antiquité le contraire de la nature organique. C’est justement dans la pupille ronde de l’artiste qu’advient la métamorphose de l’organe en instrument mathématique. Comme le compas, l’œil se meut en des cercles toujours neufs. Il devient outil, qui n’a pas pour fonction de saisir le monde, mais de le former et de l’engendrer projectivement comme forme géométrique.
Dans un autre livre d’Erenburg, dont le titre fait allusion à la célèbre réplique de Galilée : Et pourtant elle tourne (A vse-taki ona vertitsja, Moscou-Berlin 1922), mais en substituant la tour [russ. fem. bašnja] à la terre, Erenburg fait un éloge enthousiaste du célèbre monument de Tatline, dans lequel « la dynamique du présent se traduit en une merveilleuse spirale20 ». Si Erenburg, à Berlin, sous les termes « dynamique du présent », pense surtout à l’avènement du nouvel âge des machines, l’interprétation visait plus volontiers en Union soviétique un sens politico-idéologique. Le progrès de la technique va main dans la main avec le changement du système politique. La spirale ne cesse de se renforcer à la faveur de son acception marxiste-léniniste, où elle s’inscrit comme la forme visualisée du marxisme dialectique dans l’iconographie soviétique des formes organisées et instrumentales. Comme forme dynamique, récapitulation de toutes celles qui la précèdent, elle est une figure du projet socialiste de la refonte de la vie. Dans « Sur les monuments » (« O pamjatnikach », 1919), Nikolaj Punin explique que le monument de Tatline aurait sonné le glas du monument orné de figures humaines. Il a introduit, en leur lieu et place, la technique la plus moderne visant la fonctionnalité : radios, haut-parleurs, affiches illustrées et projecteurs géants. La construction synthétique de l’ensemble comprend les différentes formes d’art et toutes les formes géométriques connues, ou bien leurs parties, tels le cube, le cylindre, le cône et la sphère. Le monument qui doit dominer la ville de sa silhouette immense mettra les masses en mouvement et les façonnera comme un matériau, idéologiquement.
Dans le principe, il faut absolument souligner, en premier lieu, qu’absolument tous les éléments du monument sont des appareils techniques du présent, aptes à servir à l’agitation et à la propagande ; en second, que le monument est le lieu du mouvement le plus tendu : en lui, il ne s’agit guère que les personnes se tiennent debout et s’asseyent, il faut plutôt qu’elles soient, mécaniquement, tirées vers le haut, vers le bas, qu’elles soient transportées contre leur volonté et que devant elles la phrase forte et laconique de l’orateur agitateur s’illumine et puis – la plus jeune nouvelle, la plus jeune décision, la plus jeune découverte, l’explosion des pensées simples et claires, la création. Seule la création21…
Dans sa brochure Le Monument de la IIIe Internationale (Pamjatnik III Internacionala, 1920), Punin décrit la spirale comme la ligne la plus élastique, la plus tendue et la plus versatile de toutes22. Son mouvement serait comparable à la volonté du créateur et aux muscles du travailleur. Exprimant le nouvel esprit, elle s’élève au rang de nouvelle « forme classique de la dynamique » (klassičeskaja forma dinamiki), qui renversera les formes statiques de la Renaissance.
La forme entière se balance comme un serpent d’acier qui est dominé et organisé par le mouvement d’ensemble de toutes ses parties, et s’élève au-dessus de la terre. La forme veut triompher de la matière et de la gravitation, la force de la résistance est grande et chargée. Tandis qu’elle tend ses muscles, la forme cherche l’issue pour s’extraire hors des lignes les plus élastiques et les plus rapides qui soient connues au monde : les spirales. Elles sont en plein mouvement, remplies de diverses aspirations, lancées dans leur course, et elles se découplent comme la volonté créatrice et comme les muscles que le marteau tend. [...] La spirale est – la ligne du mouvement de l’humanité libérée. La spirale est l’expression idéale de la libération ; régnant dans son pas sur le monde, elle s’échappe de la terre et il semble qu’elle est devenue le signe de la libération de tous les intérêts animaux, terrestres et souterrains23.
Le formaliste russe Viktor Šklovskij voit aussi dans « la spirale de fer » la sémantique politique du matériau réalisée : « Le monument est constitué de fer, de verre et de révolution » (voir « Le monument de la IIIe Internationale » / « Pamjatnik tret’emu internacionalu », 192124).
Bien qu’il ne se trouve dans les sources russes contemporaines pas d’indications que Tatline aurait thématisé, dans son monument, le globe terrestre comme le lieu de l’univers utilisé comme plate-forme de la spirale de la révolution, un chercheur tel qu’Anatolij Strigalev Punin a poursuivi le mouvement spiralique de l’interprétation dans quelques prolongements25. Selon Strigalev, le pilier oblique devait rappeler, comme l’indicateur d’une horloge solaire cosmique, l’inclinaison de l’axe de la terre. Le mouvement spiralique serait donc le prolongement du mouvement de la terre tournant sur elle-même.
Mais la spirale de Tatline ne se meut pas seulement vers l’avant, elle va aussi pour ainsi dire en arrière, où elle découvre son propre passé. Dans le Monument à la IIIe Internationale, aussi bien que dans la pensée révolutionnaire-utopique des années vingt, se manifeste également la pensée anticipatoire des utopies socialistes des années 1860. Le Monument n’est pas qu’une architecture utopique, il est aussi un mémorial des utopies politiques et sociales du xixe siècle, qui souvent se sont trouvé amalgamées aux plus modernes acquis contemporains. Dans les pages du roman socialiste programmatique de Nikolaj Černyševskyj Que faire ? (Čto delat’ ?, 1962-1963), l’utopie, paraissant sous les auspices du rêve de l’héroïne Vera Pavlovna, prend la forme du Crystal Palace londonien construit en 185126. Dans le rêve de cette femme émancipée, ce palais idyllique, architecture pionnière pour sa technique, se présente comme l’habitat, le lieu de travail et de plaisir de gens des masses, éternellement jeunes et heureux dans l’opulence. L’immense édifice que traverse la lumière solaire, léger et transparent modèle du monde utopique, se voit équipé par la rêveuse de musées, de bibliothèques, de salles de bal, de théâtres et de logements. Les galeries qui entourent le bâtiment découvrent une vue panoramique sur les champs travaillés par les machines. Dans le rêve, l’édifice se transforme en une architecture à coupole, tente agrandie à l’échelle céleste où l’humanité entière trouverait sa place.
Mais cet édifice immense – qu’est-ce donc ? Jamais encore il n’y en eut de pareil, ou bien oui, il en existe déjà une ébauche : le palais sur les collines de Sydenham. Du fer et du verre – rien de plus. Pourtant il forme aussi un bâtiment protecteur, il contient la demeure qu’il faut, une gigantesque demeure prise dans ce bâtiment de fer et de cristal comme dans un fourreau, avec de larges galeries qui conduisent à tous les étages. Comme elle est légère l’architecture de cette maison intérieure aux fenêtres grandes et hautes, toutes rapprochées les unes des autres ! Les murs de pierre semblables à une rangée de colonnes composent simplement un cadre aux fenêtres ouvertes sur les galeries. Mais de quoi sont faits les sols et les toitures ? Ces portes et ces embrasures de fenêtres ? Qu’est-ce que cela peut être, de l’argent ou du platine ? [...] Au travers de la coupole de verre mat la lumière électrique qui se répand remplit les vastes pièces d’une lumière blanche, claire comme le jour et douce. C’est bien un millier de personnes qui sont assemblées dans la salle, mais c’est bien trois fois cela que l’espace pourrait confortablement accommoder27.
Le bâtiment moderne de verre et de fer est une figure métaphorique de la transformation collective de la société et anticipe ainsi sur la tour de Tatline. Tandis que cet édifice du xixe siècle à coupole offre aux hommes assemblés, comme une église orthodoxe, un abri introverti et comme utérin, ils devraient, dans le fanal extraverti de Tatline et grâce à lui, se trouver lancés et conduits dans le mouvement. La spirale ne tire pas seulement vers l’avenir, elle réveille aussi le passé.
Tout au long des années vingt, la spirale sera évoquée de plus en plus souvent et trouvera des applications matérielles toujours plus fortes. Sa forme n’est plus projetée dans des monuments utopiques et irréalisables. Portée par l’idéologie de la vie collective active, elle fait son entrée dans les produits en série de la vie quotidienne socialiste. Du statut de forme de l’avenir transformé, elle évolue vers celui de forme de la vie quotidienne déconstruite. Dans son écrit « Sous le signe de la construction de la vie » (« Pod zankom žiznestroenija », 1923), Čužak progresse encore d’un pas dans sa compréhension de l’art dialectique. Sous le terme dialectique, il entend désormais une forme d’art synthétique en mouvement (v dviženii), qui entraîne la matière à travers l’idée. Dans la mesure où l’idée travaille la matière, se mêle à celle-ci et s’incarne en elle, elle transforme l’art en forme idéologique.
C’est seulement comme produit du registre dialectique des choses que l’idée mérite l’attention intense du prolétariat. Seule l’idée du « sentiment » dialectique du monde à travers la matière est la véritable et fructueuse condition d’élaboration de la chose. [...] La création de nouvelles valeurs idéologiques et matérielles à la lumière de l’avenir – c’est là l’unique et fidèle critère par lequel un dialecticien s’approche de l’art28.
L’artiste letton Gustav Klucis, qui était avec Aleksandr Rodchenko un des plus importants « monteurs » de fragments de réalité soviétiques, dans l’illustration en photomontage qu’il associe au poème V. I. Lenin (1925) de Vladimir Majakovskij, arrange la masse des hommes en une courbe qui s’enroule autour de la figure de Lénine. C’est depuis celui-ci que l’idée déterminante se répand : « la dictature du prolétariat – la voie vers le communisme », comme un indicateur de forme spiralique (voir fig. 8).
Comme s’ils étaient dessinés par la main de Lénine, des vagues d’hommes toujours plus importantes grossissent les boucles successives de la spirale. Les têtes sont traitées comme des points dans l’ornement de la masse que dépeint la spirale de la réorganisation socialiste de la vie.
La spirale a frayé son chemin dans tous les domaines de la vie et les enchaîne dans son rythme dynamique. Elle n’appréhende pas seulement la superstructure abstraite, idéale et immatérielle, mais aussi l’infrastructure matérielle des choses. Une photographie d’Aleksandr Rodchenko qui montre une hélice a été choisie pour la page de couverture de la deuxième livraison de la revue Novyj Lev en1928 (voir fig. 9).
Cette infime portion de quotidien, qui ressort à peine parmi les millions d’objets produits en série, s’érige, agrandie, en actrice ou héroïne de la représentation. Telle une perceuse spirale, l’hélice mord dans le dur matériel et en même temps assure sa cohésion. La dynamique de la spirale est désormais inclinée dans une autre direction et s’éloigne de la sphère du futur supraterrestre et utopique vers la matière terrestre, dans le présent.
De même que la spirale se développe du point à la ligne, de la ligne au cercle et à une chaîne de cercles alignés et croissants, elle décrit aussi comme forme de pensée des cercles toujours plus larges et croît comme une galaxie pour se transformer de forme de pensée idéologique en la forme de la pensée idéologique par excellence. Elle devient force créatrice, qui se subordonne la matière, la traverse et lui donne forme dans le temps et l’espace en planifiant. Elle se soumet l’histoire, la société et l’individu qui sont tous emportés dans son flux rythmique. Au sein de cette forme de pensée, la cognition et la création historico-matérielle ne font plus qu’un. La force créatrice de l’artiste comme démiurge de l’œuvre, dans le passage du symbolisme au constructivisme, s’accomplit comme force de création sociale. La spirale incarne en même temps les côtés idéal et matériel de l’art et de la vie : elle se subordonne la matière, la fixe dans les coordonnées d’espace-temps correspondantes et la traverse idéologiquement. La vie comme œuvre d’art et l’œuvre d’art comme vie s’unissent dans le nouveau concept de la construction de la vie (« žiznestroenie »).
4. La réception de la technique et « l’art des machines » au-delà de l’art : Raoul Hausmann et Dada Berlin
La configuration technique ou davantage encore le désir de la technologie à l’art, tel est sans doute le premier élément du projet de monument de Tatline auquel ses contemporains, les dadaïstes, ont prêté une attention (pas du tout) sérieuse.
À la « Première Foire Internationale Dada » à Berlin (encore une Internationale !) paraissait en 1920 une affiche, dont le texte très contestataire, logé parmi l’amas des collages, photomontages, constructions et objets clamait : « L’art est mort. Vive le nouvel art des machines de Tatline » (Die Kunst ist tot. Es lebe die neue Maschinenkunst Tatlines) (voir fig. 10)29.
Non loin de ce slogan, dans l’espace intérieur bizarrement disposé, on voyait le portrait défiguré par un collage d’un jeune homme de belle apparence et élégamment vêtu, cadré en buste et tourné vers le spectateur : Tatline vit à la maison (voir fig. 11).
Le titre du photomontage de Raoul Hausmann ne se borne pas à livrer l’identité de ce difforme homme-machine, il redouble aussi l’étrangeté de son apparition en donnant l’indication sur son environnement : il est « à la maison », ce qui peut aussi simplement signifier en allemand, « chez lui ». Tatline justement, ou bien même un homme comme Tatline, « vit à la maison », ainsi comprend-on le titre qui présente le bâtisseur de la nouvelle tour de Babel dans un cadre domestique, fût-il d’une définition tout arbitraire. Il demeure que le héros, ce beau jeune homme aux traits marqués dont le regard plonge dans celui de son spectateur, est bien campé dans les conventions du portrait bourgeois. Néanmoins, il n’y a que le regard d’un de ses yeux qui puisse passer pour naturel ; de l’autre œil, c’est l’essieu d’une automobile qui nous fixe. L’œil-roue est associé à toutes sortes de rouages métalliques mécaniques, un vilebrequin, des axes de toutes sortes, encore d’autres roues… Tout cela est jeté ensemble dans le photomontage, pour fonctionner pourtant comme les pièces de la machine mystérieuse dans laquelle chaque chose serait intégrée dans un but impénétrable. Et tout cela prolifère à partir de la calotte crânienne soigneusement découpée d’un homme au-dessus duquel croît un morceau de mécanique automobile dessiné en détail. Cet homme est-il maniable comme une automobile, ou bien est-il lui-même une sorte de conducteur ?
L’intérieur aussi nous déroute un peu. Le plancher de bois est fortement incliné dans un raccourci abrupt, comme dans les peintures « métaphysiques » de Chirico, et produit un effet mystérieux. Une observation plus attentive permet d’établir que toutes les lignes de définition de la pièce rayonnent à partir du centre du gros volant, de même que le cadre des photos, accrochées sur le mur du fond de la pièce dans un raccourci d’une étroitesse paradoxale. La pièce n’a donc pas précédé le héros ; c’est au contraire de lui qu’elle émane. Au côté du personnage principal est placée une sorte de mannequin sur son pied tournant, dont le torse est ouvert comme le crâne : c’est un modèle anatomique, dont les entrailles en plastique ne sont pas pour cette fois des pièces de machine ; tout près, un métronome ancien marque stupidement le tempo pour cette anatomie banale ou énigmatique. Derrière « Tatline », un homme semble s’échapper de l’image, tenant dans ses mains les poches retournées de son pantalon dans un geste signifiant la banqueroute dans le vocabulaire de la comédie ; c’est, pour ainsi dire, un immigrant découpé dans un des romans-feuilletons illustrés de la fin du xixe siècle.
Mais tout n’est pas dit pour la technique. L’image encadrée à l’arrière-plan est celle de la poupe d’un bateau à la pointe de la technique, qui pourrait être un sous-marin, et la carte géographique suspendue à gauche nous laisse deviner qu’il s’agirait d’un navire allemand. C’est peut-être une allusion à la guerre sous-marine impitoyable menée par la marine du Reich pendant la Première Guerre mondiale, puisque la carte affichée est celle de la Poméranie, du port de Stettin jusqu’au « corridor polonais » récemment abandonné à la Pologne par le Traité de Versailles. Le banqueroutier « commente » l’issue de la guerre par son geste inconvenant. Bien entendu, Tatline était matelot ; Chlebnikov l’a chanté dans l’image du lopast’ : c’est le mot, en russe, qui désigne le propulseur ou l’hélice de bateau. Déjà les futuristes italiens avaient aimé éperdument les hélices spirales ; ainsi Giacomo Balla donna à sa fille le nom d’« Elica », c’est-à-dire hélice. Alors y aurait-il donc, malgré tout, une discrète allusion à la double spirale du monument de Tatline ?
Nous pensons plutôt que cette homme-machine à gouvernail n’a été muté en « Tatline » que post festum ; il a été conçu premièrement comme la figure d’un pimpant bourgeois allemand, aux mécanismes de pensée en perfide harmonie avec la direction des propulseurs d’un navire de guerre sortant de Stettin. À la Foire Dada, tout près, était accroché un autre montage portraiturant encore un jeune homme exemplaire, également dans une pièce à la manière de Chirico. Dans son cerveau, nous relèverons des aperçus plus profonds. Intitulé Dada vainqueur,le collage reçoit dans le catalogue la description suivante : « Un cerveau de précision bourgeois appelle un nouveau mouvement mondial » (voir fig. 12) ;
il représente le bourgeois exemplaire, cette fois de profil. Le crâne ouvert de celui-ci n’est pas rempli de pièces de machine mais par un cerveau nu, représenté en plastique par un modèle d’anatomie didactique. Un tableau au mur montre à l’intérieur d’un autre modèle d’enseignement les deux moitiés de cerveau évincées par les rondeurs d’un derrière féminin. Sur un chevalet, un tram quelconque apparaît, qui porte le chiffre « 391 » – hommage évident à Alfred Stieglitz qui avait nommé sa galerie new yorkaise du numéro de la maison dans la 5th Avenue, « 291 », un numéro pourtant dépassé par le « 391 » dont Stieglitz désigna le surplus dadaïste dans ses expositions et publications antérieures. Au premier plan de son collage se tient Raoul Hausmann lui-même, vêtu chic et portant monocle, devant deux jeunes hommes anonymes découpés dans des publicités courantes. Ce n’est donc pas de « Tatline » qu’il s’agit ici ; c’est l’auteur, le « Dadasophe », le « cerveau de précision bourgeois ». Pourtant justement, dès avril 1919, Hausmann avait diagnostiqué la banqueroute de ces cerveaux-là dans son « Pamphlet contre la conception de la vie weimarienne ». « La sainteté de l’insensé est le véritable contraire de l’honneur des bourgeois, de l’honnête cerveau-sécuritaire, cette machine librettiste à disque moral interchangeable. [...] À l’extérieur de tous les tourbillons des événements réels, poètes sérieux, socialistes majoritaires et démocrates voilent la futilité dans les draperies raides de décrets respectables ; la métrique militaire alterne avec des airs de bonté et d’humanité – de la réserve sûre assurée par la possession d’une certaine quantité de billets de banque ou d’une livre de beurre ressurgit l’idéal de tous les imbéciles : Goethe, second Faust30. »
Dans sa rhétorique littéraire, Hausmann se sert d’un autre répertoire que dans ses montages. Dans les deux pourtant, le Je et « son » monde renchérissent l’un sur l’autre réciproquement et de la même manière, réciproquement, ils se décomposent. Il n’y a qu’à regarder son Tatlin et le montage « Cerveau de précision » de 1920 l’un à côté de l’autre : les personnages sont interchangeables. Hausmann est omniprésent dans ses œuvres. Son monocle est un persiflage du fonctionnaire whilhelminien et en même temps apparaît aussi comme un œil-caméra mécanique. Il est en cela analogue à la bouche hurlante, vue et revue dans ses photos, carte de visite de cet artiste conscient de sa valeur et bruyant, qui le clame : « Président de la lune, du soleil et de la petite terre (surface intérieure) ». À travers un « Soi » hypertrophié, Hausmann est donc devenu Tatline. Dans ce mouvement, la conscience de soi excessive entre en fusion avec le monde entier à un tel degré – qu’elle y disparaît. Dans le champ des beaux-arts (comme dans son habitus), Hausmann « est » toujours plus encore que dans ses textes l’éducateur bourgeois rival, un Je qui rassemble tout, même ses opposants.
La personnalité artistique démiurgique Tatline / Hausmann / « cerveau de précision bourgeois » reconstruit le monde comme un photomontage, mais toujours un univers, un monde, dont l’hémisphère nord reçoit dans Dada vainqueur le label de la nouvelle non-religion « Dada ». Si l’on en croit les titres des photomontages accrochés non loin du Tatline vit à la maison, cet univers du montage peut être le monde, le cinéma, l’Amérique ou bien « la dernière époque des ventres-de-bière à Weimar », qu’à la « Foire Dada Internationale » Hannah Höch massacra « au couteau de cuisine31 ». Une photographie bien connue montre Höch et Hausmann posant entre l’œuvre principale de cette dernière et son Tatlin dans une allure bien plus bourgeoisement sage que leurs œuvres. Si l’on regarde encore le Plasto-dio-dada-rama. Grandeur et décadence de l’Allemagne de Johannes Baader, cet amoncellement de journaux et d’objets trouvés, dans l’entassement d’une nef des fous composant une sorte de cuirassé, alors l’inclination opiniâtre des dadaïstes berlinois pour l’œuvre d’art totale tant décriée devient une évidence. Il s’agit bien de (dé)constructions et de montages, mais qui embrassent toujours des pays entiers, toute une époque, un monde de médias. Et chez Hausmann, c’est le nouvel homme. Ou bien s’agit-il du vieux bourgeois cultivé caricaturé, qui s’anéantit lui-même par son hypertrophie omnivore. Si, comme Hausmann, chacun se dit « Président de la lune, du soleil et de la petite terre (surface intérieure) », alors il n’y a plus d’univers et plus non plus de présidents !
L’égomanie de Hausmann se rapporte au Moi bourgeois comme « l’art des machines de Tatline » se rapporte à « l’art mort ». Le « cerveau de précision bourgeois » hypertrophié détruit le Moi conscient de sa valeur. Il en va de même de « l’art des machines » vis-à-vis de l’art : abolition par extension totale. Dans son comportement, Hausmann surenchérit aussi sur l’attitude du dandy, qui esthétise la norme par l’excès afin de la révéler comme ce qu’elle est, rien qu’un jeu, un jeu aussi raffiné qu’absurde. Hausmann « est » tout ce que la rhétorique de la publicité et de la politique de son temps rendait accessible à une conscience de soi véhémente – dans son excès de fierté, toute vraie fierté s’anéantit. Il incorpore aussi les identités d’artistes, lorsqu’il intègre par collage son visage dans le célèbre autoportrait du Douanier Rousseau32. Ainsi devient-il aussi Tatline, le démiurge du « nouvel art des machines ».
Tatline vit à la maison est intrinsèquement un hommage à double tranchant à l’artiste russe. Le « monteur » des nouveaux photomontages des dadaïstes berlinois se réfère à ce Russe qui éleva l’art au niveau de la construction. Le montage hausmannien fait entrer le monteur et son produit démiurgique, le nouveau monde, dans le « cirque dada ». Dans ce cirque, Tatline, qui vit à la maison, fait figure à la fois d’impresario et de clown.
En 1920, le montage Tatline vit à la maison manifestait les tensions des relations des dadaïstes avec la révolution et son art, dont ils se considérèrent complices égaux en droits bien avant les surréalistes. Un texte de Hausmann était imprimé, tête en bas, sur le catalogue de la « Première Foire Internationale Dada » dans une typographie fautive : « L’homme dadaïste est l’adversaire radical de l’exploitation [Ausbeutung], le sens de l’exploitation [ausBeutung] n’est produit que par les idiots et l’homme dadaïste hait l’idiotie et aime [lieBt] la folie ! Ainsi l’homme dadaïste [der daDaistische Mensch] se prouve vraiment réel [wahRhaft real] contre le mensonge puant du père de famille et du capitaliste crevant dans sa bergère33. » Dès 1919, une vague complicité avec la révolution prolétarienne s’était déjà fondée chez Hausmann dans des arguments tirés de l’individualisme anarchiste34. Dans son invective contre la « conception de la vie weimarienne », Hausmann tonnait : « Le communisme est le sermon sur la montagne, pratiquement organisé, c’est une religion de la justice économique, une belle folie : le démocrate n’est pourtant pas fou, il voudrait vivre jusqu’à son dernier sou35. » Dans ses textes introductifs, Hausmann donnait pour fondement de cet anarchisme un cocktail de Nietzsche et de Max Stirner, ce dernier faisant aussi de toute évidence office de source importante à la rhétorique de Hausmann36. Sur la première page du catalogue de la Foire Dada suivait, cette fois imprimé de travers, par la bouche du « Dadasophe », une anticipation de ce que la critique d’art aurait à dire de l’exposition dada : « un bluff tout à fait ordinaire ». Dans sa critique fictive, le rapport de Hausmann à l’interlocuteur russe se livre aussi : « L’œuvre d’art mécanique” est peut-être un genre courant en Russie – c’est ici une singerie sans talent et sans art. »
À n’en pas douter, l’hommage à Tatline est aussi une folie dadaïste ! Jamais il ne serait venu à l’esprit des dadaïstes berlinois de s’enrôler dans la troupe loyale des comités et des armées du prolétariat. Leur révolution permanente de la révolution conduisait aussi à contrecarrer, parce que aussi déshumanisant que la bourgeoisie, tout concept utopique, que ce soit en politique ou en révolution, ou même dans l’art. Pourtant, les valeurs bourgeoises avaient péri dans la boue et le sang des tranchées de la guerre. Si la déshumanisation de « l’art des machines » devait donc procéder de la destruction de la représentation de l’homme civilisateur bourgeois, alors on pouvait compter sur les dadaïstes ! Entre sympathie ironique et critique ludique, l’équilibre était extrêmement subtil.
La mécanisation de « l’art des machines » est accueillie comme ludique, subversive et destructrice du sens. Elle l’est en effet, le montage de Hausmann le démontre. En mai 1921, celui-ci explique dans son texte « Considérations (pour travailleurs) » : « La conscience optique est dotée aujourd’hui, grâce au chemin de fer, à l’avion, à l’appareil photographique et aux rayons X, d’une telle capacité de discernement que nous sommes devenus, par l’accroissement mécanique des possibilités naturelles, libres pour une nouvelle connaissance optique et aussi, avec elle, pour l’amplification de la conscience optique en la plasticité créatrice de la vie, qui peut à nouveau être à l’image des forces qui meuvent le monde37. » C’est la même idée d’une vision collective élargie que nous rencontrerons deux ans plus tard chez Matjušin (Zor-ved, 1923) ! Il était assez clair pour les dadaïstes berlinois qu’une vie ainsi remodelée n’aurait plus aucun besoin de l’art. Pourtant, cette contradiction interne mais pratique que constituait cet (anti-)art se défaisant lui-même, ils l’intégrèrent, pendant une certaine période, dans leurs travaux et dans leur pseudo-propagande. Mais peu après, Hausmann fit de cette opposition le noyau de sa critique. Dans les écrits de Hausmann, en dehors de la « Foire Internationale Dada », le protagoniste du « nouvel art des machines », pourtant une des principales têtes de file des dadaïstes berlinois, n’apparaît presque pas. Tatline lui-même n’est mentionné, indirectement, que dans un manuscrit de 1927 récemment publié encore dans le même souffle que le Bauhaus, Mondrian, Malevitch… « Le constructivisme a aussi peu à voir avec la construction, que le “Phantastik” avec l’imagination. » Une chaise ou une maison ne sont pas « constructivistes », mais simplement des constructions. « Tout le “constructivisme” n’est qu’un malentendu barbare sur le travail de l’ingénieur. » Hausmann prend ses distances tant avec Tatline qu’avec le surréalisme, c’est bien ce qui est indiqué dans la référence au « Phantastik ». La dissolution de l’art dans la vie, telle que les constructivistes l’avaient rêvée pour l’avant-garde, semble au « Dadasophe », quelques années seulement après Dada, une contradiction dans les termes38.
Dans Tatline vit à la maison, cette critique était déjà celée dans l’hommage. Il est vrai que nous rencontrons l’homme de l’exploit, le champion de l’action contre la fausse réflexion et la vénération des valeurs dépassées, le combattant du premier rang d’un pragmatisme impitoyable que Dada avait hérité du futurisme italien. Néanmoins, l’utopie de Tatline paraît déjà futile. Et pour finir, est-ce que ce créateur de mondes démiurgique ne vit pas lui-même « à la maison » ? ! L’utopie est toujours doctrinaire et dès lors non dadaïste. Car pour Hausmann, plus méta-utopiste qu’utopiste, Dada doit toujours être « plus que Dada », toujours se dépasser, être toujours ailleurs : dans le « neuf », celui de la révolution comme celui des publicités commerciales, dont Dada met en ligne de mire l’absurdité avec autant de complicité ironique que la révolution prolétarienne39. Ce que voulait Dada, ce n’était pas réaliser la révolution, mais la révolutionner en permanence, concept contradictoire, qui ne conduit finalement qu’au nomadisme du sens. Dada est toujours et déjà ailleurs, aussi ailleurs que cet universel démiurge de la révolution, du constructeur de la tour dans le souffle de l’avenir qui s’était lui-même transformé en machine biomécanique. Et cet ailleurs dadaïste est dirigé vers l’intérieur : « à la maison ».
5. La réception du motif de la tour : la dissolution de l’utopie dans le ready-made d’une « tour » faite de néons par Dan Flavin
Le Monument à la révolution de Tatline était une métaphore omnivore qui, telle la tour Eiffel selon l’interprétation de Roland Barthes40, pouvait autant signifier – de la créativité naturelle au progrès aussi bien technique que révolutionnaire, de la dialectique marxienne à la dictature du prolétariat, de l’art au service de la révolution à la disparition de l’art dans la vie – que ne plus rien signifier. Avec Raoul Hausmann, on était également dans le royaume de la signification hypertrophiée, mais dans l’oxymore, dans des sens opposés se dévorant mutuellement. Le matériel utilisé par le dadaïsme berlinois n’était pas seulement les documents de la bourgeoisie weimarienne, prétendument cultivée mais inhumaine, mais aussi les images du capitalisme américain, de la révolution russe, tour à tour glorifiées et déconstruites. Avec Dan Flavin, on passe de la métaphore surchargée à la métonymie systématiquement vidée de sens, de la signification à la facticité pure et surtout simple. Celle-ci, pourtant, réside dans le matériau banal, les néons, et non pas dans le titre porteur, quant à lui, d’un sens débordant. Mais la structure métonymique des éléments en série ressort d’autant plus en raison de son contraste avec la surcharge de sens cultivé apporté par le titre. Chez Flavin, donc, une autre hypertrophie de sens, cantonné pourtant dans le domaine du signifié, souvent en opposition ironique avec l’esthétique du matériel signifiant.
Le Monument de Tatline n’a intéressé Dan Flavin qu’au titre de la hauteur de la tour. C’est à l’aide du médium de son art que Flavin construit sa tour lumineuse : des tubes fluorescents, disponibles dans le commerce, sont disposés selon les tailles en degrés, de telle façon que se dessine le pictogramme d’une tour s’élevant en hauteur, tour qui ressemble à la vérité davantage à un gratte-ciel – comme par exemple l’Empire State Building de New York – qu’à l’œuvre complexe de Tatline (voir fig. 15).
Le matériau de construction est réduit à tel point que son image même se simplifie au-delà des marges de l’identification : seul le titre nous guide pour discerner encore la tour de Tatline dans cette création qui s’illumine.
Le matériau du langage iconique de Flavin est plus ancien que ce pictogramme arbitraire signifiant le chef-d’œuvre de Tatline. Le 25 mai 1963, il dessine une Diagonale de l’extase personnelle : rien qu’un tube de néon dans le champ visuel placé à un angle d’environ 45 degrés41. Presque toujours fixé au bâtiment sur une grille et par conséquent encastré dans les lignes architectoniques horizontales et verticales, le tube, ici, n’est consciemment perçu qu’à travers son installation oblique. C’est au besoin dans les réclames lumineuses que le néon peut être disposé de telle façon que les tubes et leur support ne sont pas dissimulés mais sautent aux yeux. Mais c’est d’une façon de loin plus lapidaire que Flavin transforme, par la seule opération d’un accrochage inhabituel, l’élément le plus banal, ces tubes et supports qui sortent du marché du bâtiment, en expression d’une « extase personnelle ». Dans quel monde vit-il donc, pour qu’un néon de travers suffise à exprimer sa toute « personnelle extase » ? À côté de cela, et de toute une série d’essais avec des tubes posés systématiquement à l’oblique qui déstabilisaient plus encore la sensation de l’espace, Flavin rentra pour ainsi dire dans les rangs. Loin de placer ses tubes au plafond, il les fixa sur le mur où, plutôt que de créer une ambiance lumineuse que normalement on ne remarquerait pas, ils se portent pour ainsi dire à l’attention. Il fixa un tube à la verticale sur le mur puis, à intervalle égal, deux autres, puis trois (voir fig. 13).
Ce « trois nominaliste », il le pose comme un hommage à Guillaume d’Ockham qui, dans les universaux, c’est-à-dire dans les concepts généraux, ne voyait pas les idées qui sont au fondement de tout, mais seulement des noms. Ainsi, voici encore un Trois, non qu’il soit issu de l’a priori mathématique, ou comme la plus petite multiplicité d’une triangulation universelle, celle de la divinité ; c’est simplement un nom, un nom pour trois tubes de néon42. De tels hommages ne sont pas exceptionnels dans l’art de Flavin : il existe ainsi des hommages à Barnett Newman, à Mies van der Rohe, à Robert Rosenblum…
Néanmoins, le matériau est un ready-made : c’est le moins coûteux, le plus facilement disponible, le plus économe en énergie de tous les moyens pour apporter la lumière artificielle, c’est pourquoi il est employé dans les ateliers, les bureaux et les espaces publics comme le mode d’éclairage le plus diffusé de l’après-guerre. Les significations les plus pompeuses sont arrachées à ce produit en série transformé en signe par son utilisation incongrue. Constamment le domaine de la signification surchargée – que pourtant seulement le titre implique – est en contraste avec la simplicité des éléments. Le contraste stupéfiant entre le matériau banal du signe et le débordement de signification nous conduit à nous interroger si, en dernier lieu, toute langue, tout système de signe n’est pas composé du matériau le plus simple, un matériau qui reçoit d’abord sa fonction significative à travers un titre dénominatif, tel « nominal three » (en soulignant le « three »), et qui est ensuite transformé en porteur de cette fonction significative ?
Dans l’année qui suit la découverte de son langage de signes, Flavin dessine cinq traits sur une feuille de papier, échelonnés en hauteur : Monument for V. Tatline (voir fig. 14)43.
Il s’agit donc à nouveau d’un hommage : ce ne sera pas « Le monument de Tatline » mais un nouveau monument qui lui est dédié, à lui qui était le concepteur d’un monument. Pour son monument, Tatline a gagné un monument, ou bien en quelque sorte un mémorial, un hommage funèbre. Malgré cette précision apportée par le titre, nous lisons la reproduction au néon d’un monument par Flavin comme une image de la « tour » de Tatline. Et pas comme le nouveau « projet » d’une nouvelle « tour » ! S’agit-il là sinon d’un monument « nominaliste », un monument qui réduirait le symbole universel de Tatline, synthétisant toutes les avant-gardes, à un simple nom ? Les cinq tubes de néon ne nous communiquent pas plus qu’une vague idée de tour.
Pour répondre à cette question, il nous faudra examiner d’encore plus près le langage de néon d’abord improvisé, puis établi dans ses règles par Flavin. D’une part, le tube d’éclairage est un ready-made, comme l’urinoir de Marcel Duchamp, son séchoir à bouteilles ou sa pelle à neige. Duchamp choisit des objets de production industrielle et d’usage quotidien, qu’il estimait privés de toute valeur esthétique. Flavin fait dans le tube d’éclairage un choix encore plus heureux peut-être que celui de Duchamp, dont les objets suscitent indéniablement l’intérêt, à cause de leur usage, de leur forme ou encore, dans le cas de la pelle à neige, à cause du titre (En prévision d’un bras cassé). Flavin emploie effectivement un produit de masse omniprésent, si habituel qu’il n’est jamais considéré en soi et pour soi. Mais à la différence de Duchamp, qui modifiait les objets uniquement par la signature, le titrage et leur transport dans un contexte artistique, Flavin installe des configurations de tubes de néon sur les murs des salles de galeries d’art et musées.
D’autre part, Flavin emploie les tubes de manière sérielle, comme dans la vie de tous les jours. En tant que produits de masse, ils ne sont pas seulement une partie d’une série qui peut théoriquement être continuée, ils apparaissent aussi tout bonnement en séries et rendent compte de cela, dans le cas de Nominal Three,directement dans la séquence un, deux, trois. Cette sérialité est analogue aux rangées de traits de brosse dans les « black paintings » de Frank Stella, mais aussi aux sculptures minimalistes de Donald Judd composées à partir de caissons que Judd fit produire de manière semi-industrielle. Ainsi que tous les deux le soulignent dans un entretien radiophonique de l’année 1964 publié en 1966, ils voulaient par ces formes s’opposer à l’idée de la composition, qui veut que toujours deux éléments au moins s’équilibrent à l’intérieur d’un tout44. Cela conduit toujours l’attention à se porter sur l’événement à l’intérieur de l’ensemble, mais non sur celui-ci en soi. Un tel art, Stella et Judd le décrivent comme européen, depuis l’Antiquité jusqu’à Kandinsky, et même à Mondrian, c’est-à-dire comme non américain implicitement. Dans l’entretien, ils déclarent que la composition équilibrée serait cartésienne, rationaliste ; ils protestent qu’ils entendent eux, au travers d’objets esthétiques entièrement transparents, se dissocier de cette manière de voir. « Ce qu’on voit est ce qu’on voit » (What you see is what you see), tel est l’adage. Au travers de la composition, l’attention se porte sur les relations entre les divers éléments, plutôt qu’elle n’est dirigée sur ceux-ci mêmes. Pour Stella et Judd, elle ne doit s’adresser qu’à l’objet évident par soi. Celui-ci doit, on peut le déduire, ou bien se présenter isolément ou bien être disposé simplement dans une série, car c’est seulement entre des éléments équivalents qu’aucune relation de composition ne parvient à s’établir. Dans le Nominal Three de Flavin, la relation est purement numérique. Le spectateur n’est pas invité à lire un rapport compositionnel d’équilibre ou de déséquilibre entre les tubes un, deux ou trois.
Le mouvement d’opposition contre la composition équilibrée, contre la subordination du particulier dans le tout, est le reflet d’un débat philosophique : Willard van Ornam Quine avait déjà prononcé depuis les années cinquante ses arguments contre l’idée qu’une hiérarchie pourrait subordonner les jugements simplement analytiques aux jugements synthétiques. Suivant la conception kantienne, les jugements analytiques n’étaient que l’explication d’une autre proposition de jugement, ainsi implicitement comprise, et par conséquent impossibles à réviser indépendamment de celle-ci. Pour l’empirisme classique, tradition dans laquelle Quine se place, toute connaissance finalement s’appuya, en dernière instance, sur des propositions issues de l’expérience, c’est-à-dire sur des propositions synthétiques (ou le prédicat rajoute quelque chose au sujet qui ne soit pas encore implicitement contenu dans celui-ci, par exemple la qualité d’être rouge dans un jugement qui constate qu’une fleur est rouge). Quine démontra que tous les jugements sont de la même nature, donc par principe aptes à être révisés. Cependant la révision de certains jugements, par exemple des propositions fondamentales en mathématiques, entraîne des conséquences beaucoup plus importantes pour l’ensemble de notre connaissance que celle d’autres propositions, comme par exemple celles qui décrivent les qualités extérieures d’un objet. Ainsi, l’attaque de Quine, contre la différence entre des jugements analytiques orientés seulement vers la structure « sémantique » interne de notre connaissance et des propositions synthétiques, est à voir dans le contexte d’une attaque empiriste contre les hiérarchies de la pensée rationnelle au sein de la tradition rationaliste. S’il n’y a pas de jugements analytiques, alors dans chaque expérience c’est toute notre connaissance qui est en jeu. Quine ne fait aucune exception de ces jugements que Kant avait considérés comme une forme particulière de jugements synthétiques, à savoir ceux qui sont possibles indépendamment de l’expérience, c’est-à-dire a priori : par exemple, les propositions fondamentales des mathématiques, de la logique, etc. De toute manière, le positivisme logique (Rudolf Carnap en dernier) les avait d’ores et déjà classés parmi les jugements analytiques, arguant contre l’idée kantienne sur la possibilité de jugements synthétiques en dehors de toute expérience. Quine, dans un mouvement de pensée doublement radical, s’oppose d’abord aux jugements synthétiques a priori, qu’il considère, avec Carnap, comme logiquement analogues aux jugements analytiques ; puis il attaque l’idée selon laquelle les jugements analytiques auraient une structure et fonction par principe différentes des jugements d’expérience. Pour lui, il n’y a, dans notre entendement, aucun domaine privilégié qui serait exempté du test de l’expérience. Tout est soumis au test de l’expérience. Pourtant, nous ne testons pas, dans l’expérience, les jugements un par un, mais toujours tout l’acquis de notre savoir sur le monde : « La totalité de ce que nous appelons connaissance ou croyances, de la plus négligeable donnée de géographie ou d’histoire aux lois les plus profondes de la physique atomique ou même de la mathématique pure et de la logique, est un tissu de fabrication humaine qui ne mord sur l’expérience qu’au long des bords. […] Un conflit avec l’expérience sur la périphérie occasionne des réajustements à l’intérieur du champ. Les valeurs de vérité doivent être redistribuées dans certaines de nos affirmations. La réévaluation de certaines affirmations implique la réévaluation des autres à cause de leur interconnexion logique – les lois logiques n’étant à leur tour simplement que quelques affirmations ultérieures du système, certains éléments plus éloignés45. »
Quine transforme le système rationaliste en système radicalement empiriciste, et il transforme l’empiricisme en un rationalisme radicalement systémique. Chez lui, rationalisme et empirisme reviennent au même. Judd et Stella défendent de façon analogue un art qui se constitue d’éléments entre lesquels le rapport esthétique est assurément totalement transparent, et par là rationaliste, mais sans permettre la perception de hiérarchies fondamentales. Il existe encore une autre similitude qui les rapproche : ni Stella ni Judd ne distingue plus entre le nouménal, pures formations mathématiques ou géométriques de l’esprit, et le matériel, comme Quine avait dépassé la différence entre le contenu en expérience, en matériel fourni par la perception sensuelle, et le contenu abstrait de jugements analytiques dont le contenu ne serait rien que d’autres jugements.
Dans son Monument pour Tatline (voir fig. 15), Flavin renonce à la composition sérielle la plus rigoureuse (celle de Nominal Three), où les hiérarchies comme la composition sont éludées pour favoriser la prépondérance de l’ensemble sur les parties. Cependant, il procède de manière transparente, en sorte que la composition hiérarchique n’est pour ainsi dire citée que dans la sérialité des semblables – et citée évidemment sur un ton de moquerie. Les deux petits tubes et les deux tubes moyens ne se placent pas autour du plus grand tube comme des porteurs de signification autonomes et abstraits dans une composition au sens de Kandinsky, mais construisent ensemble l’image d’une forme architecturale, effectivement une tour. Ainsi le caractère de ready-made, aussi bien que le caractère sériel et industriel des éléments est resté visible d’une façon déconcertante, voire amusante. Les cinq tubes sortent pour ainsi dire du rang de leur présentation d’autre part inéluctablement sérielle, pour se produire ici seulement ensemble, relief mural lumineux, comme un fanal luminescent. Comme matériau pour un tel monument, ils semblent mal appropriés. C’est comme s’ils faisaient la grimace de se donner le tour d’une « tour », justement la forme expressive architecturale archétypale, le signe de la puissance d’installation de l’homme, de sa force créatrice. Il y a, entre le signe et son matériau, un écart proprement ironique46. Tatline, le démiurge des Modernes, le créateur du monument au progrès par excellence, garde son œuvre principale comme « son » monument mémorial. Dans cette autre interprétation du Monument à la IIIe Internationale en monument de Tatline, il y a un renversement des valeurs : celui-ci fonctionne à présent comme l’épitaphe et le mémorial de son créateur défunt. Le Monument à la IIIe Internationale devient ainsi l’avertissement de son échec, un échec qui n’est pas fondé seulement sur la faisabilité compromise du projet, mais qui emporte avec lui tous les aspects du progrès que ce projet comme symbole universel embrassait.
Les tubes de néon qui prennent en grimaçant la pose de monument sont aussi en rapport ironique avec la déclaration nominaliste « what you see is what you see ». Ce que l’on voit, c’est cinq éléments d’éclairage dans une salle d’exposition, mais en même temps assurément un flambeau sur le vaste horizon. Les signes installent la mimésis en même temps qu’ils la renient. L’utopie d’avant-garde, dont le projet de monument de Tatline donne la synthèse, devient dès lors une simple réalité absorbée dans la série banale des signes autant que dans la facilité de l’illusion. L’utopie totale de Tatline appartient ici aussi à la série des pièces qui tombent tout achevées de la chaîne de montage. Alors la promesse d’un sens eschatologique les abandonne.
Et pourtant, ce sens reste visible et, avec lui, l’utopie d’avant-garde. Le spectateur qui s’arrête devant le Monument ne peut généralement se soustraire à son action lumineuse teintée de mystique. Quelle mystérieuse énergie rayonne ! Quelle grandiose confrontation s’offre au spectateur ! La tour se dresse face à nous, dans son ascension, tel un fantôme pourtant corporel, et nous procure une validité qui dépasse tous les horizons ! Le sublime au-delà du Monument pour Vladimir Tatline de Flavin rappelle celui des « black paintings » de Frank Stella dans lesquelles le spectateur voit toujours plus que seulement des coups de pinceaux égaux trempés dans la couleur industrielle (coups de pinceaux « ready made »). Les commentaires de Flavin lui-même nous fourvoient en général sur la signification de son travail en insistant avec une ironie mordante sur la simple négation47. Il ne faudrait pas s’y laisser prendre, car en effet le phénomène esthétique n’est pas le seul élément qui contredise ces déclarations de l’artiste. Dans la poursuite opiniâtre de son activité s’exprime déjà autre chose que cette simple ironie déroutante. Un surplus de la perception advient au-delà de la positivité de la chose. Quelque chose d’aussi pathétiquement que ridiculement sublime émane de cette configuration fluorescente. Et dans cette transformation, la tour de Tatline est à nouveau le monument de l’avant-garde tout court ici mystiquement présente.
L’utopie se configure d’une nouvelle manière dans ce monument à son tour quintessenciel de la néo-avant-garde. Si elle ne fait plus l’objet d’une foi, elle paraît cependant nécessaire comme vision primordiale. La nécessité des utopies en lesquelles on ne croit plus se traduit directement dans le stéréotype des objets conventionnels et sériels qui sont devenus ici le matériau du signe. En avertissement, le monument de Flavin rappelle, en même temps, aussi bien le démiurge mort de l’avant-garde qu’il ne rapporte, dans le présent, son rêve, comme un fanal. La distanciation ironique de Flavin concerne le contenu de l’utopie communiste, mais non le sens même de la pensée utopique, non la productive génération de visions utopiques qui s’impose, comme un espoir rebelle, contre la banalité du matériau du signe. Tatline avait condensé l’utopie sociale dans une synthèse allégorique compliquée. Son allégorie, Flavin la transforme en image tout à fait transparente de l’utopie vide dans l’art. Plutôt que de voir l’art se dissoudre dans la vie, c’est la vie, y compris la reproduction banale de ses déterminations industrielles (en allant jusqu’aux éléments d’éclairage) qui est conservée dans l’art, sauvée par la vision d’un sens qui n’est plus que l’objet d’un souvenir, d’un sens auquel on ne croit plus. D’abord démiurge d’une eschatologie sécularisée, l’artiste est devenu le commentateur ironique et par là aussi le défenseur du rêve menacé. Flavin se comporte comme un théologien négatif, qui n’accepte que la négativité. Ennemi déclaré de la néo-avant-garde48, dans la pose trop facile de la contre-avant-garde, il a pourtant bien saisi, en 1964, le sens de la néo-avant-garde dans son Monument pour V. Tatline, et a même anticipé sur l’essor des néo-avant-gardes de la période conceptualiste !
6. La réception de la spirale monumentale : croissance naturelle et croissance civilisatrice en accord comme en opposition
Smithson, sur sa Spiral Jetty (voir fig. 18),
nous amène à nouveau dans la métaphore, et dans une métaphore hypertrophiée. Mais à la différence du Monument de Tatline, son œuvre n’est en rien une métaphore d’un optimisme sans réserve, glorifiant toutes sortes de progrès, d’espoir. La Spiral Jetty est, au contraire, une métaphore de divers pessimismes apportés, depuis le tournant des années soixante, par de nouvelles expériences historiques, tels la pollution, la destruction de l’environnement naturel, l’enthropie, la fin des âges ou l’éternel retour du temps sur lui-même.
L’élément du monument de Tatline auquel Flavin n’a aucunement prêté attention, c’est la spirale. Selon Tatline, on a tenté ici de le montrer, celle-ci se désignait pourtant comme la forme constructive symbolique saillante et complète. Il y a beaucoup d’œuvres d’art qui se rapportent à la spirale vue comme forme de croissance depuis les années soixante mais qui, jusqu’à présent, n’ont pas été mises directement en rapport avec la grande métaphore de Tatline. Une bonne partie d’entre elles peut s’inscrire dans cette histoire générale de la spirale en tant que « forme de la pensée » qui traverse le xxe siècle, comme le Monument à la IIIe Internationale, sans en avoir cependant reçu l’influence directe. Les courbes de croissance qui empruntent parfois une forme spirale, introduites par Mario Merz dans ses igloos et dans d’autres pseudo-formes de construction néo-primitives, appartiennent assurément à ce cas.
La Spiral Jetty de Robert Smithson est un môle de forme spirale installé sur les eaux polluées d’un lac salé de l’Utah. L’œuvre traite des rapports de nature et culture, de croissance et progrès, de telle façon qu’une comparaison complexe plutôt que seulement formelle avec le monument de Tatline est séduisante. Après avoir regardé aussi le Monument pour Tatline de Flavin, l’ouvrage capital, ornemental et en même temps si monumental de Smithson apparaît comme une nouvelle péripétie dans la prise de position de la néo-avant-garde par rapport au monument quintessenciellement d’avant-garde de Tatline49. Dans la construction en profondeur de Smithson, comme dans la construction en hauteur de Tatline, le rapport de nature et culture reçoit un traitement monumental dans une spirale bâtie. Mais, comme pendant à la vision de Tatline, celle d’un dépassement sans à-coups de l’évolution naturelle dans le progrès civilisateur et culturel, Smithson propose une œuvre pessimiste, dans un milieu mort, où les poches de déchets de la civilisation ne rappellent la croissance que comme un signe défunt.
Dans les années soixante, accompagnant les miracles économiques en Europe et l’industrialisation intégrale de tous les domaines du vivant, est née l’expérience de la destruction de l’environnement à l’échelle mondiale. La spirale figure désormais les processus de croissance qui ne peuvent plus se poursuivre dans le contexte du développement technico-industriel et que celui-ci au contraire menace. Déjà dans les années vingt, par la photographie agrandie d’une fougère qui se déroule dans sa croissance en un mouvement spiral, Albert Renger-Patzsch avait proposé la spirale comme emblème des processus de croissance naturelle, ainsi que l’ont établi clairement, tout dernièrement, les fractales multicolores visualisées par Benoit Mandelbaum.
Mario Merz, qui était résolu dès 1968 à être un « artiste nomade », était tombé sur la série numérique de Léonard de Pise, appelé Fibonacci, dans un manuel de mathématique scolaire, à un moment ou l’autre en tout cas avant l’année 1970. Fibonacci, né en 1170 à Pise, avait été l’un des plus importants vulgarisateurs des mathématiques arabes en Occident. Dans son Liber abaci, célèbre au Moyen Âge et dont on connaît la seconde édition de 1228, il décrit une progression très simple à concevoir, un nombre s’additionnant à un nombre précédent, en commençant par le dédoublement de 1. Donc 1 qui s’additionne à 1 donne 2 ; le résultat s’ajoutera au dernier élément, donc 2 + 1 = 3, etc. : 3, 5, 8, 1350… En comparaison avec des séries plus complexes tendant vers l’infini, celle-ci est construite d’après une formule que l’on peut facilement appliquer comme règle simple à retenir. Pour Merz, cette série numérique devient l’image de la croissance naturelle. Dans la littérature sur Merz, c’est à tort qu’on a toujours voulu attribuer ces perspectives en mystique naturelle à Fibonacci lui-même. C’est Merz qui le premier remarque que chaque nombre a ici un père et une mère51. Dans l’œuvre de Merz, l’interprétation de la série de Fibonacci est à rapporter aux mathématiques supérieures comme, par exemple, aux fractales de Benoit Mandelbaum. Tout autant qu’une locomotive bricolée avec des boîtes de conserve peut se rapporter à une locomotive en état de marche. On sait que Claude Lévi-Strauss a comparé la pensée magique avec le « bricolage52 ». Mais c’est Merz qui le premier la convoque par une forme particulièrement « pauvre » de mathématiques. Il l’applique en tant que forme primitivo-archaïque d’abord sur des vitres de verre appuyées à l’aide de mastic sur des murs, puis sur des igloos et d’autres travaux. Dans une écriture imparfaite au néon, telle une réclame lumineuse tracée d’une écriture magique, ils s’illuminent sur des panneaux de verre fixés sur des boules de mastic pétri à la main ou sur des engins faits de tubes de fer soudés. Dans les igloos, d’une manière analogue, Merz travaille des matériaux industriels pour leur donner la forme d’un habitat archétypal, semblable à la hutte originelle.
Dans la forme spirale, avec laquelle il expérimente depuis longtemps, à travers l’étirement du centre vers la périphérie, Merz voit agir les forces d’une extension temporelle de l’espace. Pour le musée de Krefeld, installé dans la maison de Lange, une villa d’industriel datée de 1928, œuvre capitale de Mies van der Rohe, Merz propose dès 1970 une forme spirale qui doit rayonner à partir du centre du bâtiment (voir fig. 16 et 17).
Simplement dessinée au sol à la craie, elle allait ouvrir le bâtiment conçu dans un opulent langage formel auquel Merz s’oppose avec véhémence tout en lui apportant une autre dimension. Merz réalise ce projet en 1981 non à la craie, mais sous la forme d’un bras de cire d’abeille étiré sur le sol en spirale. Dans une cantine de travailleurs à Naples, en 1972, il disposa tour à tour un nombre croissant de personnes, en suivant la série de Fibonacci pour les photographier dans la salle de plus en plus peuplée (les photographies sont au Stedelijk Museum d’Amsterdam). Il voulait ainsi démontrer que les personnes aussi se multiplient, en fonction des moyens de subsistance, et ces derniers en fonction à leur tour du travail, suivant les règles de la croissance naturelle. À partir de 1975, il installe à plusieurs reprises des tables arrangées en spirale sur lesquelles des fruits sont entassés dans un amoncellement qui peut prendre des proportions considérables.
Pour Merz, la spirale décrit le déploiement de l’espace-temps au travers de la croissance. Dans cette mesure, il s’oppose aussi à Robert Smithson, dont la spirale, selon lui, court dans le sens opposé, de la périphérie vers le centre. Smithson n’aurait pas compris la spirale, déclare Merz en 1975 à Jean-Christoph Ammann53. Merz, pourrait-on rétorquer, n’a pas compris le tourbillon figé de Smithson, dans lequel les choses ne disparaissent pas comme dans le maelström d’Edgar Allan Poe, mais finissent figées. Au mois d’avril de la même année 1970, tandis que Merz de son côté découvrait la série de Fibonacci, Robert Smithson construisait sa Spiral Jetty, un môle de grandeur naturelle en forme de spirale s’achevant dans le néant, large de près de 4,80 mètres et long de 480 mètres, donc assez spacieux pour que sur le terrain pierreux adopté pour l’installation on puisse y faire passer les pelleteuses jusqu’à la fin du chantier. Smithson était né en 1938 à Passaic, New Jersey, au cœur d’un paysage naturel dont il a présenté au musée, dans les années soixante, l’état de dégradation. Il installait ainsi abruptement la logique du « site » et du « non-site » dans un chiasme complexe : le paysage, « site », est présenté dans l’absence de lieu que constitue le musée (« non-site ») au travers des photos des monuments de la destruction industrielle. Il est présent aussi au travers des pierres que Smithson transportait dans la galerie. Mais de façon bien plus immédiate, le spectateur comprend que le « site » est déjà devenu « non-site », du fait de l’opportunisme qui règne sur son utilisation à des fins de ravitaillement et d’évacuation54.
La thématisation du lac salé de l’Utah suit les lignes de la même logique. À la différence, par exemple, des Lightning Fields de Walter de Maria55, la Spiral Jetty n’a jamais été un lieu de pèlerinage pour les amateurs d’art moderne. Un an déjà après son installation, elle s’effondra pour toujours, telle une pensée fugace, dans le débordement du lac résultant de la hausse du niveau après la fonte des neiges. L’artiste décrit cela effectivement comme une partie intégrante de l’œuvre56.
Le monument de terre ne gagna la célébrité qu’après son naufrage, au travers du film en 16 mm couleur d’une durée de trente-cinq minutes fait par l’artiste, projeté à la Dwan Gallery de New York en novembre 1970, au travers des images de ce film et au travers des publications à son propos accueillies par les revues d’art. Il s’agit d’abord d’un article rédigé par Smithson en 1971, publié un an plus tard avec des photographies de Gianfranco Gorgoni, qui seront ensuite souvent reproduites (voir fig. 18)57. La description de la composition matérielle pouvait souligner le caractère éphémère du môle monumental : « pierre noire, cristaux de sel, terre, eau rouge (algues) ». Le grand lac salé de l’Utah était ainsi un « non-site » dans un double sens : comme lieu d’où toute vie était détruite et comme non-lieu que presque personne n’avait vu. Dans son article, Smithson raconte qu’il s’est intéressé aux lacs salés dès 1968, pour le « Mono Lake Site-Nonsite in California ». Si dans un pareil lac il n’y avait pas un poisson capable de survivre, on y trouvait en revanche d’innombrables vers, générant une quantité incroyable de mouches. Après la lecture d’un livre parlant des lacs salés de Bolivie rougis par les macrobactéries, il s’était mis à la recherche d’un lac aux États-Unis qui pourrait avoir une couleur semblable. C’est ainsi qu’il en était venu à apprendre que le grand lac salé de l’Utah « avait la couleur de la soupe à la tomate ». La description de la première expédition se lit comme une randonnée de la mort dans le désert : « Pendant que nous roulions, la vallée s’étendit en une immensité inouïe [ …]. Nous suivîmes des routes qui couraient dans des culs-de-sac. […] À la simple découverte de ces fragments de débris et de déchets, on était transporté dans le monde de la préhistoire moderne. Les produits d’une industrie du Devon, des traces de la technologie silurienne, toutes les machines de la Haute Période carbonifère se perdaient dans ces vastes dépôts de sable et de boue. » Des résidus graisseux s’étaient accumulés, dont on avait tenté en vain, depuis plus de quarante ans, de se débarrasser. « Il naissait un grand plaisir du spectacle de toutes ces structures incohérentes. Ce site était un témoignage sur la suite de systèmes que l’homme a conçus et jetés à la poubelle comme autant d’espoirs abandonnés58. »
Smithson dans son ouvrage de terre a aussi traité des structures naturelles, comme par exemple le développement en spirale des cristaux de sel. Mario Merz, qui avait vu le film tourné par Smithson sur sa Spiral Jetty dans lequel on voit Smithson marchant vers le centre, a très bien compris cette œuvre : elle décrit un développement qui tend, au sens de l’entropie, vers un « dead end », vers un point zéro, vers la mort. La spirale, si on lui retire ses niveaux dans la troisième dimension, son ascension, perd aussi la capacité de symboliser, dans le mouvement de thèse, antithèse et synthèse, le déploiement dans le temps d’une logique qui est en elle-même intemporelle et abstraite. En termes de logique pure, des effets apparaissent dès l’instant qu’ils sont déclenchés par des causes, les effets sont en quelque sorte contenus dans les causes. Les principes mathématiques sont intemporels. Seuls les processus conduisent à un déploiement dans le temps, tant au sens d’une évolution qu’en celui du développement historique de la pensée.
Chez Smithson, l’évolution est en quelque sorte paralysée dans la déperdition d’énergie générale qui conduira l’univers à mourir d’une mort froide. L’évolution temporelle est réduite à la pure spacialité. L’aplatissement de la spirale sur un plan exprime aussi la fin de tous les temps : le temps cosmique, le temps de l’histoire de notre civilisation, le temps de notre propre vie. « La matière s’effondrant dans le lac reflétée dans la forme d’une spirale59. » Smithson décrit ensuite comment, en parcourant sa spirale, « la masse entière est l’écho des horizons irréguliers ». Il médite alors sur la non-pertinence de l’échelle et de la taille, de « scale » et « size », de la rationalité des cartes géographiques ou de l’échelle des pas qui parcourent le môle et de l’irrationalité des horizons : « L’alogos sape le logos. » Dans un mouvement de pensée futuriste, Smithson met en scène l’entrée vertigineuse dans l’absence de lieu : « Pour mon film (un film est une spirale composée de photogrammes), je me ferais filmer par un hélicoptère (du grec helix, helikos qui veut dire spirale) directement en surplomb de manière à saisir l’échelle en termes de pas erratiques. » L’emphase futuriste à propos de l’expérience du monde au travers de la technique est maintenue, mais inversée quant à son but. Le temps ne se meut pas vers l’avant mais retourne au contraire vers son origine : « Après les pas dans la spirale nous retournons à l’origine, revenus à un protoplasme pulpeux, œil flottant porté au gré de l’océan antédiluvien. » Le sang, que l’artiste vit dans une lumière éblouissante au travers de ses paupières closes, avait la couleur du lac. « Toute sensation d’accélération de l’énergie disparaissait dans une spirale de matière effondrée […]. Toute existence paraissait hésitante et stagnante60. »Le film a été monté ultérieurement, comme s’il se composait de restes paléontologiques. « Ces fragments d’une géologie intemporelle rient sans allégresse des papes pleins-de-temps de l’écologie. » Et revoici le métronome de Raoul Hausmann : « Sur la bande-son, le métronome s’évanouit dans cette étendue d’os et de verre. Panoramique autour d’un bocal contenant une “maman dinosaure”, on entend les mots de l’Innommable. La caméra glisse vers un spécimen aplati par le poids des sédiments, puis le film coupe en montrant la route de l’Utah61. »
De même que le progrès entendu comme cosmologie, chez Tatline, servait de modèle au progrès civilisateur et politique, de même chez Smithson un temps revenant sur lui-même et qui par là s’annule emporte tout avec lui : le progrès, que l’écologie cherche en vain à fortifier contre sa propre tendance à détruire, avec l’environnement, sa propre condition naturelle. Ce temps qui s’annule paradoxalement lui-même à la fin d’un progrès futuriste, Stanley Kubrick l’a décrit comme un envol dans le Tout au-delà de l’espace et du temps, dans 2001, l’Odyssée de l’espace (1968). Le héros, voyageur dans le temps, est catapulté dans l’univers à une hypervitesse qui dissout tout ; puis, il se rencontre lui-même en vieillard, enfin comme mourant avant de toucher finalement du doigt, dans l’attitude du Dieu créant Adam de Michel-Ange, l’embryon qu’il a un jour été. Mais chez Smithson l’entropie est abolie dans le temps qui s’effondre en lui-même – et avec elle la civilisation emmenée par l’effet de la dégradation de l’environnement. Lorsque Smithson choisit le cadre d’un lac salé pollué, le sel, autant que la structure spirale de la croissance des cristaux de sel, donne des formes bizarres, devient le symbole d’une mort comme provoquée par un étranglement. Comme son entropie, cette mort est inscrite dans la civilisation, par le progrès inéluctable de la dégradation de l’environnement62. À la complexe allégorie du développement de Tatline répond une allégorie complexe de l’effondrement, qui ici n’apparaît pas seulement comme irréversible et fatal, mais comme présent non seulement à la fin des temps, mais de tout temps toujours là. Les formes fugitives de toute vie mourante s’amassent dans le lac salé, dont les algues et la couleur rappellent, pourtant, la genèse de toute vie dans le magma originel. Comme la double spirale de Tatline, le monument négatif dans sa planéité d’une spirale simple que Smithson, lui, a pu réaliser, est à la fois forme de pensée et allégorie universelle : à l’eschatologie sécularisée répond une eschatologie négative. À l’expérience d’une montée suivie d’une descente répondent les pas sur la morte surface plane, vers un « dead end ». Tatline était le démiurge prométhéen d’un paradis terrien totalitaire. Smithson, qui est mort le 20 juillet 1973 dans un accident tandis qu’en vol il inspectait le terrain d’un prochain « earthwork », est le prophète du vain effort, d’un temps éternellement enfermé en lui-même.
1 Il ne s’est conservé aucune maquette. On connaît aujourd’hui deux dessins de Tatline, quelques photographies de ses maquettes, ainsi que les textes de description et d’interprétation rédigés par Nikolaj Punin sur le projet. Voir Larissa Alexejewna Shadowa (éd.), Tatline, Weingarten, Kunstverlag Weingarden, 1987, ill. 170-187 ; Jean-Claude Marcadé, L’Avant-garde russe, 1907-1927, Paris, Flammarion, 1995, p. 253-256.
2 Nikolaj Punin, Pamjatnik III Internacionala, Petrograd, 1920 ; du même auteur, « Tatlineova bašnja » [La tour de Tatline], Gegenstand/Object/Vešč 1-2, Berlin, 1922, p. 22.
3 Hubertus Kohle, « Der Eiffelturm als Revolutionsdenkmal », dans Gudrun Gersmann, Hubertus Kohle (éd.), Frankreich 1871-1914. Die Dritte Republik und die Französische Revolution, Stuttgart, Steiner, 2002, p. 119-132.
4 «Я – начало всего, ибо в сознаниимоемсоздаютсямиры. Я ищу Бога, я ищу в себе себя»,KazimirMalevitch, GottistnichtGestürzt ! Schriften zu Kunst, Kirche, Fabrik, éd. et commentaire par Aage A. Hansen-Löve, Munich, Hanser, 2004, p. 43.
5 Alla Povelikhina, « Matjushin’s Spatial System », dans The Structurist 15-16, 1975-1976, p. 64-71 ; du même auteur, « Michail Matjuschin – Die Welt als organisches Ganzes », dans Matjuschin und die Leningrader Avantgarde, Stuttgart-Munich, 1991, p. 25-33, p. 96, p. 153 ; Jean-Philippe Jaccard, « “Optičeskij obman” v russkom avangarde. O rasširennom smotrenii » [L’illusion optique de l’avant-garde russe. Sur la vision élargie], dans Russian Literature XLIII, 1998, p. 245-258.
6 Jaccard (voir n. 5) indique que Matjušin se rapporte dans sa théorie aux œuvres suivantes : D. Lodyženskij, Sverchsoznanie i puti ego dostiženija [« La sur-conscience et les voies pour l’atteindre »], Saint-Pétersbourg, 1911 ; Pavel Uspenskij, Tertium Organum. Ključ k zagadkam mira [« Tertium organum. Clé de l’énigme du monde »], Saint-Pétersbourg, 1911, 1916, et Četvertoe izmerenie [« La quatrième dimension »], Saint-Pétersbourg, 1913, 1914 ; Charles Hinton, The Fourth Dimension. The New Era of Thought, New York, 1904 (en russe : Četvertoe izmerenie. Ėra novoj mysli, Petrograd) ; Hermann von Helmholtz, Handbuch der physiologischen Optik, Leipzig, 1867, 1910 ; Johann von Kries, Allgemeine Sinnesphysiologie, Leipzig 1923 ; Ivan Sečenov, « Refleksy golovnogo mozga » [Réflexe du cerveau], Medicinskij vestnik, 1863, 1866.
7 Michail V. Matjušin [1926], « Opyt chudožnika novoj mery », Nikolaj Chardžiev (éd.), K istorii russkogo avangarda, Stockholm, 1976, p. 159-187 (texte abrégé en allemand dans, du même auteur : Matjuschin und die Leningrader Avantgarde, Stuttgart-Munich, 1991, p. 81-89).
8 La spirale commença son parcours sémiotique dans la virtuose et dynamique figura serpentinata, la forme idéale inventée par le maniérisme, marque du génie artistique, qui s’affranchit des formes statiques de la Renaissance, le cercle, le carré et le triangle (voir John Shearman, Mannerism, Londres-New York, 1967, p. 81-91). La tour de forme spirale de la coupole de l’église baroque de S. Ivo alla Sapienza (1642-1650) à Rome, œuvre de Francesco Borromini, conduit du globe terrestre à la sphère céleste (voir Rudolf Wittkower, Art and Architecture in Italy 1600-1750, Harmondsworth, Pelikan, [1958] 1978, ill. 125). C’est la spirale que William Hogarth évoque, comme forme parfaitement élégante, dans son Analysis of Beauty (1753), lorsqu’il propose une grammaire des lignes à partir de diverses courbes plus ou moins enroulées. La digression de la ligne vers le trop courbé ou vers le trop droit est présentée par Hogarth comme un excès, ce qu’il démontre au moyen de ses dessins enlevés, dans l’esprit caricatural, d’un pied de chaise, d’un corset ou d’une figure de danse… La spirale réalise le compromis idéal entre la droite et le cercle. Au xixe siècle, la spirale comme motif déborda le domaine de l’art pour pénétrer celui de la philosophie, où dans le système de Hegel elle figure la complexe pensée dialectique qui dépasse les contradictions et qui se porte, au travers de thèse et antithèse, vers une synthèse. À l’origine référée à la philosophie hégélienne du système dialectique thèse-antithèse-synthèse, la spirale est plus tard interprétée comme l’image du mouvement cyclique par à-coups de la société selon le matérialisme dialectique de Marx et Engels. Voir Wilhelm Goerdt, Allseitige universale Wendigkeit (gibkost’) in der Dialektik V.I. Lenins (Schriften der Arbeitsgemeinschaft für Osteuropaforschung der Universität Münster), Wiesbaden, 1962.
9 « Das Leben zur Kunst machen. Theoretische Überlegungen zur Lebenskunst », dans Schamma Schahadat (éd.), Lebenskunst – Kunstleben. Žiznetvorčestvo v russkoj kul’ture XVIII – XXV (Die Welt der Slaven. Sammelbände 39), Munich, 1998, p. 15-47. Ce texte distingue entre trois concepts principaux de « l’art de la vie », au point de rencontre entre l’art et le réel, entre l’esthétique et le social. Dans le concept théurgique de Andrej Belyj, l’œuvre de vie (« žiznetvorčestvo »), la vie est un rituel de mort et de résurrection ; la « théâtralisation de la vie » (teatralizacija žizni) de Nikolaj Evrenininov fait de la vie un jeu de rôles et de masques ; la « construction de la vie » (žizenstroenie) de Nikolaj Čužak remonte au postulat de l’état de nature par Rousseau et aux utopies sociales du xixe siècle anticipant la nouvelle société (le roman de Černyševskij Que faire ?), pour contempler la vie authentique des hommes comme le matériau d’une déséducation suivant un modèle activement vécu par les auteurs.
10 Voir Wilhelm Goerdt, op. cit. ; « Die optimale Projektion », dans Aleksandar Flaker (éd.), Glossarium der russischen Avantgarde, Graz-Vienne, 1989, p. 412-421 ; du même auteur, « Die Spirale als optimale Projektion », dans Jürgen Harten (éd.), Vladimir Tatline. Leben, Werk, Wirkung. Ein internationales Symposium, Cologne, 1993, p. 64-68 ; Johannes Langner, « Denkmal und Abstraktion », dans Ekkehard Mai und Gisela Schmirber (éd.), Denkmal-Zeichen-Monument. Skulptur und öffentlicher Raum heute, Munich, 1989, p. 58-68.
11 Voir Aage A. Hansen-Löve, Der russische Symbolismus. System und Entfaltung der poetischen Motive. II. Band : Mythopoetischer Symbolismus (Österreichische Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-historische Klasse 19), Vienne, 1998, p. 79, 80, 130, 131.
12 Andrej Belyj, « Svjaščennye cveta » (1903), dans Arabeski (Slavische Propyläen 62), Munich, 1969, p. 115-129.
13 Andrej Belyj, « Linija, krug, spiral’-simvolizma. Linija », Trudy i dni. Dvuchmesjačnik izdatel’stva Musaget 4-5 (ijul’-oktjabr’), 1912, p. 13-22.
14 Sur la spirale dans Kotik Letaev voir Gerald Janecek, « The Spiral as Image and Structure Principle in Andrej Belyj’s Kotik Letaev », dans Russian Literature 4, 1976, p. 357-364.
15 Andrej Belyj, « Krizis iskusstva » [1920], Simvolizm kak miroponimanie, Moscou, 1994, p. 260-295, « Cпиральестьпростейшаялиниямыслелета », Belyj, [1920] 1994, p. 286.
16 «Зарождается в точке она: расширяется кругообразною линией, обегающей линию оси (прямую); спираль – круголиния; в ней эволюция, как и догмат, – проекции конуса обращения на плоскостях, перпендикулярно поставленных; первая – есть треугольник: не линия, а две линии разбегаются книзу и кверху; обычная эволюционная линия (ось) не дана; дaн расщеп этой оси: растущее противоречие в нем; мы видим отчетливо: треугольник; не видим отчетливо: конус; и не видим мы линии; воображается, проведенная ось есть прямая; так нет эволюции в обыкновенном раскрытии этого темного термина; есть примышление, ограничительно допустимое лишь. Созерцая движение спирали с другой проводимой проекции – видим мы: круг и точку; сжимается линия эволюции в ней (философия Спенсера в афоризм декадента о правде мгновения); а ее обегающий круг никогда не закончен (спираль не смыкаема в круг): догматический круг есть неправда; неправы догматики, сжавшие время в систему », AndrejBelyj, « Krizisiskusstva » (1920), Simvolizmkakmiroponimanie, Moscou, 1994, p. 290-291.
17 Shadova (éd.), 1987, p. 362-363.
« Татлин, тайновидец лопастей
И винта певец суровый,
Из отряда солнцеловов. »
18 Peter Nisbet, « Lissitzkys Tatlin », dans Jürgen Harten (éd.), op. cit., p. 196-203.
19 Tatline recommandait dans « Notre première tâche » (1920) et « Synthèse des nouveaux courants artistiques » (1922) de se méfier de l’œil et de le mettre sous contrôle du sens tactile. Voir Shadova (éd.), op. cit., 1987, p. 258.
20 Il’ya Erenburg, A vse-taki ona vertitsja, Moscou-Berlin, 1922 (repris dans Il’ja Ehrenburg, Und sie bewegt sich doch !, Leipzig, 1989, traduction et postface de Holger Siegel), p. 14.
21 « Kак принцип, необходимо утвердить: во-первых, чтобы элементами памятника были все технические аппараты современности, способствующие агитации и пропаганде, и во-вторых, чтобы памятник был местом наиболее напряженного движения: меньше всего в нем следует стоять и сидеть, вас должно нести механически вверх, вниз, увлекать против вашей воли, перед вами должна мелькнуть крепкая и лаконическая фраза оратора-агитатора, а дальше – последнее известие, постановление, решение, последнее изобретение, взрыв простых и ясных мыслей, творчество. Только творчество…», NikolajPunin, « Opamjatnikach », Iskusstvokommuny 14, 1919, p. 2-3 ; nouvelle éditionenrusse : N. Punin, OTatline(Archivrusskogoavangarda), Moscou, I.N. Punina, V.I. Rakitin (éd.), 1994, p. 16- 17.
22 Voir aussi Wilhelm Goerdt (remarque 5), qui donne, dans son analyse de la dialectique de Lénine, au concept russe gibkost’ le sens de maniabilité et d’élasticité.
23 « Вся форма колеблется, как стальная змея, сдержанная и организированная одним общим движением всех частей – подняться над землей. Преодолет материю, силу притяжения хочет форма; сила сопротивления велика и грузна; напрягая мышицы, форма ищет выход по самым упругим и бегущим линиям, какие только знает мир – по спиралям. Они полны движения, стремления, бега и они туги как воля творящая и как мускул, напряженный молотом. [...] Cпираль – линия движения освобожденного человечества. Спираль есть идеальное выражение освобождения; своей пятой управляясь в землю, бежит oт земли и становится как бы знаком отрешения всех животных, земных и пресмыкающихся интересов», NikolajN. Punin, PamjatnikIIIInteranacionala[1920], Saint-Pétersbourg, 1994, izdanieOtdelaIzobrazitel’nychiskusstv, russ. Nachdruck : N. Punin, OTatline, op. cit., p. 20-21.
24 « Памятник сделан из железа, стекла и револуции », Viktor Šklovskij, « Pamjatniktret’emuinternacionalu » (1921), Gamburskij ščet. Stat’i – vospominanija – ėsse (1914-1933),Moscou, 1990, p. 101.
25 AnatoliAnatolewitschStrigaljow, « VonderMalereizurMaterialkonstruktion », Shadowa (éd.) 1987, p.15-50.
26 Sur Černyševskyj, voir Irina Paperno, Chernyshevsky and the Age of Realism. A Study in the Semiotics of Behavior, Stanford, 1988, p. 210-218.
27 Nikolaj G. Tschernyschewski, Was tun ? Aus Erzählungen vom neuen Menschen, Reinbek bei Hamburg, 1988, p. 450, p. 451, p. 456.
28 « Только идея, как продуктдиалектического осознания вещей, заслуживает напряженного внимания пролетариата. Только идея диалектического « чувствования мира через материю есть плодотворная, действительная предпосылка к построению вещи. [...] Творчество новых идеологических материальных ценностей в свете будущего – вот тот единнствено надежный критерый, с которым диалектик подходит к художеству» (NikolajF. Čužak, « Podzankom žiznestroenija », Lev 1, 1923, p. 25, p. 37.
29 Sur Dada à Berlin, voir Hanne Bergius, Das Lachen Dadas. Die Berliner Dadaisten und ihre Aktionen, Gießen, Anabas, 1989 ; sur Raoul Hausmann : Adelheid Koch, « Ich bin immerhin der größte Esperimentator Österreichs ». Raoul Hausmann. Dada und Neodada, Innsbruck, Haymon, 1994 ; Bernard Ceysson, Jörn Merkert, Jean-Marc Prévost, J.-F. Yvars, Paris, ADAGP (éd.), Raoul Hausmann, cat. expo., Valencia, Centre Julio Gonzalez ; Saint-Étienne, musée d’Art moderne ; Berlin, Berlinische Galerie ; Rochechouart, Musée départemental, 1994 ; Jörn Merkert (éd.), Der deutsche Spiesser ärgert sich. Raoul Hausmann, 1886-1971, cat. expo., Berlin, Berlinische Galerie, fév.-avril 1994, Stuttgart, Hatje, 1994.
30 « Die Heiligkeit des Sinnlosen ist der wahre Gegensatz zur Ehre des Bürgers, des ehrlichen Sicherheitsgehirns, dieser Librettomaschine mit auswechselbarer Moralplatte. […] Außerhalb aller Strudel des realen Geschehens hüllen ernsthafte Dichter, Mehrheitssozialisten, Demokraten, die Belanglosigkeit in die starrenden Faltenwürfe würdiger Verordnungen ; militärische Versfüße wechseln ab mit Arien der Güte und Menschlichkeit – aus dem sicheren Hinterhalt, den der Besitz einer Anzahl Banknoten oder ein Pfund Butter verleiht, taucht auf das Ideal aller Schwachköpfe : Goethe’s zweiter Faust », R. Hausmann, « Pamphlet gegen die Weimarische Lebensauffassung », dans Der Einzige, 1,14, Berlin, 20 avril 1919, p. 163-164 ; republié dans R. Hausmann, Bilanz der Feierlichkeit. Texte bis 1933, édité par Michael Erlhoff, 2 vol., Munich, 1982, vol. I, p. 39-42, cit. p. 40. Sur la qualité littéraire des écrits de Hausmann, voir les essais parus dans le dossier de Kurt Bartsch et Adelheid Koch (éd.), Raoul Hausmann, Dossier. Die Buchreihe über österreichische Autoren, vol. X, Graz, Droschl, s. d. [1996].
31 Gertrud Jula Dech, Schnitt mit dem Küchenmesser DADA durch die letzte Weimarer Bierbauchkluturepoche Deutschlands. Untersuchungen zur Fotomontage bei Hannah Höch, Münster, 1981 ; du même auteur, Hannah Höch. Schnitt mit dem Küchenmesser. Dada – Spiegel einer Bierbauchkultur, Francfort-sur-le-Main, Fischer, Reihe Kunststück, 1989.
32 Erste Internationale Dada-Messe, « Veranstaltet von Marschall G. Grosz, Dadasoph Raoul Hausmann, Monteurdada John Heartfield », cat. expo., Berlin, Kunsthandlung Dr Otto Burchard, Lützow-Ufer 13, 1920.
33 « Der dadaistische Mensch ist der radikale Gegner der Ausbeutung, der Sinn der ausBeutung schafft nur Dumme und der dadaistische Mensch haßt die dummheit und lieBt den Unsinn ! Also zeigt sich der daDaistische Mensch als wahRhaft real gegenüber der stinkenden Verlogenheit des in seinem Lehnstuhl verreckenden Familienvaters und Kapitalisten », Erste Internationale Dada-Messe, 1920, a.a.O., couverture ; republié dans R. Hausmann, Bilanz der Feierlichkeit, op. cit., vol. I, p. 107 (transcrit dans une typographie normale).
34 « Si nous sommes tous Je et non les instruments d’une autorité étrangère, alors il n’y a plus de prolétariat ; mais pour devenir Moi, pour devenir homme, le joug économique doit être révolutionné. L’homme créateur qui cherche des voies pour la libération, qui est autre chose qu’un intellectuel, qui avec le droit des masses s’adjoint au prolétariat – pour détruire toutes les entraves bourgeoises » (« Wenn wir alle Ich sind, keine Werkzeuge einer fremden Autorität – dann gibt es keine Proletarier mehr ; aber um Ich, Mensch zu werden, muß der ökonomische Zwang revolutioniert werden. Der schaffende Mensch, der Wege zur Befreiung sucht, der etwas anderes ist als der Intellektuelle, der ordnet sich mit dem Recht der Masse dem Proletariat bei – um alle bourgeoisen Hemmungen zu zerstören »), R. Hausmann, « Der geistige Proletarier », dans Menschen, 2, 8, Dresde, 17 fév. 1919, p. 3 ; republié dans R. Hausmann, Bilanz der Feierlichkeit, op. cit., vol. I, p. 31-32.
35 « Der Kommunismus ist die Bergpredigt, praktisch organisiert, er ist eine Religion der ökonomischen Gerechtigkeit, ein schöner Wahnsinn : der Demokrat aber ist gar nicht wahnsinnig, er möchte leben auf Heller und Pfennig », R. Hausmann, dans Der Einzige, 1, 14, Berlin, 20 avril 1919, p. 163-164 ; republié dans R. Hausmann, Bilanz der Feierlichkeit, op. cit., vol. I, p. 39-42, cit. p. 41.
36 R. Hausmann, « Schnitt durch die Zeit », dans Die Erde, 1, 16/17, Breslau, 1er août 1919, p. 461-465 ; republié dans R. Hausmann, Bilanz der Feierlichkeit. op. cit., vol. I, p. 71-81.
37 « Heute haben wir durch die Eisenbahn, das Flugzeug, den photographischen Apparat, die Röntgenstrahlen praktisch eine solche Unterscheidungsfähigkeit des optischen Bewusstseins erlangt, dass wir durch die mechanische Steigerung der naturalistischen Möglichkeiten frei geworden sind für eine neue optische Erkenntnis und damit für die Erweiterung des optischen Bewusstseins in einer schöpferischen Gestaltungsweise des Lebens, das wieder Gleichnis der weltbewegenden Kräfte werden kann », R. Hausmann, « Die neue Kunst. Betrachtungen (für Arbeiter) », dans Die Aktion, 11, 19/20, Berlin, 14 mai 1921, col. 281-285 ; republié dans R. Hausmann, Bilanz der Feierlichkeit, op. cit.,vol. I, p. 179-185, cit. p. 182.
38 « Konstruktivismus ist so wenig Konstruktion, wie etwa Phantastik Phantasie ist », « Der ganze “Konstruktivismus” ist ein barbarisches Missverstehen der Ingenieursarbeit », dans Eva Züchner (éd.), Scharfrichter der bürgerlichen Seele. Raoul Hausmann in Berlin 1900-1933. Unveröffentlichte Texte, Dokumente aus den Künstler – Archiven der Berlinischen Galerie, Ostfildern, Hatje, 1998, p. 251.
39 « Dada ! Car nous sommes – ANTIDADAÏSTES ! », (« Dada ! Denn wir sind – ANTIDADAISTEN ! »), dans R. Hausmann, « Der deutsche Spießer ärgert sich », dans Der Dada, Cahier 2, Berlin, déc. 1919. Voir aussi, du même auteur, « Dada ist mehr als Dada », dans De Stijl, 4, 3, Leiden, mars 1921, p. 40-47. Ces deux textes ont été republiés dans R. Hausmann, Bilanz der Feierlichkeit, op. cit., vol. I, p. 82-84, cit. p. 82, p. 166-171. Dans un manuscrit dactylographié que Hausmann envoya à Tzara en 1962, il idéalisait la position du mouvement dada historique, en opposition à Fluxus et aux néo-dada, comme une forme de négativité qui d’emblée dépasse toute affirmation. Si l’on passe sur quelques petites querelles de priorité dans le regard rétrospectif, on trouve dans ce texte des éclaircissements sur la position de Hausmann vis-à-vis de la néo-avant-garde. Tatline n’est pas évoqué. Voir R. Hausmann, « Aussichten oder Ende des Neodadaimus », dans Adelheid Koch. Ich bin immerhin der größte Experimentator Österreichs. Raoul Hausmann. Dada und Neodada, Innsbruck, Haymon, 1994, p. 228-316 [non paginé].
40 Roland Barthes, La Tour Eiffel, photographies par André Martin, Paris, CNP/Seuil, [1964] 1989.
41 Dans la littérature contemporaine, voir Brydon Smith (éd.), Dan Flavin, fluorescent light, etc. from Dan Flavin, avec des textes de Mel Bochner, Don Judd et de l’artiste, cat. expo., Ottawa, The National Gallery of Canada, 1969, Ottawa, Corporation des Musées nationaux du Canada, 1969. Voir par ailleurs : J. Fiona Ragheb, Dan Flavin : Die Architektur des Lichts, cat. expo. Berlin, Deutsche Guggenheim, 6 nov. 1999-13 fév. 2000, Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz, 1999. Voir Evelyn Weiss, Dieter Ronte et Manfred Schneckenburger, Dan Flavin. Three installations in fluorescent light. Drei Installationen in fluoreszierendem Licht, cat. expo., Cologne, Kunsthalle, 9 nov. 1973-6 janv. 1974, Cologne, Kölnische Verlagsdruckerei, 1973, p. 16-17. Le catalogue de Cologne contient un intéressant dossier de documents en anglais, que l’artiste a lui-même réunis.
42 En 1963, Flavin note : « Avec le nominal three j’exalterai les chiffres primaires et leurs dimensions. C’est là que seront les marques de comptage de base (abstractions primitives) de longtemps rétablies dans la lumière du jour que produisent les tubes fluorescents courants. Un tel système élémentaire devient possible (ironique) à partir du contexte de mon œuvre antérieur » (« With the nominal three I will exalt primary figures and their dimensions. Here will be the basic counting marks (primitive abstractions) restated long in the daylight glow of common fluorescent tubes. Such an elemental system becomes possible (ironic) from the context of my previous work »). Le 1er novembre 1966, il écrivit à Mel Bochner : « Sur cette feuille, je note un aphorisme charmant qui m’a accompagné pendant quelques années “Entia non multiplicanda praetor necessitatem” (Les principes (entités) ne devraient pas sans nécessité être multipliés). Bien sûr c’est le “rasoir d’Ockham”. Si j’étais vous, je le mettrais. En bref la Columbia Viking Desk Encyclopedia identifie Guillaume d’Ockham ainsi : “mort v. 1349, Philosophe anglais scolastique, moine franciscain. En dispute avec le pape Jean XXII, il fut emprisonné en Avignon mais s’enfuit pour gagner la protection de l’empereur Louis IV auquel il prêta renfort en attaquant le pouvoir temporaire de la papauté. Rejetant la doctrine de saint Thomas d’Aquin, il présenta que la réalité n’existe que dans les choses individuelles et que les universaux sont simplement des signes abstraits. Cette conception le conduisit à exclure des questions telles que celle sur l’existence de Dieu de la connaissance intellectuelle pour les renvoyer seulement à la seule foi.” “Nominal Three” est mon hommage à Ockham… » (« On this sheet, I enclose a lovely aphorism which has been with me for a few years. “Entia non miltiplicanda praetor necessitatem.”“Principles (entities) should not be multiplied unnecessarily.” Of course it is “Ockham’s Razor”. If I were you, I would feature it. Briefly, my Columbia Viking Desk Encyclopedia recognizes William of Ockham… “d. c. 1349, English scholastic philosopher, a Franciscan. Embroiled in a general quarrel with Pope John XXII, he was imprisoned in Avignon but fled to the protection of Emperor Louis IV and supported him by attacking the temporal power of the papacy. Rejecting the doctrine of Thomas Aquinas he argued that reality exists solely in individual things and universals are merely abstract signs. This view led him to exclude questions such as the existence of God from intellectual knowledge, referring them to faith alone.”“The nominal three” is my tribute to William… »), dans Weiss, Ronte et Schneckenburger, Dan Flavin, cat. expo., Cologne, 1973-6 janv. 1974 ; Cologne, 1973, op. cit., p. 83-84.
43 Emily S. Rauh (éd.), Drawings and diagrams 1963-1972 by Dan Flavin, cat. expo., St. Louis Art Museum, 26 nov.-11 mars 1973, St. Louis (Art Museum), 1973, p. 32-33.
44 « Questions to Stella and Judd », entretien de Bruce Glaser, coproduit avec Lucy Lippard, diffusé en février 1964 sur WBAI-FM, publié pour la première fois dans Art News 65, sept. 1966, p. 55-61, republié dans Gregory Battcock (éd.), Minimal Art, avec une introduction d’Ann Wagner, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1995, p. 148-164.
45 « The totality of our so-called knowledge or beliefs, from the most casual matters of geography and history to the profoundest laws of atomic physics or even of pure mathematics and logic, is a man-made fabric which impinges on experience only along the edges. […] A conflict with experience at the periphery occasions readjustments in the interior of the field. Truth values have to be redistributed over some of our statements. Re-evaluation of some statements entails re-evaluation of others, because of their logical interconnections – the logical laws being in turn simply certain further statements of the system, certain further elements of the field », Willard van Ornam Quine, « Two dogmas of empiricism », dans Philosophical Review, 1951 ; republié par le même auteur dans From a logical point of view. Logico-philosophical essays, [Cambridge MA (Harvard UP) 1953], New York et Evanston IL, Harper & Row, 1963, p. 20-46, cit. p. 42.
46 En 1972, Flavin note avec ironie : « Mon intérêt pour la pensée de l’artiste-designer russe Vladimir Tatline (1885-1953) est suscitée par la tentative que fit cet homme, insistant et frustré dans cette attitude, de combiner le talent artistique avec l’ingénierie. Les pseudo-monuments, des schémas structurels pour un éclairage fluorescent froid et blanc, net mais temporaire, étaient le moyen d’honorer l’artiste avec ironie » (« My concern for the thought of Russian art-designer, Vladimir Tatlin (1885-1953), was prompted by the man’s frustrated, insistent attitude to attempt to combine artistry and engineering. The pseudo-monuments, structural designs for clear but temporary cool white fluorescent lighting, were to honor the artist ironically »), dans Richard Koshalek et Kerry Brougher, « Monuments » for V. Tatlin from Dan Flavin, 1964-1982, cat. expo., Los Angeles, The Museum of Contemporary Art ; Los Angeles (Donald Young Gallery) et New York (Leo Castelli Gallery), 1989.
47 Flavin en 1968 : « Le terme “avant-garde” devrait être rendu à l’armée française, où ce sens maniaque de la futilité trouve sa juste place. Il n’y a pas d’art américain que je connaisse auquel il s’applique » (« The term “avant-garde” ought to be restored to the French Army where its manic sense of futility propitiously belongs. It does not apply to any American art I know about »), dans Evelyn Weiss, Dieter Ronte et Manfred Schneckenburger, Dan Flavin. Three installations in fluorescent light. Drei Installationen in fluoreszierendem Licht, cat. expo., Cologne, Kunsthalle, 9 nov. 1973-6 janv. 1974, Cologne, Kölnische Verlagsdruckerei, 1973, p. 90. On lit autrement ces déclarations quand on prend aussi en compte la conviction qu’il exprime à la même période au sujet de la fin prochaine de l’art : « Comme je le dis depuis plusieurs années, je crois que l’art est en train de se débarrasser de son mystère tant vanté en faveur du sens commun d’une décoration soigneusement réalisée. La symbolisation faiblit, devenant minime. Nous sommes en train de descendre vers pas d’art – le sens mutuel d’une décoration psychologiquement indifférente – le plaisir neutre de voir que chacun connaît » (« As I have said for several years, I believe that art is shedding its vaunted mystery for a common sense of keenly realized decoration. Symbolizing is dwindling – becoming slight. We are pressing downwards toward no art – a mutual sense of psychologically indifferent decoration – a neutral pleasure of seeing known to everyone », op. cit., p. 89.) Mais tant qu’il explique son œuvre comme une forme disparaissante de l’art, Flavin ne fait que répéter le mythe avant-gardiste de la dissolution de l’art dans la vie, non bien sûr par une transformation de la vie au travers de l’art, mais par le processus d’un écart ironique devant tout sens artistique affirmatif. Flavin ne cesse de se divertir des recherches qui sont faites sur la signification de son travail : « […] ce que je propose, c’est essentiellement une activité d’intérieur, qui consiste à placer des bandes de lumière fluorescente. Cela a été à tort étiqueté comme de la sculpture par des gens qui devraient savoir mieux que ça » (« […] my own proposal has become mainly an indoor routine of placing strips of fluorescent light. It has been mislabeled sculpture by people who should know better », op. cit., p. 90). En effet, Tatline se rapproche souvent de la décoration dans ses œuvres ultérieures.
48 Dans une lettre datée du 1er octobre 1968 à Michael Venezia à Rochester, Flavin râle contre les « groupes exclusifs de néo-toujours par ailleurs talentueux ou bien renseignés qui sont supposés être les nouveaux technologues […] se répandant […] en des platitudes telles que : “N’est-ce pas vrai que nous sommes au-dessus de tous ces artistes passés de mode, vraiment en avance sur notre temps” ou “avant-garde” » (« exclusivist groups of otherwise skilled or advised neo-ever supposed to be new technologists […] releasing […] platitudes such as “Aren’t we, above all the rest of those outmoded artists, truly way ahead of our times” – or “avant garde” » op. cit., p. 110).
49 Voir sur Smithson : Maggie Gilchrist et al., Robert Smithson. Une rétrospective. Le paysage entropique. 1960-1973, cat. exp., Valence, IVAM, Centre Julio Gonzalez ; Bruxelles, Palais des Beaux-Arts ; Marseille, Galeries Contemporaines des Musées, 1993-1994, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1994 ; Per Bj. Boym (éd.), Robert Smithson. Retrospective. Works 1955-1973, cat. exp., Oslo, The National Museum of Contemporary Art, Stockholm, Modern Museum ; Ishøj, Arken Museum of Modern Art, 27 fév. 1999-16 janv. 2000, Oslo, Ishøj und Arken (les musées nommés), 1999.
50 Voir sur Merz : Suzanne Pagé, Mario Merz, cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1981 ; Françoise Ducros, Mario Merz, Paris, Flammarion, 1989 ; Germano Celant (éd.), Mario Merz, cat. exp., New York, Solomon R. Guggenheim Museum of Art, sept.-nov. 1989, Milan, Electa, 1989 ; Anke Glas, Ikonographie des Bewußtseins, Zu den Motiven Natur und Kultur bei Mario Merz, thèse Munich, 1999, Munich (imprimé par l’auteur) 1989, chap. III, p. 91-120.
51 Merz s’exprime lui-même sur son interprétation du mathématicien du Moyen Âge : « L’idée qu’avait Fibonacci, c’est celle d’une série de nombres dotée d’un sens proliférant et non d’un sens purement mathématique, le nombre qui suit après correspond toujours à la somme des deux nombres précédents » (« L’idea di Fibonacci era l’idea di una serie numerica che avesse un significato proliferante e non un significato puramente matematico, il numero susseguente è sempre la somma dei due numeri precedenti »), Mario Merz, Interview avec Germano Celant en 1971, réédité dans Danilo Eccher (éd.), Mario Merz, cat. exp., Trente, Galleria Civica d’Arte Contemporanea, fév.-avril 1995, Turin, Hopefulmonster, 1995, p. 170-192, cit. p. 172. Dans le même entretien, Merz rend compte aussi de sa compréhension de la série des nombres de Fibonacci comme image de la dialectique naturelle la plus simple, qu’il rapporte non pas à Marx et Engels, mais plutôt de façon plus vague aux fondateurs des grandes religions : « Je porte en moi la contradiction des contraires, entre vide et plein, entre vie et mort, qui est je crois la contradiction de Mahomet et de Bouddha, de l’homme en lui-même comme un fait de la vie. Ces nombres ne cultivent pas la contradiction mais absorbent l’idée de la contradiction, puisque les chiffres se répètent de 5 en 5, ils sont végétatifs et biologiquement naturels parce qu’ils ont un père et une mère les précédant pour faire l’enfant suivant. Ainsi ces nombres sont-ils souvent en correspondance avec la prolifération des éléments naturels et celle de nos caractéristiques. Par exemple, nous avons 5 doigts, 2 yeux, 1 nez, c’est-à-dire que nous avons 1, 2, 5 et on reconnaît facilement que ce nombre se dépasse lui-même dans un sens qui s’écarte. » (« Io mi porto dentro una contraddizione tra gli opposti, tra vuoto e pieno, tra vita e morte, che è la contraddizione, credo di Maometto e di Buddha, dell’uomo in se stesso come fatto di vita. Questi numeri non coltivano la contraddizione, ma assorbono l’idea della contraddizione, in quanto i numeri di 5 in 5 si ripetono, sono vegetativi e biologicamente naturali, dato che hanno una specie di padre e madre precedenti per poter fare il figlio seguente. Così questi numeri spesso hanno una corrispondenza con le proliferazioni degli elementi naturali e dei nostri elementi, per esempio, noi abbiamo 5 dita, 2 occhi, 1 naso, cioè abbiano 1, 2, 5, ed è facilmente riconoscibile questo numero che sorpassa se stesso in senso divaricante »), op. cit., p. 190.
52 Nous nous appuyons, concernant les idées sur la série des nombres de Fibonacci, sur les ouvrages suivants : Gottfried Böhm, « Mythos als bildnerischer Prozess », dans Rosemarie Schwarzwaelder (éd.), Kunstgespräch Mario Merz, Vienne (Galerie nächst St. Stephan), 1984, p. 17-29. La série des nombres de Fibonacci est très simple à adopter comme règle pratique, mais elle est extrêmement complexe à comprendre comme formule mathématique. C’est ce que Peter Weibel a démontré dans un essai mathématique magistral dans la même collection, ironiquement intitulé : « Kuriosa der Zahlenkunde und die Numerische Sensibilität kurz gefasst und leicht fasslich dargestellt », ibid., p. 95-124. Weibel voit dans les mathématiques la racine de l’art de Merz et interprète la série des nombres de Fibonacci en lien avec l’arrière-plan algébrique du nombre d’or. Merz se placerait donc dans la tradition artistico-mathématique des classiques européens. Weibel conclut (p. 114) : « Son art devient ainsi l’art le plus profondément européen, art en tant que culte de la civilisation comme de la nature, qu’il montre dans leur inconciliable détermination réciproque » (« So wird seine Kunst eine zutiefst europäische Kunst, eine Kunst als Kult der Zivilisation wie der Natur, die er in ihrer gegenseitigen unauflöslichen Bedingtheit zeigt »).
53 Ammann cite une communication de Mario Merz, dans Jean-Christoph Ammann (éd.), Spiralen und Progressionen, cat. exp., Luzern, Kunstmuseum, 16 mars-20 avril 1975, Luzern (Kunstmuseum), 1975, dans son article sur la Spiral Jetty de Smithson. Voir aussi Jean-Christoph Ammann, « Die Spirale im Werk von Richard Long, Mario Merz, Bruce Nauman und Robert Smithson », dans Hans Harmann, Hans Mislin (éd.), Die Spirale im menschlichen Leben und in der Natur – eine interdisziplinäre Schau, cat. exp. Bâle, Gewerbemuseum/Museum für Gestaltung, Bâle (Gewerbemuseum/Birkhäuser), 1985, p. 99-102.
54 Robert Smithson, « The Monuments of Passaic », dans Artforum 6, déc. 1967, p. 48-51.
55 Talitha Schoon (éd.), Walter de Maria, cat. exp., Rotterdam, Museum Boymans-van Beuningen, 1984.
56 Grégoire Müller, entretien avec Robert Smithson, « The earth, subject to cataclysms, is a cruel master », dans Avalanche, printemps-été 1973, p. 16-21 ; republié dans The Writings of Robert Smithson, op. cit., p. 253-261.
57 Voir l’essai de Anette Østerby, « Spiral jetty. From earth to words », dans Per Bj. Boym (éd.), Robert Smithson. Retrospective. Works 1955-1973, cat. exp., Oslo et autres lieux, 1999-2000, op. cit., p. 49-59. Voir aussi Robert Sobieszek, Robert Smithson : Photo Works, cat. exp., Los Angeles County Museum of Art, 1993, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1993.
58 « As we travelled, the valley spread into an uncanny immensity […]. We followed roads that glided away into dead ends. […] The mere sight of the trapped fragments of junk and waste transported one into a world of modern prehistory. The products of a Devonian industry, the remains of a Silurian technology, all the machines of the Upper Carboniferous Period were lost in those expansive deposits of sand and mud. » « A great pleasure arose from seeing all those incoherent structures. This site gave evidence of a succession of man-made systems mired in abandoned hopes », R. Smithson, « The Spiral Jetty », dans Gyorgy Kepes (éd.), Arts of the Environment, New York, Braziller, 1972, p. 222-232 ; republié dans The Writings of Robert Smithson, édités par Nancy Holt, New York, New York University Press, 1979, p. 143-153, cit. p. 143, p. 145-146.
59 « Matter collapsing into the lake mirrored in the shape of a spiral », ibid., p. 146.
60 « The entire mass echoes the irregular horizons. » « The alogos undermines thelogos. » « For my film (a film is a spiral made up of frames) I would have myself filmed from a helicopter (from the Greek helix, helikos meaning spiral) directly overhead in order to get the scale in terms of erratic steps. » « Following the spiral steps we return to our origins, back to some pulpy protoplasm, a floating eye adrift in an antediluvian ocean. » « All sense of energy acceleration expired into a spiral of collapsed matter. […] All existence seemed tentative and stagnant », op. cit., p. 147-149.
61 « These fragments of a timeless geology laugh without mirth at the time-filled popes of ecology. » « From the soundtrack the echoing metronome vanishes into the wilderness of bones and glass. Tracking around a glass containing a “dinosaur mummy”, the words of The Unnameable are heard. The camera shifts to a specimen squeezed flat by the weight of sediments, then the film cuts to the road in Utah », op. cit., p. 152.
62 « Et chaque cristal de sel cubique est l’écho de la Spiral Jetty si l’on a égard au treillis moléculaire du cristal. La croissance, dans un cristal, est l’écho de la Spiral Jetty selon le treillis moléculaire du cristal. La croissance, dans un cristal, se développe autour d’un point de dislocation, à la manière d’une vis. On peut considérer la Spiral Jetty comme une des couches du treillis spiralé du cristal agrandi des milliards de fois » (« And each cubic salt crystal echoes the Spiral Jetty in terms of the crystal’s molecular lattice. Growth in a crystal echoes the Spiral Jetty in terms of the crystal’s molecular lattice. Growth in a crystal advances around a dislocation point, in the manner of a screw. the Spiral Jetty could be considered one layer within the spiralling crystal lattice, magnified trillions of times », op. cit., p. 147.)