La réception de l’œuvre de Beckett en Italie fut problématique dès le début et cela pour différentes raisons. Tout d’abord, comme partout ailleurs, les exordes de Beckett furent accueillis avec plus de méfiance que d’enthousiasme. Ainsi, écrit Gabriele Frasca, c’est “ grâce à l’assujettissement des Italiens à leurs cousins d’outre-alpes ” que Beckett fut représenté et traduit dans la péninsule dès qu’il acquit un début de notoriété internationale. Il fut par ailleurs considéré comme “ la chose depuis l’espace profond, à savoir un ‘objet’ inconnu, épouvantable et en fin des comptes répugnant ” (ibid.). Cette aversion pour le renouveau que représentait l’écriture beckettienne est aussi la conséquence du fait que l’auteur irlandais ne répondait pas aux schémas et à l’idée de littérature qui dominaient en Italie quand il apparut sur la scène culturelle, à savoir dans la deuxième moitié des années 50. Tout d’abord, le fait d’écrire “ sans style ”, comme Beckett le disait pour justifier son choix du français, va à l’encontre de la culture italienne. En effet, pour s’écarter du le processus de standardisation de la langue, les écrivains italiens cherchent un style “ bello ”, comme celui de Virgile qui “ ha fatto onore ” à Dante, ou bien populaire avec des inflexions dialectales. De plus, les personnages-narrateurs beckettiens, ces clochards qui parlent “ à force de je ”, s’opposent à l’idée de littérature engagée et populaire dominante : on condamne leur solipsisme, leur abstraction et la confusion sujet-objet qu’ils entraînent. Ainsi, la critique italienne, se conformant en partie à la doxe marxiste de Lukács et d’Adorno, néglige d’emblée la prose et la poésie beckettiennes pour ne s’intéresser qu’au théâtre. Cette position est renforcée par son traducteur et donc par celui même qui a fait connaître Beckett aux Italiens, Carlo Fruttero. Dans sa Préface à la traduction d’En Attendant Godot (Aspettando Godot, sortie en 1956 chez l’éditeur Einaudi), Fruttero écrit que Beckett a pu devenir plus qu’un “ auteur d’avant-garde intéressant ” grâce à l’objectivation propre au théâtre, et que c’est au théâtre qu’il s’est affirmé en tant qu’ “ écrivain populaire ”. Quand le “ pessimisme dogmatique ” de Beckett n’est pas condamné, il est transformé par la critique en un nihilisme redoutable qui trouve sa représentation dans l’existentialisme, lui valant l’étiquette d’ “ écrivain de l’absurde ”. De plus, Tommaso Landolfi, le seul auteur italien de la génération de Beckett qui écrivit un article sur lui, paru en 1953, affiche un refus catégorique de son œuvre et notamment de L’Innommable qu’il ne considère intéressant que pour une étude psychiatrique.
Mais la renommée de Beckett se répand malgré tout et l’Italie littéraire des années 60 ne peut plus s’empêcher de se confronter à l’auteur. L’avant-garde italienne, qui réunit ses principaux représentants et acteurs dans le ‘Groupe ‘63’, adopte cependant une attitude ambivalente par rapport à l’auteur de Godot. Les auteurs avant-gardistes les plus en vue en subissent manifestement l’influence, qu’ils refoulent cependant quand ils ne critiquent pas son œuvre de façon transversale, voire directe. Critique qui ne renie pas la valeur de l’écrivain, mais qui en décourage la lecture. Pour ne donner que quelques exemples “ insignes ”, Manganelli dans “ Qualcosa da dire ” et “ Murphy ” aujourd’hui dans le volume La letteratura come menzogna, abuse d’adjectifs négatifs - difficile, obscur, agressif, louche et bagarreur, etc. - pour décrire les poésies de Beckett, tandis qu’Italo Calvino voit un lui un auteur post-apocalyptique (“ Il mare dell’oggettività ”, 1959), pour lui reconnaître par la suite sa valeur et revenir sur ses anciens préjugés ; Antonio Porta, pour sa part, le considère comme quelqu’un d’“ emprisonné dans une idée du rien qui n’est qu’une variation mystique de l’idée du sublime ” (“ Beckett in poesia ”, 1964). De plus, le critique Renato Barilli, appartenant au même mouvement, est l’auteur d’un essai peu encourageant, paru en 1967, “ Nichilismo retorico di Beckett ”. Dans cet essai, le critique affirme que le nihilisme extrême de la prose de l’auteur irlandais peut être en partie dépassé au théâtre grâce à l’“ incarnation ” des personnages requise par la scène, mettant ainsi en doute la qualité de sa prose. L’année 1967 est aussi celle qui voit sortir le nombre le plus important jusqu’alors de monographies et d’articles sur Beckett. Le plus connu de ces écrits – et le premier qui en analyse l’œuvre sans préjugés – est la monographie d’Aldo Tagliaferri, Beckett e l’iperdeterminazione letteraria (traduit en français). Cet essai propose une interprétation psychanalytique, nourrie d’une lecture philosophique. Toujours est-il que les années 60 et 70 sont caractérisées par une cannibalisation consciente ou inconsciente, déclarée ou non, de l’œuvre de Beckett par les avant-gardes italiennes. A partir de ce moment, Beckett exercera une influence importante sur toute la littérature italienne. Des écrivains de la génération née pendant les années 30 comme Malerba, Sanguineti, Manganelli, Celati (qui écrivit aussi un excellent essai critique : “ Beckett l’interpolazione e il gag ” en 1975) s’inspirent de Beckett, tout comme des auteurs des générations ultérieures : Antonio Moresco qui règle ses comptes avec lui dans son essai sulfureux “ Le maniériste du rien ” et d’autres qui se montrent bien plus reconnaissants, comme Gabriele Frasca ou Giuliano Mesa. Ce n’est qu’à partir des années 70, celles donc qui suivent l’attribution du prix Nobel, que l’œuvre de Beckett commence à jouir d’une plus grande attention, sans pour autant dissiper les malentendus et les déformations qui caractérisent sa réception en Italie depuis toujours. Paraissent ainsi des manuels pour les étudiants, notamment sur le théâtre, plusieurs études et monographies parmi lesquelles nous signalons celle de Gabriele Frasca, Cascando, tre studi su Beckett (1988), centrée aussi sur les œuvre en prose, et celle en anglais de Carla Locatelli qui traite de la prose à partir de 1969, Unwording the World. Beckett’s Prose Works Since the Nobel Prize (1990). Pour arriver à nos jours, le centenaire de la naissance de Beckett (1906-2006) a été l’occasion de faire paraître plusieurs recueils d’essais qui affichent une connaissance plus approfondie de même qu’une analyse critique plus mûre de l’œuvre : Per finire ancora. Studi per il centenario di Samuel Beckett, dirigé par Gabriele Frasca ; Tegole dal Cielo, dirigé par Giancarlo Alfano et Andrea Cortellessa qui permet d’avoir une vision générale aussi bien de l’“ effet Beckett ” sur la culture italienne, et vice-versa de l’influence que la culture italienne a exercée sur cet auteur ; Per il centenario di Samuel Beckett, dirigé par Andrea Inglese et Chiara Montini. Ce dernier volume propose des articles de critique générale, ainsi que d’autres concernant le bilinguisme de l’auteur et la traduction de son œuvre.
A ce propos, on ne peut terminer un exposé sur la réception de Beckett en Italie sans évoquer les traductions et en particulier l’oubli de l’“ équilinguisme ” caractéristique des premières d’entre elles. Dans la plupart des cas, seule une des deux versions (anglaise ou française) des œuvres bilingues de Beckett a servi de source, ce qui a parfois représenté un avantage pratique pour le traducteur qui a pu préférer traduire à partir d’une version plutôt que d’une autre, même s’il ne s’agissait pas de la première. C’est le cas, par exemple, de la traduction de Murphy par Franco Quadri (1962), à partir du français. Pour ce qui est du théâtre, le monopole des traductions est resté à son premier traducteur, Carlo Fruttero et à son ami Franco Lucentini. Les œuvres théâtrales étant les plus lues de Beckett en Italie, grâce notamment à l’intervention du traducteur “ officiel ” et d’une bonne partie de la critique italienne, ce pays en a vu paraître plusieurs éditions, dont la plus récente (2005), annotées par Paolo Bertinetti, comprend tout le répertoire et quelques essais critiques. Pour ce qui est de la poésie et de la prose, le travail d’Aldo Tagliaferri et de Gabriele Frasca a pu redonner une place digne à l’œuvre de Beckett. En effet, les premières traductions affichaient la même ignorance et négligence de l’œuvre que la critique, elles étaient truffées de fautes, d’incompréhensions, outre bien sûr leur impasse sur le bilinguisme de l’auteur. En 1996, Tagliaferri propose une nouvelle traduction de la trilogie romanesque, Watt (1998) retraduit par Gabriele Frasca, suivi par Le poesie (1999), Murphy (2003), In nessun modo ancora (Mal visto mal detto, Compagnia, Peggio tutta) (2008). D’autres traductions sont en cours, mais, même si tout le travail de Beckett demanderait d’être retraduit en italien, la maison d’édition qui détient tous les droits, Einaudi, tend, pour des raisons commerciales, à bloquer les tentatives d’une nouvelle divulgation de son œuvre à la lumière des interprétations plus récentes et pertinentes et de la nécessité de prendre en compte le bilinguisme.