Tout au long de sa vie d’écrivain et malgré la longue éclipse des années 1931-1947, Delteil n’a cessé de revendiquer son désir d’écrire une langue autre, originelle. Appartenant à cette famille de poètes hantés par le minéral ou la préhistoire, il a cherché non à se déconditionner du verbal, mais à faire entendre une parole :

Je rêvais d’une parole qui serait l’homme même, qui aurait la musculature des reins, les pouvoirs de la chair, la folie de l’esprit.2

Dans La Deltheillerie, il dresse, dans un désordre apparent, la liste des conséquences linguistiques de ce rêve3 : ne pas savoir sa langue, ne rien entendre à la langue française, la violer. Les slogans se bousculent depuis l’exigence d’ « une syntaxe avec des seins », celle « d’un langage tout fourmillant de fautes de syntaxe, de barbarismes et de solécismes et qui n’avait rien de commun avec la langue française », d’un langage mobilisé, dit-il, « à ses risques et périls », « un jaillissement de phrases et d’images, d’idées, une armée de mots en marche ». Il dit aussi « chanter les voyelles et les consonnes »4, aimer « l’imagerie », (jouer) « l’image ».
On pourrait, en dépit de leur ton humoristique et provocateur, s’étonner de ces revendications d’ignorance, de cette façon de se glorifier de maltraiter la langue. Cette position qui n’a rien d’une pose d’écrivain reflète la manière dont Delteil a été perçu dans les années vingt par ses détracteurs et les critiques qu’il a essuyées de leur part. Que l’on songe que Sur le fleuve Amour, roman surréaliste dans l’âme, fut considéré comme l’œuvre  mal écrite d’un pornographe et que Jeanne d’Arc a, en plus de cette accusation, essuyé celle d’être totalement fautive. Un critique zélé s’est appliqué à chercher, dans cette biographie épique et passionnée, les phrases correctes et prétend n’en avoir trouvé qu’une : « L’âne s’en va de guinguois du côté des mirabelles ». Et de relever les pléonasmes ou l’art, comme chacun sait, « de faire deux morceaux d’une cerise » !
Notre propos n’est pas de suivre ce sillage d’un autre temps, celui de Malherbe plutôt que celui de Barthes. D’autant que les revendications du poète, postérieures de plus de quarante ans aux textes incriminés (La Deltheillerie date de 1968), ont toujours habité Delteil et résonnent très fortement avec son œuvre. Non. À travers ses textes et avant-textes, nous chercherons plutôt à savoir quelle langue Delteil rêve, quelle langue il forge, suivant en cela son adage favori : « Ce que tu rêves, fais-le ». Pour ce faire, nous observerons d’abord les langues de Delteil ou le français travaillé par le patois. Se battre avec les langues, c’est mener une triple bataille, linguistique, sociale et politique. Puis nous verrons que cette bataille est également littéraire, à travers le travail du rythme, du nombre et de l’écho.

Aux sources du rêve de Delteil, il y a son rapport premier avec la langue ou plutôt avec le langage puisqu’il établit nettement la distinction entre les deux mots et leur contenu. Pour commencer, un vrai paradoxe – il y a le français et l’occitan, le patois plutôt – accompagné d’une vraie certitude : point de langage sans parole. Ce paradoxe et cette certitude sont les deux piliers sur lesquels reposent et le rêve et la pratique de l’écriture delteillienne.
S’interroger sur la mémoire du texte quand on sait qu’il y a, à l’origine, un « partage des mots », pour reprendre l’expression de Claude Esteban, complique l’observation de l’écriture. Celle-ci ne révèle plus un seul ancrage linguistique mais au moins deux, sans compter les apports ultérieurs liés aux études et au parcours d’une vie. Or Delteil affirme la primauté de la langue de ses ancêtres :

Le patois est la langue de papa, de maman, ma langue maternelle, je l’aime. […] Maman parlait patois et jusqu’à cinq ans, je n’ai parlé que le patois… Le français m’est une langue étrangère ; outre que le patois a son génie propre, il est souvent plus bref et plus cru, il engrosse un peu les choses, les substantifie.5

Il ajoute qu’il croit que ce patois a donné à son style « son caractère concret, sensationnel ».
Il faut donc entendre « ne pas savoir sa langue » au sens littéral et se demander comment et pourquoi cette langue étrangère est traitée. Delteil, dans La Deltheillerie, explique l’émancipation de son style par le fait que cette ignorance première est en outre « servie » par « un curieux phénomène : une totale absence de mémoire ». « À chaque instant, précise-t-il, je suis obligé de chercher longuement, comme une épingle perdue, le terme propre, d’inventer le ton pur. Original par force, forçat ». Son écriture serait donc traversée par une tension vive, violente : ses thèmes de prédilection sont la quête forcenée des origines, la traversée des siècles et le rejet de « la dessication du Temps »6 et, simultanément, une absence de mémoire revivifie l’écriture tout en la rendant laborieuse. Par-delà cette quête et cette souffrance, que Delteil ne revendiquait pas autant dans les année vingt, on voit bien que ce partage des mots, cette âpreté du français constituent un vrai gage de liberté.
Libérés d’un statut rigide, les mots perdent de leur univocité et peuvent ainsi, mis au contact les uns des autres, « au corps à corps » dixit Delteil, se métamorphoser, se réactiver. Ce serait là l’explication de ces formes si propres à Delteil, associations de termes, zeugmas  et surtout « épithètes insolites »7. Car tous les mots n’ont pas le même statut : « Ce qui compte, ce n’est pas le substantif, c’est l’adjectif » écrit Delteil dans Les Poilus8. Cette position de principe lui permet de doubler la mise sur l’adjectif et par des associations incongrues de recréer le substantif. La mémoire du texte témoigne de cette recherche de synonymes et de variantes qui finalement peuvent se fixer sur le texte définitif. Là le travail rejoint le résultat lisible. Dès les années trente, Delteil indiquait la nature du combat que lui, « horrible travailleur » mène avec la langue :

Écrire pour moi est un drame, dont le dénouement est toujours inconnu. Il s’agit d’arracher bribe à bribe, au chaos, des secrets que votre mère vous révéla en naissant. J’écris entouré de tout un attirail quasi guerrier, dictionnaires, grammaires, recueils de synonymes, listes de mots… On a l’impression d’un champ de bataille.9

Antérieur de presque quarante ans aux aveux de La Deltheillerie, ce texte souligne le paradoxe : quels secrets une mère analphabète et ne parlant que le patois peut-elle révéler ? La langue originelle bien sûr, qu’il faut ensuite transcrire en français. L’idée d’un premier « jet toujours automatique » que Delteil revendique et qui le rattache au groupe surréaliste, n’exclut pas ce long labeur10. Cette écriture-combat devient en quelque sorte un pari, à ses yeux : «  Toute tournure de phrase, toute épithète est un pari ». L’écriture-risque suppose un investissement de tout le corps dans l’élaboration de ce qu’il nomme « un style manuel ». Son déroulement peut être hésitant « ça fourmille de peut-être et de si » mais le texte définitif est presque toujours frappé d’amnésie sur ce point. « Le laboratoire de recherche » (extraits des brouillons) reste en coulisses et le lecteur n’a sous les yeux que la fin du geste accompli, celui que  « le trouvère » veut bien lui livrer. À lui de les lire, de les traduire.
Traduire quel texte ? L’une des conséquences de ce monstrueux combat entre deux langues est que les traducteurs des œuvres de Delteil en langue d’Oc vivent une expérience bien étrange. Que ce soit Yves Rouquette (Jésus II, 1973, Nostre Sénher lo Segond, Choléra, Colerà, 1976) ou Jules Plancade et Jean Larzac (François d’Assise, Francès d’Assisi 1978), tous disent retraduire un texte déjà traduit à leurs yeux. Charles Camproux a par ailleurs analysé en Delteil les marques linguistiques proprement occitanes de son style11.
Finalement, l’absence de mémoire constitue une forme de résistance : le français est la langue des conquérants, la langue des seigneurs et maîtres. Il y a refus d’une uniformisation, d’une socialisation absolue de la production verbale. Plusieurs feuillets des brouillons de La Deltheillerie insistent sur ce lien :

pas plus ma vie dans le cadre social que mon style dans le cadre {grammatical
syntaxique12

Se battre avec cette langue, c’est mener une triple bataille : linguistique, politique et sociale.
Tel autre feuillet de La Deltheillerie permet de suivre et de comprendre, sous couvert d’une réflexion presque anecdotique, quelques méandres de ce cheminement. Dans la section qu’il consacre aux Delteil, l’écrivain s’interroge sur ses propres prénoms. Deux feuillets13 réunis dans le même dossier « les prénoms » (classés H(W) 9 et 10 ), ainsi intitulé dans le plan de Delteil qui introduit une liasse de vingt-huit feuillets au total, retracent les multiples prononciations du prénom Joseph. Le feuillet 10, où se multiplient ajouts et corrections, commence par la prononciation de Caroline (notée C.), la femme américaine de Delteil, puis celle de « maman » puis celle de papa. Suivent les appellations des écoles et celle de Tante Marie.
Or le feuillet Hw9, moins touffu, détaille les autres prénoms avant d’en venir à Joseph, sa prononciation par maman, papa, puis Caroline.  Ces variations  sont intéressantes à plusieurs titres. Nous privilégions ici ce qui a trait aux parents de Delteil. La prononciation maternelle témoigne, écrit Delteil du « respect dû au mâle premier né » et, partant, choisit la forme française que Delteil interprète ainsi : « Il s’agit dès le berceau de « faire honneur » sous-entendu qu’en pays d’Oc depuis la Croisade le français est la langue noble » mais il ajoute « inconscient pour me faire honneur dès le berceau ». Sur le feuillet Hv10 intitulé « le patois, patois et français », il précise : « pour maman, le français était la noble langue des sentiments, de l’idéal et le patois, le grossier langage quotidien, celui du travail et du pain ». Il évoque aussi les censures, notamment maternelles : le patois parlé – il reconnaît bien sûr l’existence d’une langue écrite, lui qui voulut traduire Mistral – « admet, je cite, toute la gamme pensable linguistique » (argot et gros mots). Mais le français, non.
Or Delteil insuffle au français cette plus grande liberté du patois. Par le truchement de sa langue maternelle, il cherche à rendre possible une véritable idylle entre le monde et les mots. Pour cela il forge de nombreux néologismes14, il réinvente des termes en les écrivant autrement. C’est ainsi qu’il reprend l’épithète flaubertienne « hénaurme » pour qualifier son langage. Dans le texte définitif de La Deltheillerie, il l’emploie au passé : « C’était un langage hénaurme, autochtone, brut ». Dans les brouillons de la même œuvre, c’est au présent qu’il use du même mot :

Par moments, je parle quelquefois un langage hénaurme qui me vient de papa.15

L’adjectif lui-même cristallise symboliquement les aspirations de l’écrivain : emploi et ajout du H, épenthèse de la lettre fétiche de Delteil puisqu’elle est celle d’Homme, honneur et humour qu’il dit chanter et celle qui distingue La Deltheillerie16.
Dans ces deux aveux, public et privé, la place de la filiation paternelle est également déterminante. On a pu remarquer les changements de l’ordre d’énumération des prononciations de Joseph et la distribution distincte des mérites de « papa » et « maman ». Tout se passe comme si Delteil héritait de sa mère la tentation du français langue noble mais reconnaissait la dette envers le père dont il tient ce langage « hénaurme » mais aussi ses pratiques d’écriture et ses talents de conteur. La première particularité qui distingue père et mère est leur rapport à l’écrit. Contrairement à Madeleine Sarda, mère de Delteil, Jean-Baptiste, son père parle le français et pratique l’écriture occasionnelle et gratuite. Le court récit qui nous est offert dans La Deltheillerie à son sujet prend un relief très particulier dès lors qu’il est simplement confronté au fourmillant dossier génétique de l’œuvre. Delteil note, presque par hasard :

Ce grand homme avait ses faiblesses bien sûr. Par exemple la manie de noter sur des bouts de papier tels incidents minimes, ses menues pensées (est-ce là l’origine de ma vocation littéraire ?). Nous trouvons encore, par-ci, par-là, Marie (il s’agit de sa sœur) et moi, des feuillets déchirés, des morceaux de carton, qui portent témoignage de son humeur tantôt larmoyante, tantôt caustique, et parfois vengeresse.17

On pourrait longuement épiloguer sur l’interrogation contenue dans la parenthèse : pensée apparemment annexe, fondamentale en vérité, faux aparté qui porte tant sur le contenu de ces écritures maniaques que sur leur support, « des bouts de papier ». Nous pourrions répondre sur les deux objets de la question, car La Deltheillerie semble construite dans sa genèse à partir de ces réflexions, et son support est emblématique de ce qu’est le langage pour Delteil.
Comme Jean-Baptiste, Joseph, à la fin de sa vie, n’écrit que sur des morceaux de papier, en l’occurrence des centaines de bouts d’enveloppes reçues, timbrées, découpées et parfois collées. Disons-le clairement, Delteil n’écrit plus que sur du papier de récupération. Mais, si cela révèle un réel esprit d’économie, explication satisfaisante à l’esprit rationnel, mille autres raisons, sans doute inconscientes, se cachent derrière une telle pratique.
Il y a la valeur symbolique de ce choix d’un écrivain hostile à la société de consommation. Puis le fait que ce recyclage évite à l’écrivain le rapport effrayant à la feuille blanche dont Delteil fait état dans ses brouillons et qui est encore évité par le fait que ces multiples fragments d’enveloppes sont colorés, loin en tout cas d’offrir au regard un blanc immaculé18. Et puis, objets sans importance, ils jonchent le sol, voyagent, semblent tout faire pour ne pas en imposer (en fait, c’est l’inverse qui se passe). Souvent collés ou épinglés, ils reflètent l’importance de la pratique du collage de textes chère à Delteil comme aux surréalistes et à Valéry. Plus encore, ils rappellent la libération du matériau prônée par les dadaïstes. En tout point, le choix et l’usage du support de l’écriture illustrent une dynamique de libération.
Outre cela, ils permettent un vrai détournement de fonction, accordant ainsi les trois objectifs de la bataille avec la langue dont nous avons parlé (linguistique, politique et social). Effectivement, dans La Deltheillerie, Delteil avoue clairement détester écrire et répondre à un certain courrier, n’être en rien épistolier dans l’âme :

À la longue, j’ai trouvé un truc pour que la correspondance se fasse toute seule, elle n’en est que meilleure. Je range avec soin toutes les missives à gauche de mon bureau, et je n’y touche plus sous aucun prétexte. Au bout de trois mois, je m’aperçois gaiement que toute réponse est inutile, sinon impertinente.19

Classées sur sa table de travail sans pouvoir effectivement l’être, ces enveloppes vont lui servir à faire son œuvre. Que telle enveloppe des chèques postaux serve à l’écriture du plan de tel chapitre ou page du livre, voilà l’ironie, ironie d’autant plus forte que la lettre, ce fut aussi, dans l’histoire de Delteil, l’instrument des mises en demeure et des endettements. Delteil fut en effet, à Paris, un joueur invétéré et toute sa vie, il semble avoir tenté de bonnes opérations financières, en vain. Ainsi, l’usage détourné des lettres, qui n’exclut pas le fait que Delteil a entretenu de belles correspondances au cours de son existence20, sert son artisanat d’écrivain : modestement, il écrit entre deux déchirures une phrase parfois coupée par une adresse mais les bouts d’enveloppes ajustés voire épinglés se prêtent admirablement à son écriture-rapetassage et constituent le livre comme un ensemble à la fois sémantique et sémiotique. Les deux systèmes s’auto-engendrent : La Deltheillerie, livres de traces et d’empreintes ne s’écrit qu’avec des outils de contrebande, détournés de leur fonctionnalité première. Par leurs formes, ces lambeaux de papier – il en est de moins somptueux que d’autres – forcent au morcellement du dire. Démystifié, le travail devient « grifouillis » pour reprendre le mot d’Aragon. Mais que de la modestie des matériaux (feuillets et crayons), on n’aille pas induire celle du propos : simple conversation avec ses alongeails à la manière de Montaigne, La Deltheillerie poursuit sa logique exigeante jusqu’au bout et jusqu’à l’extrême.
Voilà comment les manuscrits permettent d’imaginer que cette écriture à la fois à programme, par ses plans, et à processus, par ses ajouts, a trouvé son origine et ses conditions d’existence.
À l’évidence, le père de Delteil n’aurait sans doute pas soupçonné tout cela ! Dans le partage des mots dont il est en partie responsable, lui revient la part belle du discours écrit et oral à travers surtout ce goût de la parole et du conte, de la légende :

Dans ses histoires de veillée, papa d’instinct,{ paraphrasant Gargantua
Parlait volontiers comme Gargantua, au
savoir (science) près21

Ici, gigantisme et oralité sont aussi indissociables que « le plain-chant et le patois ». Les manuscrits et brouillons nous livrent effectivement un discours direct aussi vif que celui qui scande les textes imprimés. Les adresses à soi-même ou au lecteur foisonnent. Cette omniprésence du discours direct ne s’explique pas seulement par la référence occitane. Elle est aussi le fruit d’une époque, celle des années vingt. On revendique haut et fort « d’écrire comme on parle », selon l’expression employée dans le n° 17 de la revue surréaliste Littérature de décembre 192022, de chercher une écriture « naturelle » (Léautaud) ou « une langue-geste » (Ramuz).
L’onomatopée, considérée comme un fonds primitif ou résidu d’une langue-mère, a tous les mérites requis. Dans un rêve de verbe direct « de la sensation à l’expression », dans un idéal cratylien, l’onomatopée s’impose. Delteil en use et en abuse, dans ses différentes œuvres, jouant du mimétisme des sonorités mais aussi de leur rythme. Il n’hésite pas non plus à créer de toutes pièces des effets onomatopéiques par la reprise sur plusieurs lignes d’un même mot – c’est le cas du fameux « Anes » de Choléra23. N’importe quel mot peut ainsi acquérir ce statut de son brut, mimétique et rythmé.
Si le rythme constitue une donnée fondamentale aux yeux de Delteil, elle est toutefois de moindre importance que le nombre. Dans le feuillet 1224 qui côtoie celui sur le patois et le français que nous avons cité, il établit une hiérarchie entre les deux :

Ce qui d’instinct m’importe dans la phrase, c’est le nombre, plus que le rythme ou le sens. Le rythme est une espèce de couleur, le nombre est du dessin stratégique, c’est le chant profond. Le rythme est architecture, le nombre est tour de Babel. Le rythme est de l’art grec, le nombre est plus sombre, c’est du Celte. Le nombre procède par vagues, par cascades, par alluvions, c’est en somme un phénomène de l’incantation.
Le rythme agit sur l’esprit, l’incantation sur les sens. On dit le serpent sensible à ce serpentement de formes. Quant au sens, si sens il y a…

Ces considérations sur la poétique ne sont pas reprises dans le texte imprimé25 : pourtant précieuses, elles n’existent sous cette forme que dans les brouillons, révélant au passage le caractère construit et achevé de la réflexion, en dépit de la précarité du support . On y voit que Delteil n’a pas cédé à la tentation dénoncée par Kibédi Varga de réduire le nombre au « rythme (accentuel) basé sur un principe numérique »26. Il illustre bien, au contraire l’idée que la notion de nombre est « centrale en poésie » et « à la base même du rythme et de tout ce qui nous attache par les sens au signifiant », selon la définition qu’en donne Michèle Aquien, dans son Dictionnaire de poétique27. Le texte de Delteil ressemble d’ailleurs fortement à ceux de Claudel qu’elle choisit pour illustrer son propos et ses deux articles (nombre et rythme)28.
Or cette attention au nombre rejoint également les idées pythagoriciennes exposées par Delteil très publiquement cette fois, dans sa  Lettre au sujet d’une phrase de Jésus II, œuvre qu’il faut lire, dit-il,

entre les lignes, et dans son triple sens. Vous savez que notre Pythagore dit : Il y a un triple verbe : le verbe qui exprime, le verbe qui cache, le verbe qui signifie ; la parole simple, la parole hiéroglyphique et la parole symbolique. Chaque page de ce livre (JII) voudrait répondre à cette trilogie. Les mots pour moi ne sont pas des étiquettes, mais des signes magiques, comme les dessins d’aurochs de la préhistoire, les formules de sorcellerie et les herbes de la Saint-Jean29.

Placée sous l’égide de Pythagore pour qui les nombres sont la clef des lois de l’harmonie cosmique, la théorie de Delteil sur la force du nombre rejoint celle du triple verbe par le biais de l’incantation. Delteil évoque en note elliptique sur le manuscrit les termes  de « nature (caractère) magique ». Il conclut son développement par une formule qui illustre d’ailleurs son propos :

On dit le serpent sensible à ce serpentement de formes.

De nature poétique, cette préoccupation en faveur du nombre plaide aussi pour une langue universelle, « la tour de Babel » , qui viendrait directement agir sur « les sens » pour celui qui proclame que « la poésie est corps ». C’est «  le chant profond » qui ne scinde pas le signe  même si la question du sens, du signifié reste mystérieusement évoquée de façon suspensive, sans doute pour respecter la création30 et préserver le pouvoir magique de l’incantation…
Dans l’œuvre de Delteil, de multiples formes poétiques ou rhétoriques relèvent de l’incantation : Hymne au Verbe31 de Jeanne d’Arc ou à la robe future de Sonia Delaunay, Ode à Limoux voire à Perpignan (Perpignan), Discours aux oiseaux par Saint-François d’Assise, de sorte que la polyphonie générique est au service de cette voix incantatoire. Or il est un motif, un phénomène acoustique et un procédé dramatique, qui conjugue cette oralité et cette incantation32 . Nous avons nommé l’Écho.
Personnage présent dans La Fayette33, l’écho est introduit par Delteil dès les premières pages des Poilus, épopée de la Grande Guerre. À ce titre, il incarne parfaitement la place de l’oralité dans la geste, marque le glissement ou le chevauchement polyphonique des genres, point sur lequel le dossier génétique apporte un éclairage.
L’écho, dans les deux premiers paragraphes des Poilus, reprend les métaphores du sang et de la baïonnette dont il rappelle le sens premier : il fait résonner la parole vraie et, ainsi, annonce la guerre :

La chaleur est torride, en ce mois de juillet 1914. Le département de l’Aude sue. De Narbonne à Limoux, des myriades de vignes, plongées dans le sable ou le silex, amaigries et dures, étalent sur la terre sèche leurs pampres de sang.
Écho : Sang !

Ce pays d’Aude, mi-pyrénéen, mi-méditerranéen, avec ses torrents et ses jachères, se contracte sous le soleil. Un vent cru souffle sur les cailloux. Des faisceaux d’odeurs et de rayons traversent un ciel nu. La substance du sol monte en filaments fibreux, en troncs nains. Tout a un air étroit et ardent, un air de piques. Chaque plante est une baïonnette.
Écho : baïonnettes !34

On entend ici comme un dédoublement de la voix du conteur qui, tel un oracle, ne se contente pas de dire mais cherche à signifier aux hommes ce qui les attend (ce qui dans l’épopée ne surprend guère) : le décalage entre l’effet d’écho réel et l’effet littéraire est trahi par le passage du singulier  au pluriel du mot « baïonnette ». L’écho est donc phénomène oral mais aussi écrit : Delteil n’a introduit cette théâtralisation du prologue de son épopée qu’au stade du tapuscrit mais elle est en harmonie avec de très nombreux effets internes au texte tout entier. Des mots importants comme « retraite » ou « poilu » résonnent ; des formules telles « c’est le temps de » scandent le texte. Dans La Fayette, le procédé joue de l’identité mythologique de l’Écho et la Nymphe, telle une Cassandre ou telle la femme chargée d’annoncer la guerre dans Les Poilus, annonce l’avenir. L’effet produit est dramatique dans celle-ci (épopée de 14-18), humoristique dans celle-là (celle de la Révolution Américaine). Dans tous les cas, l’Écho introduit finalement une  voix intermédiaire entre celle du conteur et celle du personnage. Et surtout il légitime, par sa part de merveilleux, l’idée d’une participation des Eléments et du divin à l’Evénement narré.

Bien d’autres formes d’oralité nourrissent la polyphonie du texte delteillien : énonciative, générique, elle marque la mobilité de l’instance énonciative principale, souligne le rôle des émotions. Elle instaure aussi une forte autoréférentialité – les épopées et autres textes se répondent – ainsi qu’une intertextualité décisive, laquelle montrerait que la naissance de l’écriture est, dans le cas de Joseph Delteil, déterminée par l’expérience d’écoute, de transmission et d’invention de la légende, qu’elle soit proférée par le père ou par le fils, au service d’une langue-mère ou d’une « langue-sœur ».
Ainsi, le combat mené par Joseph Delteil montre-t-il un texte travaillé par le bilinguisme mais aussi par toutes sortes de langues, mortes ou vivantes, qui sont autant de mémoires du texte à découvrir.

1  Texte d’une communication , colloque «  Littérature et linguistique : diachronie / synchronie – Autour des travaux de Michèle Perret (dir. D. Lagorgette & M.Lignereux), Chambéry, 2002.

2  Delteil J.,1968, La Deltheillerie, Paris, Grasset, p 133.

3  Je ne « savais pas ma langue », comme disent les grammairiens, je n’entendais rien à la langue française, je la violai. […]. Et moi je réclamais « une syntaxe avec des seins » […]. C’était un langage, hénaurme, autochtone, brut – persillé de mauvais goût. Sans aucune référence à la grammaire, à l’usage, « entier » (qui donc m’appela : « le bâtard des lettres » ?). Un langage tout fourmillant de fautes de syntaxe, de barbarismes et de solécismes, et qui n’avait rien de commun avec la langue française. » Ibid., p 133.

4  « J’ai chanté les voyelles et les consonnes, j’ai chanté les H, l’homme, l’honneur, l’humour, j’ai chanté le jeu des L dans « il sole et l’altre stelle », les frétillantes I, comme innocent, comme idiot. Servi en cela par un curieux phénomène : une totale absence de mémoire. À chaque instant, je suis obligé de chercher longuement, comme une épingle perdue, le terme propre, d’inventer le ton pur. Original par force, forçat. » Ibid., p 136.

5  «  On s’étonne parfois de mon goût un peu vif pour le patois… mais que voulez-vous : le patois est la langue de papa, de maman, ma langue maternelle, je l’aime.(…) C’est le patois, je crois, ce patois si peu apte à la psychologie, à la pensée, qui a donné à mon style ce caractère concret, sensationnel. » ; propos rapportés par Jean-Marie Drot (1990, Joseph Delteil, prophète de l’an 2000, Paris / Montpellier, Imago / PL, p. 62), et souvent utilisés par Delteil.

6  Cette expression est empruntée à la Préface de Jeanne d’Arc.

7  De multiples exemples peuvent être donnés. Citons notamment quelques zeugmas : Éléonore « natte ses cheveux, ses pensées » ; « Un général en retraite et en pelisse » (Les Cinq Sens) ; « Déjà quelques matelots accouraient, luisants d’yeux et de dagues » ; « une odeur de goudron et d’imposture s’en exhalait [des magasins] » ; « L’étang était pâle, et infesté de songes sensuels, de joncs et de sangsues » (La Jonque de porcelaine).

Les épithètes insolites sont nombreuses : dans Sur le Fleuve Amour, « De nouveau, elle s’affadit, les veines pleines d’un sang composé de globules rouges languides et forts comme de tendre athlètes » ; « une voix si métaphysique ». Dans Jeanne d’Arc, « le fantastique coq vert, crêté d’aurore et botté d’azur ». Dans l’Hymne au Lait (Jeanne d’Arc), « grand lait sphérique et tétraforme […], Lait lapidaire et lapis-lazuli […], long, large et lakiste Lait » ; Dans Jésus II, « les épaules cocagnes » ; les gens  « allaient maintenant de plus en plus augustes et de plus en plus mirliflors » ; « rien que des victoires, treize à la douzaine, patachevelues ».

Voir, sur ce sujet, l’article de P. Tesquet, 1995 « Les herbes de Joseph, Delteil et l’épithète », Les Aventures du récit chez Joseph Delteil, dir. R. Briatte, Rencontres de Cerisy, p197-218.

8  Delteil J.,1987, Les Poilus, Chapitre II, « La naissance du poilu », Paris,Grasset, Les Cahiers Rouges, p 49.

9  Extrait de l’entretien réalisé avec Joseph Delteil et Maurice Bedel par Frédéric Lefèvre en mai 1930, « Une heure avec Joseph Delteil », Nouvelles littéraires.

10  « Le premier jet est toujours automatique. Je suis surréaliste, je l’étais probablement avant d’appartenir au groupe et je le demeure. J’écris très rapidement un premier brouillon et ensuite je le travaille.

[…] Ce travail est toujours très long. Actuellement, il dure des années et des années. Quand je dis que j’écris quatre à cinq lignes par semaine, c’est vrai, ce sont quatre à cinq lignes terminées qui sortent de deux ou trois pages de brouillon… ».  Extrait de « Avant tout la liberté », propos recueillis par J. Molenat, 1969, Entretiens 27-28, sous la direction de D. Pelayo, Rodez, Ed. Subervie, p. 22.

11  Ibid., « Le plaisir et l’innocence », p. 77-91.

12  Folio H(n) 12

13  Reproduits en annexe. Pour lire simultanément le texte et sa transcription, dans le menu affichage du logiciel Acrobat Reader, sélectionner « taille écran » et « page double ».

14  En voici quelques exemples : « renardesque, tourterellesque, cocoriquante, escargoté, la dentlonguerie, se delteilliser et se dédelteilliser (La Deltheillerie) ». Et, de nombreux occitanismes comme « s’ensavourer » ou « s’encolérer ». Charles Camproux en fait l’étude (op. cit.).

15  Folio H(j) 16.

16  Voir note n° 3.

17  La Deltheillerie, p. 181.

18  «  Ça va jusqu’à la haine du papier, dont la blancheur me nargue », Ibid. p. 206.

19  Ibid., p. 205.

20  Correspondance qui n’a pas été publiée dans sa totalité. On dispose toutefois de celle que Delteil a échangée avec Henri Miller, dans une édition établie par F-J Temple, 1980, Paris, Belfond.

21  Même fragment, folio H (j)16.

22  Et dans l’extrait de « Procès-verbal, p. 13.

23  DELTEIL, J., 1961, Œuvres Complètes (abrégées O.C. ), Paris, Grasset,  p. 144  et, « Ases », dans la traduction d’Yves Rouquettes de 1993,  Colerà, Carcassonne, Institut d’estudis occitans, p. 47.

24  Reproduit en annexe, il s’intitule « le nombre et le rythme ».

25  Les reprises sont ponctuelles et parfois peu reconnaissables. Par exemple, l’expression « un serpent en serpentement », qui reprend et réunit deux mots de la dernière phrase du manuscrit n° 12, figure dans La Deltheillerie mais dans un contexte autre : « Je sais tout, autant qu’un lézard en lézarderie, qu’une hirondelle en volerie ou qu’un serpent en serpentement ». Op. cit., p. 185.

26 Kibedi Varga A. , 1977, Les constantes du poème, Paris, Éd. Picard, p. 107.

27  Aquien M., 1993, Dictionnaire de poétique, Paris, Les Usuels de Poche, Le Livre de Poche.

28  Le poète des Grandes Odes, qui incrimina Delteil auteur du conte Iphigénie paru à la NRF en 1922, mais prit ensuite sa défense face aux détracteurs de Jeanne d’Arc, affirme du rythme qu’ « il consiste en un élan mesuré de l’âme répondant à un nombre toujours le même qui nous obsède et nous entraîne » et grâce auquel « le sens parvient à l’intelligence par l’oreille avec une plénitude délicieuse qui satisfait à la fois l’âme et le corps ».

29 O. C., p. 464.

30  Delteil avouera, notamment dans la Préface au livre de Pierre Tesquet « Clefs pour Choléra » (1974, Paris, Éd. P. J. Oswald), ne pas détenir le sens de son œuvre et attendre beaucoup de ses lecteurs.

31  « O Verbe, Verbe tétradactyle et quadrangulaire, assises de la pensée et armature de l’esprit, instrument de mesure et de précision, distribution et articulation de l’idée, fondage et moulage, tentative de groupement et d’unification, essai d’harmonie, ô Verbe substantiel et volatil, Verbe spatial et temporel, pourvu de valeur physique et de sens moral, Verbe lisse et Verbe haut, ô Verbe, je suspends à tes épaules toutes les cordes de ma voix, et je consacre à ton autel toutes les parties de mon corps ! » (Jeanne d’Arc, Chapitre I,  O. C., p. 233)

32  Il faut entendre le mot dans ses différents sens : « emploi de paroles magiques » et « action d’enchanter, d’agir avec force par l’émotion ». (Dictionnaire Le Petit Robert).

33  Dans le chapitre XII de La Fayette, le héros dialogue avec l’Écho qui lui  répond laconiquement. Les longues interventions de La Fayette qui songe, murmure, engendrent de vraies interrogations. Les réponses de l’Écho riment avec le texte des questions mais ne les reprennent pas et en diffèrent par leur sens. Là encore, l’Écho ne reproduit pas ; il échange et fait progresser l’action, comme dans un dialogue dramatique et merveilleux.

34  Delteil, J., Les Poilus, op. cit., p. 13-14.

35  Pour lire simultanément le texte et sa transcription, dans le menu affichage du logiciel Acrobat Reader, sélectionner « taille écran » et « page double ».

Pour la reproduction des manuscrits, nous remercions chaleureusement Mme Sophie Herr et la Médiathèque centrale d’Agglomération Émile Zola de Montpellier.

36  L’ensemble des fonds disponibles de La Deltheillerie se trouve à la B. M. de Montpellier. Pour une présentation complète des fonds Delteil, voir l’article de Gilles Gudin de Vallerin, Conservateur de cette même bibliothèque dans l’ouvrage collectif de 1995, Les aventures du récit chez Joseph Delteil, Rencontres de Cerisy, dir. R. Briatte, Montpellier, Éd. de la Jonque et Presses du Languedoc, p. 144-160.

37  Pour le feuillet 9, le texte principal(1) est en noir, l’ajout latéral(2) en rouge ainsi que la dernière ligne du texte concernant Catuffe. Le titre « Prénoms » est en rouge. Les corrections, à savoir les ratures de suppression sont en rouge sur le texte 1, en bleu sur (2). Le segment « Autre nuance…franchimaud » est écrit en bleu.

Le feuillet 10 est écrit en  rouge, à l’exception de presque tous les ajouts qui apparaissent en plus petits caractères sur la transcription et  sont écrits en bleu. Mais dans le texte le mot « patriarches » est en bleu tandis que les adjectifs formant liste « allergique-réfractaire » sont le premier en bleu, le second en rouge. Enfin le « Joseph » surajouté en ligne 4 est en noir. Ces jeux entre trois couleurs permettent de lier presque entièrement la plupart des ajouts notamment ceux des listes de vocabulaire.

38  La dimension de ces feuillets est, pour le feuillet 9 de 13,5x10,5 cm, l’ajout latéral formant à peu près un carré de 4cm de côté. Le feuillet 10 mesure 14x10,5 cm. Dans ces  trois exemples, seul le recto du feuillet est utilisé alors que  les deux faces sont utilisées dans un certain nombre des folios de La Deltheillerie.

39  Voir Lemonnier-Delpy, M.-F., 2000, « La Deltheillerie, Vannerie, mameillage et rapetassage », Genèses du « Je », dir . par Lejeune P. et Viollet C., Paris, CNRS-Éditions, p. 79-89.

40  Pour une bibliographie complète, voir celle que nous avons mise en ligne sur le site http://www.josephdelteil.net.