Le retour, depuis quelques années, aux études de genèse a de nouveau attiré l'attention des chercheurs sur tous les phénomènes qui président à la construction du texte romanesque – questions anciennes, mais que l'on pose avec des problématiques différentes : on s'intéresse ainsi aux étapes de l'écriture, à ses modèles ou à ses intentions programmatiques, plutôt qu'aux périodes de la création, aux influences subies ou à la philosophie de l'œuvre. Le renouvellement de cette terminologie analytique offre l'intérêt de redistribuer une matière et de donner au savoir historique une configuration quelquefois inattendue. Réfléchissons, par exemple, au concept de « genèse ». Il contient une idée de naissance, de surgissement graduel où l'effort intellectuel rencontre la résistance du réel, où la théorie et la pratique se constituent dans une relation dialectique. N'est‑il pas possible d'imaginer un concept qui dirait le cheminement inverse : une fois l'œuvre achevée, le mouvement de décomposition de cet achèvement, de ses aspects intellectuels comme de ses aspects matériels ? A côté de la genèse positive, l'idée d'une « genèse négative » que l'on pourrait nommer « lyso‑genèse » : « genèse de la dissolution » ? Bien qu'il désigne un processus contradictoire, le néologisme que nous venons de former n'implique pas une absurdité.
Il existe dans l'histoire de toute œuvre littéraire (une fois qu'elle est achevée, c'est‑à‑dire au moment où le public la reçoit) des accidents, ou des événements, qui permettent à cette œuvre d'exister – qui sont donc « génétiques » – mais qui en même temps la dégradent, détruisent une partie de son intégrité – et qui sont donc tout ensemble génétiques et non‑génétiques : nous dirons « lysogénétiques ». Appelons ainsi toutes les métamorphoses qu'une œuvre littéraire doit accepter ou rechercher pour survivre. Il s'agira, par exemple :

  • – de la transcription écrite, dans le cas d'un conte ou d'une épopée de tradition orale ;

  • – de toutes les formes d'adaptation (théâtrale, cinématographique, télévisuelle) ou de traduction (dans une langue étrangère) d'une œuvre imprimée ;

  • – et, pour les romans du XIXe siècle, plus particulièrement, du passage du volume au feuilleton (dans cette situation, l'antériorité chronologique ne doit pas masquer le processus : si le feuilleton précède la publication en volume, du point de vue linguistique il est postérieur ; même les auteurs de mélodrames populaires, engagés dans la poursuite d'intrigues à rebondissements continuels, ne le conçoivent jamais que comme une forme seconde, un moyen pour réaliser un projet global, et non comme une fin).

Raconter l'histoire lysogénétique d'une œuvre littéraire, c'est donc contribuer à l'étude sociologique de sa réception, en dépassant le cadre des simples jugements critiques émis au moment de la parution pour atteindre cette réalité si insaisissable du public contemporain. De ce point de vue, l'exemple de Germinal est riche d'enseignements. Œuvre à succès dès sa parution en mars 1885 (le tirage initial, le 2 mars, est de 44000 exemplaires), traduit dans pratiquement tous les pays d'Europe, le roman de Zola n'a pu connaître une telle diffusion sans subir divers « accidents » matériels ou intellectuels.
Dans le cadre de cet article, nous en examinerons seulement deux : la publication en feuilleton et les transformations textuelles du roman – en laissant de côté l'épisode complexe de l'adaptation théâtrale et de la polémique sur la censure qui a occupé l'automne 18851.

La publication en feuilleton

Fragment détaché d'un ensemble, le feuilleton s'insère dans un nouvel ensemble et possède, à cause de ce déplacement, une double signification : à sa signification d'origine il ajoute celle que lui confère l'espace d'accueil. Le journal du XIXe siècle  est un texte dont les contraintes (d'écriture et/ou de lecture) sont beaucoup plus fortes que celles de la presse moderne : les sujets y ont une place nettement marquée – la littérature ne se mêle pas à la politique – et les partis pris idéologiques sont clairement avoués. Un texte y reçoit sa signification à la fois par son insertion syntagmatique (dans le discours idéologique global) et par sa situation paradigmatique (la position générique qu'il occupe). Le feuilleton ne transmet donc pas une intégrité littéraire. C'est un compromis médiatique. Il possède en lui‑même (avant même que ne se pose la question de son contenu) une fonction lysogénétique.
La publication de Germinal en feuilleton doit être comprise dans cette perspective. En 1884‑1885, elle s'est réalisée sous deux formes bien différentes : d'abord dans le Gil Blas de novembre 1884 à février 1885 ; ensuite dans un magazine populaire, La Vie populaire, d'avril à juillet 1885. Le roman a rencontré successivement deux publics distincts et a pris dans cette double rencontre des valeurs divergentes :

  • Dans le Gil Blas, Germinal occupe la place de la fiction au sein d'un discours centré sur l'actualité et le quotidien : texte de distraction à effet anecdotique (la grève est un « tableau », une image de la « question sociale ») sur fond d'idéologie conservatrice.

  • Dans La Vie populaire (périodique bi‑hebdomadaire, paraissant le jeudi et le dimanche et consacré uniquement à la diffusion d'œuvres contemporaines), Germinal s'inscrit, au contraire, dans le cadre du récit populaire : exemple mêlé à d'autres d'une fiction à effets dramatiques, qui touche plus par sa conformité à un modèle général que par son éventuelle originalité2.

Le premier feuilleton (texte inédit), placé dans un espace journalistique hétérogène, est un événement littéraire qui redouble l'actualité du moment (la grève d'Anzin de février‑avril 1884, notamment) : il propose un contrat de lecture idéologique. Le deuxième feuilleton, situé dans un espace homogène, est un produit de consommation littéraire dont l'impact est banalisé : il offre un contrat de lecture essentiellement narratif.
Notons que Zola a négocié l'une et l'autre publication bien avant d'avoir achevé la rédaction de son œuvre : l'acte lysogénétique a ainsi accompagné l'activité génétique, il a même anticipé sur son aboutissement. Dans sa quête du public, le romancier retrouve le geste contradictoire de Pénélope, nouant et dénouant des laines identiques.

Les transformations du texte romanesque

Dans l'idéologie de la création littéraire qui anime les écrivains du XIXe siècle, la haine de la publication en feuilleton est un topos récurrent. On se plaint qu'une œuvre est méconnaissable sous cet aspect, et on n'a qu'une hâte, c'est que le volume paraisse, pour lire enfin ce dont on n'avait eu auparavant qu'une connaissance approximative et dispersée3... Mais il s agit là des réactions du lecteur intellectuel. Le  consommateur moyen, au contraire, apprécie le feuilleton, soit qu'il n'ait pas la possibilité de s'offrir des volumes qui restent chers, et qu'il se contente des revues bon marché qui lui procurent une pâture régulière, soit qu'il juge, comme le bourgeois dont se moque Flaubert dans le Dictionnaire des idées reçues, que les romans, qui « pervertissent les masses », sont « moins immoraux en feuilletons qu'en volumes » ! Ce caractère moral, le feuilleton le doit sans doute non seulement à la lecture dispersée qu'il offre – qui obsède moins l'esprit –, mais aussi aux possibilités de transformations qu'il autorise. Le découpage constitue l'essence du feuilleton : ramassé sur six colonnes, composé dans un espace limité et facilement décomposable, le texte, sur le marbre, se prête à toutes les suppressions.
Nous ne parlons pas ici d'un acte de censure qui viendrait d'une autorité politique supérieure et aurait un caractère répressif, mais d'une pratique d'aménagement du texte somme toute courante dans le journalisme du XIXe siècle, qui fait partie des négociations ou des discussions qu'un écrivain conduit avec le rédacteur en chef d'un périodique. À l'arrière‑plan, il y a, bien sûr, l'idée d'une prudence morale (la crainte des désabonnements) ou même politique. Mais il faut voir d'abord, dans cet acte, la conséquence de la situation matérielle qu'occupe le feuilleton, comme tout autre article de journal : c'est un texte éphémère qui appartient autant à la rédaction collective du périodique qu'à son auteur. D'où l'attitude très souple qu'adopte Zola quand ce problème se pose pour lui au moment des différentes publications de Germinal. Nul parti pris, mais un total pragmatisme, adapté aux circonstances, comme le montrent ces citations extraites de la correspondance :
Pour son traducteur autrichien, Ernst Ziegler, un parfait laxisme :

« Le roman, je vous l'ai dit, ne roule pas sur des questions physiologiques, et je crois qu'il n'alarmera pas trop la pudeur des lectrices. Mais je n'ai jamais écrit pour les pensionnats, et d'avance je vous autorise à expurger votre traduction, si vous le jugez nécessaire, car vous connaissez votre public mieux que moi. » (Lettre à Ziegler du 15 juillet 18844)

« Je vous autorise de nouveau à supprimer les passages qui vous sembleraient trop vifs. Ils sont peu nombreux et ne tiennent pas essentiellement à l'action. » (Lettre du 7 octobre 1884)

Face à la rédaction du Gil Blas, la volonté du compromis (il s'agit de l'épisode de l'émasculation de Maigrat, à la fin de la cinquième partie) :

« II m'est impossible d'expurger le passage que vous me signalez. C'est une besogne que je ne saurais pas faire, d'autant plus que j'ignore sur quels mots portent particulièrement les craintes. Veuillez retrancher et remplacer par des points, c'est de beaucoup le plus pratique : le journal aura témoigné de sa chasteté, et ma conscience d'écrivain sera en repos. Je vous avoue que cette mutilation, je ne parle pas de celle de Maigrat, mais de celle de mon roman, me chagrine beaucoup. Vous allez rendre obscène un passage qui n'est que d'une grande horreur dramatique. Si j'étais à Paris, je plaiderais le maintien intégral, et je suis sûr que je l'obtiendrais en discutant le passage phrase à phrase. Enfin qu'on fasse pour le mieux. » (Lettre à Gustave Lecharpentier du 20 janvier 18855)

Mais la fermeté n'est pas exclue ; ainsi au directeur d'une revue qui voulait publier Germinal avec des coupures :

« II est très vrai que j'autorise les journaux qui publient mes romans inédits, à remplacer par des lignes de points les passages qui les inquiètent. Rien de plus naturel, il peut y avoir là pour eux des ennuis, même un danger. Mais, une fois que le texte du roman est fixé, une fois qu'il a paru chez Charpentier, que tout le monde le connaît et l'accepte, je refuse et je refuserai toujours d'y laisser pratiquer des coupures, car ce serait une sorte de reculade, un démenti à mon œuvre, autorisé par moi. » (Lettre à Henri Escoffier du 3 janvier 1885)

Derrière des attitudes différentes, il y a une même logique, fondée moins sur le respect intellectuel de l'œuvre que sur le souci de sa diffusion. Le moment de la publication en volume chez Charpentier (l'éditeur fidèle, garant de l'accumulation de l’œuvre et de sa permanence) détermine un repère de stabilité, engage la décision de fixer le texte sous une forme ne varietur : la marge de manœuvre se situe avant (quand le roman n'a pas encore atteint son achèvement textuel : d'où les coupures pratiquées dans le feuilleton du Gil Blas), ou ailleurs (à l'occasion des traductions étrangères, par nature infidèles : au reste, modifications que nul ne perçoit6). La liberté lysogénétique n'existe qu'en fonction de la contrainte génétique. Les deux principes assurent la vie de l’œuvre, son extension spatiale d'abord, son identité temporelle ensuite.
Par la pratique de la lysogenèse, Zola a choisi d'aménager son œuvre pour permettre sa réception. Conscient dès les premiers mois de 1884 de l'incompréhension que Germinal devait rencontrer dans le public (la correspondance le montre même obsédé par cette idée), il anticipe sur ces difficultés en proposant une version atténuée du roman. Il réalise une œuvre « à deux vitesses », tournée à la fois vers le grand public et vers les lecteurs avertis : à chacun d'opter pour le produit qui lui est adressé. Ainsi répond‑il à la double image que le naturalisme possède en 1885, celle d'un art populaire et médiatisé (par le théâtre ou les caricatures de la presse) et celle d'une littérature de recherche qui entend rester « expérimentale ».
Le processus lysogénétique, tel que nous venons de le décrire avec l'exemple de Germinal, se réalise de deux façons : il concerne le texte même de l’œuvre ou bien l'entourage de ce texte. La transformation sémantique est donc :

  • soit textuelle : due aux restrictions formelles qu'imposent les différents types d'adaptations (censures éditoriales, traductions, transpositions non romanesques...) ;

  • soit paratextuelle : due aux restrictions idéologiques qu'imposent les différents discours d'encadrement (contexte journalistique, préface, illustrations iconographiques...).

Le concept de lysogenèse ne s'applique à tous ces phénomènes que s'il s'agit de transformations voulues ou acceptées par l'auteur, entrant dans une stratégie littéraire consciente7. Une adaptation théâtrale ou une publication de l'œuvre (une anthologie, par exemple) réalisées après la mort de l'écrivain ne rentreraient pas dans ce cadre ; elles appartiendraient aux reprises et aux réutilisations qui sont le propre de la postérité, et seraient plutôt de l'ordre du commentaire critique ou de la parodie, genres avec lesquels la lysogenèse entretient d'ailleurs des rapports évidents.
Terminons en disant quelques mots de cette relation – nous reprendrons les classifications que propose Gérard Genette au début de Palimpsestes8. Si, de façon générale, la création littéraire se réalise à travers l'intertextualité ou l'architextualité, et si la parodie aboutit à la production d'un hypertexte et le commentaire critique à celle d'un métatexte, on pourrait avancer, pour continuer cette énumération des redoublements textuels, que la lysogenèse met en présence un texte et un « pseudo‑texte » (transformé par rapport à l'original, et donc lacunaire ou mensonger). C'est ce que résume le tableau suivant :

Genèse

Lysogenèse

Parodie, ou commentaire critique

Nature de l’écriture

Homogène

Homogène

Hétérogène

Fonction de l’écriture

Création d’une œuvre littéraire

Transformation d’une œuvre littéraire

Transformation d’une œuvre littéraire

Relation d’écriture

Texte / architexte ou intertexte (du modèle au texte : relation de remplacement)

Texte / pseudotexte (du texte à son double : relation de concurrence)

Texte / hypertexte (du texte à son image : relation de concurrence)

Voilà donc, entre la création autonome et la reprise étrangère, une forme d’écriture qui se tient au milieu et leur ressemble, que l’écrivain accepte mais tient à distance : le reflet en lui de la conscience des autres – sa mauvaise conscience. Car l’Autre, c’est lui‑même.

1  Les réflexions qui suivent sont écrites (et doivent se lire) dans les marges du travail d’édition de la Correspondance de Zola que nous avons réalisé en collaboration avec O. Morgan (éd. dirigée par B. Bakker, C. Becker, H. Mitterand), Presses de l’Université de Montréal et Editions du CNRS, tome V [années 1884‑1886], 1985. Nous renvoyons à ce travail pour de plus amples développements historiques.

2  A la différence des quotidiens marqués idéologiquement, un périodique comme La Vie populaire se définit par la recherche de l’apolitisme. Les titres (La Vie populaire, La Revue populaire, L'Omnibus) indiquent bien cette recherche d'un public qui soit le plus large possible. On lit, par exemple, en tête du premier numéro du Bon Journal, qui appartient à la même veine : « Nous voulons que tout le monde puisse nous lire [...]. Point de système préconçu ; point d'école absolue ; point de parti pris d'enthousiasme ou de haine ». Si « tout le monde » doit pouvoir lire, c'est que l'objet de lecture est sans importance : pas de « haine », bien sûr, mais également aucun « enthousiasme »...

3  Ainsi Céard à Zola, quelques semaines avant que le roman ne sorte en librairie : « Je lis Germinal, haché comme chair à pâté dans les feuilletons du Gil Blas : vous vous doutez bien, n'est‑ce pas, que je n'ai aucune impression de l'ensemble : mais les morceaux m'en paraissent d'une fière allure. Tout est‑il fini ? » (16 janvier 1885, Lettres inédites à Emile Zola, Nizet, 1958, p. 267). Inversement, l'article critique trouve dans le feuilleton sa forme originelle ; et c'est quand il est recueilli en volume que la lysogenèse peut se produire. D'où cette remarque d'Alexis à Zola, évoquant une conversation avec Ludovic Halévy dans laquelle il est question des chroniques dramatiques données par Zola au Bien Public : « Nous avons très longuement causé de théâtre, de vous, de vos articles du Bien Public qu'il trouve étonnants, admirables, et qu'il collectionne du premier au dernier, sûr que s'ils paraissent en volume, vous les écourterez, et désireux de les avoir tous dans leur virginité » (1er juillet 1877, « Naturalisme pas mort ». Lettres inédites de Paul Alexis à Emile Zola, University of Toronto Press, 1971, pp. 105‑106). Les destinées matérielles du feuilleton romanesque et du feuilleton critique se croisent : où le premier s'achève et se perd, le second prend forme et consistance.

4  La traduction de Germinal publiée en 1885 comporta des modifications importantes du texte principal : conscient des contraintes que lui imposait le public allemand, Ziegler supprima plusieurs passages pour des raisons aussi bien morales que politiques. A la même époque, la version anglaise publiée dans le People subit un aménagement analogue.

5  Le passage contesté fut supprimé du feuilleton du Gil Blas et remplacé par des lignes de points de suspension, comme le voulait Zola.

6  Par ignorance linguistique, mais aussi parce que toute traduction littéraire est a priori « ethnocentrique » : sur ce sujet voir A. Berman, « Traduction ethnocentrique et traduction hypertextuelle » (L’écrit du temps, n°7, Ed. de Minuit, 1984), ainsi que L’Epreuve de l’étranger (Gallimard, 1984), étude des pratiques et théories de la traduction au XIXe siècle.

7  Cet accord de l’auteur est essentiel dans la définition de la lysogenèse ; il prend des modalités diverses, de la concession partielle (Zola face au problème que lui pose le feuilleton du Gil Blas) à la recherche d’une transformation totale (exemple de Michel Tournier passant de Vendredi ou les limbes du Pacifique à Vendredi ou la Vie sauvage).

8  Palimpsestes. La littérature au second degré, Ed. du Seuil, 1982, pp. 7‑14.