À Isabelle Grell, généticienne persévérante, perspicace, passionnée

En 1958, Sartre est un auteur dramatique sinistré. Trois ans plus tôt, sa pièce satirique, Nekrassov, dirigée contre la presse anticommuniste, a connu l’insuccès, et c’est la première fois de sa carrière. Un ami dramaturge lui a conseillé, comme on fait aux rescapés d’un accident d’avion, de réessayer aussitôt. Mais Sartre a tardé. Il est accaparé par la rédaction de la Critique de la raison dialectique, par le scénario sur Freud qu’il a accepté d’écrire pour John Huston et par des articles politiques à rédiger. Cependant, le théâtre le réclame : deux de ses intimes, actrices, n’obtiennent aucun rôle sans lui ; il doit leur offrir une pièce. Comme d’ordinaire, la pièce est programmée, au Théâtre‑Antoine, avant même d’être écrite. Sartre veut traiter de la guerre d’Algérie et spécifiquement de la torture. L’année 1958, on le sait, est extrêmement tendue, avec le retour au pouvoir du général de Gaulle à la suite de séditions civiles et militaires à Alger. Sartre, qui vit ces événements politiques comme une nouvelle défaite de la gauche, s’impose la tension supplémentaire de rédiger quasi simultanément la Critique de la raison dialectique et une nouvelle pièce à l’aide de copieuses rations d’amphétamines, ce qui l’amène au bord de l’attaque. Intellectuellement il est préoccupé par trois problèmes : la violence dans l’histoire, la question du projet humain qui se mue en contre‑finalité quand il s’inscrit par la praxis dans la « matière ouvrée » (autrement dit travaillée par l’homme, dont le résultat est ce qu’il appelle le « pratico‑inerte »), enfin la famille comme première configuration sociale pour l’expérience de l’enfant, toutes choses dont le marxisme, selon lui, est incapable de rendre compte dialectiquement. C’est sur le cas de Flaubert enfant qu’il étudie les médiations sociales d’autorité agissant sur l’enfant au sein de la famille. À partir de ce cas, il invente une famille allemande, les Von Gerlach, dont le père est entrepreneur et propriétaire de chantiers. C’est donc un drame familial qu’il commence à écrire. La première version de l’acte I rencontre la désapprobation indignée. Sartre reprend en conséquence ce premier acte, mais son état de santé l’empêche de continuer. La pièce est retardée d’un an. Il l’écrit pour l’essentiel en 1959. Mais la presse a déjà annoncé son thème et ses objectifs. Le public sait donc d’avance que derrière ce drame historique sur une famille allemande, il faudra lire une dénonciation de la torture en Algérie. Directement traité, ce thème aurait rencontré l’obstacle de la censure, voire l’interdiction. La pièce est mise en répétitions durant l’été 1959, avant qu’elle ne soit achevée. Quelles traces de cette genèse très socialisée trouve‑t‑on dans le dossier de travail de la pièce conservé à la Bibliothèque nationale de France et dans le dossier de presse relatif aux Séquestrés d’Altona ? C’est ce que nous allons examiner ici1.
Il faut commencer par le commencement c’est‑à‑dire, logiquement ou téléologiquement, par la fin. La pièce Les Séquestrés d’Altona, telle qu’elle est représentée à Paris, au théâtre de la Renaissance, en septembre 1959. Son intrigue obéit à la « technique analytique » dont parle Schiller en prenant pour exemple Œdipe Roi : révélation graduelle d’un acte commis dans le passé. Comme dans Huis clos, apparaît progressivement le secret de chacun des personnages. Mais cette fois ils ne sont plus trois, ils sont cinq. C’est un Huis clos élargi aux dimensions de l’Europe, ou l’Europe à huis clos2. Le mouvement de la pièce peut se décrire ainsi : l’acte I met en scène l’Allemagne traditionnelle, dans son lourd décor Biedermeyer. Le père va mourir. Son successeur doit jurer de ne jamais quitter la maison familiale. L’acte II représente l’Allemagne nazie, vaincue, dans ce grenier délabré où se séquestre Frantz Von Gerlach. Johanna, la bru, va le trouver pour qu’il libère son frère cadet de son serment. L’acte III, dans le bureau moderne de Werner, représente l’Allemagne reconstruite. Werner se consume de jalousie mauvaise. L’acte IV, dans le grenier, l’Allemagne en proie au souvenir de la guerre. La vérité surgit : Frantz a torturé. Johanna le condamne avec horreur. L’acte V, dans la salle de réunion familiale, la fin de l’Allemagne traditionnelle. Père et fils se retrouvent et décident un suicide commun. Reste le plaidoyer enregistré de Frantz pour son siècle, à l’intention des siècles futurs.
Du premier acte, Simone de Beauvoir, qui le trouve très mauvais, du moins dans sa version de 1958, dit : « C’est du Sudermann. » Pense‑t‑elle à une pièce particulière du dramaturge et romancier allemand Hermann Sudermann (1857‑1928) ? Par exemple L’Honneur, pièce qui a eu un grand succès en France, au début du siècle ; elle a été publiée dans La Petite Illustration que Sartre lisait assidûment et à laquelle il doit sa grande culture du théâtre bourgeois et du théâtre de boulevard. La pièce est sans rapport direct avec Les Séquestrés, mais il y a une atmosphère commune pour ce qui concerne la rigidité d’une famille allemande de l’époque bismarckienne. Le théâtre de Sudermann est psychologique et social, il attaque l’aristocratie prussienne par de sombres drames familiaux et sociaux, comme L’Honneur, justement.
D’une intertextualité plus remarquable apparaît une autre pièce, plus proche dans le temps, qui présente d’étonnantes parentés avec Les Séquestrés : La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams (Cat on a Hot Tin Roof). Personne, à notre connaissance, n’a jusqu’ici signalé les ressemblances3. Sartre a‑t‑il vu l’adaptation cinématographique qu’en a donné Richard Brooks, avec Paul Newman (Brick), Elizabeth Taylor (Maggie), Burl Ives (Big Daddy), film sorti en France en décembre 1958 ? Connaissait‑il la pièce, créée en 1955 à New York dans une mise en scène d’Elia Kazan ? S’est‑il fait raconter le sujet et l’intrigue de la pièce ou du film ? Les analogies sautent aux yeux : le père, Big Daddy, propriétaire d’une entreprise agricole du Sud, est atteint d’un cancer qui ne lui laisse plus que quelques mois à vivre. Son fils, Brick, un ancien sportif, est alcoolique. Il ne se pardonne pas d’avoir abandonné son meilleur ami quand celui‑ci a fait appel à lui. Depuis, il boit et ne couche plus avec sa femme Maggie qui est amoureuse de lui, sensuellement aussi, et aimerait une descendance. À l’occasion du soixante‑cinquième anniversaire de Big Daddy, Brick se séquestre au premier étage de la maison familiale. (Les trois actes de la pièce se partagent entre le rez‑de‑chaussée, le premier étage et la cave de la propriété familiale.) Quand Big Daddy comprend qu’il est perdu, il décide de régler les problèmes de la famille. Il ne veut pas de son fils aîné, Goofer, pour successeur. Il veut Brick. Mais pour cela il faut que celui‑ci admette les raisons de sa chute. Big Daddy le pousse dans ses retranchements. En fait, Brick a toujours aimé son père mais s’est toujours senti rejeté par lui. Il finira par admettre sa propre responsabilité. Le film donne une happy ending à la pièce, fin que Tennessee Williams désapprouvait (Brick et Maggie vont faire un enfant – le soupçon d’homosexualité de Brick qui était présent dans la pièce n’existe guère dans le film).
Il est plausible que Sartre, s’il n’a pas vu le film, se soit fait raconter l’intrigue par Michelle Vian, Évelyne Rey ou Arlette Elkaïm. Il était à la recherche d’un sujet de pièce pour faire jouer Évelyne Rey et Wanda Kosakiewicz (à la scène Marie Olivier). L’existence de La Part du feu (ou « Scénario McCarthy ») indique que dans les années cinquante Sartre reprenait volontiers à son usage le thème de pièces américaines. Cat on a Hot Tin Roof jouerait ainsi pour Les Séquestrés le rôle de modèle à contester que Death of a Salesman, d’Arthur Miller, a eu pour La Part du feu. Ce rapport d’intertextualité, pour être frappant, est tout à fait conjectural, comme il en va souvent en cette matière ; en critique génétique, on ne peut tout savoir des soubassements d’une œuvre, tout reconstruire a posteriori.
Ce qui est connu, en revanche, par Simone de Beauvoir, et confirmé par les manuscrits, est le fait que le dernier acte a été complètement récrit à Rome, en juillet‑août 1959, et envoyé à Michelle Vian le 10 août ; c’est elle qui se charge de la dactylographie. Ayant rejoint Arlette Elkaïm à Venise, il y écrit le monologue final et l’envoie à Michelle Vian, le 24 août. Ceci infirme légèrement ce qu’il déclare à Madeleine Chapsal dans l’interview citée ci‑dessus, mais est confirmé par le récit que fait Arlette Elkaïm‑Sartre dans le film de Michel Favart, Sartre contre Sartre (1991), où elle se rappelle comment Sartre, torse nu à cause de la canicule vénitienne et affublé d’un chapeau de paille, improvisait dans leur chambre d’hôtel le monologue de Frantz ; elle n’était pas loin de le trouver aussi fou que son personnage. Des images de Sartre filmées par Arlette Elkaïm à Venise cet été‑là – et qui figurent dans le film de Favart – le montrent en effet tout à fait comédien.
Comme l’indique Simone de Beauvoir (p. 491) et comme le confirment des données du manuscrit de l’acte IV, Sartre avait d’abord écrit à l’acte V un conseil de famille réuni à la demande de Frantz pour le juger : « chacun expliquait son point de vue, on revenait à Sudermann », commente Beauvoir.
Les manuscrits sont lacunaires, si on les examine du point de vue de la genèse narrée par Beauvoir. Seule la liasse conservée par la Beinecke (40 f.) se rapporte à la première campagne d’écriture du printemps 1958 pour l’acte I. Cette liasse est faite de chutes4 d’une première et d’une deuxième campagne d’écriture. Celles de l’acte I sont parvenues jusqu’à nous très probablement grâce à un héros noir de la génétique textuelle, le prothésiste dentaire Moriceau qui, ayant acheté l’appartement de Sartre, y a trouvé des liasses de feuilles manuscrites qu’il a mises de côté comme un trésor de guerre, puis vendu comme des tranches de salami à des marchands d’autographes du quartier Saint‑Germain‑des‑Prés. Ce sont les seules à subsister (dans l’état actuel des collections) pour la première rédaction (1958) de l’acte I5.
Le conseil de famille des Von Gerlach y apparaît plus solennel que dans la version finale (1959). Le rituel est déjà rigide, mais sans humour de la part de la fille Leni (qui s’appelle tantôt Ilse tantôt Ise). Le père dirige une fabrique dont on ne sait rien. Lui‑même se veut le strict héritier de son père et de son grand‑père : il a accepté contre son gré de reprendre la direction de « la fabrique ». Le sacrifice demandé à son fils cadet lui paraît d’autant plus naturel. Dans la version de 1959, le père est animé d’une véritable passion pour le pouvoir qu’il conquiert sur les mers par le développement de ses chantiers navals. Frantz n’apparaît pas dans des scènes de flash‑back qui caractériseront la version finale. Ainsi il n’y a ni scène avec les hommes de la Gestapo venus arrêter le juif évadé, ni scène avec l’Américain que Leni « allume ». Ni aucune allusion au camp de concentration installé sur les terrains de la famille, à la demande de Himmler. Donc pas non plus de rabbin polonais évadé. En revanche, il y a des éléments qui n’apparaîtront plus dans la version de 1959 : le vase précieux que Werner, le fils cadet, a brisé par maladresse, le mot terrible que le père a eu alors sur lui : « Tu as des mains qui portent sentence », le dégoût que Werner a de lui‑même parce qu’il sait qu’il a toujours dégoûté son père. Johanna le dit en clair : Werner est « un enfant mutilé » par le père. Il y a déjà une allusion à l’inceste possible entre Leni et Frantz. Werner a épousé Johanna pour sa beauté et il n’a pas voulu lui faire un enfant, pour qu’elle ne perde pas sa ligne. Ilse dit à Johanna qu’elle est de l’espèce « mante religieuse » et il est question d’un amant anglais qui s’est suicidé pour elle. Elle est une ancienne vedette du théâtre ayant fait du cinéma, mais sans être une ex‑star du grand écran comme dans la version finale. Le thème de la fabrique qui produit ses servants et ses maîtres est déjà présent ; le père dit : « Qu’y puis‑je ? C’est la fabrique qui veut un maître. » Dans l’ensemble, on croit comprendre pourquoi Beauvoir a sévèrement jugé ce premier acte, bien que nous n’ayons pas la version continue dont elle a pris connaissance : atmosphère lourde, problèmes psychologiques plutôt qu’historiques, tendance au mystère sans épaisseur, progression dramatique incertaine, dialogue sans finesse. Il s’agit, dans ces chutes, d’un premier jet. Qui comporte un feuillet de résumé (f° 40) comme on en rencontre dans les manuscrits du Diable et le Bon Dieu ou pour La Part du feu où Sartre cherche la suite et l’invente à toute allure pour ne pas perdre le fil. Il écrit probablement ce premier acte sans bien savoir comment sera fait le deuxième. On peut supposer qu’il a en tête un scénario d’ensemble : le conseil de famille, le séquestré, ses fausses raisons, ses vraies raisons, le nouveau conseil de famille qui doit juger Frantz, et sans doute le suicide final. L’acte V, ainsi que nous l’apprend Beauvoir et que nous le confirment des chutes du manuscrit final, devait en effet être non pas la confrontation entre le père et le fils (sommet dramatique de la pièce) mais une réunion, voulue par Frantz, où il aurait présenté son cas, se serait défendu, et aurait accepté le jugement (innocence ou culpabilité) et le verdict de toute la famille assemblée. C’était, selon Beauvoir, un retour au drame de famille à la Sudermann. Mais nous n’avons de ce tribunal que quelques traces. Il manque donc clairement une version complète de la pièce en 1958. Mais, du moment que Sartre a dû interrompre sa rédaction, la question se pose : jusqu’à quel point d’élaboration l’avait‑il menée ? Nous l’ignorons. A‑t‑il fait une lecture de sa pièce, en ne donnant pour le dernier acte qu’un plan scénarique ? Était‑il partiellement dialogué comme le scénario McCarthy ? Nous n’avons à l’heure actuelle aucun moyen de répondre avec précision à une telle question.
L’étude des manuscrits conservés nous apprend pour l’écriture théâtrale de Sartre à peu près la même chose que les traces de son écriture romanesque : rédaction de premier jet abondante et verbeuse, puis resserrement sur des formules qui s’impriment. Resserrement de l’action aussi, et unification du ton (ainsi seront supprimés les pâtés de sable de Frantz, avec les sacs apportés péniblement par Leni). On discerne donc un mouvement vers une rhétorique maîtrisée, voulue par le thème, car Frantz adresse un plaidoyer à la postérité et cherche la forme la plus convaincante, après quoi il aurait le repos. La progression va donc vers une expression poétique de plus en plus forte, c’est‑à‑dire que la pièce est en quelque sorte aspirée par le monologue final. Quand Sartre a‑t‑il eu l’idée du magnétophone ? Il semble que ce soit tardivement, durant l’été 1959. Et celle de la vitre noire sur laquelle s’impriment tous les actes, gestes et pensées, véritable disque dur de l’Histoire ? Il semble que ce soit au cours de l’écriture elle‑même des premiers monologues.
Une genèse peut être dite « sociale » lorsqu’elle est perçue et décrite comme la mise en œuvre d’un projet à partir d’un ensemble de conditions que Sartre a appelé « situation » et qui comprend tout le « donné » (matériel, pratique, culturel, économique, politique, historique, etc.) agissant sur un individu en tant que celui‑ci appartient ou s’identifie à des groupes concentriques (famille, classe, collectivité nationale, etc.). Dans le cas du théâtre, qui est une pratique culturelle d’emblée sociale, cette genèse est particulièrement significative. La conception et l’écriture des Séquestrés d’Altona obéissent à plusieurs ordres de préoccupations. Comme pour toutes les autres œuvres littéraires de Sartre, la première préoccupation est d’ordre philosophique. Sartre entend donner une expression théâtrale à la philosophie dialectique de l’histoire que fonde la Critique de la raison dialectique. Il invente pour cela une représentation du « pratico‑inerte » : l’Entreprise (on notera que les chantiers navals d’Altona en évoquent probablement d’autres pour Sartre : ceux que dirigeait à La Rochelle son beau‑père exécré, Joseph Mancy). C’est l’Entreprise qui gouverne les actions de tous les personnages ; elle est la forme moderne du destin : les choses, devenues autonomes, conditionnent les choix de chacun. Il s’agit somme toute pour le philosophe de réaliser pour la Critique de la raison dialectique ce que Huis clos avait fait pour le chapitre de L’Être et le Néant sur les relations concrètes avec autrui. Pousser jusqu’à ses plus extrêmes conséquences l’idée de responsabilité de l’agent historique ; donner une expression théâtrale à l’idée que les hommes ne peuvent pas se reconnaître dans le résultat de leurs actes, donner donc une illustration dramatique à ce mot de Guillaume II qui, voyant les désastres de la guerre, dit : « Je n’ai pas voulu cela. » C’est le sens du plaidoyer de la défense improvisé quotidiennement par Frantz. À quoi Leni objecte, en une proposition intenable : « Tu seras invincible si tu dis : j’ai fait ce que j’ai voulu et je veux ce que j’ai fait. »
La deuxième préoccupation est d’ordre personnel et pratique : fournir du travail à Wanda Kosakiewicz et Évelyne Rey, des proches. L’Évelyne réelle conditionne le rôle de Johanna : comédienne sans grand talent, elle est belle et aliénée à sa beauté, c’est‑à‑dire au regard des autres (« la beauté ce sont les autres qui vous la donnent »). Cette idée devient le thème essentiel pour la conception du personnage de Johanna, face au désir de grandeur de Frantz. Tous les deux veulent l’absolu, tous les deux veulent « tout ». La Beauté face à la Grandeur, la mort miroir de la mort. Tous les deux sont les séquestrés de leurs fantasmes.
La troisième préoccupation est politique : lutter contre la guerre d’Algérie en dénonçant la torture qui gangrène la société française dans cette sale guerre. La torture est un thème récurrent chez Sartre, parce qu’elle est un thème philosophique hérité du stoïcisme (Épictète voit dans la résistance intérieure à la torture le cas extrême de la liberté) et parce qu’elle a été la hantise des résistants ou de ceux qui voulaient l’être : « Tiendrais‑je le coup sous la torture ? » Une pièce précédente de Sartre a fait de ce thème le sujet même du drame, Morts sans sépulture (1946). La torture est le symptôme moralement le plus destructeur des guerres du siècle, des guerres menées contre des partisans qui se confondent avec les civils. Le renseignement devient donc nécessaire pour identifier l’adversaire qui se dissimule. En France. En Russie. Maintenant en Algérie. Le problème, pour Sartre, est comment parler de la torture à un public français en évitant la censure, l’interdiction pure et simple de la pièce ? Sa réponse est le procès moral où s’évaluera la responsabilité historique de chaque individu. Qui est responsable des tortures en Algérie ? Ceux qui s’y livrent, leurs chefs militaires et les chefs de ceux‑ci : les politiques. En dernière analyse une idéologie (le capitalisme) et les biens que cette idéologie défend, c’est‑à‑dire le capital lui‑même, incarné dans le propriétaire des entreprises qui ont leur propre logique de développement par la concurrence. La pièce est donc contrainte de généraliser, mais c’est tout à son bénéfice : la situation historique visée est éclairée par la mise à distance à travers une situation historique déjà connue. L’Allemagne nazie se présente comme une transposition agrandissante, un révélateur de la situation de la France en proie à une guerre coloniale.
La quatrième préoccupation est esthétique. Alain Badiou, dans des notes sur le théâtre de Sartre, a remarqué que Les Séquestrés d’Altona est une pièce d’avant‑Brecht, comme on dit d’avant‑guerre6. À partir du milieu des années cinquante, le théâtre de Brecht et sa théorie de l’épique et de la distanciation dominent la scène française innovante et rendent soudain le théâtre politique de Sartre obsolète aux yeux des jeunes créateurs. Sartre, pour des raisons de fidélité, reste attaché pour la production de ses pièces au théâtre privé ; il ne participera donc pas à l’aventure du TNP qui commence au début des années cinquante. Cependant, il connaît le théâtre de Brecht, lui accorde de la valeur, mais n’est pas prêt à se soumettre à la théorie qui le fonde. Il conçoit donc une théorie intermédiaire pour fonder, dans l’après‑coup, à propos des Séquestrés d’Altona, son esthétique théâtrale : ni théâtre épique avec effet de « distanciation » (Verfremdungseffekt) ni théâtre d’identification aux personnages, au héros, mais théâtre dramatique. L’objectif avoué de ce théâtre est de prendre le spectateur au piège de l’identification au héros par la participation affective pour ensuite le placer devant une prise de conscience par une sorte de recul, de saut en arrière : venir à soi comme un familier qui devient soudain étranger, se reconnaître malgré soi dans la figure du héros contesté. Ainsi, dans Les Séquestrés, le tortionnaire apparaît comme un frère égaré et la conclusion s’impose à son sujet qu’il n’y a qu’une solution pour lui : le suicide. La pièce est une Götterdämmerung, un crépuscule des dieux bourgeois, c’est‑à‑dire des grands industriels dépossédés par la logique concurrentielle de leur propre Entreprise : c’est elle, l’Entreprise, qui a commandé l’alliance des Gerlach avec les nazis puis avec les Américains, avec les puissants du jour qu’il sert en croyant se servir d’eux.
À ces préoccupations s’en ajoutent d’autres, tout à fait circonstancielles : la pièce est trop longue, les comédiennes se révèlent insuffisantes. Une lettre à Sartre de Simone Berriau, directrice du Théâtre‑Antoine (qui a confié la pièce à son assistante Véra Korène pour le théâtre de la Renaissance, salle plus grande), insiste sur les faiblesses du jeu d’Évelyne Rey. Mais Sartre n’y peut plus rien, sinon accepter des coupes dans son texte. Même avec ces coupes, le spectacle est trop long : plus de quatre heures.
La création elle‑même est précédée de tout un battage médiatique. Sartre est un auteur célèbre dont les activités de tous ordres font l’objet d’une information continue. La presse parle donc de la pièce pendant qu’elle est en cours d’écriture et de réalisation. La première mention qui en est faite donne pour titre L’Amour, sans doute une facétie de journalistes qui donnent ce titre à une œuvre chaque fois qu’ils n’en connaissent pas le vrai : avec celui‑là au moins on ne risque guère de se tromper. Le public sait par les journaux, avant même qu’elle ne soit finie, de quoi traite la « nouvelle pièce de Sartre » : de la guerre d’Algérie, de la torture. Ce qui augmente la pression en retour sur lui, et sans doute la volonté de traiter son sujet sous l’angle d’une histoire connue du public, l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et de la reconstruction de l’Allemagne, le « miracle économique allemand ». L’Allemagne, première puissance européenne, a gagné la guerre au jeu du qui perd gagne. Mais le point de départ qu’indique Sartre est celui‑ci : un appelé revient d’Algérie et garde le silence ; son silence gagne comme une maladie sa famille tout entière qui devine son secret. Le point d’arrivée : Frantz, le héros allemand luthérien (conscience infracassable), s’est résolu à torturer des partisans russes pour ne pas connaître une nouvelle fois l’impuissance. Sartre donne des interviews d’avant‑première dans lesquelles il s’efforce d’éclairer le sens de la pièce, par rapport à Huis clos que le public connaît, mais sans éventer l’intrigue. Résultat, bien digne de la théorie de Sartre sur le « pratico‑inerte » : la pièce n’est pas comprise.
Il y a plusieurs raisons à cela : le public ne veut pas comprendre, car la mise en cause est trop forte : aucun Français ne s’admettra nazi dans la guerre d’Algérie. Mais il y a aussi des raisons internes à la pièce : elle se réfère implicitement à une pensée difficile sur l’Histoire et cette dialectique de la violence qui la constitue comme histoire humaine7. La dramaturgie adoptée recèle un piège : se laisser impressionner par la grandeur malgré tout de Frantz dans sa mégalomanie inspirée. Le monologue final, « j’ai pris ce siècle sur mes épaules et j’ai dit : j’en répondrai », ce pourrait être du Sartre pris de mégalomanie historique. Répondre du siècle, c’est prendre sur soi tous les crimes de l’histoire – nazisme et stalinisme aussi bien – en un délire contrôlé où l’écrivain se fait le représentant du siècle tout entier, se fait le héros de la légende du siècle. Vertige hugolien. Vertige de Sartre, s’il était poète. Or, pour lui, le poète est un chaman halluciné qui se fait le témoin en même temps que l’interprète de l’histoire. Un mystique mystifiant. Mais dans la mesure où il atteint la beauté verbale, il emporte une sorte d’identification par la grandeur.
On peut comprendre la genèse de la pièce écrite, dans la mesure où les documents existent ; en revanche, la genèse de la pièce représentée est beaucoup plus conjecturale. Nous n’avons pas pour Les Séquestrés d’Altona de copie Compère du texte qui a servi à la représentation ; elle seule permettrait de savoir ce qui a été effectivement joué sur la scène du théâtre de la Renaissance, puis en tournée. Dans toute étude de genèse théâtrale, il faut sans doute distinguer les genèses : celle du texte et celle de la représentation. La seconde est beaucoup plus difficile à reconstituer, mais c’est en elle que s’accomplit le théâtre comme pratique esthétique et sociale. Ce chantier‑là, pour Les Séquestrés d’Altona, reste ouvert.

1  Le dossier génétique des Séquestrés d’Altona est, pour sa plus grande part, disponible à la Bibliothèque nationale de France. Il confirme pour l’essentiel le témoignage de Simone de Beauvoir sur la genèse de la pièce (La Force des choses, Gallimard, 1963, p. 474‑476, p. 491 et p. 469‑499). Ce dossier se présente ainsi (pour une description plus précise et plus complète, on se reportera à l’appareil critique des Séquestrés, établi par Jean‑François Louette, dans l’édition du Théâtre complet de la bibliothèque de la Pléiade) :
a) 40 feuillets conservés par la Beinecke Rare Books and Manuscripts Library de Yale University, New Haven. Ces feuillets proviennent de deux campagnes d’écriture différentes pour l’acte I ;
b) « Premier acte Image1février 1959 ». Ensemble lacunaire, folioté 1 à 149 et 150 à 305 ;
c) « Dernier brouillon de l’acte I ». 82 et 129 feuillets foliotés ;
d) Un feuillet isolé de l’acte I, scène ii, transcrit par M. Contat chez un marchand d’autographes ;
e) Liasse portant pour titre « Brouillon du deuxième acte ». 18 f. foliotés, 1 f. isolé, 7 f. foliotés, 3 f. foliotés, 390
f. foliotés (« chutes » de la réécriture de l’acte II) ;
f) Feuillet isolé d’un brouillon de l’acte II [scène v] ;
g) 553 f. foliotés de 1 à 176 (= tout l’acte I). Le reste, non folioté : Acte II, 143 f. ; Acte III, 56 f. ; Acte IV, 116
f. ; Acte V, 41 f. ;
h) Dactylographie de 20 pages de l’acte IV ;
i) Dactylographie pour Les Temps modernes, n° 165, novembre 1959 : actes III à V, 156 pages. L’acte V n’inclut pas le monologue final ;
j) 1 feuillet d’un carnet à spirales, 9 cm sur 14,5 cm. Début de l’argument. Plutôt qu’un feuillet‑origine, on peut y voir une esquisse de résumé pour un programme. En voici la transcription :
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2  Dans une interview d’avant‑première, donnée à Madeleine Chapsal et parue dans L’Express du 10 septembre 1959, Sartre déclare : « J’ai mis un an et demi à l’écrire… Je l’ai terminée il y a trois semaines, au mois d’août, pendant l’interruption des répétitions. Il reste encore dix lignes à écrire. Les dernières. Ce fut beaucoup plus difficile que pour Huis clos. »

3  Jean‑François Louette a commenté les autres intertextualités à l’œuvre dans Les Séquestrés, notamment le Henri IV de Pirandello (voir sa Notice pour la pièce dans Jean‑Paul Sartre, Théâtre complet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005).

4  Ce mot de « chutes » se réfère pour nous au « traitement de texte » inventé par Sartre et qui consiste à prendre un nouveau feuillet dès qu’une correction de quelque importance s’impose. Il biffe alors d’une large ligne ondulée ou de croisillons sur le feuillet ce qui doit être repris, le sépare de ce qui précède et qui le satisfait d’un trait noir horizontal en travers de la page et recommence sur le feuillet suivant, de manière à fournir à la personne chargée de la dactylographie un ruban de texte continu. Les folios ne sont pas numérotés, de telle sorte qu’il est facile, à la relecture, d’en supprimer et de les remplacer par de nouveaux. Nous appelons « chutes » les folios retirés. Beaucoup de ces chutes sont passées irrémédiablement au panier, sans y être récupérées par des secrétaires animés de zèle pour leurs propres intérêts.

5  On n’en donnera ici qu’un seul exemple, le feuillet 6 de la liasse que possède la Beinecke Library de Yale University (voir fig. 1) :
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6  Voir Alain Badiou, « Notes sur Les Séquestrés d’Altona », Revue internationale de philosophie, « Le théâtre de Jean‑Paul Sartre », n° 231, janvier 2005, p. 51‑60.

7  Je puis en témoigner : sartrien nourri de L’Être et le Néant, je ne comprends rien à la pièce lorsque j’assiste à l’une de ses premières représentations, à l’automne 1959. En 1965, ayant lu la Critique de la raison dialectique, j’y vois plus clair et j’écris un mémoire de maîtrise : Explication des « Séquestrés d’Altona » (publié en 1968 chez Minard).