Pierre‑Marc de Biasi : Nous avons participé l’un et l’autre, il y a déjà une dizaine d’années, à une recherche lancée par le Plan‑Construction1 qui réunissait une vingtaine d’architectes et de chercheurs et qui portait pour titre « Processus de conception et technique de projet ». L’objectif de cette enquête plurielle qui a duré une année, était d’évaluer les différentes approches du problème, en associant, par binômes, un architecte et un chercheur, chargés de définir une démarche analytique précise adaptée à l’étude d’un projet déterminé. Pour ma part, j’y avais proposé, comme chercheur, une approche strictement génétique de la question2, tandis que de votre côté, vous vous étiez plutôt engagée, comme architecte, dans l’étude  « dramaturgique » d’un de vos projets3. La confrontation des résultats, au fur et à mesure qu’avançaient les travaux des équipes, mettait en évidence la diversité des questions rencontrées, la difficulté à fixer une terminologie commune et l’apparente singularité de chaque expérience. En réunions plénières, on voyait s’affirmer des positions très contrastées, tantôt sceptiques, tantôt doctrinales et, d’une équipe à l’autre, les points de vue et les méthodes d’analyse avaient souvent un peu de mal à converger vers des conclusions à valeur générale ; mais au cours de ces débats, j’ai gardé le souvenir d’une connivence assez immédiate entre votre manière de poser les problèmes et celle que je cherchais à mettre en œuvre. Quelle place donneriez vous aujourd’hui à l’hypothèse génétique dans votre réflexion sur le processus de conception architectural ? Pensez‑vous que la genèse de l’œuvre, en architecture, constitue une question homogène ou au contraire qu’il existe autant de processus de conception que d’architectes ou de projets ?

Édith Girard : Le problème de la conception est crucial en architecture, quel que soit le projet étudié. On ne peut pas réaliser de projets sans se poser la question —déterminante — du processus de conception. Cela veut dire que, pour avoir quelque chance d’aboutir, tout projet requiert en effet un minimum de vigilance génétique : d’un bout à l’autre de son travail, l’architecte doit à la fois inventer et contrôler en permanence la manière dont il invente, en sachant précisément où il en est dans l’évolution de son projet, par quelles étapes il est passé, en gardant présentes à l’esprit — et pour plus de sécurité, consignées dans un carnet, dans son « journal » de bord — les principales bifurcations de son itinéraire et le chemin qui lui reste à parcourir. C’est une condition sine qua non. De ce point de vue, sans doute que tout architecte digne de ce nom est un généticien sans le savoir. Il n’y a pas de processus de conception productif sans une réflexion permanente sur ce processus lui‑même ; et la technique de projet, en un certain sens, est elle‑même, en temps réel, une génétique du projet. Cela dit il ne s’agit pas d’une problématique neuve en architecture. Ce qui est neuf, c’est le débat interdisciplinaire sur cette question et l’idée d’une continuité théorique possible. La critique génétique permet sans doute d’opérer des rapprochements éclairants par‑delà les frontières de différentes disciplines et elle permettra peut‑être d’unifier toutes ces expériences dans une approche théorique globale, mais l’architecture n’a pas attendu la critique génétique pour s’interroger sur la genèse de l’œuvre. Et pour cause : cette interrogation est coextensive au travail productif lui‑même. Pour ma part, ce sont des questions sur lesquelles je réfléchis depuis une vingtaine d’années, à la fois dans ma pratique de création architecturale et dans mon enseignement, notamment dans le cadre du groupe de travail « Uno » de l’U.P. X4. Pour l’essentiel, je ne crois pas que l’on puisse établir de différences décisives, quant à la nature de ce processus, selon les situations dans lesquelles s’inscrit le projet, même si ces situations sont aussi contrastées que l’étude d’une maison individuelle en commande privée et la conception d’un immeuble d’habitation sociale dans le cadre d’un concours. Mais il est certain que, si les mécanismes fondamentaux restent constants, les conditions dans lesquels il s’exercent, peuvent jouer un rôle important sur la genèse de l’idée et des formes, sur la méthode, sur la gestion du temps, sur le mode de résolution des problèmes, etc.

Processus de conception en état d’urgence

P.‑M. B. : Commençons par dire deux mots justement de ces conditions particulières : qu’est‑ce qui, selon vous, distingue l’univers mental et pratique d’une genèse qui se déroule en situation de concours ?

É. G. : Ce qui caractérise la situation de concours dans une genèse architecturale, c’est d’abord la logique d’un compte à rebours : une certaine intensité propre aux courtes durées, une densité temporelle. En règle générale les temps de réponse exigés sont très brefs, pas plus de quatre ou cinq semaines entre le moment où l’architecte prend connaissance du programme et celui où il doit présenter ses résultats sous la forme d’un projet abouti. Il en résulte un sorte de dramatisation du temps : je ne veux pas dire que l’atmosphère soit forcément dramatique, mais il est certain qu’en situation de concours le travail de conception est soumis à une forte pression de la chronologie. Dans une durée aussi réduite, chaque décision prend un peu le sens d’un événement et l’enchaînement des décisions la forme d’une histoire dont les significations et les enjeux sont ressentis avec plus d’acuité que dans le contexte d’une commande où les délais sont moins serrés. Toutes les options ne sont pas nécessairement irréversibles mais on ne peut évidemment pas non plus se permettre de trop hésiter ou de revenir indéfiniment sur ses choix. Personnellement, je trouve que cette situation aide à concevoir. On est mis en demeure de penser vite et clair en allant à l’essentiel : c’est une épreuve contre la montre et une épreuve de vérité où, en principe, on est dans les conditions les plus favorables pour donner sa mesure. Cela dit, dans le métier d’architecte, on n’a pas souvent l’occasion de s’endormir. Si ce n’est pas sous l’effet d’un concours, la pression vient d’ailleurs : par exemple, de la succession des commandes, des délais administratifs ou politiques : de toute une série d’urgences qui rendent la date « fatidique » et qui forcent l’architecte à se créer lui‑même un calendrier tendu où chaque nouveau projet resserre les durées disponibles pour les projets déjà à l’étude. Mais le concours a ceci de particulier qu’il associe cette logique temporelle à une exigence de clarté dans la communication : c’est une situation d’urgence obligeant l’architecte à trouver une idée forte qui soit à la fois exacte et communicable. Il s’agit de construire très vite une idée forte qui articule l’ensemble du projet et qui soit en elle‑même assez claire pour être formulée et exposée à un jury. En situation de commande cette idée peut rester plus diffuse, conserver un statut complexe, plus secret ou plus énigmatique : le concept n’a pas nécessairement besoin d’être explicité ni d’acquérir la force de conviction d’une solution qui s’impose. En revanche, dans un concours, si l’architecte présente à son jury un projet dont le principe n’est vraiment pas communicable, il est en principe assez mal parti pour devenir lauréat...

Figures imposées

P.‑M. B. : En dehors des prescriptions de contenus que définit le programme, et de la nécessité d’aboutir à une idée communicable ou communiquante, la genèse d’un projet soumis à concours doit aussi répondre à un certain nombre d’exigences formelles, concernant par exemple, la nature des documents qui seront présentés, le point de vue à développer. L’architecte n’est pas entièrement libre de son mode d’explicitation. On lui prescrit tel ou tel type de représentation (par exemple, une image en perspective à partir de tel point de vue), et il doit s’y soumettre. Quel rôle ces prescriptions peuvent‑elle avoir sur le développement de l’idée et sont‑elles des prescriptions absolues ?

É. G. : Oui, autant le dire clairement aux candidats qui ne le sauraient pas, il s’agit réellement d’une figure obligée. Si, au moment de présenter son projet, l’architecte ne le donne pas à voir selon les prescriptions du programme, si le jury n’a pas les moyens de se le représenter sous cet angle‑là, il y a vraiment un gros soucis. C’est comme si on finissait un tour de poker en prétendant gagner avec une figure de tarot. En l’absence de cette représentation imposée, le jury n’a pas les moyens de comparer les mérites du projet avec ceux des autres projets vus sous le même angle. Ça, c’est une donnée fondamentale du concours. Donc, il faut qu’au cours de la genèse, l’architecte ait trouvé une idée qui s’accorde avec le point de vue imposé. Mais il n’y a rien d’arbitraire à cela : le point de vue imposé, c’est précisément celui qui a été défini comme le plus important par le commanditaire du projet. Si on fait l’impasse sur cette exigence, qui est au principe même de l’appel d’offre, on n’a aucune chance, c’est clair. Et je dirais que la sanction est légitime : un projet répond à une demande spécifiée. Il y a une question posée, une règle du jeu, des arbitres : la liberté de réponse de l’architecte est infinie, mais dans un espace parfaitement délimité par des normes. A lui de trouver la formule par laquelle les contraintes, au lieu de diminuer sa liberté, stimulent sa créativité. Le bon navigateur est celui qui sait se servir du vent pour aller à sa guise, aussi bien vent arrière que contre le vent...

La genèse du projet comme argument

P.‑M. B. : Urgence, prescriptions, figures imposées : tout en se débattant avec ces contraintes ou en les retournant à son avantage, l’architecte doit parvenir à élaborer un projet « séduisant », capable d’emporter l’adhésion. Comment rend‑on un projet intelligible  ? Avec des images ?

É. G. : Toute la question est là : comment faire qu’un projet soit « communiquant » ? En principe la qualité d’un projet se démontre à partir de représentations visuelles. Il y a là une difficulté. Pour ma part, je suis convaincue que l’architecture est très difficile à représenter, que les ressources de l’image ne sont pas adéquates à l’exposition exacte des résultats du travail de conception. Je pense que l’imagerie graphique n’est pas une bonne solution pour communiquer authentiquement l’idée centrale d’un projet. Des images très séduisantes peuvent masquer une conception sans idée et un projet non abouti.  Inversement, certaines idées fortes ne sont pas transposables visuellement et, sous forme d’images, ne sont donc probablement pas viables en situation de concours. C’est une contradiction dont il faut mesurer l’importance. On connaît des projets de la plus haute qualité qui, grâce à la commande, se sont traduits par d’admirables bâtiments mais qui n’auraient jamais été réalisés s’ils avaient dû passer par la logique du concours. Je pense par exemple à certaines réalisations de Louis I. Kahn : des bâtiments où les espaces les plus somptueux s’avèrent être la résultante des formes les plus simples, à travers un tracé qui, en termes de représentations graphiques n’aurait donné que des images plates et banales, c’est‑à‑dire la certitude d’un échec devant un jury. Mais alors, dans des situations de ce type, quelle forme donner au projet pour le formuler de manière communicable ? Cela veut dire qu’en situation de concours, avec ou sans images séduisantes, il faut parvenir à communiquer des idées et, en premier lieu, l’idée même qui structure le projet. Pour suggérer le sens du projet et entraîner l’adhésion du jury, je crois qu’il faut toujours en revenir l’histoire de la conception. Au bout du compte, l’argumentation la plus efficace et la plus exacte réside dans le dispositif intellectuel qui est à la source même du projet : ce qu’il s’agit d’exposer, c’est le processus — la cohérence, la légitimité, l’originalité de la démarche — qui, en se formant, a servi à fabriquer le projet. Il me semble que ce paradoxe (on ne communique bien le résultat qu’en reconstituant les étapes d’une réflexion antérieure au résultat) est propre au concours ; et à mon sens, c’est ce qui fait sa valeur exemplaire. En résumé, la genèse architecturale en situation de concours se caractérise par deux phénomènes spécifiques : d’une part la condensation des durées de la conception (la banderille, l’aiguillon que constitue l’urgence), et d’autre part la valeur indissociablement productive et démonstrative de la conception (la démarche utilisée pour produire contient la formule qui servira à convaincre).

P.‑M. B. : Vous oubliez peut‑être un troisième aspect, d’une valeur sans doute un peu moins exemplaire : la concurrence entre les différents projets présentés au concours.

É. G. : Ce n’est pas exactement que je l’oublie, ou que, par pudeur, je préfère passer la question sous silence... Mais on ne peut parler utilement que des conditions « idéales » du concours, d’une image presque angélique de la concurrence : celle des idées qui opposent plusieurs façons de concevoir le devenir d’un lieu ou d’une institution... Pour le reste, je préfère en effet laisser de côté les aspects déloyaux de la concurrence : des coups bas aux traquenards politiques... on pourrait dresser la longue liste des avanies que peut susciter la concurrence en situation de concours. Ça existe parfois, bien sûr, mais ce n’est pas très intéressant, et surtout ce n’est pas théorisable : à chaque situation ses risques. C’est du circonstanciel et, au fond, il ne s’agit plus du tout d’architecture... Y réfléchir ne fait pas progresser d’un millimètre sur la seule question qui nous intéresse : le processus de conception.

L’impasse des solutions préalables

P.‑M. B. : D’accord ! Recentrons‑nous sur l’essentiel... Vous avez défini la singularité de cette situation de concours en insistant sur deux phénomènes : la condensation des délais et le fait que cette genèse de l’idée, réalisée dans l’urgence, contient la formule qui permettra d’expliciter le projet sous sa forme aboutie. Mais le jeu entre genèse et intelligibilité de l’idée, question fondamentale pour nous autres généticiens, n’est‑il pas plus ou moins présent dans toute élaboration de projet ?

É. G. : Oui ! En dehors de la pression chronologique, j’ai l’impression que la genèse de l’œuvre architecturale suit, pour l’essentiel, la même logique, que l’on soit ou non en situation de concours. Et je suis persuadé que cette logique ne devient réellement productive — ne produit de la véritable architecture — qu’à la condition d’être authentiquement une logique génétique, c’est‑à‑dire un processus qui laisse du temps au temps, où l’inachèvement tient longtemps une place légitime dans le travail de conception, sans anticipation intempestive des résultats . Simplement, la condensation des durées rend ce phénomène particulièrement sensible quand la genèse a lieu en situation de concours. Il faut savoir prendre son temps au moment même où le temps est ce qui manque le plus. Pour dire les choses en un mot, je crois que l’essentiel lorsqu’on aborde un projet est de ne jamais se laisser inféoder à une solution préalable. Si j’ai appris quelque chose tout au long de ces vingt années de pratique et d’enseignement de l’architecture, c’est vraiment cet impératif : ne jamais se laisser enfermer dans une conception préconçue, aussi brillante soit‑elle, mais au contraire retarder le plus longtemps possible le dénouement logique du projet. L’idée de solution initiale peut séduire dans la mesure où on l’associe intuitivement à l’image romantique de l’originalité et de l’héroïsme intellectuel (l’instantanéité du génie), mais dans la plupart des cas, son développement dans le travail de conception se traduit par la fabrication d’une impasse, l’aménagement d’une proposition bancale ou, pire, par la répétition tranquille d’un stéréotype. Il n’y a de véritable conception que dans le temps d’une découverte qui construit le projet sans précipitation, à travers les étapes d’une lente « révélation », au sens du tirage photographique : le papier argentique demande d’abord à être impressionné par la lumière, mais avec toutes sortes d’atténuations et de retards par lesquels le tireur diffère avec ses mains une trop rapide réaction de l’émulsion chimique ; puis pour parvenir à la révélation de l’image, il faudra encore que le papier passe tour à tour dans différents bains de réactifs, s’y attarde le temps voulu, qu’il soit patiemment lavé, puis enfin fixé, séché, glacé... progressivement, c’est bien l’image finale qui émerge, mais avant d’apparaître, il lui aura fallu passer par diverses métamorphoses, en laissant du temps au temps... Pour le projet, c’est la même chose. Le secret, c’est de retarder le plus tard possible ce qui doit constituer la solution définitive.

Portrait de l’architecte en alpiniste averti

P.‑M. B. : Oui, Michel Serres aime rappeler un vieux dicton du terroir, cher aussi aux généticiens « le temps se venge toujours de ce que l’on a voulu faire sans lui ».

É. G. : Un projet doit aller en s’ouvrant, en dégageant de nouvelles voies et de nouvelles liberté au fur et à mesure que le travail progresse. Il ne faut surtout pas que le développement du projet se traduise par le rétrécissement progressif des possibilités. Bien que je n ’ai jamais fait d’alpinisme — mais j’ai vu comment les spécialistes s’y prennent — il me semble que le travail de conception ressemble d’assez près à une ascension. L’alpiniste, en progressant sur la roche verticale, choisit ses prises pour assurer son équilibre à l’instant présent et en préparant la prochaine prise située un peu plus haut, c’est‑à‑dire en pensant à l’étape immédiatement suivante et aux ressources qu’elle devra elle‑même comporter, mais sans se représenter la suite complète des prises et des étapes qui le conduiront au sommet. Il ne grimpe pas en suivant un itinéraire préétabli, en ayant déjà l’idée précise de toutes les étapes de sa progression, mais au contraire en découvrant, en sélectionnant à chaque étape une prise qui lui ouvrira de nouvelles solutions à l’étape suivante. Il évite soigneusement de se laisser enfermer dans une voie qui lui offrirait de moins en moins de choix dans les prises possibles parce qu’il sait bien qu’en suivant cette logique il pourrait finir par se laisser coincer dans une impasse très dangereuse. Dans la genèse d’un projet, il n’en va pas autrement : la conception s’accomplit étape par étape en construisant des propositions dotées à la fois d’un certain équilibre immédiat et d’un fort coefficient de liberté qui doit être favorable au développement des étapes suivantes.

P.‑M. B. : Cette métaphore de l’alpiniste décrit bien le travail de conception en cours de réalisation, la logique de sa lente progression étape par étape. Mais que s’est‑il passé au tout début de la conception ? Il fallait tout de même bien, pour entamer le travail, disposer d’une orientation précise. Même l’alpiniste, avant de se lancer à l’assaut de la paroi, passe un certain temps à l’observer attentivement pour choisir la ligne d’ascension qui lui paraît la plus favorable. En commençant à grimper, il n’aura pas en tête un programme détaillé pour chacune de ses prises qu’il lui faudra en effet inventer au coup par coup, mais il disposera tout de même d’une représentation assez précis de l’option qu’il a défini pour réaliser son ascension : un plan de grimpe et une image des passages plus ou moins difficiles qu’il aura successivement à affronter. De la même manière, j’imagine qu’en commençant à travailler sur son projet, l’architecte n’est pas non plus complètement dépourvu de ligne directrice : son analyse du programme a justement eu pour fonction de dégager une option, une grande direction qui lui permet d’engager le processus de conception dans un sens précis plutôt que dans un autre, et nullement à l’aveuglette. Il faut donc peut‑être se méfier des « solutions immédiates » mais je ne vois pas comment éviter le présupposé initial. D’ailleurs, en évoquant la situation de concours, vous évoquiez « l’idée forte » qui articule le projet, la « matrice » de la conception qui organise tout le travail de réflexion et qui rend le projet communicable. Alors, qu’en est‑il de cette idée matricielle, Ne s’agit‑il pas d’une solution préalable ?

É. G. : Dans mon esprit, la matrice du projet est de nature problématique — il s’agit d’une entité hybride, qui appartient à la fois au domaine du rêve et au domaine du raisonnement conceptuel : une intuition qui se traduit par la formulation d’un problème d’organisation général de l’espace et qui se maintient comme problème sans énoncer une solution...

P.‑M. B. : Je crois que l’on touche ici un aspect fondamental de la question. Cette ambivalence du conscient et de l’inconscient dans l’émergence et la mise en œuvre de l’idée matricielle était au fond le sujet même de la recherche que vous aviez menée avec Patrick Guinand en étudiant la genèse de l’un de vos projets , la Cité de Kerigonan. Sans revenir sur les singularités de ce projet, pouvez‑vous , en quelques mots, définir votre façon de comprendre ce processus ?

La reconquête du prémonitoire

É. G. : Oui, c’est une affaire assez complexe. L’idée matricielle se donne, dans une sorte d’immédiateté préalable, comme quelque chose de l’ordre du rêve : c’est une vision fugitive du projet déjà solutionné, une sorte de cadeau, de don qui ressemble à une révélation furtive ou à un rêve prémonitoire. Cette intuition, elle à la fois tout et rien, car, l’architecte consacrera la totalité du temps de conception du projet à la reconquérir, à la faire passer du simple statut purement hypothétique de révélation au statut viable de solution achevée. Voilà pourquoi, lorsqu’il est réussi, un projet ressemble souvent de manière si frappante aux tout premiers dessins. Toute la question est : comment faire pour atteindre et donner forme communicable à ce qui a pu se formuler, d’un bloc, au hasard inconscient d’un premier dessin ? Comment mériter le cadeau ? Tout, réellement, se passe comme si, au départ, la main sous la dictée de l’inconscient, savait . Et il faudra des prodiges d’efforts, de patience et de persévérance pour refaire, péniblement, toutes les étapes du chemin jusqu’à la case départ : un itinéraire qui permettra d’en revenir à la proposition initiale, mais cette fois, par la médiation de la rationalité. Mais, j’insiste, cette proposition initiale ne doit pas enfermer l’architecte dans le présupposé d’une solution qui réglerait ce problème avant d’en avoir explorer tous les tenants et aboutissants : au contraire, il s’agit de conserver au problème posé son vrai statut de questionnement tout au long de la conception pour le rendre productif.

Black box : le je, le conflit et le dessin

P.‑M. B. : Je trouve passionnant, dans votre point de vue, ce jeu de réciprocité entre rationnel et irrationnel : au fond, ce  « don » du premier dessin qu’il s’agit de mériter et de reconquérir à travers l’effort de la pensée consciente, cela ressemble d’assez près à ce que Paul Valéry appelait le premier vers « donné », celui qui sert à la fois de déclencheur à l’écriture du poème et d’analogon formel pour son développement, tout la genèse consistant à cloner le miracle, à utiliser cet « alien » pour créer autour de lui d’autres vers, d’une qualité égale qui ne s’obtiendront qu’au prix des plus grands efforts. Comme chez Valéry, on peut y voir la vieille et toujours active opposition nietzschéenne entre une expérience dionysiaque du sens saisi dans l’immédiateté d’une intuition et le recul d’un regard apollinien qui se réapproprie cette expérience sensible et l’analyse pour construire les règles d’un travail... La Naissance de la Tragédie n’est jamais bien loin quand on aborde ce genre de réflexion et je sais que c’était précisément ce qui vous avait conduite à choisir un metteur en scène pour réfléchir sur le processus de conception. Mais, cette question de « l’irrationnel » ou du « pur subjectif » dans la chaîne des opérations de genèse, qui est aussi une question décisive en littérature, l’architecture l’a rencontrée déjà de puis un bon moment. Elle a même fait l’objet d’une tentative de théorisation dans les années 1970, c’est‑à‑dire, curieusement, au moment même où en littérature les premières études génétiques faisaient émerger des brouillons l’idée d’une recherche fondamentale sur « la boîte noire ».  

É. G. : Vous avez tout à fait raison. Il ne faut pas oublier que ce débat a une histoire, et une histoire qui, en architecture a coïncidé avec une violente redéfinition de la recherche et de l’enseignement. Comment un projet naît‑il ? Que se passe‑t‑il, de la demande formulée d’un client, un programme, à la mise en forme d’un projet dans un site spécifique : ces questions se sont posées , de manière assez cruciale en France, dès le début des années 1970, sous l’effet des déstructurations induites par 1968. Déjà un peu moribonde, l’École des Beaux‑Arts avait succombé sans que l’abandon d’une formule passéiste ait suffi à réhabiliter le Mouvement Moderne ni permis de promouvoir ses maîtres comme nouvelle tradition à transmettre. L’absence de repères était dramatique. Christopher Alexander sauve alors quelques orphelins de la dépression en élaborant une méthode — largement diffusée dans les U.P. en France, au début des années 1970 — par laquelle il donnait les moyens d’une analyse précise de chacun des composants et des acteurs d’un projet : le programme explicite et implicite, les pratiques sociales, les usages, le site, les règles constructives, etc. Cette méthode, alliée à une bonne connaissance, claire, ordonnée et raisonnée des réalités du métier (sur les quelles, C. Alexander était bien moins disert), était présentée comme l’équation parfaite permettant de définir et de rendre opérationnel le projet. Assez vite, C. Alexander, en bon obsessionnel de la méthode, perçut lui‑même que le système avait un défaut, un chaînon manquant : entre la connaissance des données et la mise en forme d’un projet, quelque chose advient qui est « en rupture », d’une autre nature que le mode déductif. C’est ce que les scientifiques appellent quelquefois « l’intuition », Bachelard « le saut » et les architectes ... « l’inspiration ». Il lui donna le nom de « black box ». S’interroger sur le processus de conception, c’est tenter d’ouvrir cette « black box », essayer de comprendre ce qui se passe entre la connaissance des données et la mobilisation d’un savoir‑faire professionnel : essayer de définir cet entre‑deux où se développe le projet. Il s’agit, bien entendu d’un moment logique plus que chronologique. Il ne se produit pas une fois comme un événement qui induirait un processus linéaire, mais il se reproduit comme une succession de moments — identifiables — dans ce qui ressemblerait plutôt à un « processus en boucles ». Je pense que l’on peut définir ce dispositif en le ramenant à l’interaction de trois instances : l’idée et / ou l’image du projet (ce que j’appellerais le « Je » du projet, sa révélation subjective et toute la « cuisine intime » qui l’accompagne) ; la méthode du conflit, c’est‑à‑dire le processus de formulation et de résolution des problèmes qui se rencontrent au cours de la genèse du projet, qui en constituent l’histoire ; et enfin le dessin conçu comme médium du projet, comme acteur principal de la conception, bien au‑delà de sa simple capacité à représenter.

Idée matricielle : la faille, rue des Vignoles

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Édith Girard : 72 logements rue des vignoles, Paris XXe.
La lumière de la « faille » dans la cour

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Édith Girard : Logements rue des Vignoles, Paris XXe.
Les loggias sur cour.

P.‑M. B. : Prenons un exemple pour mieux comprendre cette dialectique entre ce que vous appelez le « Je », le « conflit » et le « dessin », et tout d’abord la place du « Je » dans l’émergence de l’idée matricielle. Dans le projet de l’immeuble d’habitation de la rue des Vignoles, la conception est bien partie d’une grande hypothèse initiale, née très vite, pendant l’analyse du programme et du site : l’hypothèse d’une faille plein sud qui ouvrirait la cour intérieure de l’immeuble sur la lumière solaire et sur l’ailleurs d’un jardin public situé en limite de propriété. Cette idée de faille n’était assurément pas une solution de facilité : elle se traduisait par l’obligation de reconstituer quelque part dans le projet l’espace des sept logements que l’ouverture faisait disparaître, et c’était aussi une idée relativement contradictoire avec les propositions du programme qui n’était pas franchement favorable à l’idée d’ouverture... Mais cette idée ne s’est‑elle pas présentée assez rapidement dans la conception du projet ?

É. G.  : Si, tout de suite.

P.‑M. B. : Ne s’agissait‑il pas d’une idée immédiate ? Cette faille ne contenait elle pas la résolution initiale du problème d’organisation général de l’espace ? Mais, d’un autre côté, cette idée de faille, en tant que vision primitive du projet, a‑t‑elle joué à elle seule le rôle d’idée matricielle, de don ?

É. G.  : La faille faisait partie de l’idée matricielle, mais seulement comme l’un de ses éléments... Dans le cas du projet de la rue des Vignoles, il me semble que, pour moi — on est ici vraiment dans ce que j’appelais le « Je » du projet, les réquisits de l’ego conceptor — les caractéristiques de l’idée/image de départ étaient composées de principes fondamentaux (sans doute d’ordre éthique) et de suggestions nées d’une interprétation instinctive du site. En tout quatre ou cinq orientations. Première orientation : un principe qui était — qui est encore — l’obsession qu’en toute circonstance je dois pouvoir donner à chaque logement son rapport au monde, quelque soit le site. Deuxième orientation, encore un principe : pour moi, un ensemble collectif de logement ne se résume pas à une simple somme de logements. Le tout doit offrir plus que le résultat de l’addition, et ce « plus », c’est l’espace que l’on partage. Dans le cas de figure du terrain de la rue des Vignoles, ce lieu de convivialité, je l’ai perçu instantanément comme ayant la forme d’une cour autour de laquelle les logements se déploieraient. Troisième orientation, déduite de la précédente : la cour peut devenir l’espace majeur du projet. Chaque logement peut s’en nourrir tout en lui donnant sa forme. C’est l’hypothèse des loggias : la limite extérieure de l’espace privatif de chaque logement, au lieu de se présenter comme un mur qui isole, qui renvoie dos à dos extérieur et intérieur, logement et cour, pourrait être conçu comme ce qui configure une interrelation : non pas un mur étanche, mais une « porosité » qui ouvre le logement sur la cour et qui élargit le périmètre de la cour en la dotant d’une paroi vivante. Au lieu de s’énoncer comme la limite d’une verticalité, la paroi serait faite de sous‑faces et de sur‑faces horizontales qui formeraient comme une dilatation réciproque de dedans et du dehors : une cour qui se prolongerait dans chaque appartement, un logement qui se prolongerait dans l’espace arboré de la cour. Quatrième orientation, déduite de l’hypothèse précédente, ou en corrélation avec elle : architecture et paysage peuvent devenir solidaires pour définir un espace hybride et de nouvelles réciprocités entre végétal, espace et minéral : une sorte de paysage en dur qui pourrait se vivre comme une architecture accueillante au sol. Enfin, dans le cas spécifique du site de la rue des Vignoles (un environnement urbain et une position précise du terrain), deux éléments convergeaient pour définir ma cinquième option : la lumière et la censure . En terme de lumière, il y avait pour moi très clairement une implication forte de l’orientation solaire : elle donnait le Sud dans la diagonale d’une cour qui pourrait s’ouvrir vers le jardin public ; en terme de censure architecturale, propre à l’environnement parisien, il allait de soi que toutes les contraintes de gabarit et d’écriture, absolument incontournables sur la rue, pouvaient se convertir sur la cour en une totale liberté de conception...  Et voilà ce qui a amené tout de suite à l’idée de la faille... Voilà comment elle s’est présentée, immédiatement à moi, comme une sorte d’image synergique où se condensaient plusieurs options convergentes.

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Édith Girard : logement rue des Vignoles, Paris XXe.
Premier schéma en plan

Ce qui demande un certain temps, rétrospectivement à expliquer et à décomposer, se présente en fait, au moment de la réflexion initiale comme une sorte de « cadeau » : c’est un tout, pas une solution, une façon globale de poser le problème. Tout cela appartient en propre au « Je » dans la mesure où il s’agit bien d’options personnelles quasiment préalables, mais au moment où l’idée se forme, l’ensemble prend l’aspect d’une sorte de pressentiment : une constellations d’idées qui ont l’air de bien s’articuler et qui en suscitent d’autres : par exemple, pour les logements, la solution des séjours traversants. Mais une idée, à l’initial, c’est toujours une nouvelle série de questions : les séjours traversants, d’accord, mais comment ? La réponse était à chercher au croisement de ce qui faisait l’idée matricielle  : non seulement la faille, mais la cour, les loggias, la rue et l’espace intermédiaire, jusqu’à l’hypothèse de l’arrondi destiné à adoucir la lumière, qui se traduit aussi par une option sur la forme des séjours...  Chaque élément de principe en lui‑même ne donne d’entrée de jeu aucune solution formelle. Il doit d’abord faire lui‑même l’objet de ce long travail de conception qui n’est sans doute que la réappropriation de l’intuition première, mais qui se traduit quand même par des moments assez rudes lorsqu’il s’agit de passer de la conviction subjective à la réalité du dessin : la cour par exemple une fois admise comme idée posait des problèmes géométriques complexes : une cour comme cela, il faut la fabriquer ! Même phénomène pour la terrasse zénithale qui a très vite fait partie de mes options de départ pour l’organisation générale de l’espace.

P.‑M. B. : D’où venait cette idée de construire une terrasse accessible ?

É. G. : D’une simple réaction personnelle vis à vis de ce que je considère comme un gaspillage idiot de l’espace en milieu urbain. J’ai toujours été scandalisée par le gâchis, à Paris, des toits qui ne sont pratiquement jamais traités par les architectes comme des étendues exploitables. Il s’agit d’un point de vue sur le projet, d’un désir qui était le mien depuis longtemps et aussi d’un calcul : le surcoût induit par les aménagements nécessaires pour rendre accessible et habitable le toit n’avait rien de commun avec l’énorme quantité de place que l’on gagnait. Sans parler de la prime de plaisir et du bénéfice symbolique, car un toit habitable, pour celui qui y a libre accès, c’est un nouveau regard sur la ville, la conquête d’un paysage urbain complètement inédit, avec entre 180° et 360° de ciel à soi toute l’année, ce qui n’est pas tout à fait rien.

Matériau et genèse : l’empire du béton

P.‑M. B. : Dans le processus de conception, ces idées se traduisent par un travail géométral et conceptuel et par l’élaboration de formes, d’une manière relativement abstraite ; mais il arrive, assez vite j’imagine, un moment où le projet doit intégrer un principe constructif et une option en termes de matériaux. Comment le choix du matériau, ou des matériaux, intervient‑il dans la genèse d’un projet et avec quelles implications sur la conception ?

É. G. : Tout dépend, d’abord, du type de bâtiment que l’on étudie : le problème des matériaux ne se pose pas de la même façon pour le projet d’une pyramide au Louvre ou pour un HLM. Si l’on parle d’immeubles d’habitation, la question des matériaux fins — les matériaux de finition et d’habillage — ne se posent vraiment qu’à la fin du travail de — conception, et de manière marginale, car pour l’essentiel, dans le mode de production actuel du logement, le seul matériau envisageable, c’est le béton. Mais c’est un matériau noble: il n’y a rien de faux dans le béton, et il sait presque tout faire : les piles, les murs, les planchers, l’isolation phonique, la portée ... En France, on travaille en béton. Pourquoi ? Il y a eu de grandes œuvres en béton, Péret, Le Corbusier, mais la raison est surtout sociale et historique. Pour aller vite, disons que c’est une tradition qui nous vient d’Afrique du Nord : avec les millions d’émigrés du Maghreb, la France disposait d’une énorme masse de travailleurs sans formation, plus facile à mobiliser dans des chantiers béton que dans d’autres techniques constructives qui auraient exigé de la formation spécialisée. Le béton nous est venu d’Afrique du Nord pour une autre raison aussi : parce qu’il a fallu construire beaucoup et vite au début des années 60, quinze ans seulement après les reconstructions de l’après‑guerre et en plein baby‑boom, lorsqu’il a fallu loger les français d’Algérie. C’est une histoire qui a maintenant près d’un demi‑siècle, mais sur des questions aussi massives que les modes de construction, qui engagent des options très lourdes en matière d’équipement des entreprises, on ressent pendant très longtemps l’effet des décisions qu’il a fallu prendre pour faire face à une situation exceptionnelle : c’est un très long héritage. En Italie, par exemple, et dans beaucoup d’autres pays, on travaille beaucoup moins en béton : on fait l’ossature —poteaux, poutres et planchers en béton —mais tout le reste est fabriqué par remplissage, généralement à la brique ou au parpaing. En France, tout est fait en béton, tout : si on pouvait fabriquer les portes et les fenêtres en béton, on aurait depuis longtemps des portes et des fenêtres en béton.

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Édith Girard : Logements rue des Vignoles, Paris XXe.
Plan d’un appartement, quatre pièces à séjour traversant

L’exigence de « vérité »

P.‑M. B. : Pourtant, dans l’aspect final des immeubles de logement, ce qui est visible, le plus souvent, ce qui fait l’image du projet construit, ce sont des revêtements en pierre pour les façades, des enduits pour les cours, et un peu partout, du bois, du verre, du métal, de la céramique ... Le béton est peut‑être dominant, mais il se cache.
É. G. : Oui, bien sûr, il y a parfois tout cela, mais il ne s’agit que d’un travestissement : quelque chose qui se surajoute et qui ne concerne pas la réalité du processus de conception. Pour la base du travail, pour le matériau à travers lequel se pense le projet, on est toujours dans l’espace du béton, on raisonne béton. Et puis, pour tout dire, je crois que cette affaire de matériau contient en fait une sorte de question presque morale, où l’architecte, au fond, est amené à prendre parti pour ou contre le béton. J’ai essayé la pierre pelliculaire. Je ne trouve vraiment pas cela terrible. C’est peut‑être chez moi une vieille obsession d’authenticité, mais il me semble qu’une architecture doit être « vraie », que par conséquent, si on bâtit un immeuble entièrement en béton— et là‑dessus il n’existe vraiment pas d’alternative — il n’y a aucune raison de finir par cacher ce béton sous autre chose. L’idée de placage me paraît peu convaincante, et somme toute déloyale. De plus, en dehors des options éthiques ou esthétiques, il y a aussi une vraie question de pérennité : le seul matériau contemporain qui donne toute satisfaction dans la longue durée, c’est le béton poli préfabriqué. C’est aujourd’hui ce que l’on fait de mieux, indiscutablement, comme résistance au vieillissement pour l’aspect de surface. Je parle du béton poli préfabriqué en éléments massifs, car travailler avec des éléments de béton pelliculaire ne serait pas plus satisfaisant que n’importe quel autre matériau de placage. Or, cette option pour le béton préfabriqué massif contient évidemment des implications génétiques importantes : c’est un matériau qui oblige à une rationalisation très approfondie et très précise du projet.

Le béton et la trame

É. G. : Il s’agit au final de pouvoir construire avec des pièces assemblables et , bien sûr, avec le maximum de pièces identiques, pour réduire les coûts. Il n’est pas indispensable de jouer systématiquement la répétition à l’identique, on peut décliner plusieurs formes, mais sans dépasser certaines limites. Le processus de conception, avec cette option, doit donc intégrer toutes les contraintes d’un système constructif mixte : les façades en panneaux préfabriqués lourds, les planchers et la structure banchés sur place. Il y a mixage de ces deux principes : quand on veut avoir une sous face en béton poli blanc, on intègre la pièce préfabriquée comme coffrage du plancher. L’assemblage d’unités massives se combinent avec la technique de béton banché. On travaille sur des formes décomposables, avec des exigences de mesures très exactes et toutes sortes d’impératifs techniques propres au procédé : par exemple, pour l’isolation phonique, au minimum 20 cm de béton dans les planchers. Avec moins de 20 cm., l’isolation phonique serait insuffisante. En contrepartie, un plancher de 20 cm. de béton franchit beaucoup plus que la plupart des autres matériaux ; au lieu de 4,5 m de portée, il assure à l’architecte une autonomie de 7 m. à 7,50 m., ce qui est bien plus confortable que les capacités d’une trame usuelle.

P.‑M. B. : Pourquoi 7 m. ? Dans un immeuble de logements contemporain, il est assez rare d’avoir à dessiner des pièces qui exigent une trame de 7 m., c’est‑à‑dire une surface de près de 50 m2 libre de tout poteau. On peut le regretter, mais c’est un fait. Pourquoi, cette grande trame ?

É. G. : Précisément, cette large trame ne concerne pas, dans un premier temps, les appartements, mais la résolution d’un problème toujours épineux dans les projets de logements urbains : le problème des parkings, sous le bâtiment. C’est réglementaire, tout nouvel immeuble d’habitation doit comporter un parking d’une capacité proportionnelle aux habitations avec, en gros, une place de voiture par appartement. Avec 7,20 m. on a une portée optimisée : on peut caser trois voitures entre deux poteaux porteurs. Construire ses logements avec une trame de 5 m., c’est se condamner à une impasse quand on en arrive à la résolution des places de parking en sous‑sol : en dessous de 5,5 m. on ne peut même pas créer deux places de voitures. Inversement, résoudre la question en optant pour les larges trames autorisées par la technologie du béton préfabriqué massif, c’est accepter une contrainte technique, mais c’est aussi s’enrichir d’un moyen d’action considérable pour dessiner les appartements : je vais pouvoir, si l’occasion se présente dans mon projet, développer des espaces près de deux fois supérieurs à ceux que m’aurait permis une petite trame. En fait, c’est comme cela que se développe le processus de conception, c’est ce genre de débat entre contraintes et libertés qui permet d’assurer ce que j’appelais la « prise » : comme l’alpiniste, on se cale, en progressant d’un seul degré, mais en sachant que l’on vient en même temps de se faciliter plusieurs prises pour l’avenir de l’ascension. L’entrée effective dans l’étude du projet commence avec une réflexion qui a pour but d’analyser les questions et de les résoudre, mais par sous‑ensembles : non pas individuellement et systématiquement, question après question, mais en esquissant des réciprocités, des assemblages et des systèmes de compensation, selon les opportunités d’un bricolage synthétique qui oblige parfois à imaginer des relations d’homologie ou de complémentarité entre des parties apparemment indépendantes du projet, un bricolage qui permet, par exemple, de transformer une contrainte locale du sous‑sol en avantage global pour le traitement des étages.

Impasses et remontées dans la genèse

P.‑M. B. : Mais ce bricolage, même très astucieux, ne donne pas cent pour cent de résultats garantis : il y a bien des moment où, dans le processus de conception, un grain de sable bloque la machine, ou plutôt, pour reprendre l’image sportive, un moment où parvenu presque en haut de la paroi, l’architecte alpiniste s’aperçoit qu’il ne pourra plus progresser, que par cette voie il ne parviendra jamais au sommet. Dans ces cas‑là, comment fait‑il ? Il lui faut redescendre un peu plus bas, c’est‑à‑dire revenir en arrière dans la conception pour retrouver l’origine du problème et prendre la bonne bifurcation ?
É. G. : Eh oui, évidemment, ça ne marche pas à tous les coups, toutes les «prises » ne se valent pas, et ce qui ressemblait à une solution peut s’avérer une impasse : par exemple contenir une contradiction insurmontable par rapport à d’autres exigences du projet, ou conduire l’architecte à une réduction dramatique de ses libertés pour la suite de la conception. De mon point de vue, le risque des impasses est d’autant plus grand que l’on cherche la cohérence généralisée . C’est une conclusion fondée sur l’expérience et difficile à justifier théoriquement, mais il me semble que la cohérence du projet, qualité évidemment essentielle en architecture, est quelque chose qui vient dans les derniers moments de la conception, vraiment à la fin du processus. Dans tout ce qui précède, il vaut mieux en rester à une cohérence molle, imparfaite, avec çà et là, l’émergence de cohérences partielles déjà assez abouties : par exemple des cohérences par binômes, des termes qui fonctionnent bien deux à deux . Le développement du projet est comparable à un travail d’assemblage : on traite des parties d’espace successivement ou parallèlement, petit à petit des objets partiels se définissent, et au fur et à mesure l’architecte s’arrange pour assembler chacune de ces parties les unes aux autres, mais naturellement, sauf en cas de miracle, il y a toujours un coin qui ne marche pas, qui refuse de s’assembler. L’opération ne tombe pas juste, il y a un reste : un coin récalcitrant qui ne rentre pas dans le programme, ou qui ne se raccorde pas correctement à l’ensemble, ou qui n’arrive pas à intégrer une fonction essentielle, etc. Et, en général, on a beau retourner le problème de ce coin dans tous les sens, ça ne va pas. Alors que faire ? Eh bien, il suffit de remonter dans le passé de la genèse, parce que le problème insoluble, la plupart du temps, s’est défini en amont, à l’insu de l’architecte, à un moment antérieur de la conception. Il faut faire machine arrière, revenir aux dessins antérieurs et les analyser. En principe, l’architecte sait comment il a travaillé. Il s’est entouré des instruments indispensables pour travailler avec une conscience très précise de la genèse de son projet — carnets, cahiers, classeurs — et grâce à ces aide‑mémoires, il sait par où il est passé pour en arriver au point où il se trouve. C’est une gymnastique tout à fait essentielle, et que l’on enseigne très tôt aux étudiants : élaborer un projet, c’est tenir un cahier de bord où sont consignées toutes les étapes du travail. Ce cahier est d’ailleurs le principal médium entre l’enseignant et l’étudiant : c’est là que l’enseignant pourra retrouver et montrer à son étudiant les moments de faiblesse dans la réflexion, les potentiels non utilisés de ses dessins, les moments où la main est allée toute seule dans la bonne direction mais sans être suivie par la conception, etc. Au fond, l’architecte au travail, devant une difficulté, ne procédera pas autrement : il lui faudra revenir à ses dessins antérieurs, les analyser, comprendre ce que voulait sa main et qu’il n’avait pas compris. Pour reprendre l’image sportive, disons qu’il lui faudra redescendre sa paroi pour aller chercher, plus bas, la bonne bifurcation : celle qui lui permettra d’assurer sa prise autrement et de remonter au même niveau par une meilleure voie en contournant l’impasse. La différence avec l’alpiniste, fort heureusement, c’est que l’architecte, en réalité n’a pas à refaire tout le trajet : ce qui est acquis est acquis, et s’il lui faut modifier quelque chose en amont dans la genèse, il lui suffira de localiser la problème et de le traiter en provoquant peut‑être une chaîne de réfections partielles dans un des secteurs du projet, mais sans remettre en cause le reste du travail réalisé. On veut bien être sportifs, mais il y a des limites. Et puis, à la différence de l’alpiniste, la vie de l’architecte n’est pas en danger. En cas d’urgence, il peut même faire semblant de les ignorer. Il y a des choses qui ne marchent pas parfaitement dans le projet : bon, elles ne marchent pas, c’est une difficulté, on n’est pas obligé de la montrer. Il nous arrive, à tous, de rendre des concours avec des « loups » : des « loups » ou des « chameaux », le vocabulaire professionnel est très riche pour désigner ces choses approximatives qui restent des questions non résolues, qui en fait ne sont pas insolubles mais qui peuvent le devenir provisoirement quand les délais impartis ne permettent précisément plus de faire ce travail de retour en arrière dans la genèse du projet. Ces difficultés sont normales, elles appartiennent au développement naturel d’un projet, leur résolution est une affaire de temps de travail, mais elles ne doivent pas être ressenties comme des obstacles. D’une manière générale, et c’est une règle très importante à mon avis dans le processus de conception, les aspects approximatifs du projet ne doivent jamais être posés comme des raisons de différer la finalisation de ce qui semble acquis : il ne faut pas attendre que tout soit au point pour finaliser le projet. Une certaine marge d’incertitude et de liberté doit bien sûr rester préservée, et il est prudent de laisser du « jeu » dans l’assemblage, pour ne pas être privé, le moment venu, des moyens de réajuster ; mais cet inachèvement relatif ne doit pas empêcher les solutions de se formuler nettement comme solutions achevées ni de s’assembler sous une forme quasi‑définitive au fur et à mesure qu’elles apparaissent.

L’écran et le papier

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Edith Girard : 72 logements rue des Vignoles, Paris XXe
Plan d’étage courant

P.‑M. B. : Comment peut‑on dessiner une partie du projet, avec la sensation de l’achevé, avant que toutes les autres parties du projet, qui est un ensemble organique, soit elles‑mêmes dessinables ?

É. G. : Eh bien, précisément, en faisant comme si c’était possible. La seule façon d’y arriver c’est de commencer par dessiner tout ce que l’on sait au sujet de cette partie. Très souvent, en dessinant tout ce que l’on sais, on voit se définir parfaitement l’espace de ce que l’on ne sait pas. Il s’agit de simuler la possibilité de finaliser, et dans cette tentative même de localiser et identifier les questions qu’il va falloir résoudre. Tout ce que je dis là est un peu une simplification : je fais comme si on dessinait toujours à la main et comme si l’architecte était tout seul. Ce n’est évidemment pas le cas dans une agence. Pour moi, malgré le développement des nouveaux médias, le dessin à la main reste essentiel. Je considère l’ordinateur comme un outil à dessiner : il est devenu irremplaçable, mais son rôle reste encore secondaire et relativement tardif dans le processus de conception. C’est une question délicate, parce qu’on sent bien que les choses sont en train d ’évoluer : par exemple, l’ordinateur n’intervient pas immédiatement dans le travail sur le projet, mais d’année en année, ce différé semble bien s’amenuiser : on passe de plus en plus tôt en machine. Quoi qu’il en soit,  ce n’est pas moi qui l’utilise et pour ce qui me concerne, je vais beaucoup plus vite à la main, avec la sensation que la machine développe une certaine inertie. D’ailleurs la lenteur des machines est contagieuse : devant un écran, on s’endort facilement, comme le soir devant la télé. Une vraie maladie du sommeil. La modification qui prend trois secondes à penser et à esquisser sur du papier va exiger un bon quart d’heure à se matérialiser à l’écran. L’ordinateur a ses préférences, ses procédures automatiques qui, elles, sont aisées et rapides, mais qui ne conviennent pas forcément au problème que l’on traite. Et il est très difficile d’en sortir. Au point qu’à force de travailler à l’écran on peut finir par raisonner comme l’ordinateur, en ne pouvant plus envisager que les modifications autorisées ou facilitées par le système. Heureusement, les besoins du projet forcent tout le monde à se réveiller. Et si tout le monde est réveillé, on peut trouver une bonne complémentarité entre l’écran et le papier. En pratique, le projet avance donc, dans mon agence, par un jeu d’aller et retour entre mon travail, qui se présente en général sous la forme de propositions dessinées à la main, et celui de l’assistant qui interprète et développe ces esquisses à la machine. Les passages d’un média à l’autre sont des moments importants parce qu’ils donnent lieu à une discussion de fond : au moment de donner à son assistant le document papier qu’il va falloir transposer et développer à l’écran, l’architecte qui n’a dessiné que l’essentiel lui explique l’idée, la localisation, les options, les intentions, les limites, les difficultés du dessin à traiter. L’autre, qui n’est pas seulement dessinateur mais aussi architecte, pose des questions, fait des objections ou des propositions, et c’est à ce moment‑là, en général, que les problèmes en suspens deviennent bien visibles et trouvent leur solution. Cette situation dialogique est permanente : elle a lieu à toutes les échelles du projet, du global au particulier. On revient en arrière dans le projet, on reprend un détail sur un plan antérieur, on rediscute le dessin actuel, bien souvent on reprend toute une série de dessins pour fixer la nouvelle idée, et finalement, dans cet ensemble d’événements, c’est une étape décisive du processus de conception qui est en train de se jouer, avec quelquefois des changements radicaux qui, sans remettre en cause l’idée forte du projet, permettent de se débarrasser d’une difficulté massive, déjà repérée et laissée en suspens ou qui était restée inaperçue.

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Édith Girard : 72 logements rue des Vignoles, Paris XXe.
En chantier

La pluralité des points de vue

P.‑M. B. : Vous venez d’évoquer le dialogue comme dispositif de découverte, comme élément moteur du processus de conception, à certaines étapes du projet. Dans la discussion entre l’architecte et le dessinateur, l’interférence d’un nouveau point de vue, par exemple celui de l’application graphique qui va interpréter l’idée, peut devenir déclencheur d’une relance de la réflexion. Cette émergence de l’altérité, propre à la diversité des tâches dans l’agence, force l’architecte à s’expliquer et, en s’expliquant, à expliciter chaque détail de la proposition telle qu’elle doit être comprise par l’autre . Une explicitation à la fois pédagogique et autoréflexive qui se fait au risque de découvrir, chemin faisant, des difficultés encore non résolus, lesquelles feront instantanément rebondir la conception. Tout se passe comme si la technique consistait ici à changer de point de vue. Mais cette faculté de « se mettre à la place de l’autre », qui s’expérimente dans la relation dialogique réelle avec un collaborateur, ne s’exerce‑t‑elle pas déjà spontanément et de manière interne dans le travail qui consiste pour l’architecte à se représenter le projet ? Pour concevoir, pour élaborer préalablement une proposition en trois dimensions, il faut bien envisager son objet à partir de plusieurs points de vue ?

É. G. : Oui, et on peut même dire que l’essentiel, au fond, c’est de mobiliser cette très grande quantité de points de vue, d’une manière d’abord physique : changer d’angle de vue, rendre le regard mobile, jouer avec la relativité des positions du corps vis à vis d’un espace étudié, jouer avec la relativité des situations quotidiennes. Il faut vivre imaginairement avec son corps dans l’espace projeté : il faut se coucher dans tous les lits, s’accouder à tous les balcons, faire des fêtes avec ses amis dans le salon, préparer des plats dans la cuisine, etc. Mais il y a beaucoup plus basique, et il s’agit d’un « vieux truc » d’architecte que je crois également essentiel. Quand on dessine un plan, par exemple, on se place devant une feuille de calque et on trace des espaces ; mais on est soi‑même latéralisé : on dessine en projetant inconsciemment son propre corps dans cet espace, en traçant par exemple des trajets que l’on suivrait spontanément. Or, cet effet de latéralisation se déploie arbitrairement à partir d’un point de vue unique : on dessine en plaçant l’un des quatre bords de la feuille devant soi et ce choix apparemment anodin contient une multitude de présupposés qui vont avoir des conséquences importantes sur l’invention des formes. Tous les axes de circulation que je vais imaginer seront en rapport avec le sens de la feuille, avec peut‑être l’orientation de mon tracé, le sens de l’écriture. Mais s’agissant d’un plan, il est bien clair que ce dessin va représenter un espace praticable dans tous les sens, et nullement orienté dans le réalité selon l’orientation que je lui donne sur ma table à dessiner. Conclusion, il faut retourner son dessin dans tous les sens : commencer à le travailler avec une orientation, par exemple, le Nord en haut, puis à l’envers en regardant vers le Sud, puis vu du ciel, et par les deux autres côtés, de l’Est et de l’Ouest. Ça a l’air complètement idiot, mais ça marche : un plan est bon s’il tient le coup de n’importe quel point de vue. Autre élément décisif, le détail. Quand un architecte possède une certaine expérience, les grandes orientations d’un projet, les grands tracés ne sont pas ce qui constitue l’enjeu majeur du processus de conception : la véritable difficulté, paradoxalement, vient se cacher dans les détails : trouver l’aspect et le bon emplacement des fenêtres, la forme d’un balcon, le développement exact d’une circulation verticale, etc.  Un détail réussi doit avoir la discrétion de l’évidence : personne n’aime les  projets qui sentent la sueur. Mais comment parvenir à ce résultat « normal », qui ne garde pas la trace du travail, des difficultés surmontées ? C’est un peu la même question que pour les orientations du plan. Le détail doit être imaginé avec le plus grand nombre possible de points de vue différents. Prenons par exemple une loggia, qui ferait problème et pour laquelle tout resterait à résoudre. Comment faire ? Le détail doit être vu de l’intérieur du logement, éventuellement en le regardant des quatre côtés, en tournant autour du dedans;  mais à un certain moment, il va falloir également le considérer de l’extérieur, en sortant dans la cour. De dehors, nouvelle mobilité des points de vue, il s’agira de l’observer de face, de dessous, de dessus, de côté ... Bien sûr, ces dedans, dehors dessus, dessous, etc. sont totalement imaginés, ce sont de pures fictions mais qui peuvent se représenter : en déclinant les possibles qu’elles permettent de projeter, l’image petit à petit se construit, on finit par la discerner avec exactitude, et on sort du trou. Ça, ça marche à tous les coups.

La maquette de travail

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Édith Girard : 36 logements pour l’Opac de Paris à Bagnolet.
Croquis simultanés sur une même page. Étude en phase concours

P.‑M. B. : Pour ces moments de visualisation d’un espace fictif, j’imagine que certains outils sont très utiles, au moins pour le repérage mental : je pense, notamment, à la maquette de travail...

É. G. : Oui, on utilise beaucoup la maquette. Les maquettes de travail font partie des choses que l’on fabrique à l’atelier. C’est très important en effet pour régler les verticalités, la taille et les proportions de l’espace, la distribution des masses, la géométrie générale du projet. C’est un outil indispensable pour des projets complexes, mais inutile au départ lorsque le projet est simple : pour Bagnolet, par exemple, il n’y avait pas de maquette pour le concours ; l’idée ne requérait pas ce type de matérialisation, ni pour la conception, ni pour la présentation des résultats au concours. En revanche, il y a des projets pour lesquels il serait impossible de vérifier la validité et la cohérence des solutions sans une série d’essais préalables à la maquette. Dans ces cas‑là, on peut travailler par exemple avec des éléments non collés, que l’on déplace ou transforme pour ajuster les réglages. C’était le cas, notamment pour mon projet au Pavillon de l’Arsenal, sur la scénographie de l’exposition « Architectures transformées : réhabilitations et reconversions à Paris » (octobre 1997 – janvier 1998) : là, le travail avec la maquette était d’autant plus nécessaire que je construisais à l’intérieur d’un espace construit, avec une difficulté particulière pour évaluer en chaque point les hauteurs et les dimensions du projet qui devait à certains endroits prendre du recul par rapport à un détail du bâtiment que je voulais mettre en évidence et à d’autres endroits, au contraire, entrer en contact avec le construit pour l’emprunter. Je voulais un projet en lévitation dans l’espace basilical du Pavillon, mais  sans tourner en rond autour du trou central, en créant une continuité de haut en bas et de bas en haut, avec des interventions scénographiques, sans envers ni endroit et en attirant le regard sur des parties du bâtiment qui en général sont invisibles. Ce travail très minutieux n’aurait jamais pu aboutir sans maquette, c’est certain. Mais il ne s’agissait pas seulement de questions techniques. La maquette, c’est la genèse d’une idée, avec l’ensemble de ses contenus. Par exemple, à l’Arsenal, le projet cherchait à interroger le concept de réhabilitation, en lui‑même et à travers les tensions d’une histoire qui est celle de l’architecture moderne et contemporaine. Mon message explicite était : la réhabilitation , on ne la laisse pas aux post‑modernes, à ceux qui veulent faire du neuf avec du vieux ou du neuf avec du vieux, ou du vieux avec du vieux. C’est une vrai question parce que le mouvement moderne n’a jamais rien réhabilité : il a fait du neuf avec du neuf et son principe a toujours été la table rase. Pour autant, est‑ce que le mouvement moderne suppose la table rase ? Ou bien peut‑on travailler en jouant le contraste, ou rendre moderne un espace qui ne l’est pas, sans le détruire ?

La garantie d’un certain pouvoir

P.‑M. B. : Dans un concours, il faut présenter une idée communiquante, mais aussi et peut‑être surtout une idée séduisante. Et que devient cette séduction, une fois qu’on est lauréat  ?

É. G. : Oui, bien sûr il, faut séduire. Un concours ce n’est que de la séduction. Or l’architecte sait bien qu’un bon projet, que meilleur projet possible, n’est pas forcément séduisant. Mais d’un autre côté, l’architecte sait aussi que le grand intérêt de la situation de concours, c’est que s’il est lauréat, si son idée est acceptée, elle sera légitimée : il aura de bien meilleurs moyens pour la défendre, plus de chance de la faire aboutir . Ce sont des conditions de travail très différentes des commandes sans concours où l’architecte devra recommencer en proposant de nouveaux projets jusqu’à ce que la totalité de ses clients finisse par être satisfait, à tort ou à raison. Avec le concours, le processus est très différent : l’épreuve, c’est le jury, il faut le séduire, mais lorsque le jury dans son ensemble a décidé de retenir le projet, on peut considérer qu’il est accepté, même si un ou deux membres du jury se déclarent mécontents de tel ou tel aspect des propositions. Si leurs critiques sont justes, l’architecte aura bien sûr tout intérêt à leur donner satisfaction en apportant à son projet définitif les modifications nécessaires qui l’amélioreront, mais si au contraire l’architecte estime que ces critiques ne sont pas fondées — par exemple qu’elles sont de mauvaise foie, erronées ou contradictoire avec l’idée forte du projet — il a tous les moyens pour résister et d’imposer la formule déclarée lauréate. Un concours, pour l’architecte lauréat, c’est la garanti d’un certain pouvoir : le pouvoir que le jury lui a transmis de travailler en toute indépendance pour mener à bien son idée. Ce n’est pas rien.

Les petits miracles

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Edith Girard : 36 logements pour l’Opac de Paris à Bagnolet.
Vues de la maquette, façades et perspective en cours d’élaboration, au permis de construire.

P.‑M. B. : Encore faut‑il être lauréat. Vous n’avez pas tout à fait répondu à ma question sur la « séduction » ... Qu’est‑ce qui fait ce « déclic » par lequel un projet va s’imposer à un jury ?

É. G. : La séduction d’un projet... comment pourrait‑on la définir ? Sur quoi repose‑t‑elle ? Sur sa communicabilité, sur son évidence, parfois aussi sur une trouvaille un peu miraculeuse qui renverse les données d’un problème, sur une réussite paradoxale. Le miracle, c’est, par exemple, de faire comme tout le monde un rez‑de‑chaussée surélevé, sauf que, par un coup de baguette magique (un angle ouvert), cette solution banale est aussi celle qui apporte au projet toute sa lumière et sa transparence alors qu’en principe le rez‑de‑chaussée surélevé produit un socle tout noir. C’était l’idée matricielle du projet de Bagnolet : un immeuble de 36 logements sociaux pour l’OPAC de Paris, mon dernier concours gagné. Ça, ça séduit, parce que c’est simple, parce que ce n’est pas un mouton à cinq pattes, ni quelque chose qui soit trop différent du contexte ... mais surtout parce que c’est paradoxal : tout en étant semblable au reste, ça produit un effet contraire à l’effet attendu et ça donne du sens à ce qui en principe ne pouvait pas en avoir. Au fond, dans cet exemple, c’est l’idée, la force de l’idée qui séduit. Je veux bien de cette séduction‑là : pour moi, c’est le contraire de la séduction par le dessin. La séduction par le dessin, ça ne m’intéresse pas.

Séduire ou convaincre

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Édith Girard : Concours pour la médiathèque de Bagnolet – Recherches.
Page de carnet.

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Édith Girard : Concours pour les 36 logements à Bagnolet.
Recherche de façades.

P.‑M. B. : Oui, je saisis bien votre point de vue, mais justement, la séduction par le dessin, l’illusionnisme graphique reste un ressort très puissant dans les concours. En assistant à certains jurys, il m’a semblé que les projets les mieux argumentés et les plus complets n’étaient pas toujours ceux qui avaient les meilleurs chances de séduire et d’être retenus, s’ils n’étaient pas assortis d’un certain travestissement, d’une formulation simplifiée et attractive. Le jury, qui n’est pas forcément composé de spécialistes, peut ne pas comprendre un projet et lui préférer un autre projet moins abouti dont l’argumentation sera plus légère, plus facile et la présentation plus séduisante. Dans d’autres cas, un projet très achevé peut donner au jury l’impression de ne plus avoir aucune marge pour agir lui‑même sur l’avenir de la réalisation. On remarque régulièrement des projets lauréats qui n’ont été retenus qu’en raison de leur faiblesse : parce qu’ils se présentaient comme des propositions molles, disponibles à toutes sortes d’influences... Faut‑il en conclure que l’architecte qui présente un projet très achevé doit aller, pour séduire, jusqu’à ne pas tout dire ?

É. G. : Je pense que vous avez tout à fait raison. L’intérêt des propositions « molles » ou qui, même sans l’être, se présentent comme telles, c’est qu’elles sont disponibles à l’autre, à un travail du projet « ensemble », à une solidarité avec le commanditaire, le maître d’ouvrage, etc. Mais la difficulté vient de ce que cette disponibilité, en soi tout à fait souhaitable, doit quand même se construire autour d’une idée forte. Or, cette idée forte, le jour du concours, on n’en a pas forcément une image entièrement finalisée... Cet inachèvement relatif peut devenir un avantage s’il contient assez de netteté dans les principes : on proposera l’idée sous la forme d’une orientation, en précisant le chemin choisi vers une intention bien définie, vers un but, et cela sans compromission.  La séduction graphique, à mon avis, procède de manière inverse : au lieu de montrer le chemin vers un but, le dessin séducteur brûle les étapes. Il sert à présenter les bénéfices anticipés de la chose bâtie. Ce qui est faux et falsifiant dans la pure séduction graphique, c’est qu’elle vise toujours une image finale et même «post‑finale» : une représentation idyllique où tout le monde est heureux, où le bâtiment fait de l’effet, et où le maire par conséquent est réélu.  L’image trompeuse est souvent démenti par le résultat construit. Non, dans un concours, un projet suppose l’expression d’une idée, plus ou moins aboutie, plus ou moins ouverte à la participation, mais toujours clairement exprimée. Cette idée séduit ou non : le jury prend ou ne prend pas. Au pire, le projet n’est pas lauréat, ce qui, bien sûr, arrive très souvent. Naturellement, c’est comme dans toute situation de communication publique : quelquefois, le projet a beau être bon, l’architecte, lui, ce jour‑là, n’a pas la pèche et il n’arrive pas à exprimer ses intentions, à faire passer oralement son message. Ce déficit accidentel peut évidemment devenir fatal au meilleur projet; c’est la règle du jeu : on appelle ça un concours. Dans d’autres cas, ce n’est pas accidentel : il s’agit toujours d’un excellent projet, parfaitement réfléchi et abouti, l’architecte est en pleine forme et trouve les formules les mieux faites pour le rendre intelligible, mais il a en face de lui un jury qui ne veut pas de son idée, qui refuse sa proposition et qui va préférer par exemple un autre projet où d’autres signes sont affichées : le chic, le contemporain, les tendances mode, etc. C’est le jury qui décide.

Prescriptions et liberté d’initiative

P.‑M. B. : Alors existe‑t‑il dans la genèse du projet une certaine anticipation de ces désirs du jury  ? Quelle part l’architecte a‑t‑il tendance à accorder à cette nécessité de plaire, lorsqu’il réfléchit sur son projet en sachant, grosso modo, les présupposés et les préférences de ceux qui seront conduits à le juger ? Des présupposés qui, par ailleurs, peuvent parfois se lire entre les lignes dans le programme lui‑même...

É. G. : Il y aurait beaucoup à dire sur la nécessité de plaire et sur les désirs du commanditaire... Mais, en réalité, rien n’est définitivement figé. On travaille dans un système qui a pas mal de défauts, naturellement, mais qui fonctionne et qui n’est pas déréglé au point de rendre impossible la discussion, la controverse et, le cas échéant, la remise en cause de certaines prescriptions lorsqu’on arrive à démontrer le bien‑fondé d’une autre option. Je vais vous donner un exemple. L’OPAC de Paris est un gros constructeur de logements sociaux et organise de nombreux concours ; c’est donc un « client » incontournable. Or, pour des raisons assez faciles à imaginer, l’OPAC, sur beaucoup de questions, a des présupposés qui peuvent être assez différents de ce que peut penser ou souhaiter l’architecte, par exemple en matière de convivialité du logement social. Les difficultés sont normales. Mais surtout, elles peuvent devenir productives parce qu’elles ne sont pas nécessairement insurmontables. Au moment du concours de Bagnolet, confrontée à un problème d’incompatibilité un peu massif entre les options de l’OPAC et les miennes, je prends mon courage à deux mains, je décroche mon téléphone et j’invite le Président, M. Laffoucrière, à venir visiter l’immeuble de la rue des Vignoles pour qu’il puisse se faire une idée concrètes de mes propositions. Sa secrétaire me laisse peu d’espoir, mais deux heures plus tard, le Président me rappelle pour prendre rendez‑vous. Il vient avec le directeur de la construction, fait la visite, écoute mes arguments ... À la fin de notre entretien, il se déclare convaincu. Or, ce que je venais de lui montrer, et qu’il trouvait « intéressant » et même « convaincant », correspondait, point par point, à ce qui, dans les présupposés explicites de l’OPAC, était répertorié comme ce qu’il ne fallait surtout pas faire. Par exemple, les principes de l’OPAC étaient alors : pas d’espace convivial, il faut que chaque escalier démarre de la rue et que chaque habitant aille directement de l’espace extérieur à son appartement sans transiter dans l’immeuble... Pour moi, ce principe (fondé sur de prétendues nécessités de sécurité et d’entretien) n’était tout simplement pas acceptable : j’avais travaillé mon projet en refusant d’en tenir compte. Ce n’est pas seulement une question de préférence personnelle. C’est la réussite, ou même la simple faisabilité du travail, qui est cause. L’architecture est aussi une éthique. Elle contient un sens social, la nécessité de se situer d’un point de vue idéologique : il faut croire à ce que l’on fait ; si on n’adhère pas à une idée, on ne peut même pas aller jusqu’au bout du projet, ça devient insurmontable d’ennui et de difficulté. Inversement, un architecte qui croirait profondément au bien‑fondé de cette proscription de l’espace convivial arriverait peut‑être à en faire quelque chose d’intéressant...  En ce qui me concerne, l’espace convivial est une obsession. Donc, pour le concours des 36 logements de Bagnolet avec l’OPAC de Paris, j’avais résolument conçu l’immeuble comme une unité conviviale de 36 familles, avec un seul porche pour tout le monde, une traversée de jardin, des circulations intérieures et des escaliers qui, loin d’être extériorisés et séparés étaient conçus comme des supports de rencontres et des médiations de vie en commun... Bref, c’était le contraire des recommandations officielles, et ça n’a pas empêché le projet de se faire comprendre et d’être lauréat. Je crois que la conviction personnelle, quand elle est fondée en raison, peut avoir une grande force de persuasion.

1  Recherche engagée et pilotée par Danièle Valabrègue et Rainier Hoddé.

2  Fernando Montes (architecte) et Pierre‑Marc de Biasi (chercheur en génétique textuelle) : Etude de genèse d'un immeuble urbain d'habitation à Paris(analyse des 11 dessins initiaux, grille d'analyse pour une base de données génétiques) Plan‑Construction, Direction de l'Architecture, Ministère de l'équipement, Paris‑la Défense, Grande Arche, 1989, 150 p. (projet : rénovation de l’îlot Ramponneau‑Bisson, à Belleville , 80 logements rue Ramponneau, projet en cours de conception)

3  Edith Girard (architecte) et Patrick Guinand (metteur en scène) : Vers une dramaturgie de l’architecture, Portrait de l’architecte en saltimbanque, Plan‑Construction, Paris ‑ la Défense, 1988 (projet : création de 135 logements et 3 500 m2 de bureaux à Brest : la cité de Kerigonan, chantier en cours d’exécution)

4  UP X : Unité pédagogique d’architecture Paris ‑ Belleville. Groupe Uno : Ciriani, Dervieux, Baudouin, Salomon, Sancey, Girard, Piqueras, Lepenhuel, Gahinet, Nouvel;  groupe fondé en 1978 par Ciriani, Fortin, Girard et Vié.