Sommaire
L’écriture d’Erri de Luca
Erri de Luca, né en 1950 à Naples, est aujourd’hui reconnu comme un des écrivains les plus importants de sa génération. En France, il est très apprécié et toute son œuvre est traduite – admirablement – par Danièle Valin2, qui l’a suivi d’une maison d’édition à l’autre. Il n’est pourtant pas facile de rendre cette écriture serrée, âpre, nerveuse et sereine à la fois ; une écriture faite tout à la fois d’économie verbale et d’intensité émotionnelle retenue, une écriture qui dévoile, sans s’y complaire, une sensibilité visiblement active mais réservée, privée, secrète, protégée comme toujours est protégé l’humain chez les personnages d’Erri de Luca.
Tre Cavalli est le roman – et le livre – actuellement le plus lu de l’auteur, du moins en France. Le roman retrace le parcours biographique du narrateur de Naples vers l’Argentine, puis de l’Argentine vers l’Italie via différentes étapes. Un Italien, émigré en Argentine par amour, a vu sa femme payer de sa vie leur combat contre la dictature militaire. Lui, le rescapé, apprend que la vie d’un homme dure autant que celle de trois chevaux. Il enterre le premier en quittant l’Argentine. De retour au pays, il travaille comme jardinier et vit diverses aventures dont les péripéties sont rapportées dans une narration maîtrisée, où passé et présent sont à la fois distingués et imbriqués et dont les rets mêlés logent les choix existentiels dans une éthique d’autant plus présente qu’elle n’est jamais énoncée.
Le narrateur enterre son deuxième cheval à la fin du livre. Il se présente comme un liseur de l’humain dans les livres et dans les choses ; il est attentif aux gestes fondateurs de toute subjectivité : parler à un arbre que l’on transplante, se mettre à genoux devant des chaussons, porter un livre sur son cœur à la place de l’arme.
Le passé d’Erri de Luca, comme militant actif de Lotta continua, donne tout son relief à la fin de Tre Cavalli présentée ici. À l’issue du parcours, le narrateur s’est débarrassé de son arme et serre à sa place, « nelle tasca di dentro della giacca » (dans la poche intérieure de sa veste) un livre.
Le manuscrit de Tre Cavalli
Le manuscrit initial de Tre Cavalli m’a été présenté par Erri de Luca, lors de notre entretien, en janvier 2002.
Il s’agit d’un cahier type « florentin » : cahier broché avec une couverture rigide cartonnée ornée de fleurs dessinées sur fond bleu. Les feuilles sont en papier épais, couleur crème, à lignes brunes.
Le premier jet de Tre Cavalli occupe la quasi-totalité du cahier. Quelques pages, écrites tête-bêche, sont le brouillon d’une autre œuvre.
Comme nous l’explique Erri de Luca dans l’entretien, il écrit ses premiers jets, raturés et corrigés, au fur et à mesure de l’écriture sur la page de droite et réserve la face gauche du cahier ouvert (verso du recto précédent) à des ajouts lors d’une relecture. Dans le cas du passage que nous avons choisi, sur la page de gauche, se trouve un fragment qui sera placé dans la première partie du roman ; une indication, « p. 20 », signale ce report. Les pages du cahier n’étant pas numérotées, il est possible que ce renvoi de page concerne la mise au net dactylographiée que l’auteur fait généralement de son brouillon et qu’il n’avait plus en sa possession.
Les instruments d’écriture utilisés pour couvrir les pages de ce cahier sont divers et de différentes couleurs – le noir domine cependant. Pour ce qui est du passage choisi, il s’agit d’un stylo-bille bleu.
Beaucoup de ratures, souvent « à ressort », ajoutées à une écriture rapide et de petit format, rendent parfois difficile la lecture des repentirs.
La fin de Tre Cavalli
L’extrême fin de Tre Cavalli, les trois lignes qui terminent le livre, ont été trouvées dès le premier jet :
« Metto il libro nella tasca di dentro della giacca, me l’appunto sul petto dall’interno. Nel vecchio posto dell’arma ora c’è il tutt’altro », soit, dans la traduction de Danièle Valin : « Je mets le livre dans la poche intérieure de ma veste, je l’appuie contre ma poitrine. Dans l’ancien emplacement de l’arme il y a maintenant le tout autre. »
Que voyons-nous sur le manuscrit ? Un premier « sul petto » est raturé. Venu trop tôt, il sera repris et intensifié. Son anticipation même, restée en traces sous la rature, augmente le mouvement d’intériorisation. Ce mouvement est intensifié de multiples façons : « …sul petto me l’appunto sul petto dall’interno ». Le verbe d’abord : « me l’appunto » ; « appuntare » signifie aiguiser, pointer. Le lieu ensuite : « sul petto » désigne la poitrine, le cœur, les deux sens, propre et figuré, se rejoignent pour ce lieu précis où va pointer le livre. Enfin, ce lieu est modalisé : « dall’interno » (« à l’intérieur » et très exactement « depuis l’intérieur »), que la traduction française, pour rendre l’économie de l’ensemble du paragraphe, n’a pas pu garder. Ce brouillon de dernière ligne donnerait ainsi mot à mot : « sur la poitrine, je me le pointe sur la poitrine, depuis l’intérieur. » Lorsqu’on sait qu’il s’agit du livre, on comprend que le narrateur, en écrivant le livre de sa vie « dall’interno » (depuis l’intérieur), remplace à tout jamais l’acte contre l’autre homme par l’écriture de l’humain.
À la suite de la fin conservée de Tre Cavalli reproduite ci-après, deux doubles pages sont encore rédigées : brouillon, en deux versions, d’un passage très important du roman, celui dans lequel le narrateur fait ses adieux à son premier amour, Dvora, pour qui il est parti en Argentine. Dans ce passage3, en faisant ses adieux à cette femme, il « entre dans la guerre vagabonde où chaque logement est un faux domicile ». Notre hypothèse est que, arrivant à l’issue du roman, où le narrateur échange le pistolet contre le livre, il se souvienne de son entrée en lutte, « nella guerra vagabonda ». Le double brouillon de ce passage est très intéressant : beaucoup de repentirs, de nombreuses ratures et biffures de toutes sortes montrent qu’il a été longuement ruminé et réfléchi4.
Cette fin, où le livre vient remplacer l’arme sur le cœur, renvoie au tout début du roman, où le narrateur, qui n’a pas encore raconté son parcours, lit : « Leggo solo libri usati./ Li appogio al cestino del pane, giro pagina con un dito e quella resta ferma. Cosi mastico et leggo » (Je lis seulement des livres d’occasion./ Je les pose contre la corbeille à pain, je tourne une page d’un doigt et elle reste immobile. Comme ça, je mâche et je lis. »)
Fétichisme du livre, de l’objet ? Non. Erri de Luca montre dans ce cycle que constitue son roman que l’écriture, la parole adressée à l’autre – « il tutt’altro » (« le tout autre ») – est sans doute la seule façon de ne pas passer à l’acte des armes.
La fin de Tre Cavalli explicite son incipit.
Premier jet de la fin de Tre Cavalli, entièrement manuscrit
Traduction mot à mot du brouillon
Je vous le laisse ce soir dans le vin noir, dans le pain que je ne vois pas. <salut>.
Migrant Il émigre sans plus bouger.
Je m’endors sur la table, je me réveille de un peu avant l’heure.
Je dois recommencer, me réhabituer aux journées à la bouche close. Je prends le livre [ouvert à la page ?] ouvert où < à la pliure > je reprends l’allure, la respiration d’un autre.
Si moi aussi je suis un autre c’est parce que c’est parce que les livres changent les assassins <hommes>. Qui supporte <Après> de nombreuses pages oubliées on finit par apprendre une variante, un geste différent. , où tuer n’est pas de ce geste cru inévitable. On se détache de soi-même <Les livres font [effacer ?]>.
Je me détache de qui je suis quand je suis celui qui peut éviter faire d’une autre façon. Je ne suis pas pris par l’angoisse de celui qui souffre s’attriste, et que la honte des maladies a traversé. Ce soir je sais que non <Dans cette>. Je me rase dans une faible lumière le visage mouillé et le rasoir aussi passe sur la peau d’une autre façon. Je mets le livre dans la poche interne de la veste, sur la poitrine je me le pointe sur la poitrine depuis l’intérieur, . Un temps un la place d’une arme, maintenant du tout autre.
Texte final correspondant
Mi addormento sul tavolo, mi sveglio un poco prima dell’alba.
Ho da rifarmi domestico alle giornate a bocca chiusa.
Prendo il libro fermo alla piega, mi rimetto alla sua andatura, al respiro di un altro che racconta. Se anch’io sono un altro è perché i libri più degli anni e dei viaggi spostano gli uomini.
Dopo molte pagine si finisce per imparare une variante, una mossa diversa da quella commessa e creduta inevitabile.
Mi stacco da quello che sono quando imparo a trattare in altro modo la medesima vita.
Mi rado in poca luce la faccia bagnata e il rasoio prova un altro verso di passare la pelle.
Metto il libro nella tasca di dentro della giacca, me l’appunto sul petto dall’interno. Nel vecchio posto delle’arma ora c’è il tutt’altro.
Traduction de Danièle Valin
Je m’endors sur la table, je me réveille un peu avant l’aube.
Je dois recommencer à m’habituer aux journées, la bouche fermée.
Je prends le livre ouvert à la pliure, je me remets à son rythme, àla respiration d’un autre qui raconte. Si moi aussi je suis un autre, c’est parce que les livres, plus que les années et les voyages, changent les hommes.
Après bien des pages on finit par apprendre une variante, un geste différent que celui commis et cru inévitable.
Je me détache de ce que je suis quand j’apprends à traiter la même vie d’une autre façon.
Je me rase dans une faible lumière, le visage mouillé, et le rasoir essaie de passer sur la peau dans un autre sens.
Je mets le livre dans la poche intérieure de ma veste, je l’appuie contre ma poitrine. Dans l’ancien emplacement de l’arme il y a maintenant le tout autre.
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Traduction mot à mot du brouillon
Je vous le laisse ce soir dans le vin noir, dans le pain que je ne vois pas. <salut>.
Migrant Il émigre sans plus bouger.
Je m’endors sur la table, je me réveille de un peu avant l’heure.
Je dois recommencer, me réhabituer aux journées à la bouche close. Je prends le livre [ouvert à la page ?] ouvert où < à la pliure > je reprends l’allure, la respiration d’un autre.
Si moi aussi je suis un autre c’est parce que c’est parce que les livres changent les assassins <hommes>. Qui supporte <Après> de nombreuses pages oubliées on finit par apprendre une variante, un geste différent. , où tuer n’est pas de ce geste cru inévitable. On se détache de soi-même <Les livres font [effacer ?]>.
Je me détache de qui je suis quand je suis celui qui peut éviter faire d’une autre façon. Je ne suis pas pris par l’angoisse de celui qui souffre s’attriste, et que la honte des maladies a traversé. Ce soir je sais que non <Dans cette>. Je me rase dans une faible lumière le visage mouillé et le rasoir aussi passe sur la peau d’une autre façon. Je mets le livre dans la poche interne de la veste, sur la poitrine je me le pointe sur la poitrine depuis l’intérieur, . Un temps un la place d’une arme, maintenant du tout autre.
Texte final correspondant | Traduction de Danièle Valin |
(Milan, éd. Feltrinelli, 1999) | (Paris, Gallimard, 2001) |
1 Tre Caballi a été publié en 1999 aux éditions Feltrinelli à Milan. La seconde édition date de 2002. Le livre a été traduit en français par Danièle Valin (traductrice attitrée d’Erri de Luca) et publié aux éditions Gallimard en 2001 sous le titre Trois Chevaux.
2 Je remercie grandement Danièle Valin, qui a bien voulu m’aider dans ce travail de transcription du manuscrit et d’élucidation de quelques mots que je trouvais illisibles.
3 Ce passage est situé au début du dernier chapitre, p. 77-78 pour l’édition italienne et p. 99-100 pour l’édition française.
4 Citons ce passage (dans sa version française définitive) : « Je quitte la maison de notre intimité, j’entre dans la guerre vagabonde où chaque logement est un faux domicile. De la maison des noces j’emporte une seule chose de Dvora, ses chaussures de gymnastique aux lacets encore noués parce qu’elle les retire en prenant appui sur ses talons.[…] Je les emporte, sonné par le chagrin, en signe de dette pour négligence de soin, dans l’espoir de les lui voir encore aux pieds. […] Je sais qu’elle est au fond de la mer, les mains attachées. Je peux seulement défaire les lacets de ses chaussures. Je fais cet adieu à genoux devant une armoire vide. »