Originaire dans le temps de l’histoire mais non dans celui du récit qui attribue auparavant un rôle important à la domestique en chef de la Recherche dans la scène du baiser maternel, l’évocation rétrospective ultérieure de la première apparition encore incognito de Françoise aux yeux de l’enfant, qui doit l’identifier selon les indications de sa mère et lui remettre discrètement ses étrennes à l’époque où sa tante Léonie passe encore les hivers à Paris, est encore imprégnée de cette sainteté prosaïque des humbles que Proust pouvait admirer chez trois figures de serviteurs qui sont au centre d’œuvres qu’il aimait particulièrement : « la servante au grand cœur » du poème des Fleurs du mal de Baudelaire, Guérassime, l’incarnation de la sagesse et de la bonté du peuple dans « La mort d’Ivan Ilitch »de Tolstoï, Félicité d’« Un cœur simple » de Flaubert dont la rapprochent ce zèle au travail et ce dévouement sans limite à ses maîtres qui sont célébrés dans ce passage inaugural. Beauté séraphique de cette première apparition immaculée de la servante souriant d’un sourire « de reconnaissance anticipée », « sous les tuyaux d’un bonnet éblouissant, raide et fragile comme s’il avait été de sucre filé » :

C’était Françoise, immobile et debout dans l’encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche1.

Évocation initiale aussi d’un aspect de Françoise peu développé par la suite même si celui-ci fait songer aux Lettres de Madame de Sévigné – une référence ultérieure capitale dans le roman (mais pour le monde de ses maîtres, pour le narrateur, pour sa mère et pour sa grand’mère) –, celle d’une maman qui souffre que son gendre qu’elle n’aime pas fasse écran entre elle et sa fille qu’elle adore, souffrance que devine et à laquelle fait allusion avec délicatesse la mère du Narrateur.

Mais cette apparence de cœur simple aura déjà été démentie par la minutieuse glose de la scène du baiser, qui insistait au contraire, lors de la première apparition de Françoise dans « Combray », sur la complexité, sur les subtilités, sur l’archaïsme d’un univers mental populaire qui remonte à un passé lointain aux lois et aux interdits devenus obscurs et de ce fameux « code » aux articles compliqués et impérieux. Quant au « grand cœur » baudelairien supposé de Françoise, des épisodes célèbres de Combray comme les tortures infligées au moyen d’asperges d’apparence inoffensive à la fille de cuisine enceinte qui ne les supporte pas pour la faire partir, en montreront les limites et la possibilité qu’il s’inverse à tout moment en son contraire haineux dès lors qu’il ne s’agira plus de sa parentèle – que Françoise confond en une mise en abyme proustienne étonnante en somme avec la « parenthèse »2 ! – mais d’intrus sur son territoire. Car c’est la servante elle-même qui, contrairement à la distribution des rôles dans le poème de Baudelaire (« la servante au grand cœur dont vous étiez jalouse ») est affreusement jalouse de ses rivales chez Proust (d’Eulalie, la dame de compagnie de la tante Léonie ou des « filles de cuisine » successives, de même qu’elle sera plus tard maladivement jalouse d’Albertine avec qui elle sera contrainte de cohabiter), sinon dans une vie amoureuse à laquelle Françoise semble avoir définitivement renoncé sans qu’on fasse même allusion, comme dans le cas de la tante Léonie, à un mari qui serait mort – à moins qu’elle ne fût fille-mère ce que sa sévérité en matière sexuelle, au moment de l’accouchement de la fille de cuisine (« Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir ! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant »3) rend peu probable… – du moins dans sa vie sociale microscopique de domestique, eu égard à des prérogatives, à un territoire et à un statut sur lesquels elle ne badine pas et qui, lorsqu’elle les sent menacés, la font recourir à des ruses animalières, à des ruses cruelles de « guêpe fouisseuse »4 pour parvenir à ses fins d’anéantissement. Il semble en effet que dès « Combray » le personnage de Françoise puisse incarner pour Proust, dans sa primitivité, aussi bien la bonne nature et le peuple bon et naïf que la nature impitoyable de la lutte à mort ou que la cruauté des lois et des religions primitives à « prescriptions féroces » qui pouvaient ordonner par exemple de « massacrer les enfants à la mamelle »5 ; image qui, d’ailleurs, ne vient sûrement pas par hasard à l’esprit de l’enfant qui songe alors au suicide et qui a le sentiment que Françoise signe son arrêt de mort en lui transmettant l’absence de réponse de sa mère à son message de détresse au début du drame du coucher.

Les paradoxes du code de Françoise, qui sont souvent présentés de manière humoristique bien qu’ils laissent entrevoir un arrière-plan plus inquiétant et plus cruel, ont une dimension sociologique bien connue liée à la situation elle-même paradoxale et intermédiaire des domestiques, à leur mélange traditionnel d’esprit frondeur et de soumission profonde à la loi des maîtres, au fait que leur appartenance originaire aux classes populaires soit généralement compensée par une identification mimétique à l’univers social des dominants, à l’importance des hiérarchies internes entre serviteurs aussi qui recréent entre eux de véritables rapports de classe6. À cet égard Françoise, cuisinière déjà devenue une sorte de gouvernante dès la première phrase dans laquelle elle apparaît (« la cuisinière de ma tante qui était chargée de s’occuper de moi quand j’étais à Combray »7), qui finira en somme dans Le Temps retrouvé secrétaire particulière du narrateur enfin devenu écrivain et qui exige des gens du peuple qu’ils l’appellent « Madame Françoise »8, jouit durant toute la Recherche, de par sa proximité avec ses maîtres successifs (la tante Léonie, la famille du narrateur puis, dans la suite du roman, le narrateur lui-même), d’un rang et de privilèges particuliers au point de se voir elle-même servie par un domestique qui se révélera un précieux ridicule, le fameux « valet de pied de Françoise ». Que la principale représentante des couches populaires dans la Recherche ait une vision farouchement conservatrice et incarne même à cet égard une attitude quelque peu inhumaine qui sacrifie la charité à la distinction, les individus aux principes, est une source d’ironie idéologique – peu progressiste en somme – sur laquelle joue constamment Proust dès « Combray ». Le narrateur explique par exemple longuement que Françoise considère comme de l’argent honteusement gaspillé l’argent que les riches donnent aux pauvres, à « des gens comme moi, pas plus que moi »9 mais comme un investissement estimable en revanche les sommes bien plus considérables qu’ils peuvent donner aux gens de leur monde. Dès la scène du coucher, il est manifeste que cette figure d’ordre désapprouve toute incongruité des maîtres due à une sensibilité excessive qui pourrait entrer en contradiction avec les codes et avec les usages consacrés. Il est clair que, contrairement aux parents du narrateur qui cèdent par arbitraire ou par affection, Françoise, quant à elle, n’aurait jamais laissé l’enfant transgresser la règle absolue qui exigeait qu’il ne sollicite pas le baiser du soir habituel, ne se relève pas une fois couché et ne perturbe pas le dîner par ses missives les jours où la famille a des invités ; et elle qui est experte en l’art de la sémiologie muette du corps10, fait prononcer à son visage ces paroles que traduit alors le narrateur : « C’est-il pas malheureux pour des parents d’avoir un enfant pareil ! »11 au moment où elle se résigne à faire transmettre à la mère cette lettre de son fils prétendument commandée dont elle a tout de suite deviné le caractère de ruse mensongère. Françoise fait figure alors, non pas de mère nourricière, ce qu’elle redeviendra pourtant à d’autres moments dans « Combray » quand elle préparera ses succulents et pantagruéliques repas pour toute la famille, mais d’autorité par substitution et par délégation, plus sévère et plus intransigeante que la mère elle-même (« la première phrase dans laquelle le prénom de Françoise apparaît dans la Recherche commence d’ailleurs par : « Mon effroi était que Françoise… »), à rebours de tout un rôle traditionnel de serviteur ou de servante de comédie qui consiste, chez Plaute, chez Molière et chez tant d’autres, à prendre le parti des enfants contre la sévérité parentale. Elle n’a pas plus d’indulgence pour les extravagances commises, par amour de la nature et par mépris du qu’en-dira-t-on, à l’autre bout de l’échelle des âges, par « Madame Amédée » la grand’mère du narrateur, qu’elle trouve tout bonnement, en raison de ses tours de jardin sous la pluie battante, « un peu piquée »12 – appréciation dont elle a coutume de faire part aux autres domestiques Son puritanisme est souligné, notamment au moment de l’accouchement de la fille de cuisine dont les cris perçants de douleur choquent aussi Françoise dans son sens hiérarchique puisqu’elle la soupçonne de vouloir ainsi « faire la maîtresse »13 mais là encore cette sévérité morale ne vaut apparemment que pour les filles pauvres – catégorie à laquelle se rattachera encore selon elle Albertine qu’elle traitera entre ses dents en patois de « poutana »14 – puisqu’on la verra plus tard consentir des exceptions notables, quand ils font intervenir de riches protecteurs, en faveur de rapports homosexuels qu’elle aurait pourtant dû juger plus immoraux encore et manifester sa joie de ce que Théodore, qui apparaît en innocent garçon épicier chargé de l’entretien de la crypte de l’église dans « Combray »mais à qui seront prêtés par la suite un cycle d’aventures sexuelles moins vertueuses et une existence d’homme entretenu, ait « trouvé un monsieur [Legrandin en l’occurrence] qui s’est toujours intéressé à lui et qui lui a bien aidé »15 ; tant la défense de l’ordre social semble l’emporter chez elle, comme chez de nombreux domestiques, sur celle d’un ordre moral auquel, dans la Recherche comme dans la réalité, la petite bourgeoisie est apparue longtemps plus attachée que la haute société.

Il y a sans doute également une composante sociologique objective, même si celle-ci se greffe sur une fantasmatique proustienne bien reconnaissable, dans une autre particularité complexe et inquiétante du personnage de la domestique Françoise : le fait qu’elle apparaisse si souvent partie prenante, dès « Combray », soit comme victime soit comme bourreau, de saynètes exemplaires à tendances sadomasochistes. Le rapport maître-serviteur (et aussi le rapport en miroir de serviteur dominant à serviteur dominé) incarne en effet traditionnellement, au sein d’un espace privé traversé par les rapports de classe, la forme la plus simple, la plus visible et la plus individualisée de la domination sociale et des abus de cette domination ; mais ces rapports de pouvoir peuvent s’inverser, comme le démontre philosophiquement la dialectique hégélienne dite « maître/esclave » de la Phénoménologie de l’esprit et comme le montrent sur la scène tant de comédies antiques ou classiques et tant de drames modernes grinçants, de Mlle Julie de Strindberg aux Bonnes de Genet ; enfin, la proximité sinon la promiscuité qu’entraîne dans la vie quotidienne le rapport maître-serviteur est propice à un espionnage mutuel, même si le serviteur n’a pas le droit (sauf dans cet espace ludique de libération de la parole du serviteur qu’imagine L’île des esclaves de Marivaux) de faire part aux maîtres, autrement que par signes et que par allusions, de ses observations et de ses réflexions les plus désobligeantes. Certes ces petites scènes sadomasochistes impliquant Françoise revêtent toujours dans « Combray » une dimension humoristique assez fortement marquée qui rappelle la hiérarchie classique des styles et des genres avec laquelle Proust n’a pas complètement rompu et au sein de laquelle les personnages de serviteur ne peuvent bien entendu prétendre à une véritable majesté tragique mais elles suscitent néanmoins une réflexion sérieuse et approfondie de la part du narrateur sur les rapports de pouvoir, sur l’imbrication du bien et du mal, sur la réversibilité des rôles de victime et de bourreau. La cruauté hypocrite de Françoise envers la fille de cuisine enceinte ne connaît pas de limites mais celle de la tante Léonie, s’amusant par de savantes ruses à humilier Françoise de toutes les manières possibles et à attiser sa jalousie pour Eulalie (« un divertissement cruel »16) la vaut bien. Françoise, dont la cruauté paysanne envers les animaux est un leitmotiv de la Recherche qui a pour première manifestation célèbre dans « Combray » l’insulte « sale bête »17 qu’elle adresse au poulet récalcitrant auquel elle est en train de tordre le cou (ce qui scandalise le jeune narrateur et lui inspire l’idée de faire renvoyer Françoise sur le champ – précarité de la condition des domestiques à la Belle Époque, qu’on peut licencier sous le moindre prétexte d’un moment à l’autre… – avant que le jeune garçon n’en vienne à méditer sur le délice culinaire que représentent pour lui les poulets qu’accommode Françoise et donc sur sa participation involontaire et jusqu’alors inconsciente à ces horribles assassinats), sera plus tard elle-même traquée par sa maîtresse, la sadique tante Léonie, et acculée à des ruses désespérées qui seront précisément comparées à celles de la bête poursuivie par le chasseur18. Françoise, qui profanera par la suite le deuil et la souffrance du narrateur au moment des morts de sa grand-mère, d’Albertine, de Saint-Loup, en espionnant de façon malsaine sur son visage les manifestations de son chagrin, en laissant libre cours à l’excitation que lui inspire l’agitation mondaine ou journalistique qui accompagne ces morts (surtout lorsque celles-ci font entrer les Guermantes en scène) ou en se forçant sans conviction à jouer son rôle de pleureuse après qu’une providentielle chute de cheval l’eut débarrassée de son ennemie Albertine, aura commencé dans « Combray » par voir profanée par la jeune narrateur sa propre douleur, d’une intensité qu’on n’eût pas soupçonnée, à la mort de son tyran la tante Léonie (« car elle était enfin morte […] ne causant par sa mort de grande douleur qu’à un seul être mais à celui-là sauvage »19) : le jeune homme, qu’agacent tous les rituels du deuil qu’observe scrupuleusement et ataviquement Françoise, ainsi que les signes de désapprobation qu’elle manifeste devant l’insuffisance des manifestations de deuil de la famille, s’amuse en effet alors à la chagriner et à la scandaliser en l’abreuvant de réflexions paradoxales sur le peu d’importance qu’a pour lui le fait qu’elle fût sa tante et d’anti-lieux communs sur le chagrin qui ne se porterait que dans son cœur et qui n’aurait rien à voir avec les mimiques ou par la couleur de ses vêtements, etc., réduisant sa domestique à une capitulation à contrecœur devant ces discours immoraux qu’elle impute à son infériorité sociale et linguistique (« je ne sais pas m’esprimer »20) et qui n’est pas sans faire songer à certaine reddition de Sganarelle devant les diatribes impies de Dom Juan ; cruauté facile et de mauvais goût qui inspire rétrospectivement au narrateur une pitié et une mauvaise conscience sur lesquelles il s’étend longuement. C’est aussi dans « Combray » que Françoise est victime pour la première fois de ces taquineries méchantes de domestiques masculins (ici il s’agit du jardinier, le maître d’hôtel prendra le relais dans le Temps retrouvé) qui spéculent sur sa naïveté politique et sur l’épouvante que lui inspire la guerre (qu’annonce seulement dans Combray le micro-cataclysme comique déclenché à Combray par le passage de la troupe en manœuvre) pour la « faire ‘monter’ »21 en prophétisant à son intention toutes sortes d’hécatombes et de désastres.

Ce qui est paradoxal aussi, c’est qu’une femme simple comme Françoise, une femme du peuple, soit associée d’aussi près à la sensibilité artistique, à la vocation littéraire, aux écrits du narrateur sur lesquels elle fait preuve de lucidité du début jusqu’à la fin puisque le tout premier écrit du narrateur dans la Recherche c’est en somme cette lettre à sa mère qu’il demande à Françoise de transmettre et dont elle a tout de suite deviné la rouerie et puisque ses derniers écrits seront constitués dans Le Temps retrouvé par les fragments de son œuvre à venir dont la vieille servante l’aidera à mettre en ordre les morceaux, les « paperoles », et dont elle devinera intuitivement le processus d’élaboration, le bonheur qu’elle apporte, les vérités originales qu’elle permet d’atteindre, à l’inverse de ces imitations de « copiateurs »22 comme Bloch contre lequel elle met en garde son maître. Les liens qui unissent Françoise au thème de la vocation invisible du narrateur sont, dès « Combray », plus étroits qu’on ne pourrait le penser et incluent aussi bien cette sensibilité de « nerveuse »23 – comme dit le docteur du Boulbon – qui rend inadapté et qui déshumanise dans la vie réelle en même temps qu’elle fait vivre par l’imagination dans les livres d’une vie intense, que ses dons dans les arts mineurs qui constituent un modèle récurrent dans la Recherche pour la création littéraire elle-même, que ses inventions langagières qui défendent la langue en l’attaquant, c’est-à-dire en la protégeant ainsi du cliché selon la célèbre formulation contenue dans une lettre de Proust à Mme Straus (« la seule manière de défendre la langue c’est de l’attaquer »24) , que le choix enfin auquel il est fait allusion dans Combray de Françoise comme sujet d’une des premières mises en mots dont l’adolescent est satisfait.

Françoise déploie des ruses conscientes pour évincer la fille de cuisine mais, lorsqu’elle ne lui prête pas secours au moment où elle accouche, son manque de zèle est involontaire et beaucoup plus paradoxal : la raison en est en effet qu’elle est trop bouleversée par la description qu’elle dévore dans un livre de médecine et qui lui arrache de grandes lamentations des symptômes des maux affreux qui accablent en cet instant la fille de cuisine pour avoir la force de s’arracher à sa lecture et pour aller chercher du secours ; si bien que dans l’abstrait et en imagination, elle plaint autant la fille de cuisine qu’elle la plaint peu dans la réalité mais ces « transports momentanés, ardents et stériles »25 ne sont, comme le pensent les parents du narrateur qui les jugent sévèrement quand il s’agit de Bloch, de nulle utilité réelle – bien au contraire – à son prochain. Or, comme souvent, le narrateur et Françoise, en permutant les rôles, montrent leur parenté : ce sera au tour de Françoise de voir, après la mort de la tante Léonie, méconnaître sa souffrance par le narrateur parce qu’il se manifeste avec excès dans la vie réelle alors que, pense-t-il, il aurait sans doute trouvé pareille souffrance ritualisée admirable dans un livre (« Je suis sûr que dans un livre – et en cela j’étais bien moi-même comme Françoise – cette conception du deuil d’après la Chanson de Roland et le portail de Saint-André-des-Champs m’eût semblé sublime »26). Inhumanité comique de ce décalage mais aussi travail d’ascèse de la littérature, de l’écrivain et de son lecteur qui permet d’ôter momentanément de la réalité toute impureté gênante ; alchimie que célèbre justement à un autre endroit le narrateur évoquant ces personnages qui, « comme disait Françoise » – laquelle est donc à nouveau convoquée au début de cette réflexion théorique interpolée importante consacré dès le début de « Combray » aux pouvoirs du roman – « n’étaient pas ‘réels’ » :

l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu’un malheur le frappe, ce n’est qu’en une petite partie de la notion totale que nous avons de lui, que nous pourrons en être émus, bien plus ce n’est qu’en une partie de la notion totale qu’il a de soi, qu’il pourra l’être lui-même. La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler27.

Avant d’être l’auteur d’un récit mettant en scène l’amour de Swann pour Odette sur lequel tombe justement Françoise toujours indiscrète et toujours voyeuse des amours ou des écrits de son maître, ou avant d’évoquer son essai sur Ruskin, mentions étranges qui superposent à la fin de la Recherche les premières œuvres de l’auteur et des œuvres du narrateur antérieures à son grand livre à venir dont l’existence surgit soudain de manière inattendue et un peu énigmatique, le jeune narrateur est censé être l’auteur dans « Combray » de plaisanteries non dépourvues de valeur littéraire sur Françoise (citée en premier lieu) ou sur Legrandin dont il reconnaît l’équivalent chez son écrivain préféré et qui sont dans « Combray », au milieu de tant de découragements, à peu près les seules productions de son esprit à lui donner satisfaction et à lui laisser penser qu’il n’est pas indigne de Bergotte « sur les pages duquel il sanglote comme dans les bras d’un père retrouvé »28. Premier indice de ce que le salut littéraire ne viendra pas pour lui de ce grand sujet prétentieux et vain sur lequel il sèche, mais d’une part de ces minuscules impressions obscures qui sont évoquées a contrario et alors récusées par erreur et d’autre part de sujets aussi humbles et prosaïques et aussi propices aux plaisanteries qu’« une vieille servante »29 mais qui peuvent néanmoins recéler en eux en somme cette « signification philosophique infinie »30 que l’adolescent cherchait à tort du côté des grands sujets et qui est contenue, à propos de Françoise, dans les scènes des asperges, du poulet, de la lecture du livre de médecine, des imprécations contre Eulalie, des discussions avec le jardinier à propos de la guerre, de l’enterrement de la tante Léonie… Françoise est d’autre part célébrée dès « Combray », en un temps où la vocation artistique de son jeune maître est, quant à elle, encore balbutiante, comme une artiste de la cuisine, un « Michel-Ange de la cuisine »31 – comme elle sera surnommée par le narrateur le soir où elle se surpassera en l’honneur de M. de Norpois qu’éblouira particulièrement son bœuf aux carottes, Il y a certes une composante héroï-comique et ludique dans ces analogies, mais celles-ci sont trop insistantes et trop motivées pour ne pas annoncer, de loin comme toujours, ces modèles artistiques/artisanaux que le narrateur va emprunter au savoir-faire de Françoise pour évoquer à la fin du Temps retrouvé, l’élaboration de son livre à venir : les coutures des robes qu’elle rapièce et le « fondu » des plats qu’elle prépare. On trouvera ainsi dans un seul fragment de paragraphe de « Combray », celui qui évoque cette surnourriture grâce à laquelle Françoise croit indispensable de fortifier la santé de ses hôtes parisiens : « notre menu comme ces quatre–feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie »32 ; « une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent »33 ; « Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur »34.

Enfin, les fautes de français, les « cuirs » de Françoise, s’ils s’inscrivent aussi dans une longue tradition de comique condescendant envers la langue des gens du peuple – car il arrive que Marcel Proust lui-même redevienne « Monsieur Proust », membre des classes dominantes dont il partage par intermittences les préjugés – ont, dès « Combray », une dimension créatrice qui met au jour de nouvelles affinités paradoxales entre la vieille servante ignorante et son jeune maître lettré. À l’instar justement du pouvoir de divination affective qui émerveille Françoise chez la mère du narrateur et qu’elle compare aux « rayons X » (« Madame sait tout : Madame est pire que les rayons X […] qu’on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur »35), ils percent la gangue protectrice du cliché et vont de manière synthétique et imagée droit à l’essentiel des significations : si bien que le narrateur la cite, dès « Combray », plus souvent encore qu’il ne cite Baudelaire ou Victor Hugo, qu’il s’agisse de résumer l’essence de la vie de tante Léonie : « elle y était si bien ‘routinée’, comme disait Françoise »36, la catégorie à laquelle appartient son ennemie et rivale auprès de la tante Eulalie (« les personnes flatteuses »37), l’état d’esprit – qu’elle désapprouve – des soldats français qui défilent et qui vont bientôt partir en guerre en 1914 ; « ce n’est pas des hommes, c’est des lions […] qu’elle prononçait li-ons »38, comme plus tard l’essence d’Albertine (selon elle, comme le plus souvent selon son amant lui-même – mais lui se serait exprimé autrement – « la perfidité »39). On remarquera que très souvent c’est cette dimension très importante de la Recherche qu’est la dimension satirique et flagellante qui se trouve anticipée et résumée dans ces synthèses indignées et grammaticalement audacieuses que l’indignation arrache à Françoise ; mieux encore, l’indice le plus infaillible d’appartenance à la famille proustienne (« être de la parenthèse » en somme) se trouve merveilleusement défini par cette confusion de la « parentèle » à la « parenthèse » que fait Françoise au moment de la mort de la tante Léonie.

Dès « Combray », le personnage de Françoise permet donc de signifier des choses essentielles, fût-ce sur un mode ludique, héroï-comique, allusif, Proust reprenant ainsi, comme il le fait souvent, une tradition littéraire et sociale fort ancienne exploitant les multiples implications du rapport fondamental maître-serviteur. Mais les leitmotive liés à cette figure de la domestique sont bien, quant à eux, ceux de son univers spécifique propre, qui prennent souvent aujourd’hui pour nous une actualité singulière et qui font écho à toute une réflexion contemporaine consacrée à des paradoxes éthiques ou politiques. Ainsi, sur le plan socio-politique, les rapports de Françoise avec la tante Léonie, avec son jeune maître ou avec les autres domestiques démontrent une loi importante de la vision anthropologique proustienne, l’analogie entre tel micro-pouvoir infinitésimal et dérisoire et tel pouvoir politique absolu : dans les deux cas les techniques de séduction, d’intimidation et de mystification sont aux yeux du narrateur, précurseur inattendu de Michel Foucault à cet égard, profondément les mêmes ; la tante Léonie est à Combray pour Françoise et à Eulalie ce que Louis XIV était à Versailles pour ses courtisans, fascinés et terrifiés :

une vieille dame de province qui ne faisait qu’obéir sincèrement à d’irrésistibles manies et à une méchanceté née de l’oisiveté, voyait sans avoir jamais pensé à Louis XIV, les occupations les plus insignifiantes de sa journée, concernant son lever, son déjeuner, son repos, prendre par leur singularité despotique un peu de l’intérêt de ce que Saint-Simon appelait la « mécanique » de la vie à Versailles, et pouvait croire que ses silences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur dans sa physionomie, étaient de la part de Françoise l’objet d’un commentaire aussi passionné, aussi craintif que l’étaient le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou même les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au détour d’une allée, à Versailles.40

Autre paradoxe socio-politique d’actualité constamment évoqué à propos de Françoise : la surenchère conservatrice à laquelle se livrent fréquemment des membres des classes populaires qui défendent l’ordre social et moral avec encore plus de zèle naïf que les membres du Jockey Club cher au duc de Guermantes – pour reprendre un point de comparaison fréquent dans la Recherche. Mais c’est aussi sur le plan de l’éthique que des épisodes mémorables de « Combray », ces « tragédies d’arrière-cuisine »41 qui révèlent au narrateur une face cachée et inquiétante de Françoise comme l’assassinat du poulet ou la transformation d’inoffensives asperges en arme du crime permettent de poser la question complexe et douloureuse de l’imbrication inextricable du bien et du mal en chaque être, voire en chaque acte. La cruauté des conditions de mise à mort des animaux (dont on se soucie beaucoup plus aujourd’hui que généralement à l’époque de Proust, qui manifeste son originalité à cet égard aussi) est indifférente aux êtres sensibles qui dégustent la chair succulente des animaux en question et n’en sont pas moins complices du Mal commis par des exécutants frustes auxquels ils délèguent les basses besognes sanglantes dont ils ne veulent rien savoir. Et le narrateur médite à plusieurs reprises sur cette énigme déconcertante qui veut que Françoise soit aussi bonne envers les siens, sa fille, son petit-fils, ses maîtres… qu’elle est méchante envers les « barbares »42, comme on dit justement sur le mode de la plaisanterie révélatrice à « Combray » pour désigner les étrangers qui ignorent les usages de la famille ; paradoxe que peuvent éclairer aussi bien l’ethos animale, convoqué à travers les mentions de Fabre et de ses travaux sur la « guêpe fouisseuse » qui paralyse savamment et cruellement sa proie sans la tuer afin que ses petits disposent d’une nourriture parfaite que ce mélange d’extrême abnégation sacrificielle en faveur des siens mêlée à la plus extrême cruauté pour les étrangers/ennemis qui caractérise bien des fonctionnements sociaux ou microsociaux, en particulier – comme l’ont souligné des polémologues comme Gaston Bouthoul – les sociétés en guerre, rapprochement des contraires dont ces soldats français qui sèment le tumulte dans les rues de « Combray » et que Françoise surnomme des « li-ons » donneront durant la guerre de 1914 des exemples mémorables. Sur le même plan éthico-psychologique, la réversibilité des rôles de victime et de bourreau, particulièrement frappante dans le cas de Françoise à « Combray », qui est partiellement liée à l’ambiguïté et à la dureté traditionnelles des rapports de domesticité, mais qui renvoie aussi à une loi fondamentale d’une fantasmatique et d’une morale proustiennes nourries de la lecture de Racine, de Baudelaire et plus tardivement de Dostoïevski, illustre admirablement cette idée vers laquelle tendent à converger différentes formes d’humanisme récent en matière d’éthique ou de politique43, d’une relativité des lignes de partage entre les êtres qui ne doit néanmoins en aucun cas entraîner relativité des jugements sur les actes dont ils peuvent se rendre coupables. Enfin, sur le plan esthétique « Combray » suggère déjà, à travers le rapport du narrateur à la langue, aux savoirs pratiques, à la fécondité littéraire potentielle du personnage de Françoise, des vérités proustiennes importantes qui vont être révélées et explicitées dans Le Temps retrouvé : d’une part les arts mineurs et les sujets humbles conduisent plus sûrement à l’œuvre d’art véritable que les grandes orgues philosophiques et d’autre part les vérités essentielles se disent mieux à travers des écarts constants, volontaires ou involontaires, populaires ou artistiques, par rapport à la correction de la langue que dans une langue académique. Dans tous les cas, c’est donc ce personnage à la fois simple et énigmatique de cuisinière/gouvernante/secrétaire, omniprésent du tout début à la toute fin de la Recherche, qui aura servi de médiateur et assuré une continuité paradoxale du plus petit au plus grand, du plus infime au plus important, de la cour d’une vieille dame de province à celle de Louis XIV, de l’injure adressée à un poulet auquel on tord le cou à la légitimation du meurtre des victimes par l’insulte et le rabaissement, des humbles chefs-d’œuvre culinaires aux plus grandes œuvres artistiques et littéraires.

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1  Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 4 vols, 1987-89, Du côté de chez Swann, I, p. 52.

2  Ibid, p. 152

3  Ibid, p. 121-122.

4  Ibid, p. 122.

5  Ibid, p. 28.

6  Voir à ce sujet la première partie de la thèse de Jean Émelina, Les Valets et les servantes dans le théâtre comique en France de 1610 à 1700, Grenoble, PUG, 1975 ; Jean-Pierre Gutton, Domestiques et serviteurs dans la France de l’ancien régime, Aubier, 1981 ; Anne-Marie Fugier, La Place des bonnes. La domesticité féminine à Paris en 1900, Grasset, 1979.

7 CS, p. 28.

8  Ibid., p. 106.

9  Ibid.

10  Voir l’ouvrage de Liza Gabaston, Le Langage du corps dans À la recherche du temps perdu, Honoré Champion, « Recherches proustiennes », 2011.

11  CS, p. 29.

12 Ibid., p. 101.

13 Ibid., p. 121.

14  À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, IV p. 401.

15 CS, p. 278-79.

16 Ibid., p. 116.

17 Ibid., p.120.

18 Ibid., p. 116.

19 Ibid., p. 151.

20 Ibid., p. 152.

21  Ibid., p. 87.

22  Le Temps retrouvé, IV, p. 611.

23  Le Côté de Guermantes, II, p. 601.

24  Correspondance de Marcel Proust, 21 vols, établie par Philip Kolb, Plon, 1970-1993, VIII, p. 276-77 (à Madame Straus, [6 novembre 1908]).

25 CS, p. 92.

26 Ibid., p. 152.

27 Ibid., p.84.

28 Ibid., p. 95.

29 Ibid.,

30 Ibid., p. 170.

31  À l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, 449.

32 CS, p. 70.

33 Ibid.

34  Ibid., p. 71.

35 Ibid., p. 53.

36 Ibid., p. 109.

37 Ibid., p. 107.

38 Ibid., p. 88.

39  La Prisonnière, III, p. 867.

40  CS, p. 117.

41  Ibid., p. 120-21.

42  Ibid., p. 110.

43  Voir le cours et les séminaires d’Antoine Compagnon en 2007-2008 intitulé « Morales de Proust » partiellement publiés dans les Cahiers de littérature française IX-X, Morales de Proust, dir. Mariolina Bertini et Antoine Compagnon, Bergamo University Press, 2010.