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Irène Fenoglio – Erri de Luca, me voici chez vous1 pour un entretien qui a pour but de vous entendre sur la façon dont vous écrivez, dont vos livres arrivent à leur fin. J’ai préparé quelques questions à partir desquelles nous laisserons voguer la parole entre nous. Dans Trois Chevaux, vous donnez à voir un homme qui lit. Il lit un livre dès qu’il n’effectue pas son travail manuel. Il lit pendant ses repas au bistrot et vous décrivez la posture du lecteur en train de manger – vous précisez qu’il s’agit d’un livre d’occasion qui ne résiste pas au geste de tourner la page – et la lecture s’effectue en même temps que le fait de manger. Vous faites dire par le narrateur : « comme ça je mâche et je lis ». Le rapprochement que vous faites entre ces deux nourritures, celle de la bouche et celle de l’œil intérieur, est-il voulu ?
Erri de Luca – Il s’agit de l’enregistrementd’un geste habituel que j’ai effectué de nombreuses fois durant les années où j’ai travaillé comme ouvrier : c’est de cette façon que j’avais à faire avec la lecture,dans le temps sauvé de la journée, dans l’aller-retour des déplacements de la maison au travail et puis dans les moments de pause dans l’air et la lumière selon les occasions. Mais, pour moi, la lecture n’est pas une nourriture, c’est un moyen de s’entretenir, sans doute le meilleur, mais pas une nourriture. Je ne mange pas les livres, je les touche, et mon désir est d’être touché.
I. F. – Est-ce que lire a été pour vous la posture initiale de l’écriture ?
E. D. L. – Non. Lire est venu du fait que j’étais encerclé par les livres. Je dormais dans une chambre pleine de livres de mon père et lorsque j’ai commencé à lire, à apprendre à lire, j’ai détaché de la tapisserie de la chambre ces morceaux et alors lire c’était avoir à faire avec cette ambiance. Je crois que les livres doivent se trouver dans les chambres d’enfance. Plus tard, c’est plus enthousiasmant de les rencontrer, mais, les trouver dans l’espace de l’enfance les rend plus naturels. Les livres, pour moi, c’était l’intimité d’une bonne voix qui racontait des histoires, et cette intimité permettait aussi de se croire en droit d’ajouter mes histoires aux histoires des autres, c’était prendre en charge les histoires. Nous sommes des animaux munis de parole et la parole a servi pendant des générations à se transmettre les enseignements. Les enseignements essentiels passent à travers les histoires, pas à travers des commandements, même la Bible non ?
I. F. – Lisez-vous toujours beaucoup ?
E. D. L. – Non, non, je ne suis pas un lecteur… Ma mère lit beaucoup plus que moi. Je fais des lectures, mais peu ; en revanche, je lis ou relis, le matin, au réveil, un chapitre de l’Ancien Testament.
I. F. – Dans la langue originale ?
E. D. L. – Dans la langue originale. En ce moment, je relis le Livre d’Isaï et un peu de Tourgueniev : une page deTourgueniev en russe et une page d’un livre de récits en yiddish.
I. F. – Vous lisez toujours dans la langue originale ?
E. D. L. – J’essaie, dans les langues originales pour lesquelles j’ai le plus de désir. Je m’éveille ainsi. Après je ne fais plus d’autres lectures. Si un livre m’arrive à la maison, que l’on me demande de lire, parfois je le fais, mais je ne suis pas au courant de ce qui se produit dans l’actualité littéraire.
I.F. – Donc, la première chose que vous faites de la journée, c’est lire : il ne vous arrive jamais d’écrire au réveil ?
E. D. L. – Non. D’abord il faut que je lise. Ensuite, dès que ma tête a été ouverte par la lecture – ma tête est fermée comme une bouteille bien bouchée et il faut quelques langues, il faut l’ancien hébreu pour déboucher la bouteille – après l’ouverture par la lecture, je me mets à écrire quelque chose ; c’est ce que je fais aujourd’hui même, je suis en train d’écrire quelque chose sur les mineurs et sur les mines de charbon abandonnées, c’est une commande.
I. F. – Dans ce que vous venez de dire, il y a bien une continuité entre la lecture et l’écriture et même vous remontez à l’origine de l’écriture : en écrivant vous continuez à transmettre des histoires dans l’histoire de l’humanité.
E. D. L. – Oui je lis la Bible et je fais aussi des traductions de certains passages de l’Ancien Testament. Actuellement, je suis en train de traduire un vers par jour de l’aventure de Noé.
I. F. – Dans plusieurs de vos livres et à diverses reprises vous décrivez même la façon dont s’élabore chez le narrateur ce que j’appellerais l’écriture mentale ; le narrateur, le personnage ou vous, donnez à voir une écriture intériorisée dans le même temps que s’effectue un effort musculaire, ce que vous appelez « les travaux dorsaux ». Ainsi – si vous permettez que je le lise – ce passage de Acide, Arc en ciel : « Avec les années, la cadence de la fatigue est entrée dans mon sang, ma veine bat les coups nécessaires, mon corps se fond dans l’effort régulier. Durant ces heures je parviens à faire place aux pensées, il y a un temps pour elles sous le souffle court, sous la sueur. Des mots en voyage passent, des notes que je garde à l’esprit et qui me tiennent compagnie. Tout à coup sur le chantier un ouvrier peinant sous un effort intense entonne une chanson d’une gaîté impossible, moi au contraire je ne chante pas, je tourne et retourne dans ma tête n’importe quelle phrase que je conserve jusqu’à l’heure de la sortie2. » Est-ce que, chez vous, d’une manière ou d’une autre, le travail dorsal, pour reprendre votre expression, est nécessaire pour l’écriture ou est-ce complémentaire ?
E. D. L. – Mais non pourquoi ? Le travail dorsal pour un ouvrier c’est un travail de damné que font ceux qui ne peuvent pas gagner leur vie autrement, ce n’est pas une vocation.
I. F. – Vous pensez que, si vous n’aviez pas choisi ce destin d’être ouvrier durant de nombreuses années, vous auriez écrit quand même ?
E. D. L. – J’écrivais avant, avec moins d’expérience. Oui, sûrement, avec beaucoup moins d’expérience parce que le travail physique m’a appris quelque chose, m’a appris à connaître les choses matérielles qui sont ma source d’information et de suggestion, parce que je n’ai pas d’idées à l’intérieur de moi, ce sont toujours des choses qui m’arrivent à travers l’expérience du corps, comme si la tête était la dernière à savoir. La tête, c’est le terminal de la connaissance, pas la source, c’est le lieu où la connaissance enfin arrive à destination.
I. F. – Vous pensez que cela se passe autrement pour d’autres écrivains ?
E. D. L. – Oui, je pense que les écrivains ont une grande capacité d’inventer des mondes sans aucune expérience.
I. F. – Peut-être qu’ils ont d’autres expériences.
E. D. L. – Les écrivains ont un mental qui n’a pas besoin d’être vérifié ou d’être démontré par l’expérience personnelle directe, physique ; pour moi, par contre, cette expérience-là est la seule source de légitimité.
F. : Oui mais ils écrivent autre chose.
E. D. L. – Oui, ce sont justement des écrivains. Pour moi le corps est la seule source de légitimité et sans être ouvrier j’aurais écrit aussi des choses, mais j’aurais écrit des choses dépourvues de légitimité.
I. F. – Qu’est-ce que vous entendez par « légitimité » ?
E. D. L. – La connaissance, la connaissance et le droit de l’exprimer, donc je peux parler des ouvriers parce que j’ai été ouvrier. Parfois il m’arrive d’écrire des choses qui se passent à l’intérieur des femmes, mais il s’agit de femmes à l’écart, des femmes un peu dans une condition extrême, donc là dans l’extrémité, je peux m’y retrouver.
I. F. – Dans Montedidio vous montrez cet enfant qui, au fur et à mesure qu’il vit son histoire, l’écrit sur un rouleau. Ce dont il est témoin, et donc cette écriture dont il fait le récit à la première personne dans la fiction, sur le rouleau de la fiction, devient votre livre en fait. J’ai pris ce parcours comme une parabole de la création littéraire et j’ai trouvé ce livre tout à fait intéressant. Pour quelqu’un qui s’intéresse à la genèse d’un texte, c’est intéressant pour deux raisons. D’abord parce que l’écriture, au jour le jour, nous la voyons s’effectuer. Le second point est l’utilisation d’un rouleau unique comme support. Bien entendu, il y a un rapport avec les rouleaux bibliques, mais il y a aussi le fait que cela donne à voir la fabrication du livre, donc le texte devient aussi support, objet de support du texte. Avez-vous voulu tout cela ? L’avez-vous conçu préalablement à l’écriture ?
E. D. L. – Tous mes récits sont à la première personne. Je n’ai pas la distance de la troisième personne, je ne peux pas parler de quelqu’un d’autre, parce que je ne suis pas le patron de l’histoire, je ne peux décider tel un chef d’orchestre. Elle n’est pas à moi l’histoire, je ne suis pas l’inventeur de l’histoire, je suis un rédacteur, le rédacteur est quelqu’un qui est là-dedans, qui peut raconter sa partie de l’histoire. Dans Montedidio il y avait l’écriture d’un journal, le personnage écrit ce qui se passe dans la journée.
I. F. – Oui mais vous ne parlez pas de journal, vous parlez de « rouleau ».
E. D. L. – Oui, c’est un rouleau et dans les autres histoires, il y a la voix de quelqu’un qui parle à soi-même, qui revient sur l’histoire. L’histoire c’est un coup de mémoire, un sursaut de mémoire, quelque chose de passé qui revient… Chez moi c’est toujours une surprise de me souvenir de quelque chose, de quelques détails, quelque chose que j’avais perdu, et c’est cela qui me donne l’envie d’écrire, l’envie de rencontrer ceux qui étaient autour de ce moment-là.
I. F. – De les re-rencontrer ?
E. D. L. – De les rencontrer, c’est dans l’écriture, les rencontres… Ça arrive dans la tête de chacun de nous non ? de se rappeler et de retrouver les personnes, mais ils reviennent tout à coup et disparaissent aussi vite. Avec l’écriture on peut les retenir, on peut les faire se rencontrer encore une fois, une deuxième fois. L’écriture c’est pour moi faire advenir les choses une deuxième fois. Donc je ne suis pas le patron de l’histoire, le patron est celui qui les fait arriver pour la première fois, qui les invente, mais je n’invente pas, je prends de l’histoire, de la mémoire, de la vie passée et je les fais se rencontrer une deuxième fois.
I. F. – Mais si l’écriture c’est la deuxième fois, c’est bien vous qui écrivez ?
I. F. – Le souvenir c’est le vôtre ?
E. D. L. – Oui oui, c’est toujours le mien. C’est en moi que cela se passe, c’est moi écrivant qui fait la rédaction de l’histoire et fait se rencontrer les autres ; je n’invente pas des personnages. Donc, dire que je suis écrivain est un peu abusif. Je profite des actions écrites, des actions connues de personnes que j’ai connues. Je n’invente pas les personnages parce que je ne me sens pas à l’aise pour en inventer, je ne suis pas autorisé à en inventer, je n’ai pas la légitimité pour le faire.
I. F. – Vous avez dit cela, en effet, à plusieurs reprises. Mais croyez-vous que les « écrivains » fassent autrement ? Qui invente ? Les personnages sont toujours inventés à partir de reconstructions, de recompositions, il n’y a pas d’invention absolue.
E. D. L. – Demandez à un écrivain si ce qu’il écrit est autobiographique : il se fâchera, il répondra non. Dire que les éléments sont autobiographiques lui ôte quelque chose de son invention, de sa créativité, de sa fertilité imaginative. Pour moi c’est exactement le contraire. Je revendique entièrement l’extraction biologique et biographique de ce que j’écris et je ne me considère donc pas de la catégorie des inventeurs, donc des auteurs : je suis un rédacteur. Mais je profite bien des « droits d’auteur », je ne profite pas des « droits de rédacteur » : je suis payé avec les droits d’auteur, mais je suis un rédacteur, donc je sais qu’il y a un malentendu, et même une imposture de ma part. Mais je n’ai pas envie de la clarifier.
I. F. – L’imposture pourrait être du côté de ceux qui revendiquent l’invention absolue ?
E. D. L. – Oui, j’en arrive aussi à exagérer et à dire qu’il n’y a pas d’histoires inventées, que les histoires n’appartiennent pas à ceux qui les écrivent, que les histoires ont été déjà toutes écrites, toutes dites, toutes transmises et que nous sommes des rédacteurs de variantes, mais on peut donner à ces rédacteurs de variantes le titre d’écrivains, d’auteurs, très bien… Bon, mais même en exagérant de cette façon, je ne me sens pas à l’aise avec la notion d’écrivain. L’écrivain est comme un architecte, non ? L’architecte est un professionnel,je lui demande de me faire une maison comme je la souhaite. Il dessine son plan et c’est à moi qu’il obéit : il peut donc faire n’importe quelle maison. Je ne peux pas écrire n’importe quelle histoire, seulement les miennes. Je ne suis pas un professionnel de la littérature, comme le titre d’écrivain le laisse entendre.
I. F. – Ainsi tous vos récits sont autobiographiques ?
E. D. L. – Oui. Et même je me suis trouvé dans la curieuse situation de voir un lecteur professionnel affirmer que je faisais croire à l’autobiographie ; ça c’est vraiment un résultat extraordinaire, je n’aurais pas cru arriver à cela !
I. F. – Qu’est-ce que cela veut dire « faire croire à l’autobiographie » ?
E. D. L. – C’est prétendre que mes histoires sont vraies. Il paraît que je fais ça. Prétendre que mes histoires sont vraies me donne vraiment un titre d’écrivain, complètement involontaire, parce qu’elles seraient fausses en réalité mais la prétention fait que…
I. F. – Et peut-être que tout cela pointe la difficulté de définir le travail de l’écriture dans une autobiographie… Qu’est-ce qui de l’autobiographie passe dans la fiction ?
E. D. L. – Chez moi l’autobiographie est une attraction intégrale, je ne m’en détache absolument pas.
I. F. – Dans un passage d’Acide, Arc-en-ciel vous décrivez très finement la conjonction – ou peut-être confusion, je ne sais pas – entre lecture, parole et choses matérielles. C’est un peu ce que vous disiez à propos de la prégnance du corps dans l’écriture : « J’étais engourdi, je ne parvenais à entendre que peu de mots et alors, comment puis-je me souvenir ? Je lisais tandis que tu parlais, je lisais les miettes de pain, les taches de vin, les gouttes dans les verres, tes mains croisées. Était-ce par hasard les mêmes mots que tu prononçais, était-ce la sténographie simultanée qui passait dans les fragments des choses environnantes »3. Je lis, dans ce passage, très sobrement mais délicatement exprimé, le difficile rapport entre la constitution du souvenir dont vous venez de parler, l’empreinte des choses présentes, là, immédiatement et les situations : lire les miettes de pain et écrire cette lecture. Finalement vous montrez, chaque fois, que l’écriture et d’abord mentale, elle est lecture des choses en soi. Est-ce vous pouvez préciser cet aspect-là de votre écriture ?
E. D. L. – Oui. Il s’agit d’une voix qui rappelle une autre voix, c’est un moi parlant qui se souvient des mots d’un autre, du copain, de l’ami qui est venu le retrouver, il s’émerveille du fait qu’il peut se souvenir de ces mots. Où étaient-ils restés coincés, ces mots ? Le narrateur en moi donne comme explication qu’ils étaient coincés dans la pierre de la maison, que c’était la pierre qui avait gardé le souvenir, de la même façon que nous sommes en train d’enregistrer sur une cassette. La maison d’Acide, Arc-en-ciel est la maison où nous sommes, la table est celle sur laquelle nous sommes appuyés. La maison vient relâcher ces mots répercutés dans l’écriture au moment où le narrateur vient d’être surpris par un coup de foudre du ciel. L’histoire commence ainsi : un coup de foudre réveille le vieillard qui est en train de se laisser mourir de faim et du moment qu’arrive la foudre commence à se relâcher la mémoire et la mémoire intégrale des mots.
I. F. – Est-ce que ce n’est pas là qu’intervient l’invention fictionnelle : « les mots sont dans la pierre », « ils sont relâchés… » ?
E. D. L. – Non, je ne crois pas. Je vis dans cette maison. J’en connais chaque pierre. C’est une maison particulière, vous l’avez vu à l’extérieur, ce sont des pierres volcaniques, ce ne sont pas des briques, des matériaux de construction moderne. C’est une maison de pierres volcaniques très mal taillées, donc très difficiles à employer, à utiliser, et les murs sont épais de soixante à soixante-dix centimètres. J’ai vécu ici seul : il y avait le bruit de la pierre – pour moi c’est comme le bruit du feu quand il se calme, comme actuellement ; il y a une rumeur qui pour moi correspond à une voix. Ça je ne l’ai pas inventé.
I. F. – Ce que vous exprimez là me rappelle le très beau texte que vous appelez « Matière écrite ».
I. F. – Vous rentrez, vous préparez une sèche et l’encre noire de la seiche pénètre le blanc du marbre resté sur vos mains : « Ma tête qui pétrit sans cesse des mots imagine que ce noir sur blanc de mes mains est une écriture : que les choses qui m’entourent écrivent sur moi et sur tous les autres, mais personne ne sait plus le courrier qui nous tombe dessus, les gouttes de pluie sur un carreau par exemple. … Et si je peux composer quelques pages d’écrivain, c’est parce que ce soir je suis moi-même écrit en noir de sèche et en poudre de marbre, sur le dos et dans la paume de mes mains. Sur un coin de table qui n’est pas débarrassée, avec une haleine qui sent l’oignon, j’écris sur la matière qui m’a écrit »4. C’est exactement ce dont on parle, il y a comme une mise en abyme de l’écriture, l’écriture des choses sur et en soi devient une écriture énoncée mais qui est déjà une écriture naturelle entre guillemets. En fait, le mouvement est sans fin, il peut être sans fin. Je reviens à cela, à cette écriture mentale à la fois précédente et immédiate. Souvent les écrivains disent dans les entretiens : « Je me mets à écrire et je laisse aller ma plume et ma plume me guide. » Vous, vous donnez à voir un processus complexe de prégnance des choses dans la matière même de l’écrire. De fait, on ne voit jamais le geste d’écriture, il est évoqué dans Montedidio parce que l’enfant écrit, mais on dit qu’il écrit, on n’a pas la description du moment d’écriture. L’écriture de la matière, l’écriture des choses en soi devient écriture mentale qui se transforme en livre. Mais que se passe-t-il entre cette écriture naturelle de la matière en vous – qui devient écriture mentale – et l’écriture sur le papier ?
E. D. L. – Pour moi, tout ce qui passe autour de moi et dans les choses se dirige dans une seule direction, dans le sens unique de l’écriture. Pour moi, être écrivain c’est avoir coincé toutes les expressions, tous les sentiments, toutes les possibilités de la vie dans un trou. Écrire ce n’est pas une expansion mais un approfondissement, comme la vie qui tourne dans son habitacle, non ? La vie tourne et s’enfonce toujours plus. Écrire est un exercice de pénétration de toute l’énergie dans un seul trou, toute l’énergie de la vie, de l’amour ou de la haine, où l’expérience physique, la douleur, s’expriment, finissent, se terminent dans cet entonnoir de l’écriture. Alors tout est écrit, tout est écriture ; et aussi le bruit que j’entends lorsque je suis seul, c’est écriture.
I. F. – Votre part de rédacteur, pour ne pas dire écrivain, comment et où se situe-t-elle ?
E. D. L. – Je suis l’entonnoir.
E. D. L. – Je me transforme en entonnoir parce que je n’ai pas d’autre expérience sensible que l’écriture. Je n’aime pas la musique, je n’aime pas la peinture, je n’aime pas le théâtre, le cinéma ; toutes ces expressions possibles de la sensibilité me laissent complètement indifférent, toutes sauf l’écriture. Parce que tout va se réduire à ce format de mot, à ce format d’écriture, pour moi tout est déjà décalé en écriture, même une musique est déjà réduite à l’écriture, parce que l’écriture c’est une réduction, ce n’est pas une expansion.
I. F. – Cette réduction de l’écriture, elle vous apparaît nécessaire parce qu’elle s’offre en lecture, parce qu’elle devient lecture ou parce que « c’est comme ça » ?
E. D. L. – C’est comme ça parce que ça m’est arrivé comme ça à moi. Si quelqu’un me pose cette question, je réponds que c’est comme ça. Lorsque quelqu’un veut faire l’écrivain ou être écrivain, ça dépend du verbe qu’il préfère, je pense à moi et je me dis pourquoi ? Je me dis : pourquoi veux-tu te réduire à ça ? Pourquoi veux-tu réduire toutes les possibilités de ta vie à ça ? Alors que peut-être, lui, il ne sera pas comme ça, il sera écrivain sans réduire toutes ses possibilités et il aimera bien d’autres choses… Mais pour moi ça s’est passé comme ça, l’écriture est la destination de tout ce qui m’arrive.
I. F. – Dans Une fois un jour vous écrivez : « On remarque le pied blessé du boiteux, l’œil blanc de l’aveugle, le moignon du membre amputé : le défaut attire l’attention au point qu’il suffit à lui seul à définir la personne tout entière. Ainsi la confusion des mots, à l’entrée ou à la sortie, pour le sourd ou le bègue déclenche le rire aussi sûrement que celui qui tombe ou perd l’équilibre, parler c’est parcourir un fil, écrire c’est au contraire le posséder, le démêler5. » Vous clarifiez là la différence entre parole et écrire, et si je file la métaphore du fil, finalement écrire c’est démêler le fil que vous vous êtes parlé à vous-même ?
E. D. L. – Oui, dans ce passage je parle de l’écriture comme de posséder un fil. Dans ce passage, c’est une voix qui est en train de se dire cette histoire, le narrateur n’est pas en train d’écrire. Il est en train de dire et il ne possède pas encore son fil.
I. F. – Mais lorsque, vous, vous écrivez l’histoire…
E. D. L. – Je fais l’imitation de la voix, je suis la voix, je ne suis pas l’écriture, je suis dans la suite de la voix, je recherche le ton de voix. Car pour moi c’est tout cela la construction d’une histoire : le ton de voix. Lorsque je rejoins ce ton de voix alors je peux écrire toute l’histoire, qui vient avec sans aucune difficulté, mais quand je n’ai pas en tête le ton de voix, je ne peux pas écrire… Pour Montedidio, j’ai tardé à trouver le ton de voix ; j’avais déjà écrit l’histoire d’un garçon, mais qui n’avait pas le juste ton de voix, la juste quantité de… comment dit-on quand on perd la voix ?
I. F. – Lorsqu’on est enroué ?
E. D. L. – Enroué, oui, c’est cela, je n’avais pas encore rejoint l’enrouement. L’enrouement et la quantité de napolitain, la dose de napolitain nécessaire à l’expression.
I. F. – Donc vous entendiez mal la voix ?
E. D. L. – J’entendais mal et j’ai ainsi abandonné la première version et puis je suis revenu sur l’histoire un an après et j’ai trouvé le ton de voix qui jusqu’au bout ne m’a plus quitté. Mais Montedidio est une fable. Je l’ai écrite comme telle, comme une espèce de vacances, de villégiature de l’histoire.
I. F. – Pour revenir à ce dont nous parlions plus haut, s’il s’agit d’une fable, vous avez bien fait jouer votre imagination, vous avez bien « inventé » ?
E. D. L. – J’ai emprunté le personnage de Rafaniello aux fables juives, aux fables yiddish. Rav Daniel, je l’ai extrait de mes lectures yiddish, je l’ai tout simplement extrait d’autres fables et je l’ai installé à Naples. Il s’y trouvait bien, c’est une fable pleine de fantômes. Quand j’étais enfant les fantômes, les miracles, c’était la vie quotidienne, c’était mêlé à la plus matérielle des conditions parce qu’il y avait une alliance pour la survie entre les difficultés matérielles et l’impossibilité, l’irréel, la fantaisie… Le fantomatique était un soutien matériel ; les fantômes étaient vivants, Naples en était plein, plein de morts qui ne déménageaient pas.
I. F. – Et vous, étiez-vous à l’aise dans ce monde ?
E. D. L. – Mais tout le monde était à l’aise ! Maintenant ces histoires sont des fables, cela augmente d’un pourcentage de fantaisie ce qui est offert au lecteur, mais ce soutien d’un cercle de fantômes faisait partie de « l’intégrité » de la vie.
I. F. – Vous le dites d’une certaine façon dans Montedidio, mais vous avez placé ce personnage de Rafaniello à Naples en le superposant à un autre personnage auquel vous pensiez ?
E. D. L. – Non, non ! Depuis longtemps, en lisant le yiddish, j’ai trouvé des liens entre le yiddishkeit et la vie napolitaine. Les deux se sont trouvés dans des conditions de haute densité humaine ; les réactions qu’on peut y trouver sont semblables, elles comportent une composante physique, une « physicité » comparable. J’ai fait une fois un spectacle avec un chanteur de chansons yiddish en mêlant des chansons napolitaines ; je voulais montrer la proximité, le degré de parenté. J’ai aussi traduit des chansons yiddish en napolitain. Installer Rav Daniel à Naples et le faire revenir dans Rafaniello était simple : c’était comme s’il avait toujours été là.
I. F. – Je voudrais revenir sur votre écriture, votre style en quelque sorte. Trois Chevaux en est presque le modèle. Vous avez, comment dire, une écriture quasi minimale, synthétique, sobre, sèche, et pourtant à l’arrière de cette écriture sèche, il y a une rondeur, une rondeur humaine, quelque chose de moelleux, de tendre. Est-ce que vous avez une idée de la façon dont vous réussissez à créer cette atmosphère-là ? L’écriture qu’on lit est abrupte, directe et pourtant l’effet de lecture, du ressenti lorsqu’on écoute l’écho de la lecture en soi, n’est pas celui-là.
E. D. L. – J’ai toujours, dans les histoires que j’écris, un ton de voix. Dans Trois Chevaux, le ton de voix est celui d’un homme qui a dans sa bouche, dans sa tête, un reste de mots, d’histoires. Peut-être est-ce parce que j’ai le plus de proximité avec cet homme-là, auquel j’ai prêté le plus de moi, le plus de mon histoire.
I. F. – Le narrateur de Trois Chevaux serait le plus proche de vous, c’est ce que vous êtes en train de me dire ?
E. D. L. – Oui, oui, ce fut le ton de voix le plus facile à trouver pour moi.
I. F. – Ce style est frappant. Cela reste un mystère car, en général, l’écriture qui donne cet effet de volume ressenti est constituée de fioritures, de développements, d’expansion modalisante, or votre écriture est directe, synthétique, elle semble poser les choses avec le minimum d’éléments.
E. D. L. – Trois Chevaux est pour moi le récit ayant la plus haute concentration d’histoires ; histoires qui se mêlent : il y a l’histoire de la montagne, de l’Angleterre, de l’Amérique du Sud. C’est une convergence d’histoires, c’est un dépôt fluvial d’histoires, c’est un bassin d’histoires qui sont arrivées là.
I. F. – Ce n’est plus un entonnoir, c’est un bassin.
E. D. L. – Oui, mais l’écriture est toujours un entonnoir.
I. F. – On trouve aussi dans la forme de l’écriture – cela affleure très légèrement dans Trois Chevaux, dans Montedidio aussi, et beaucoup plus dans les recueils de textes courts –, on trouve une dimension d’humour, pas de dérision, ni d’ironie, mais d’humour. Quel rôle a cet écart d’humour dans l’écriture ?
E. D. L. – Pour moi, il s’agit toujours d’avoir une mesure de dérision de soi-même à partager avec quelqu’un, afin de faire rire quelqu’un d’autre. Cela sert à extraire un sourire, et les sourires s’extraient lorsqu’on rit de soi-même. Par ailleurs, je suis Napolitain ce qui entraîne une relation dangereuse avec le rire. Le Napolitain a la terreur d’être ridicule, la terreur absolue, il préfère toujours courir n’importe quel danger mais non le danger d’être ridicule, c’est une espèce de censure principale, parce que dès l’instant où quelqu’un fait rire les autres, il perd sa dignité : il devient l’ objet d’une dégradation sociale, il fait rire. Il est plus difficile chez nous de faire rire, de susciter le rire, car cela passe à travers beaucoup de tabous, beaucoup d’interdictions. J’ai trouvé quelque chose de semblable dans la littérature rabbinique : quelqu’un qui fait rougir son prochain est comme quelqu’un qui verse le sang d’autrui.
I. F. – Mais ce n’est pas la même chose, celui qui fait rougir humilie.
E. D. L. – Celui qui fait rougir de honte, qui fait monter le sang au visage de quelqu’un en public, est comme un assassin, il verse son sang. Le Napolitain se réserve alors un sentiment d’humour, il ne va pas se prendre au sérieux car se prendre au sérieux, c’est s’exposer au ridicule. Lorsqu’il fait rire les autres, il ne doit jamais les faire rougir, leur faire honte, parce que c’est une offense. L’humour est une hygiène mentale.
I. F. – Je reviens sur la notion de « rédacteur ». Dans Alzaïa, dans le texte qui est intitulé « Poésie », vous dites qu’en poésie les mots s’imposent au poète et ne viennent pas de lui. Quelle différence faites-vous entre le poète et l’écrivain-rédacteur de fiction ?
E. D. L. – J’aime la poésie. Les poètes m’ont transmis avec le plus d’urgence des choses assez nouvelles. L’année dernière, j’ai publié un livre soit disant de vers, de poésie, avec un éditeur français : Œuvre sur l’eau, ça s’appelle, Opera sul’aqua en italien. Quand j’écris de la prose, je sais toujours où va tomber mon pied, l’accent, la syllabe, je suis sur un terrain sûr, je suis responsable moi-même de mon équilibre, ou de l’équilibre de la phrase, de son appui. Par contre, dans la poésie, je ne suis pas le seul titulaire de l’équilibre, c’est comme aller sur la mer, non ? On peut bien s’être entraîné à rester debout sur le bateau, sur un bateau qui va à la pêche, l’équilibre dépend aussi des vagues. En poésie, je ne suis pas sûr de mon appui parce qu’elle ne dépend pas seulement de moi. Pour la prose, je suis responsable, je me dis que je ne peux pas écrire mieux que ça, donc je n’ai pas de remords ni de regrets, je ne me dis pas : « J’aurais pu écrire mieux si j’avais attendu encore un peu », non, je sais que c’est comme ça, c’est définitif. Les choses que j’écris dans le style poétique, je sais que je peux toujours les améliorer, être plus précis, mais d’une précision qui n’est pas suffisante encore, qui peut être encore modifiée : je ne suis pas responsable de l’équilibre. La poésie a une magie d’équilibre qui est indépendante de celui qui écrit.
I. F. – Peut-être parce qu’il n’y a pas de marge possible, en poésie, entre ce que l’on veut dire et le mot choisi, en quelque sorte, le mot doit coller à la chose à exprimer.
E. D. L. – Mais c’est ce que je prétends à propos de l’écriture normale, mon écriture en prose. Je suis pour ainsi dire satisfait de cette précision écrite, pas satisfait, mais je sais que je ne peux pas l’améliorer. En revanche, je sais que la matière de la poésie pourrait suggérer des choses meilleures.
I. F. – Quand vous écrivez, pensez-vous au lecteur ?
E. D. L. – Non.
I. F. – Jamais ? Ni en poésie ni en fiction ?
E. D. L. – Non. Quand j’écris, j’ai un ton de voix et je crois m’adresser parfois à quelqu’un qui n’est plus là, je crois écrire un peu pour mon père et pour des gens du passé. J’ai comme un cercle d’absents que je veux rejoindre.
I. F. – Ce sont donc des lecteurs impossibles ?
E. D. L. – Je ne suis pas sûr qu’ils soient impossibles. Dans le moment où j’écris, ils sont là, ils sont possibles.
I. F. – Oui, c’est ce que vous disiez au départ : c’est dans l’écriture que l’on rencontre les autres.
E. D. L. – On peut rencontrer aussi beaucoup d’êtres vivants, mais dans le moment d’écriture, je suis en train de m’adresser aux absents, que je ne peux pas rejoindre autrement, ni par la prière, parce que je ne suis pas croyant, ni avec des choses auxquelles je ne crois pas, aux tables qui bougent… aux médiums ! [rires] Il y a un vers de Brodsky qui dit : « Dans le passé tous ceux qui sont morts sont vivants. »
I. F. – Je voulais dire qu’inversement, ou complémentairement, je ne sais pas ce qu’il faut dire, quelqu’un qui vous lit va être transformé d’une certaine façon par ce qu’il lit ; il y a des livres qui nous transforment.
E. D. L. – Non, non, non, pas pour moi.
I. F. – Aucun livre n’a eu cet effet sur vous ?
E. D. L. – Les livres sont de magnifiques moyens de s’entretenir, de recevoir des histoires, d’être déplacé, de sentir son propre poids emmené par l’autre. La preuve du livre est dans un autobus, à la fin d’une journée : vous êtes là en train de lire et le livre a la force de soulever tout le poids, le vôtre et celui de ce qui vous est arrivé dans la journée. C’est cela le livre. Mais si le livre vous fait ressentir quelques grammes supplémentaires, son poids retombe. Je n’ai pas envie de supporter d’autres poids. Le livre est mon moyen de transport, il doit me soulever.
I. F. – Dans Trois Chevaux, il y a de très belles pages là-dessus. Mais rentrons, maintenant, dans l’atelier d’écriture. Travaillez-vous sur un seul livre ou sur un seul projet à la fois ou bien en menez-vous plusieurs de front ?
E. D. L. – Un seul, bien sûr [rires]. Il n’y a pas de place pour plusieurs.
I. F. – La poésie peut-elle s’écrire en même temps qu’un livre de fiction ?
E. D. L. – Quelques idées comme ça. Hier j’ai commencé à écrire cette histoire de mine et de mineurs, sous forme de notes poétiques, de vers, et ce matin j’ai compris que ce serait trop difficile d’atteindre la précision par la télégraphie de la poésie, j’ai donc dissous la matière, je l’ai diluée. Je pouvais fixer des choses en notes pendant que j’écrivais autre chose. Mais écrire deux choses à la fois, je ne peux pas.
I. F. – Lorsque vous vous lancez dans un livre qu’est-ce qui vous vient en premier ?
E. D. L. – La mémoire, toujours la mémoire. C’est un coup de mémoire.
I. F. – La mémoire, c’est un souvenir ; ce n’est donc pas un mot, un titre…
E. D. L. – Non c’est un souvenir.
I. F. – Une image ?
E. D. L. – Oui. Une espèce de rime avec le mouvement de ce qui m’arrive dans ce moment-là.
I. F. – Et à partir de là il y a un fil et vous démêlez le fil ?
E. D. L. – Oui, ou bien, pour des récits ou des nouvelles, il y a la possibilité d’une commande. Par exemple, quelqu’un m’appelle : « Nous voudrions des nouvelles sur le vin. » J’ai été attiré par cette commande parce qu’ils m’ont dit que la rétribution serait en nature, directement en vin ! [rires] Alors j’ai écrit une histoire sur le vin, sur mon initiation au vin qui a eu lieu assez tard.
I. F. – Est-ce que vous écrivez tous les jours comme vous lisez tous les jours ?
E. D. L. – Non, je ne suis pas systématique dans l’écriture. J’écris comme cela me vient. Avant-hier, on m’a appelé pour me commander un article et je ne l’ai écrit que parce que j’étais à la maison, mais si j’avais été ailleurs, j’aurais très volontiers raté l’occasion d’écrire cet article. Je dis article, mais pour moi les articles sont toujours narratifs, il s’agit toujours d’un récit.
I. F. – Avez-vous des habitudes pour votre activité d’écriture ?
E. D. L. – Je n’ai pas d’habitudes, comme écrire tous les jours ou à horaires fixes, je n’ai même pas un endroit où j’écris régulièrement. J’écris partout, y compris à l’extérieur à la bonne saison, mais jamais sur une table : j’écris sur mes genoux. Sur mes genoux avec les jambes allongées, jamais à une table, et j’écris toujours sur un carnet.
I. F. – Donc toujours à la main ?
E. D. L. – À la main, je n’ai pas d’ordinateur et je n’en aurai pas. J’ai appris le rythme de la main, c’est elle qui me donne la cadence de l’écriture, elle n’est pas pour moi l’outil de l’écriture, mais le directeur d’orchestre. Sa lenteur ou sa vélocité, sa vitesse donnent exactement le rythme au récit.
I. F. – C’est l’écriture mentale dont nous parlions tout à l’heure qui donne son rythme à la main ?
E. D. L. – Oui, mais elle a dû apprendre à faire ça, parce qu’avant quand j’étais jeune, l’écriture était beaucoup plus violente et urgente que la possibilité de la main, alors je me fâchais avec la main qui n’était pas capable de suivre la vélocité, la vitesse des images, mais j’ai commencé à garder des pages, à avoir envie de les réécrire. Lorsque j’ai appris à aller à la cadence de la main – cela a été un apprentissage pour moi – c’était une chose absolument personnelle. Maintenant, depuis trente ans, ma main n’est pas le terminal d’une machine, d’un outil, mais c’est le capovoga, celui qui bat la mesure.
I. F. – Le métronome ?
E. D. L. – Le métronome, celui qui donne le rythme.
I. F. – Gardez-vous tous vos brouillons ?
E. D. L. – Tous non. J’ai beaucoup jeté, mais j’ai des cahiers où se trouve l’écriture manuscrite. Ensuite c’est le format définitif.
I. F. – Qu’appelez-vous le format définitif ?
E. D. L. – C’est après l’avoir tapé à la machine et vendu.
I. F. – Qui le tape à la machine ?
E. D. L. – Moi, avec une machine à écrire manuelle, pas électrique. Je prépare moi-même ce format parce que dans cette dernière écriture, je vois la page. Il y a dans la page un dessin.
I. F. – Donc c’est vous qui paginez ?
E. D. L. – Oui.
I. F. – Et l’éditeur doit respecter votre mise en page ?
E. D. L. – Oui.
I. F. – Ainsi vous donnez la facture totale du livre ; ce que l’éditeur publie vous l’avez conçu entièrement ?
E. D. L. – Sauf l’image de couverture. Là il y a toujours un décalage et je dois faire des compromis. Parfois mes suggestions ont été acceptées, par exemple pour le premier livre Une fois, un jour, qui s’appelle en italien No ora, non qui. C’était une photo de ma famille prise par mon père : ma mère, ma sœur et moi dans une chambre de notre maison napolitaine, la première maison que nous avons habitée – c’était l’appartement de Montedidio. Donc ils ont gardé la photo, ainsi parfois j’arrive à mettre des illustrations à moi. Mais c’est vrai qu’en italien je fais aussi la quatrième de couverture, j’écris tout, je ne laisse pas écrire à l’éditeur son message publicitaire au sujet de ce que j’écris, son message rédactionnel. Je peux agir ainsi en Italie ; en France je n’ai pas cette possibilité, et ailleurs, par exemple en Allemagne, les titres, tous les titres de mes livres systématiquement ont été changés avec un résultat pour moi décourageant, vous savez un livre comme Tu, Mio est devenu La Mer de la mémoire.
I. F. – En effet ! La mer ou la mère ?
E. D. L. – La mer, la mer, la mer Méditerranée.
I. F. – Mais ce titre n’a rien à voir avec le roman !
E. D. L. – Oui, c’est insensé, ils ont toujours changé le titre en Allemagne : En haut à gauche est devenu La Première Nuit d’un meurtre. L’éditeur a pris le titre d’une autre nouvelle, La Première Nuit, mais c’était trop peu, il a rajouté « d’un meurtre », c’était décourageant, mais cela m’est égal.
I. F. – Avez-vous beaucoup de témoignages de lecteurs ?
E. D. L. – Assez, dans la juste mesure de mes capacités de réponse. Recevoir une lettre de lecteur c’est savoir à qui sont arrivées les pages et lesquelles.
I. F. – Revenons aux gestes d’écriture. Vous disiez que vous écrivez sur des carnets, sur vos genoux, avez-vous un crayon préféré ?
E. D. L. – Non, celui qui me tombe sous la main.
I. F. – Vous parliez de la facture d’un roman, de l’attente de la voix. Est-ce que vous savez à l’avance comment s’élabore ou se finit le récit ?
E. D. L. – Le cadre de l’histoire est très clair parce qu’il suit le déroulement des événements de la mémoire, des choses dont je me souviens. Je sais toujours où va l’histoire. Oui, parce que je me suis souvenue d’elle, je ne l’ai pas inventée, c’est le souvenir qui la fait, je ne peux pas la changer.
I. F. – Donc vous savez où l’évocation de ce souvenir va commencer et finir ?
E. D. L. – Oui, je sais exactement où il va se terminer, parce que c’est un extrait de vie, j’ai envie d’arriver jusqu’à la fin naturelle de la rencontre.
I. F. – Vous savez la fin mais vous ne savez pas forcément quand vous finirez d’écrire.
E. D. L. – Je sais quelle est la scène finale, oui je la sais. Je ne sais pas l’intérieur, le déroulement de l’écriture, combien de routes et autres souvenirs vont s’ajouter. Cela arrive selon la façon dont je retrouve les personnes – pour moi les personnages des livres ce sont des personnes et donc les retrouver multiplie ma mémoire de la leur.
I. F. – Sur ce cahier6, s’agit-il d’un premier jet d’écriture ?
E. D. L. – Je ne fais pas d’abord un premier jet, non, j’écris tout. J’écris jusqu’au bout, jusqu’à ce que j’arrive à la fin.
I. F. – Et ensuite vous tapez à la machine ?
E. D. L. – Non, après je laisse.
I. F. – Vous laissez longtemps ?
E. D. L. – Oui, oui, un an. Il faut que je le retrouve avec une envie de le recopier, si j’ai envie de recopier l’histoire à la main, alors c’est bon signe, cela signifie qu’elle me plaît encore. Alors je commence à recopier.
I. F. – À la main ?
E. D. L. – À la main. Tant que je recopie il y a aussi une précision plus grande du ton de la voix. Quelque chose d’autre qui revient à la surface après un an de décalage, et quelque chose d’autre qui tombe.
I. F. – Vous faites beaucoup de ratures lorsque vous écrivez à la main ?
E. D. L. – Non, non, j’écris sur une page seulement, j’écris sur la page de droite et je laisse blanche la page de gauche pour un éventuel changement et ajout, mais à la fin il y a peu d’ajouts, peu de changements.
I. F. – Ensuite vous tapez à la machine, c’est la troisième étape ?
E. D. L. – Oui, maintenant c’est ce qui m’arrive. Auparavant, pour les histoires que j’écrivais quand je n’étais pas en contact avec des éditeurs, je les écrivais tout simplement pour me tenir compagnie, je les recopiais même de nombreuses fois. L’histoire que j’ai le plus recopiée, qui m’a tenu le plus longtemps compagnie, c’est Acide arc-en-ciel ; partout où je suis allé, il y avait cette histoire que je prenais avec moi et de temps en temps je la recopiais en la changeant beaucoup selon ce que je rencontrais.
I. F. – Avez-vous toutes les étapes de recopiage d’Acide, Arc-en-ciel ?
E. D. L. – Non.
I. F. – C’est dommage. En fait, quand vous recopiez, vous vous relisez ?
E. D. L. – Je recopie pour réentendre le ton de voix, pour me remettre dans le ton de la voix ; il faut qu’il soit juste sinon je ne peux pas le recopier, mais relire ne me suffit pas : si je relis, je ne fais rien, je n’arrive à rien faire, il faut que je repasse mot après mot.
I. F. – Donc par le geste de l’écriture.
E. D. L. – Oui, parce que lire ce n’est pas passer vite sur les mots, on ne met pas les accents en lisant, on ne met pas le poids sur le bon appui, c’est la main qui aide à cela.
I. F. – C’est ça, c’est le rythme dont vous parliez tout à l’heure.
E. D. L. – C’est le rythme de la main qu’il faut reprendre pour voir s’il est encore juste. Alors je recopie et j’ai plaisir à recopier. Car pour moi, cette tâche n’est pas un travail, jamais, c’est tout juste ma manière de me tenir compagnie et de retrouver des personnes, de m’adresser à elles, c’est un moment précieux, sauvé de la journée, ce n’est pas du travail, le travail c’est… le temps gâché, le temps qui est, comment dit-on lazzavora en français ? Lazzavora, c’est le poids supplémentaire que l’on met dans une montgolfière pour rester…
I. F. – C’est le lest.
E. D. L. – Le lest oui. Le travail, c’est le lest qu’il faut décharger, il faut charger et décharger. Hors du travail, il y a cette possibilité fugace de rencontre, parce que moi je n’arrive plus à écrire, maximum une heure, mais une heure c’est beaucoup, une demi-heure déjà c’est assez.
I. F. – Vous voulez dire écrire ?
E. D. L. – Oui, en recopiant ou en écrivant, une séance d’une heure par jour, c’est le maximum.
I. F. – Même maintenant que vous ne « travaillez » plus sur les chantiers ?
E. D. L. – Oui, je ne travaille plus, maintenant pour moi c’est la villégiature [rires]. Mais j’ai gardé des habitudes : je me réveille toujours à l’heure où je me réveillais pour le chantier, je me lève à 5 h 30 et je commence comme ça. Maintenant je n’ai plus la nécessité de sortir, donc je reste dans la maison, ce qui est un avantage, mais l’habitude essentielle demeure la même.
I. F. – Vous m’avez précisé dans une lettre que pour vous écrire n’est pas travailler.
E. D. L. – Oui parce que vous m’aviez écrit quelque chose sur « le travail d’écriture », quelque chose comme ça, c’est une contradiction interne pour moi.
I. F. – Mais pourtant, lorsque vous montrez dans vos livres comment vous écrivez mentalement, votre manière de « pétrir des mots » – c’est ce que vous dites – n’est-ce pas du travail en plus, parallèle au travail dorsal ?
E. D. L. – Non, ce n’est pas du travail, c’est revenir sur des histoires. Non. le travail a été tout simplement le travail salarié, le travail que j’ai connu ; je donne ce substantif à cette activité-là, à l’activité qui concerne la grande majorité des personnes qui se laissent engloutir leur vie par le travail. De toute façon, tout le temps ne serait pas bon pour moi, toujours je dois décharger la plus grande partie du temps et chercher la consistance dans les fragments qui restent.
I. F. – Consistance ?
E. D. L. – Oui, avoir ma partie dans les morceaux, c’est pour ça que j’ai appris l’ancien hébreu, en l’étudiant le matin très tôt, parce que je pouvais tenir quelque chose pour moi dans la journée, avant que la journée me soit volée complètement par le travail, par la paresse physique et par la stanchezza, comment dit-on ?
I. F. – La fatigue.
E. D. L. – Oui, la fatigue, comme ça je peux toucher ma part avant et c’est comme una caparra.
I. F. – Un acompte ?
E. D. L. – Un acompte, oui. Je prenais mon acompte, et donc le reste pouvait être gaspillé dans la journée, ça n’avait plus d’importance, j’avais gardé la meilleure partie pour moi, et pour moi il s’agit d’avoir du bonheur dans les fractions, dans ces fractions, ce temps sauvé. Une phrase me plaît que j’ai écrite dans Alzaia, la phrase du prophète Hamos qui dit que les fils d’Israël seront sauvés de la bouche d’un lion, une patte, un morceau d’oreille… La journée est pour moi comme ça, on peut tirer de la journée quelques morceaux qui pour quelqu’un seront insignifiants, pour moi c’est le geste de tirer de la bouche du lion un morceau de la journée qui est important, c’est le geste qui est important, c’est la demi-heure, ce sont les trois quarts d’heure que j’avais pour moi qui étaient importants, donc ce morceau avait une telle importance que ce temps-là était très productif, trèsintense, ça suffisait pour moi d’apprendre comme ça ; j’ai appris à traduire et à lire l’ancien hébreu dans ces quarts d’heure de réveil au matin, et l’écriture aussi est coincée entre ces guillemets.
I. F. – Aujourd’hui encore ?
E. D. L. – Oui, j’ai un contrôle physique, tchik, on détache.
I. F. – Lorsque la concentration n’est plus là ?
E. D. L. – Non, c’est moi qui me détache, la concentration pourrait être encore là, mais moi je veux me détacher. Il m’arrive souvent, quand j’écris des histoires, dans les moments les plus… émouvants, les plus forts, les plus touchants, quand la page se réchauffe beaucoup, qu’en moi-même cela prend une espèce d’incandescence, je la coupe, je coupe ma prise, je me détache, je ne veux pas profiter, exploiter la température, je suis arrivé à cette température et je ne veux pas la garder, parce que sinon la page devient trop…
I. F. – Émouvante ?
E. D. L. – Oui, trop émouvante, trop chaude, trop excitée, alors je l’éteins, je la coupe, je la quitte, je laisse là. Cela m’est arrivé avec Tu, Mio. À l’origine de Tu, Mio il y a un souvenir très brusque : je me suis souvenu de Caia. Tout à coup, c’était exactement un Noël d’il y a quelques années, j’ai commencé à écrire l’histoire et l’ai écrite dans un temps exagérément bref, en treize jours, mais en me détachant continûment de l’écriture, en parvenant à une température terrible et en la maintenant et en me disant je continuerais demain et je n’arrivais pas à attendre le lendemain, parce que, après deux heures, trois heures, j’y revenais et je réécrivais. Je faisais cela quatre ou cinq fois par jour, j’avais cette urgence d’écrire qui me venait justement d’elle et j’ai su après – parce qu’elle est vivante, elle est en Amérique – qu’à ce moment-là elle était soignée pour un grave cancer et ce fut une situation étrange : j’ai eu une espèce de relation, de passage, son souvenir était un souvenir venu d’elle, une convocation de souvenir, non un coup de mémoire mais une sollicitation, un échange à distance. Donc je me suis trouvé dans cette écriture comme le garçon du récit. J’étais possédé par une autre volonté, possédé par le père de Caia, là j’ai poussé jusqu’à l’exagération cette prise de possession dans l’écriture, c’était ce qui m’arrivait à moipendant ces jours-là. Je ne savais pas que j’étais dans un contact, mais j’étais dans une urgence de faire vite, d’arriver au bout, ça m’est arrivé tout simplement pour Tu Mio et pas pour d’autres histoires, et je n’ai pas donné à Tu Mio la chance d’être relu. Je n’ai rien changé de la première version, et j’ai en quelque sorte voulu donner à l’éditeur tout en notes, j’étais pressé de les lui donner et le livre est sorti en un délai ridicule entre l’arrivée de mon premier souvenir et la parution.
I. F. – Et ce roman est une réussite formidable. Pour moi, lectrice, qui ne connaissais pas cette histoire…
E. D. L. – C’est le ton de la voix de ce garçon que je suis allé rechercher. Je l’ai trouvé. C’était mon ton de voix, ma manière de penser, plutôt parce que je ne parlais pas, le garçon de l’histoire non plus ne parle pas trop.
I. F. – Oui, mais penser c’est parler dans sa tête.
E. D. L. – Oui. Dans ma tête c’est une conversation, il y a toujours en permanence, une sorte d’assemblée.
I. F. – C’est tout à fait frappant ce que vous dites. La page est en feu et vous la laissez, et je me demande si ce n’est pas ça le secret que je cherchais tout à l’heure quand je vous disais que votre écriture est aride, elle est directe, elle est sèche et pourtant, derrière sa surface, il y a autre chose. L’effet de lecture quand on lit ne correspond pas à l’écriture. Et je me demande si ce n’est pas ce que vous évoquez là qui donne ce résultat : rien de trop dans l’écriture, pas de développement, pas de fioritures alors qu’il y a le feu en dessous. Peut-être vous arrêtez-vous avant de mettre le feu à l’écriture, le feu reste dans la voix qui demeure à l’arrière de l’écriture…
E. D. L. – Oui. Je veux toujours soustraire à l’écriture ; ma participation, ma compassion doivent réussir à passer malgré moi.
I. F. – Est-ce cet attachement à la voix qui fait que vous vous renouvelez à chaque livre, que vous changez de genre ?
E. D. L. – Je change de ton de voix et cela change la personne qui est le moi parlant.
I. F. – Dans Acide Arc-en-ciel par exemple il y a une facture très forte, mais curieusement je ne l’ai pas perçue avant la page soixante-dix, quatre-vingt : je croyais qu’il n’y avait qu’une seule personne qui parlait.
E. D. L. – Acide Arc-en-ciel ? Ah oui ?
I. F. – Oui, j’ai bien vu qu’il s’agissait d’un dialogue et je me suis dit : « C’est un autodialogue. » Je n’ai compris que plus tard que c’était un vrai dialogue, qu’il y a toujours un même jeu et qu’il y a trois tu différents.
E. D. L. – Alors là, c’est une erreur de ma part, j’aurais dû mieux faire comprendre. Je n’aime pas les choses vagues, incomplètes, allusives et qui forcent le lecteur à découvrir, ça ne me plaît pas, j’aurais dû être plus clair dans la subdivision des voix.
I. F. – Enfin moi cela ne m’a pas gênée, au contraire. On est là, on a l’impression de plonger à l’intérieur de votre voix en train d’écrire : vous êtes tout seul avec les deux voix, puis, peu à peu les personnages se détachent des deux voix.
E. D. L. – Vous avez une grande expérience. Vous me direz si c’est une image courante, mais pour moi l’écriture c’est du braille. C’est une écriture qui va toucher et être touchée. Pour moi c’est l’extension d’une impossibilité de toucher, et c’est là que je mets ma surface : je désire toucher et être touché, les mots ont ce caractère braille en relief.
I. F. – Non je n’ai jamais entendu dire cela par un écrivain. Cela vous est propre.
E. D. L. – Parce que l’écriture est un échange entre aveugles qui ont une immense imagination réciproque, non ? Je suis dans une chambre, je la décris, je décris cette cuisine, et quelqu’un est de l’autre côté qui invente une tout autre cuisine, une tout autre table, c’est l’immensité de la représentation de l’un et l’autre côté qui se touche sur ces mots, qui arrive, c’est un point de conjonction sur ces mots, le lieu c’est notre frontière. L’écriture est ce lieu de frontière entre deux personnes, l’écriture se passe entre deux personnes, sur le deux, on fonde une famille, la suite de l’espèce, le deux c’est un chiffre, c’est le chiffre qui explique pourquoi notre espèce domine la planète. Mais c’est une politique, le deux n’accepte pas le trois, n’accepte pas le quatre, le cinq, mais reste deux. Les grammaires grecque et hébraïque ont un pluriel à part pour le deux, le duel, parce que le deux est un chiffre à part. Le dernier livre qui vient de sortir a pour titre Il Contrario di uno, Le Contraire de un7, et le contraire de un c’est le deux. Le deux n’est pas le double de un mais le contraire, la négation de la solitude, et la fondation d’une alliance. L’écriture fonde cette possibilité d’alliance entre deux personnes. Quand quelqu’un dit : « Combien de lecteurs ? » Un ! Il y a un écrivain et un lecteur. Un et un ; on échange à deux.
I. F. – Dans Tu, Mio vous définissez le nom d’une personne en disant que c’est un accident qui l’accompagne toute sa vie mieux qu’une ombre. Les noms de vos personnages sont des noms de personnes ?
E. D. L. – Oui je n’invente pas les noms. Si je n’invente pas les personnages, je ne peux pas non plus inventer les noms, et les personnes réelles se retrouvent intactes dans mes livres avec leurs propres noms. Lorsque j’ai dit à mon cousin Daniele que j’étais en train d’écrire sur lui, il a voulu lire le manuscrit de Tu, Mio, et il m’a dit : « Pour une fois que tu me mets dans un livre, donne-moi un peu plus d’espace, écris quelques pages de plus sur moi. » À Noël, j’ai pu lui dire : « Je t’ai convoqué dans un autre récit, dans une autre histoire », celle de Vino, l’histoire du vin (car c’est lui qui m’a fait connaître le vin).
I. F. – Est-ce que votre nom à vous a joué un rôle dans votre destin d’écrivain ?
E. D. L. – Oui, forcément, parce que mon nom est un nom que j’ai inventé, j’ai constitué une anagramme. Pour l’état civil, je suis Enrico, mais je n’ai jamais été nommé Enrico. Enrico, c’était le nom forcé, qu’il avait fallu mettre en italien parce que quand je suis né il y avait encore les lois fascistes qui empêchaient de donner des noms étrangers aux Italiens. Mais je me suis toujours appelé Harry, parce que c’est un nom américain, qui vient de ma famille – ma grand-mère paternelle est Américaine et venait de l’Alabama (mon oncle s’appelle Harry). J’ai reçu un héritage : Harry, et je ne pouvais pas supporter d’avoir ce nom étranger, donc dès que je me suis tiré de la maison, je me suis toujours fait appeler Erri, comme vous le trouvez écrit, et j’ai toujours écrit mon nom de cette façon.
I. F. – Et de Luca, c’est votre nom ?
E. D. L. – De Luca, c’est mon nom, c’est un nom très répandu dans le sud de l’Italie.
I. F. – Quel rôle ce nom a-t-il joué dans votre destinée d’écrivain ?
E. D. L. – Cela a joué un rôle déjà dans le fait que j’ai réagi à ce nom étranger qui m’était imposé. De plus, il ne faut pas oublier que Naples, dans l’après-guerre, était un centre militaire. Les Américains étaient très présents. Lentement croissait en moi la honte pour cette présence, pour l’humiliation que comportait cette présence dans la ville. C’est une humiliation que je ressentais moi-même mais pas les Napolitains qui auraient bien aimé être employés à la base de la sixième flotte. Ils demandaient : « Où sont les cinq autres ? Pourquoi ne sont-elles pas ici aussi ? » J’étais donc en proie à cette réaction sentimentale privée, mais qui n’a fait que croître au cours de mon adolescence. Et puis, physiquement, j’étais exactement un Américain. Je suis donc parti de la ville à 18, 19 ans et j’ai changé de nom. Donc, oui, le nom a joué un rôle dans ma vie.
I. F. – En partant et en changeant de ville et en changeant de nom, vous continuiez ou vous commenciez à écrire ?
E. D. L. – Non, j’écrivais avant. Depuis que je suis petit garçon, j’écris.
I. F. – Comme le garçon de Montedio.
E. D. L. – Oui, mais je n’avais pas un père comme dans le roman, j’avais un père qui lisait, qui avait plein de livres, raison pour laquelle, enfant, je me suis retrouvé dans une chambre encerclée de livres. Mon père, par ailleurs, voulait que nous parlions italien à la maison, exclusivement italien et sans accent, c’était un cas unique dans l’ambiance que je fréquentais où tous les garçons parlaient napolitain. Et moi aussi je parlais régulièrement napolitain et l’italien avec un accent napolitain, un très fort accent napolitain, et ça mon père ne le voulait pas. Il avait raison, il s’agit de deux langues différentes et de deux façons différentes de s’adresser à l’autre : je peux m’adresser à ma mère en italien et en napolitain, mais si je m’adresse à elle en napolitain, ce sont des arguments, une manière plus brusque, directe et simple ; si nous parlons d’autre chose, de politique, par exemple, nous parlons en italien.
I. F. – C’est important cette question des langues. Je me demande dans quelle mesure on ne retrouve pas cette tension entre italien et napolitain dans votre écriture, dans votre style, abrupt, économe.
E. D. L. – Je parle le napolitain, je lis le napolitain, parce qu’il y a des poètes magnifiques, des poètes qui n’existent pas en italien, secrets, des poètes à nous ; il n’y a pas grand-chose en prose.
I. F. – À part les traductions de chansons yiddish en napolitain, écrivez-vous en napolitain ?
E. D. L. – Non, le napolitain est une langue orale ; enfin, encore un peu, puis elle ne sera plus qu’une cadence dans la langue italienne.
I. F. – Mais les poètes napolitains dont vous venez de parler, vous les lisez, ils sont imprimés ?
E. D. L. – Oui, mais ils se sont arrêtés d’écrire vers 1900.
I. F. – Pour continuer sur la question des langues, est-ce que lire la Bible en hébreu c’est, pour vous, rejoindre la première langue ? vous dites quelque part que c’est la langue originelle.
E. D. L. – Oui.
I. F. – Est-ce aussi rejoindre l’origine de l’écriture ?
E. D. L. – Non, je ne crois pas que cela ait été l’origine de l’écriture. C’était tout simplement l’origine de la langue originelle de ce type de foi et de croyances qu’était le monothéisme, c’était le format initial dans lequel a été imprimée la révélation, la nouveauté de cette révélation, la nouveauté énorme de cette révélation violente de cette révélation, c’est le mot dans la Méditerranée, dans la mer la plus infestata, la plus peuplée de divinités, d’idoles. Et dans une langue et dans un peuple insignifiant comme force politique et militaire ou littéraire ; pourquoi cela n’a pas eu lieu en grec ? Dans cette langue, s’est déchaînée cette violence de substitution générale des croyances, des fois, alors cette langue devait contenir le calque de cette volonté. Dans cette langue, la valeur de la parole, du mot, est absolue, les mots font venir les choses, les mots de Dieux font venir la lumière. Quand on lit que Dieu dit : « Que la lumière soit », à qui le dit-il ? Il le dit pourquoi ? Pourquoi il ne le pense pas seulement, ou ne le désire pas seulement, ou ne le veut pas simplement ? Parce que ce sont les mots qui font advenir les choses, c’est sa voix qui fait. Le mot et l’action accomplie sont contemporains, la juxtaposition, l’égalité, l’identité entre le mot et la chose accomplie ne sont possibles que dans cette langue-là.
I. F. – Il y a un terme en linguistique qui désigne ce procédé linguistique, c’est le performatif.
E. D. L. – C’est une langue performative alors, c’est une langue qui oblige à réaliser le dit. « A dit Dieu » : en hébreu, le verbe est toujours avant le sujet, même s’il s’agit de dire, parce que l’action est plus importante que le sujet ; le dire est plus important que le dit.
I. F. – C’est paradoxal de vous entendre dire parallèlement « Je ne suis pas croyant » et « Dieu a dit ».
E. D. L. – Je prends à la lettre l’Écriture. Mais aussi je prends à la lettre les hommes et les gens lorsqu’ils parlent, je n’ai pas de décalage métaphorique : la chose dite, c’est la chose faite.
I. F. – Peut-être rejoignons-nous là ce que vous disiez sur le lien entre deux, sur l’écriture braille qui est l’écriture ?
E. D. L. – Il y a aussi une comédie comique de Eduardo de Filippo : un fou revient à la maison et a un besoin exagéré de se coller aux mots, il se tient aux mots et il ne comprend rien si ce n’est exactement la chose dite et cela provoque très vite le rire : quelqu’un lui dit : « La pauvre fille elle n’a ni père ni mère », alors il réfléchit et dit : « Mais qui l’a faite ? » « Comment qui l’a faite ? Elle est orpheline » « Ah, orpheline, il y a le mot, dis le mot sinon je ne comprends rien ! » Moi je suis un peu comme ça.
I. F. – Effectivement, il y a de cela dans l’extrême économie de votre écriture.
E. D. L. – Oui, mais aussi quand je lis. Je ne peux pas lire l’Ancien Testament en me décalant, je dois exactement être sur le lieu, parce que la langue originelle contraint à être sur le lieu, elle ne permet pas de se détacher ; on est là, on est présent à ce qu’on lit.
I. F. – Comment êtes-vous, si j’ose dire, tombé dans l’hébreu, ou sur l’hébreu ?
E. D. L. – Accident biologique, biographique. Vers trente ans, j’étais dans un lieu où je n’avais rien autour de moi que ce livre, la Bible. J’ai commencé à la lire et cela m’a plu, m’ont plu la distance, le fait que ces histoires-là n’avaient aucun respect pour le lecteur, qu’elles se suffisaient à elles-mêmes ; c’était le contraire de la littérature, dans la littérature l’écrivain tire toujours le lecteur… Là non, là, c’était un lecteur qui, par hasard, décidait de s’éloigner vers l’écriture, c’était le mouvement opposé à la littérature, on allait vers le livre.
I. F. – La première fois vous l’avez lu en italien ?
E. D. L. – Oui, mais en sachant qu’avait été gardée une langue originelle. J’ai commencé à apprendre un peu de grammaire, non pas pour l’apprendre, mais pour savoir comment cette langue fonctionnait, savoir comment était l’alphabet, j’aime les alphabets.
I. F. – Au fond, vous êtes allé vers l’origine de l’écriture ?
E. D. L. – Vers l’origine de notre émotion religieuse, de l’émotion religieuse de l’Occident, vers l’origine du choc émotif qui est resté imprimé.
I. F. – Vous avez lu d’autres textes religieux sacrés originels ?
E. D. L. – Non, non.
I. F. – Vous avez trouvé la Bible, vous n’avez jamais eu envie d’aller voir…
E. D. L. – Je n’ai pas trouvé, j’ai été trouvé. Il y a eu une rencontre et je croyais pouvoir m’enfoncer dans une distance, gravir une distance majeure entre moi et les autres en allant dans cette direction, j’avais le sentiment de vouloir approfondir la séparation, mais cela ne s’est pas passé comme ça. Je me suis trouvé à écrire sur ce sujet et à être reconnu. Je suis invité pour parler de l’Écriture, beaucoup plus que pour parler de n’importe quel autre argument, par l’Église, et du côté hébraïque aussi. Cette recherche de distance s’est retournée contre moi. Nous ne sommes pas maîtres des plus simples de nos propres gestes. On croit s’engager dans telle voie et toujours survient une réaction nouvelle, une chose imprévue.
I. F. – Dans Trois Chevaux, vous faites dire au héros : « Je ne crois pas aux écrivains mais à leur histoire, et c’est ce que je réponds à un marin criblé de taches de rousseurs qui me demande si j’ai foi en Dieu8 », et dans Alzaia, Première Heure, Un nuage comme un tapis, vous lisez la Bible, vous dites que vous la lisez et vous la commentez. Finalement, lire ces écritures saintes et le fait que les lire vous fasse écrire, est-ce une façon d’approcher le mystère de la création, toute création ? En fait, dans vos fictions vous êtes extrêmement proche de la création la plus quotidienne, la plus « rez-de-chaussée » comme vous le dites vous-même ; est-ce la création qui est là en jeu, qui reste un mystère ?
E. D. L. – C’est trop dur pour moi, quand vous parlez de création… Je sens le besoin de me défendre, c’est trop dur.
I. F. – Vous voulez dire que vous ne créez pas ?
E. D. L. – Ah non [rires], je fais juste quelques résurrections, des résurrections d’absents.
I. F. – C’est une très jolie image de l’écriture, en braille. Dans Une fois, un jour, le narrateur vient d’évoquer la façon dont il a pris plaisir à inventer une histoire de neige, et dont il se sent trahi par le maître qui lit devant toute la classe sa copie, et vous écrivez : « Je me jurais de ne plus écrire de mensonges à en dire non, je n’en disais pas et tu [vous vous adressez à la mère] étais inflexible sur ce point. Les écrire pourtant ne me semblait pas un péché, c’était beau d’inventer. Puis vint ce sujet et j’eus la preuve que même l’écriture privée de son secret devenait un mensonge9. » Où est le secret de l’écriture ? Finalement, l’écriture publique que vous donnez à publier reste secrète, elle garde son secret.
E. D. L. – Non, je crois qu’elle est effrontée. Parce qu’elle fait renaître et qu’elle déclare la source.
I. F. – Donc il n’y a pas de mensonge.
E. D. L. – Il y a une réduction, et par cette réduction on réduit la vie à des scènes, à des circonstances, à des fragments ; on la pulvérise, on en grandit quelques détails et il y a un trafic de manipulation. Il y a une manipulation, mais non une falsification.
I. F. – Vous parliez de la façon dont vous avez écrit Tu, Mio : c’était assez impressionnant, mais est-ce le roman que vous avez préféré écrire ? Est-ce qu’il y a un livre que vous avez vraiment préféré écrire ?
E. D. L. – Non. Non, au moment où je le fais, c’est le mieux que je puisse faire.
I. F. – Et c’est agréable ?
E. D. L. – Oui, ça me plaît, même avec de la violence. Il y a du sang, dans mes histoires. Il y a toujours une dîme de violence et de sang, c’est un morceau prélevé sur la vie.
I. F. – À qui la payez-vous, cette dîme ?
E. D. L. – Je la paye à la vie, je sais qu’elle est là et je ne peux pas la taire. Le garçon de Montedidio qui sent croître le bien, tout à coup il est capable de faire le mal dans la surprise de tout ce bien qu’amène le changement d’âge, la nouvelle vie dans laquelle il s’engage. C’est inextricable dans mon expérience, dans ce que je sais. Il y a la responsabilité.
I. F. – Et vous la transmettez à l’écriture ?
E. D. L. – Non, je ne sais pas, je l’admets, je l’avoue, mais ce n’est pas une façon de s’en débarrasser ou de s’en libérer, non, non, l’action de mal ou de bien, donc les actions une fois faites ne sont pas… modifiables ou annulables, elles sont toujours impardonnables. Je ne suis pas croyant, parce que je n’ai aucune possibilité d’avoir à faire avec le pardon, ni je n’admets d’être pardonné, ni je ne peux pardonner, mais je peux oublier, oui, ça m’arrive et j’oublie, j’oublie souvent et c’est un pardon mineur, c’est un pardon biologique, mais je ne peux pas admettre le pardon parce que le mal est inextricable, on ne peut pas l’annuler, c’est fait… Tout ce que l’on peut faire, c’est se pardonner à soi-même: se promettre que le moment où l’on se retrouvera dans la même circonstance on ne fera plus la même chose, quand dans la même circonstance on comprend qu’il y a une variante possible ; c’est un peu la fin de Trois Chevaux, là, il y a le livre au lieu du pistolet, de l’arme, il y a une autre possibilité de faire face à la même circonstance. Il y a cette histoire d’un rabbin polonais qui voyageait vers Varsovie afin de tenir un grand discours dans la synagogue. Il était un grand savant mais venait d’un pays très pauvre et il voyageait en troisième classe, vêtu comme un paysan. D’autres Hébreux dans le même wagon se moquaient de lui, de ce pauvre. Lorsqu’il arrive dans la synagogue, il est accueilli en grand honneur, il fait son discours et les Hébreux du train s’approchent de lui pour lui demander pardon pour leur attitude et il leur répond : « Je vous pardonnerais volontiers, mais vous devez demander pardon à celui du train, pas à moi, c’est lui que vous avez offensé. » Cela signifie que dans la même situation, il ne faudra pas avoir la même attitude. C’est la seule chose possible, la seule façon d’avoir le pardon de celui du train. Le pardon n’existe pas, il existe la possibilité d’oublier si tu as subi le mal et la possibilité de ne pas le refaire si tu l’as fait. Les religions disent le contraire, il faut bien dire le contraire, mais je n’y arrive pas, c’est pour ça que je ne suis pas religieux.
I. F. – J’ai une question à propos d’oubli. Vous dites que ce qui vous vient au départ de l’écriture, c’est tout à coup un souvenir ; ce qui vous revient en souvenir, vous l’aviez complètement oublié ?
E. D. L. – Complètement oublié. Il y a une histoire, par exemple, dans En haut à gauche, que j’avais complètement oubliée, cette histoire de l’égout10. Je me suis retrouvé à Rome, dix ans après, à faire un travail de déboucher des égouts. J’ai débouché le premier égout et j’ai eu un coup de dégoût, j’ai vomi. Je me croyais bien entraîné, mais non, et dans cette réaction violente j’ai retrouvé l’histoire précédente. Le moment où je me suis retrouvé attaqué par cette odeur m’a fait revenir à l’esprit le moment où j’étais fier et content de retrouver cette odeur, comme je le raconte dans la nouvelle.
I. F. – Merci de m’avoir laissé feuilleter ce cahier de Trois Chevaux. Si je me souviens bien, c’est le premier jet, la première écriture d’un seul tenant. En le feuilletant, on remarque effectivement que la page de droite est écrite et la page de gauche, parfois complètement libre, parfois remplie. On remarque aussi, parfois, un changement de stylo, donc j’imagine qu’il y a eu un temps de pause. Est-ce que cela marque une deuxième séance d’écriture ?
E. D. L. – Presque chaque page est une séance. Parfois je retrouve le même stylo, parfois je ne le retrouve plus, donc j’en prends un autre, mais une séance, une écriture ce sera une page, deux pages, pas plus, par jour.
I. F. – Par exemple ici c’est un stylo bien particulier, un feutre bleu, et on voit qu’avec ce même feutre bleu il y a des corrections dans les pages qui précèdent et même dans les ajouts des pages qui précèdent, cela signifie que vous avez relu ce que vous avez écrit précédemment ?
E. D. L. – Oui, c’est possible que l’idée de pouvoir rajouter me soit venue à l’esprit en même temps que j’écrivais autre chose, donc je suis revenu en arrière.
I. F. – Lorsque vous continuez une écriture de la veille relisez-vous ce qu’il y a avant ?
E. D. L. – Ce n’est pas une habitude.
I. F. – Avez-vous très présent à l’esprit, quand vous vous mettez à écrire, ce que vous avez écrit la veille ?
E. D. L. – Oui, jusqu’à la veille j’arrive à me souvenir, deux jours avant ça commence à être plus difficile.
I. F. – Donc quand la rupture est un peu plus longue, vous relisez généralement ?
E. D. L. – Il faut relire, mais je ne reviens sur les pages d’avant que si je me souviens de quelque chose que je peux ajouter, alors je vais chercher le lieu ou je peux ajouter une note ou quelques lignes, mais sinon je poursuis, je ne reviens pas.
I. F. – Donc vous restez sur les derniers mots et vous continuez ?
E. D. L. – Oui.
I. F. – Vous disiez qu’il n’y avait pas de ratures, il y en a pourtant pas mal. C’est vrai que certaines pages n’en ont pas du tout, c’est assez surprenant, mais en général, une fois le texte arrêté, bouge-t-il lors du recopiage ?
E. D. L. – Non. Mais je veux dire quelque chose sur les titres. Ils n’ont pas pour moi la prétention de contenir le déroulement, d’être le programme du livre. C’est tout simplement un morceau de phrase arraché par là, qui pour moi a quelque importance, mais c’est un mot du récit, pas le résumé. C’est pourquoi les titres des traductions allemandes de mes livres me déplaisent particulièrement, comme La Mer de la mémoire pour Tu Mio ou Les Cendres de la vie pour Acide, Arc-en-ciel. Pour moi, il y a toujours un mot apparent qui est une partie de l’histoire, qui connaît une partie de l’histoire. Titrer c’est extraire un détail, une partie ; une partie, c’est toujours une part de la parole de quelqu’un, l’extrait d’une phrase d’une personne. Un bout de phrase de quelqu’un dans Une fois un jour, en italien c’était Non ora non qui, c’était la voix de la mère ; dans Acide, Arc-en-ciel, c’est la voix du père ; dans Tu Mio, c’est la voix de Caia ; En haut à gauche, c’est encore une expression du père qui lit. Le titre est toujours un morceau de phrase qui vient d’une conversation.
I. F. – Donc le titre on le retrouvera toujours dans le texte à un moment ou à un autre ?
E. D. L. – Oui. Et aussi pour le prochain, Le Contraire de un, vient d’une phrase de quelqu’un qui explique que le deux c’est le contraire, le deux entre les personnes c’est le contraire de la solitude.
I. F. – Le titre, vous le trouvez à quel moment ?
E. D. L. – C’est variable. Quand la phrase sort de la bouche de quelque personne, je peux m’apercevoir tout de suite ou après que c’est le sigle, comme le sigle sur les voitures.
I. F. – L’immatriculation ?« L’immatriculation du livre », c’est pas mal comme formule. Par ailleurs, on peut remarquer que vos titres sont souvent composés de deux éléments : Tu, Mio, Acide, Arc-en-ciel. Ils ne sont jamais longs en tout cas. Une autre question – puisque vous dites avoir toujours écrit – comment s’est passée la remière occasion, ou proposition d’édition, puisqu’elle est relativement récente ?
E. D. L. – Par hasard. C’était en 1999. J’étais à Milan pour un procès, une histoire politique des années passées. J’avais une amie qui venait d’être embauchée comme secrétaire chez Feltrinelli, et j’avais avec moi le manuscrit de Non ora non qui que j’avais offert à mes parents pour Noël, et mon amie l’a lu. Elle m’a demandé si elle pouvait le faire lire dans la maison d’édition et, en deux semaines le contrat était signé. Ce fut une bonne occasion pour mon père parce qu’un an après il allait mourir. Il a eu la possibilité d’entrevoir une autre possibilité de vie pour moi, parce que j’avais quarante ans et j’étais ouvrier depuis treize-quatorze ans (je suis resté dans le métier encore six ans), j’étais bien enfoncé dans cette vie, et mon père n’envisageait pas d’autres perspectives pour moi et là, il le pouvait.
I. F. – La question est peut-être indiscrète, je ne sais pas si vous voudrez y répondre, mais vous aviez quand même la possibilité de chercher un autre travail que celui de maçon.
E. D. L. – Non, parce que je n’ai pas fait d’études. Je suis parti à dix-sept ans, j’ai longtemps milité dans la gauche révolutionnaire italienne, presque jusqu’à trente ans, et j’étais déjà ouvrier pendant ces années-là. Dans les années soixante-dix, en Italie, il n’y avait aucune autre possibilité d’embauche, de plus, ce que j’écrivais avait une valeur pour moi, mais je ne voulais pas le mettre dans le commerce, je n’ai jamais essayé de faire lire mes choses à quelque éditeur, c’est arrivé comme ça, par hasard, à Milan, à la suite d’un procès. Je n’aurais jamais fait la première amorce, le premier geste, s’il n’y avait eu ce hasard.
I. F. – Par décision ?
E. D. L. – Par indifférence.
I. F. – Mais aujourd’hui vous êtes heureux de pouvoir publier ?
E. D. L. – Aujourd’hui, les livres sont devenus une source d’argent pour moi, je n’ai plus besoin de faire un métier d’ouvrier, ça a été une belle chance, mais aussi dans cette chance il reste un peu de résistance aux sollicitations du métier. Je me souviens d’une phrase de Chamfort, que je ne peux pas citer avec précision, mais qui disait à peu près : « La fortune pour arriver à moi devra passer à travers des conditions que je lui pose. »
I. F. – La fortune ?
E. D. L. – Oui, la bonne chance. Je n’ai pas de sentiment précis sur les conditions à imposer à la fortune, mais je ne vais pas lui faciliter le passage.
I. F. – Lorsqu’on a lu un de vos livres, on a tendance à les lire tous.
E. D. L. – Ça c’est une chose que je ne comprends pas. C’est un comportement de lecture que je ne comprends pas parce que je n’ai jamais lu tout d’un auteur, même si un livre m’a plu énormément.
I. F. – Je ne peux pas parler pour tous les lecteurs, mais moi j’ai cette tendance, je ne m’oblige pas à tout lire, mais si un livre m’intéresse, si je rencontre un auteur, si je peux lire son « braille », je cherche à retrouver cette rencontre.
E. D. L. – J’ai l’impression de changer beaucoup dans chaque livre.
I. F. – Je crois que j’ai tout lu et il me semble que je partagerais votre œuvre en deux : la fiction d’un côté, tout ce qui peut s’apparenter à des romans – il n’y a pas toujours écrit sur la page de garde « roman » ou « récit », parfois il n’y a rien…
E. D. L. – Ah je ne sais pas, parce que moi-même je ne sais pas quel format ont ces histoires, dans quel genre littéraire elles rentrent. En tout cas, je ne me sens pas romancier, un conteur d’histoire oui, mais un romancier, le mot est trop fort…
I. F. – En tout cas du point de vue du lecteur que je suis, je distingue deux volets dans ce que vous avez écrit, le volet fiction et le volet lecture, commentaire de la Bible. L’un et l’autre sont très différents, même s’il y a des points de convergence, et dans l’ensemble fiction, vous avez vous-même une espèce de fidélité à la façon de raconter les histoires ; le lecteur qui rencontre cette écriture-là va vouloir la retrouver. Je pense que c’est ainsi que s’installe la fidélité d’un lecteur et d’un auteur.
E. D. L. – Je comprends que quelqu’un veuille lire toutes les histoires de Camillieri parce qu’il y a une continuité de personnages, d’ambiance, d’anecdotes, il y a l’ouverture d’une nouvelle chambre dans le même bâtiment, la visite d’une nouvelle chambre, mais dans mes récits, non, je ne trouve pas. Je trouve que je change beaucoup de ton de voix, d’ambiance et d’histoire…
I. F. – Oui, mais on vous y retrouve, enfin on retrouve le narrateur, et même des personnages, par exemple entre Une fois un jour et Montedidio, on retrouve des choses, et même dans Trois Chevaux. Ce que l’on retrouve, c’est un rapport d’adresse à l’autre, le lecteur qui va venir, la lettre envoyée et puis quelqu’un la reçoit, et quand il la reçoit, il a envie d’en recevoir d’autres.
E. D. L. – Pour moi c’est curieux parce qu’entre Trois Chevaux et Montedidio il y a un abîme. C’est la même personne qui les a écrits, mais les voix sont différentes. Je pense que le moment où j’écris des nouvelles, des histoires courtes, est le moment où je me retire, je fais un pas en arrière et je fais un peu la récolte… Le prochain livre, c’est comme ça, ce sont des histoires courtes un peu plus organisées que En haut à gauche, qui est une séquence temporelle. Ici, dans l’histoire de Il Contrario di uno, il y a une découverte de la relation à deux, dans différentes circonstances, complètement opposées parfois, il y a aussi des premiers récits de montagne, j’ai commencé à extraire de mes passages en montagne des morceaux d’histoire à rapporter.
I. F. – Vous dites « je me retire » ?
E. D. L. – Je me sens comme quelqu’un qui fait un pas en arrière. Après Montedidio, après la fable qui a eu beaucoup de chance contre toute mon imagination, je pensais avoir fait simplement une petite chose pour me détacher de l’histoire. J’avais cinquante ans et j’avais écrit une fable, et aussi des poèmes, c’était une espèce de façon de se détacher de…
I. F. – De l’instant ?
E. D. L. – Oui, de la terre ferme, et après Montedidio, je suis revenu à remettre ensemble des petites histoires, mais je trouve la ligne de continuité dans ce que je fais dans mon activité avec l’écriture hébraïque. J’y passe sans aucun projet mais quand je termine un morceau, je passe à l’autre et c’est tout naturel, je n’ai pas un programme : je termine la traduction de la vie de Samson dans le Livre des Juges puis je passe à la vie de Noé, sans aucune relation, tout simplement parce qu’un mot de Samson m’a éclairé sur un détail de l’épisode de Noé et j’ai continué à le relire et décidé de le traduire ; je traduis un vers par jour, un passage très mesuré… dont le format est clair, et je me tiens à cette unité de mesure. La chose dans laquelle je me sens le plus écrivain, ce sont les notes de traduction, elles sont pour moi les meilleurs passages d’écriture.
I. F. – Et vos notes représentent la façon dont vous entendez ce que vous lisez ?
E. D. L. – Mes notes sont la substance de la traduction. On les met normalement après, mon vers prend une page et les notes pour un vers font toute la page, c’est le récit de l’histoire des mots qui se trouvent là-dedans, dans ce vers ; je ne traduis pas avec un vocabulaire mais avec la concordance, je prends chaque mot et je vais faire le tour de l’Ancien Testament dans tous les cas où le même mot se retrouve. Et avec ce passage je peux remonter au mot correspondant en italien.
I. F. – Vous restez à l’intérieur de la bible pour comprendre la Bible ?
E. D. L. – Pour moi les notes sont mon meilleur résultat écrit, mais ça me plaît de vous dire cela à vous parce qu’en français il n’y a aucune traduction de ces traductions.
I. F. – Dans Alzaia il y a des commentaires ?
E. D. L. – Oui, il y a des passages oui, dans Alzaia, il y a des notes. On s’arrête ?
I. F. – Oui, arrêtons-nous.
E. D. L. – Eco !
1 L’entretien s’est déroulé en français au domicile d’Erri de Luca, une maison dans la campagne environnante de Rome, en janvier 2003.
2 Acide, Arc-en-ciel, traduit par Danièle Valin, Rivages poche, 1996, p. 24.
3 Acide, Arc-en-ciel, op. cit., p. 61.
4 « Matière écrite », dans le recueil Alzaia, traduit de l’italien par Danièle Valin, Rivages poche, 2002, p. 111-112.
5 Une fois, un jour, traduit par Danièle Valin, éd. Verdier, « Terra d’altri », 2002, p. 23.
6 Il s’agit du cahier support du premier jet de Tre Caballi ; voir sa présentation en inédit.
7 Le Contraire de un est paru, en décembre 2003, chez Gallimard (traduit par Danièle Valin).
8 Trois Chevaux, op. cit., p. 61.
9 Une fois, un jour, éd. Verdier, 1989, p. 62.
10 Il s’agit de la nouvelle « Une sorte de tranchée », dans le recueil En haut à gauche, Rivages, 1996, p. 73-81 (traduction française de In alto a sinistra, Feltrinelli, 1994).