Sommaire
Le titre de ce texte tient en deux mots. Il soulève pourtant d’emblée un problème : le manuscrit littéraire est-il un objet légitime de la recherche sur l’image ? Jusqu’à présent, il n’a pas joui d’une grande considération dans ce domaine, ce qui tient sans doute à ses nombreuses singularités. La première et non la moindre est d’être tout simplement invisible, du moins au regard du commun des mortels. Il n’appartient donc pas aux images qui partagent « la vie des signes au sein de la vie sociale » selon la définition de Ferdinand de Saussure et l’exigence des sémioticiens. Il n’intéresse pas davantage les historiens de l’art, puisque sa fonction première n’est pas d’ordre esthétique ; il ne relève même pas des études littéraires puisqu’il n’accède pas au statut de texte et moins encore à celui de livre. Le livre et le texte imprimé sont des machines à lire. L’œil en balaie les pages dans un va-et-vient bien réglé et la signification des mots ne dépend en rien de la forme des lettres. Au rebours, le manuscrit défie la lecture. Le regard le parcourt dans tous les sens et ne trouve devant soi qu’une surface couverte de signes plus ou moins désordonnés. En bref : le livre se lit, le manuscrit se regarde. Et c’est grâce à ce regard et par un effet de perception qu’une feuille de manuscrit se transforme en image. Ce phénomène essentiel est pourtant resté longtemps méconnu. À partir du moment, tout récent d’ailleurs, où il a été compris et exploité par la recherche de nouvelles perspectives se sont ouvertes à l’étude du manuscrit et de la création littéraire. Pour en donner une idée, je voudrais commencer par une visite sur le terrain.
Le cas de figure que j’ai choisi, est celui d’un brouillon de Georges Perec pour La vie, mode d’emploi, dont les manuscrits ont été présentés par H. Hartje, B. Magné et J. Neefs. J’en détacherai une page, et la plupart des documents que nous allons voir seront des pages également. Il y a à cela des raisons assez claires : la page fournit à l’écriture un cadre comme celui d’un tableau et nombre d’écrivains y ont été sensibles : « J’ai aimé travailler une page comme un tableau/indéfiniment » c’est Valéry qui parle ainsi et la phrase figure en exergue du livre de Robert Pickering Paul Valéry La Page L’Écriture, un ouvrage qui a établi la page en unité fondamentale de la sémiotique du manuscrit. Il s’agit, bien entendu d’une sémiotique de la signification et non de la communication. Georges Perec n’a jamais eu l’intention de nous confier ce que dit sa page - et encore moins ce que nous lui faisons dire [Fig. 1 : Georges Perec, « Cahier des charges » pour La Vie, mode d’emploi. Fonds Georges Perec, Bibl. de l’Arsenal, Paris].
On observe tout d’abord que l’espace de la page nous fournit une information sur le temps - le temps des opérations d’écriture dont nous scrutons les traces sur la feuille. La génétique apporte ainsi une confirmation empirique au concept de « chronotopicité » proposé par Bakhtine, en inscrivant le geste d’écriture dans la dimension du temps. De façon expérimentale nous pouvons examiner la feuille à travers une grille de lecture, à la fois horizontale et verticale, et suivre ainsi le mouvement de la main. Il apparaît alors que Perec a commencé par inscrire en haut du feuillet les référence chiffrées qui définissent la place de la page dans le texte, après quoi il trace la liste qui figure à gauche, telle une colonne vertébrale du feuillet. Arrivent ensuite - à droite et de haut en bas - les éléments narratifs du passage et, en dernier, les notes qui figurent sur la partie gauche du feuillet. Cette chronologie est intéressante car elle atteste que les divers éléments de la composition entrent en scène par ordre d’importance. On sait que La Vie mode d’emploi décrit une maison de dix étages (de dix pièces chacun) dans lesquelles tous les événements du récit s’accomplissent au même moment. La narration va et vient d’une pièce à l’autre par un mouvement qui obéit à un algorithme trop complexe pour être étudié ici. Le calcul est donc au cœur du livre et les chiffres qui figurent en tête de la page s’y rapportent tour à tour. Pour aller vite, je saute d’emblé au dernier d’entre eux. Il rappelle que chaque chapitre du livre est tenu de respecter 42 « contraintes » - et une note (en haut à droite) signale qu’ici il en reste encore 26 à mettre en œuvre. Ces contraintes consistent dans l’emploi obligé des termes qui figurent dans la colonne de gauche, qui détermine ainsi le programme du chapitre auquel appartient la page. Leur rôle capital est souligné par l’emploi (unique sur le feuillet) d’un marqueur de couleur jaune. Et leur disposition en colonne est également caractéristique de cette écriture. Comme chez d’autres auteurs de la modernité – James Joyce, Guimarez Rosa ou les écrivains du groupe « Oulipo » dont Perec fait partie, l’écriture se fonde ici non sur la phrase, mais sur les mots qui sont, dit l’écrivain, « mes pompes à imaginaire ». On voit d’ailleurs bien, à droite de la page, que toute liste de mots éveille chez Perec une passion énumérative. Même quand il s’agit d’une simple série de modestes produits diététiques, il ne cesse d’y revenir jusqu’à saturation complète de ce champ lexical. En revanche, les éléments narratifs - dont il faut bien, malgré tout, disposer pour écrire un roman - ont été inscrits en dernier lieu, sur la partie droite, où ils se trouvent d’ailleurs réduits à peu de chose. On y apprend seulement que la jeune Anne B. suit un régime et se destine à une carrière d’ingénieur. Sans entrer plus avant dans les détails de cette genèse, nous voyons sur cette page comment se met en place la mécanique compliquée par laquelle Perec produit son récit. Une fois imprimé, le livre pourra se lire tout uniment, sans laisser rien paraître des ressorts cachés et de la fabrication souterraine de l’ouvrage. La critique, en revanche, déconstruit le feuillet manuscrit en ses composantes – espace, temps, inscriptions, tracés, couleurs etc. – et les déchiffre comme un réseau de signes à la fois sémantique et sémiotique. En ce sens d’ailleurs, la discussion à laquelle je vais me livrer dans la suite de cet exposé n’échappe pas à tout reproche. Tenter, comme je le fais, de définir une typologie à la fois fonctionnelle et formelle des images du manuscrit c’est pécher contre la méthode génétique, puisqu’on considère ainsi des figures singulières en dehors du réseau sémiotique qui leur confère la plénitude de leur sens. Je ne peux excuser cette entreprise que par ma curiosité à comprendre pourquoi un écrivain quitte soudain l’écriture pour se mettre à tracer des formes figurées.
L’exemple que voici a été choisi à dessein pour son caractère minimaliste [Fig. 2 : Elke Erb, présentation du poème « Winkelzüge », (In Der wilde Forst, der tiefe Wald, Steidl, 1995]. Il appartient au brouillon du poème « Winkelzüge » de la poétesse allemande Elke Erb. En haut et à gauche du premier feuillet, on aperçoit deux cônes inversés. Et dans ce tracé minuscule va se jouer le destin d’une œuvre partagée entre espérance et désespoir. Le cône supérieur symbolise en effet un regard qui s’éveille sur le monde et la vie. On lit au dessus (je traduis) : « Au dehors, règne le printemps sacré ». Mais d’un seul coup, le référent et la signification de la figure subissent une transformation complète : « une sensation intime inverse l’image : c’est la faim et une sensation d’étouffement qui font s’ouvrir ces becs » : l’ouverture n’évoque plus le regard, mais un bec affamé. Apparaît alors le cône d’en bas avec les lettres « H » pour « Hunger » (la faim) et « E » pour « Ersticken » (étouffement). Et c’est à l’intersection de ces deux tracés et de ces deux sensations opposées que l’écrivain va trouver le point de départ de son poème : « Le tracé de ce dessin m’a permis de me projeter plus facilement dans l’image et de trouver le point d’équilibre qui va conduire à une troisième phase » - celle d’un équilibre retrouvé. Mais ce n’est pas tout. Après avoir servi à une figuration, le tracé va agir sur les mots. En effet, les deux cônes forment deux angles - en allemand « Winkel » - et ce terme mobilise ce que l’auteur appelle : « toute une petite trigonométrie verbale ». Par composition, le terme de « Winkel » génère « Winkelblick « c’est-à-dire : le point de vue, la perspective narrative - et puis encore « Winkelzüge », c’est-à-dire des biais (au double sens de « traits obliques » et de « détours »). Et c’est bien en passant par une série de détours que va progresser désormais la rédaction du poème - et c’est encore le terme qui, à la fin, va lui servir de titre. En définitive, on voit qu’un tracé aussi mince a pourtant pu servir à la fois de point de départ et de point d’arrivée à une genèse poétique.
Deux remarques cependant à propos de ce petit exemple. La première pour noter que dans une genèse l’importance d’un graphisme n’est pas fonction de sa qualité esthétique. L’imaginaire de l’auteur peut se fixer sur un tracé élémentaire – nous venons de le voir – aussi bien que sur une grande réalisation plastique. Lorsque nous rencontrons de telles œuvres d’art dans un manuscrit de travail, leur beauté nous est donnée en surcroît de leur fonction. Ensuite : pour pouvoir interpréter le signe que je viens de décrire, il a fallu que l’auteur lui-même m’ait ouvert la voie par son commentaire. Mais une telle chance est rare. L’esthéticien américain Richard Wollheim a bien dit que la meilleure façon de comprendre une image était encore d’en lire l’étiquette. Malheureusement, les brouillons ne nous en offrent guère. Il faudra donc prendre garde à ne pas mettre trop vite des mots sur des signes. Ceci vaut en particulier pour le niveau suivant du graphisme, celui du graffiti.
Dans l’histoire de l’art, le graffiti mène une existence de paria puisqu’il ne comporte aucun effet de représentation, hors celui d’une trace de la main. Et pourtant, son rôle est souvent essentiel dans l’écriture. L’exécution du graffiti laisse la pensée flotter librement, pendant que la main se décharge de l’énergie motrice accumulée dans le geste d’écrire. Cette décharge peut être violente, comme sur ces pages d’Artaud où le graffiti se fait griffure [Fig. 3. Antonin Artaud, Sorts, (Collection particulière)]. L’écriture alors n’est plus mise en suspens, elle est au contraire déniée par le trait qui en jaillit. Artaud le commente ainsi : « Ce que je dessine, ce ne sont plus des thèmes (…) ce sont des gestes (…) gestes exercés avec le souffle de mes poumons/et de mes mains ». À l’autre extrême, le trait impromptu peut se faire construction réglée, comme (en haut et à gauche) dans cette page du brouillon de La Jeune Parque [Fig. 4. Paul Valéry, La Jeune Parque, Bibliothèque nationale de France, Mss., Nafr. 19006, vol. III, f° 74 r°., Cliché BnF ]. Après avoir fixé le premier vers « Harmonieuse Moi, différente d’un songe », Valéry laisse la création en suspens, à la recherche d’une suite. L’interruption est bien marquée, puisque la page est retournée à 90° pour faire place à un petit essai bien réglé d’une architecture imaginaire. Et pourtant, alors même que le crayon y travaille, le poème demeure actif dans l’esprit. Au-dessus du tracé, le vers « ferme et flexible femme » surgit, comme pour illustrer la formule de Valéry : « Toujours je pense… à autre chose ». Ce double exercice du songe de l’esprit et de l’action de la main s’exprime par des inscriptions errantes « posant des jalons pour un acte complexe » (Valéry). On lit ainsi, au niveau du second paragraphe : « Je vis/revis – avis », « vis/dessin d’une vis », « sol vrai » / « sonner » et d’autres recherches de sonorité. Entre ces tentatives, les pauses sont remplies non plus par des graffitis, mais par des croquis. Ces images sont tantôt d’ordre iconique, comme ces croquis de tentes, tantôt symboliques comme cette pendule ou ces poids en équilibre qui reviennent à diverses reprises dans les manuscrits. Dans Poésie et Pensée abstraite Valéry en commente la signification. Pour résumer d’un mot sa pensée, la « pendule poétique » symbolise un va-et-vient « entre la forme et le fond, entre le son et le sens, entre le poème et l’état de la poésie ». Plus loin, lorsque le vers commence à se former, comme on le voit au milieu du feuillet : « Forme flexible et ferme aux silences suivis/d’Actes purs » nous passons du croquis à l’esquisse. Il se produit alors comme une libération de la main, le bateau aux voiles battantes s’élance comme la plume sur la page et les figures ne viennent plus couper l’écriture mais la précèdent, l’introduisent. Une nouvelle relation s’instaure entre les mots et les formes. Les grands motifs valéryens se répondent en écho de l’image à l’écriture : « vent », « mouvement », « espace ». Nous assistons ici à la naissance d’un rapport de représentation réciproque entre inscription et imagination, rapport qui trouve sa pleine expression au niveau suivant du graphisme, celui du dessin.
Je voudrais l’illustrer par un brouillon de La bataille de Pharsale par Claude Simon. [Fig. 5. Claude Simon, La Bataille de Pharsale, collection particulière]. La première image, celle d’un oiseau en vol, revient sur cette page après avoir déjà figuré à la première ligne du livre. Mais c’était alors un oiseau de mots : « Jaune et puis noir, le temps d’un battement de paupière, puis jaune à nouveau, ailes déployées en forme d’arbalète rapide ». Ici, il devient un dessin qui reflète fidèlement cette description et rend ainsi interchangeable la fonction de la langue et celle de l’image. Placé en marge du texte, il a une fonction indicielle : chez Claude Simon, en effet, l’oiseau en vol est associé à l’image de la fenêtre qui s’ouvre sur une vision du monde. Toute différente est la place et la fonction du dessin central. Il interrompt l’écriture pour lui permettre de rebondir : « J’ai voulu faire de la description le générateur de l’action » écrit Claude Simon. Le regard, la forme visible, relancent l’écriture. Dans celle-ci, le dessin se reflète comme dans un miroir et ce rapport offre un beau cas de figure aux théories de la représentation. On lit en effet dans le texte la description de l’image : « Partant de la broussaille de poils jaunâtres qui couvrent la poitrine, une ligne ébouriffée divise le torse en deux […] les deux mains prennent appui sur le lit » et ainsi de suite. Comme il se doit pour un tableau, la description est parfaitement immobile et c’est seulement lorsqu’elle est achevée et que la page se tourne que les corps se mettent en mouvement pour l’étreinte. L’ensemble de cet épisode érotique sera répété encore deux fois dans le texte. Mais son statut change alors : il ne s’agit plus d’une description, mais de l’évocation d’une œuvre plastique : la narration se fait tableau à son tour. Voici ce nouveau passage : « Sur ses fesses, son dos, ses épaules le peintre a posé d’épaisses couches de gouache blanche […] le membre de l’homme est représenté de façon schématique […] le gland figuré par un triangle à peu près équilatéral ». Nous voici en route pour un tableau de Picasso. Il y a là un jeu entre les mots qui se transforment en peinture et un tableau qui devient un roman. Bien entendu, il n’existe dans le récit nul personnage de peintre - à moins de le chercher au bas de la feuille, dans cet autoportrait de l’acte d’écrire : les feuillets disposés pour une écriture qui s’apprête à surgir. Cette fois, le dessin n’interrompt pas l’écriture, mais la précède, par sa place sur la page comme par l’instant d’avant l’écriture qu’il évoque. Les pages sont encore blanches, ouvertes aux figures et aux mots qui vont y surgir face à face. Mais cette vision est bien celle de l’auteur, et non celle du lecteur. Le travail qui s’est noué entre représentation et narration reste caché dans la chambre aux écritures, invisible au public.
Ceci est encore vrai pour un aspect des manuscrits qui peut, à première vue, paraître hors de notre propos : je veux parler des plans de l’écrivain. Au XIXe siècle, le projet d’une œuvre est encore fixé en quelques paragraphes : projet, esquisse, scénario… Dans le roman contemporain les structures du récit prennent une complexité qui nécessite parfois le recours à de véritables tableaux de commande. Choisi parmi une grande variété parmi de configurations, on verra ici un exemple emprunté à la genèse de L’Apocryphe par Robert Pinget. Ce dossier, étudié par J.-C. Lieber et J. Verrier, est précédé par un plan [Fig. 6. Robert Pinget, plan pour L’Apocryphe, Fonds Perec, Bibl. Municipale, Tours]. Sur un autre feuillet, l’auteur a inscrit une clef des significations pour chaque couleur [Fig. 7]. On lit ainsi, de haut en bas, « Blanc Au centre le berger/le sujet » - « Vert Autour de lui la nature » - « Bleu Plus loin les conversations/d’autrui » et ainsi de suite. La singularité du dispositif réside dans sa disposition circulaire. Elle correspond au fait que le lecteur entre chaque fois à nouveau dans les métamorphoses du texte. C’est la lecture qui met en action « tous procédés/de pénétration/de décryptage/du poème ».
On voit bien ici comment une opération à finalité pratique - offrir à l’auteur une vision d’ensemble de sa composition - fait naître une image chargée de significations nouvelles. Chez Pinget, le mandala donne à l’œuvre une dimension symbolique, faisant de sa composition une métaphore de l’organisation du monde. Ainsi se trouve infirmé mon constat initial, selon lequel la qualité esthétique d’un tracé importe peu à sa fonction génétique. Dans les instants où naît chez l’écrivain une relation sensible et quasi sensuelle au tracé, l’image exerce une influence propre. Ainsi dans ce commentaire de Claude Simon au Colloque de Cerisy (1975) :
« J’ai punaisé l’ensemble [les plans pour La route des Flandres] sur les murs de mon bureau et alors je me suis demandé s’il ne fallait pas remettre un peu de bleu par ici, un peu de vert par là pour que ça s’équilibre. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que j’ai « fabriqué » certains passages [du récit] parce qu’il manquait un peu de vert ou un peu de rose à tel ou tel endroit. Je n’en avais absolument pas l’idée avant de commencer ».
Nous voilà parvenus au point où c’est l’image qui s’empare de l’écriture. Et, de l’une à l’autre, le pas peut être franchi, en effet. Tel est le cas de Günter Grass qui, devant son plan pour le roman La Ratte, décide de graver l’image de la page et d’en faire une lithographie. Et un autre romancier allemand, le poète Christoph Meckel, passe délibérément d’un art à l’autre, en faisant de ses manuscrits des tableaux qu’il appellera d’ailleurs « Manuscriptbilder », des images-manuscrits qui cessent d’être des textes et qui restent pourtant déchiffrables parfois à travers le dessin. Les mots et les figures se fondent en une seule image, à la fois multiforme et unique [Fig. 8. Christoph Meckel, Manuscriptbild, collection particulière]. Faut-il donc penser que l’écriture et le dessin débouchent en fin de compte sur le royaume de la concordance des arts ? Tel a souvent été le sentiment de la critique au XIXe siècle, en pleine émergence alors de la civilisation de l’image. Dans un premier mouvement d’enthousiasme on admire des artistes qui conjuguent écriture et arts plastiques comme Rossetti, Fromentin ou Stifter et on leur rend hommage par des expositions qui s’appellent « Le double talent » ou plus modestement « Le violon d’Ingres ». On traite alors sur le même plan les dessins ou tableaux créés en dehors de l’écriture et les feuillets illustrés prélevés sur un manuscrit. C’est prêter peu d’attention à ce que disent les créateurs eux-mêmes : « Le livre est là, non pour répéter l’œuvre du peintre, mais pour exprimer ce qu’elle ne dit pas » écrit Eugène Fromentin. Et de nos jours, Günter Grassdit à son tour : « Ce qui nous rend muets et qui défie toute description, demande à être dessiné ». De tels avertissements ne seront véritablement compris qu’à une période récente, lorsque la critique entreprend d’établir la différence élémentaire, mais décisive, entre l’artiste qui se trouve être peintre et écrivain à la fois - un cas malgré tout assez rare - et l’écrivain à qui il arrive de dessiner ou de griffonner dans son manuscrit. Il est vrai que ce changement du regard soulève des problèmes inédits. À commencer par le plus manifeste : quelle est la nature du rapport entre l’acte d’écrire et l’acte de dessiner ? Les premiers travaux en ce domaine ont tout naturellement insisté sur la parenté de ces deux activités de la main et sur leur proximité dans le temps et l’espace de la page. Et il est vrai que les dessins partagent avec les inscriptions le même moment, le même support et bien souvent le même instrument. Faut-il pour autant penser que tous les deux viennent se fondre dans un même flot d’encre pour former une image unique ? Des auteurs d’ouvrages par ailleurs remarquables ont pu parler « du dessin comme écriture » ou bien d’« une forme d’écriture unique » (R. Pickering) ou encore « d’opérations réunies en une unité » (K. Barsht), métaphores expressives risquent pourtant de masquer le fait que c’est précisément grâce à leur différence que l’image et le mot peuvent agir l’un sur l’autre. C’est par leur interaction qu’une dynamique de la création est relancée. Nous passons d’une problématique classique de la réception à une problématique, pour nous inédite, de la production des images. Les observations des sciences cognitives viennent à l’appui de cette démarche. Elles représentent l’acte d’écrire comme le résultat d’un apprentissage moteur que coordonnent dans le cerveau un « centre de l’écriture » et un pôle de la « cécité verbale » qui pilote - au rebours de son nom - la reconnaissance des mots écrits. Le dessin, au contraire, relève des aires de la reconnaissance des formes et de la perception de l’espace. Ainsi, lorsque la main dessine, l’acte d’écrire est interrompu et l’activité mentale emprunte une autre voie. Ce changement est d’ailleurs souvent perçu spontanément. Pouchkine écrit ainsi : « Ayant rencontré un obstacle » - entendons : au cours de l’écriture - « l’énergie créatrice emprunte un lit latéral ». On comprend mieux combien les graphismes des manuscrits sont loin d’être un simple exercice d’illustration ou de divertissement. Elles permettent à l’esprit de se ressourcer à d’autres pouvoirs qu’à ceux de la langue. Le lecteur qui ouvre le livre ne saura jamais que les mots qui vont passer sous ses yeux sont bien souvent venus au monde par l’intercession d’une image. Et la première réponse à la question « pourquoi les écrivains dessinent-ils dans leurs manuscrits ? » se trouve sans doute dans un paradoxe : c’est parce qu’ils ont besoin de dessiner pour pouvoir écrire. La grande interrogation de Valéry « L’homme est-il mot ou dessin ? » nous revient aujourd’hui, au seuil d’une nouvelle recherche sur les fonctions de l’esprit dans la création esthétique.
Remerciements
Je remercie les ayants droit qui ont bien voulu autoriser la reproduction des documents (dans le volume dans lequel cet article figure dans sa version imprimée, voir biblio) qui se trouvent dans des collections particulières ou fonds privés :
Mme. Ela Bienenfeld pour le manuscrit de Georges Perec.
M. Malaucéna pour le manuscrit d’Antonin Artaud.
Mme. Claude Simon pour le manuscrit de Claude Simon.
M. Jacques Pinget pour le manuscrit de Robert Pinget.
M. Christoph Meckel pour son tableau Manuscriptbild.
Sans leur bienveillant intérêt, la présente étude n’aurait pu voir le jour.
1 Faute d’autorisations spécifiques pour une publication sur Internet ce texte, présenté initialement lors d’une conférence à l’Université de Pise, figure ici sans son iconographie.