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L’hypertexte, un nouvel espace d’écriture
Le concept informatique d’hypertexte a été introduit par Ted Nelson dans les années 601. Plus anciennement encore, à l’aube de l’informatique, l’Américain Vannevar Bush proposait de créer un système nommé “Memex”, bibliothèque ou encyclopédie interactive, qui devait permettre au lecteur d’afficher deux textes sur un écran et de créer des liens entre des passages donnés de ces textes; le système imaginé par Bush aurait stocké ces liens de manière à ce qu’ils puissent ultérieurement être affichés ou modifiés. Ces anticipations restent toutefois programmatiques jusqu’à ce que, dans les années 80, la technologie des ordinateurs permette de réaliser les systèmes imaginés abstraitement dans les années 60. L’hypertexte se développe alors d’une manière spectaculaire et connaît des développements importants dans le domaine des humanités, notamment aux États-Unis.
D’un point de vue informatique, l’hypertexte est
un système permettant de gérer une collection d’informations auxquelles on peut accéder de manière non séquentielle. Il est constitué d’un réseau de nœuds et de liens logiques entre ces nœuds2.
Les nœuds contiennent des informations de nature très diverse, textes entiers, paragraphes, phrases, mots isolés, mais aussi images numérisées et sons (dans ce cas, on emploie plutôt le terme d’hypermédia). D’une manière générique, on emploie le terme de document pour désigner les entités ainsi constituées. Un hypertexte est dès lors une collection de documents associés entre eux par des liens dynamiques, qui constitue un réseau à l’intérieur duquel on peut effectuer des parcours.
Concrètement, un hypertexte se présentera par exemple, pour son utilisateur, sous la forme d’un texte affiché dans une fenêtre sur l’écran d’un ordinateur, et dans lequel certains éléments sont dotés d’une caractérisation graphique, enrichissement typographique ou icône, qui signale au lecteur qu’un autre document est attaché à cette partie du texte. En activant ce signal graphique (c’est-à-dire en actionnant métaphoriquement un bouton à l’aide de la souris), on ouvre une nouvelle fenêtre dans laquelle vient s’afficher ce second document. A son tour, celui-ci peut lui-même contenir des signaux graphiques et des boutons qui donnent accès à un troisième document, qui peut lui-même... Il n’y a aucune limitation à cet enchaînement de documents attachés les uns aux autres, de sorte que, comme l’écrit J. Bolter, le lecteur se déplace “à l’intérieur d’un espace de paragraphes”3, et non plus, comme dans un texte standard, dans l’espace unidimensionnel de la ligne imprimée.
Cette présentation simplifiée suffit à montrer que l’hypertexte constitue un nouvel espace pour l’écrit et pour l’écriture. Quels en sont les caractères physiques? En quoi se distingue-t-il des espaces qui l’ont précédé?
En tant que contenant, le livre est un assemblage de feuillets disposés les uns à la suite des autres dans un ordre fixe, isolé du monde qui l’entoure par une reliure qui en fait un objet singulier, tangible, ayant l’évidence de sa présence matérielle. Cette prégnance d’objet matériel est évidemment absente dans l’hypertexte, qui pour son utilisateur, apparaît sous forme fragmentaire dans des fenêtres affichées sur un écran. Le contenu de ces fenêtres correspond à des places à l’intérieur d’une mémoire électronique, où elles sont identifiées par une “adresse”, à laquelle on peut accéder par un “pointeur”, qui n’est rien d’autre qu’une instruction du type “aller à l’adresse ci-après désignée”. Bien sûr, on trouve des équivalents de ces pointeurs dans l’espace du livre, lorsque par exemple une note renvoie le lecteur à une autre partie du texte, sous la forme d’une “instruction” du type “Cf. p. x”. Mais dans le livre, l’instruction de renvoi est secondaire par rapport à la place du passage dans l’ordre séquentiel du texte. Dans un document électronique, c’est au contraire l’adresse qui devient fondamentale, la séquence linéaire n’étant que le résultat d’un agencement particulier de pointeurs.
C’est dire que les zones mémoire de stockage des données ne s’enchaînent pas de manière linéaire pour constituer un “texte”. Celui-ci, en tant que séquence, est défini par la succession des pointeurs qui font passer d’une zone à une autre. Il suffit de modifier l’ordre des pointeurs pour modifier l’ordre de la lecture, et donc celui du texte lu.
Grâce à cette souplesse, l’hypertexte accueillera aussi bien, sous forme de leurs équivalents électroniques, un livre, dont on tournera métaphoriquement les pages en les affichant successivement à l’écran, un ensemble de livres, mais aussi une liasse de feuilles volantes ou un de ces carnets qu’affectionnent les écrivains dans les phases préparatoires de leur travail.
Précisons que ni la taille d’une zone donnée ni celle de l’ensemble ne sont fixées à l’avance : on peut toujours introduire un nouveau pointeur qui renverra à un nouveau document; de même, on peut traiter une zone globalement, comme une seule entité, ou considérer qu’elle constitue elle-même un réseau de lieux distincts qu’assemblent des liens spécifiques à travers un jeu de pointeurs.
Enfin, comme toutes les technologies d’écriture électronique, l’hypertexte offre un support malléable et réinscriptible à volonté. Ceci le distingue radicalement de tous les espaces qui font de l’écrit un produit fixé et définitif, qu’il s’agisse par exemple du rouleau de papyrus, du manuscrit médiéval ou du livre imprimé. La mobilité immatérielle du support électronique le rapproche en revanche des supports de l’écriture éphémère, qu’ils soient tablette de cire ou feuillet raturé d’un dossier génétique.
Les caractéristiques physiques des espaces d’écriture ont des incidences tant sur l’activité d’écriture elle-même que sur le produit de celle-ci et sur ses caractéristiques abstraites. Qu’en est-il de l’hypertexte?
N‘étant pas stocké de manière linéaire sur son support, l’hypertexte est un “écrit non séquentiel”4, qui fait échapper l’écrit à l’ordre linéaire unique que lui imposaient les supports antérieurs. De ce fait, la lecture elle-même devient “un processus discontinu ou non linéaire qui, comme la pensée, est de nature associative, par opposition au processus séquentiel impliqué par le texte conventionnel”5.
Non linéaire, l’hypertexte est aussi non hiérarchique. Il bouscule les classements que nous opérons à l’intérieur des œuvres littéraires et des productions de l’esprit et relativise la hiérarchie qui nous fait privilégier un ensemble canonique de “grands textes” au détriment du reste des livres. L’hypertexte met en question l’auctoritas, en relativisant la fixité du texte et en ébranlant la position de l’auteur6.
Plus généralement, l’espace conceptuel de l’hypertexte invite à concevoir les documents de manière granulaire. Un document peut être considéré à deux niveaux et selon deux points de vue. En tant qu’entité, il constitue globalement un “grain” ou un “bloc” élémentaire, qui s’assemble avec d’autres grains pour former une entité d’ordre supérieur. Mais on peut aussi l’appréhender comme le résultat de la composition de blocs plus petits; pour un texte, il s’agira par exemple de l’assemblage des chapitres, des paragraphes, des phrases, voire des mots.
Le premier de ces points de vue peut être illustré par deux structures bien connues dans l’espace du livre. La bibliothèque est la réalisation matérielle d’une entité d’ordre supérieur dont les grains élémentaires, blocs ou atomes, sont constitués par chacun des livres qui la composent. A ce titre, l’utilisateur d’une bibliothèque en accès direct effectue matériellement à travers les rayons les parcours que l’utilisateur d’un hypertexte effectue dans la substance immatérielle des documents électroniques. On peut d’ailleurs pousser la comparaison plus loin : la bibliothèque est composée de deux espaces de mémoire complémentaires, celui des rayons où sont stockés les livres, et celui du catalogue, qui contient la cote de l’ouvrage, c’est-à-dire son adresse dans la bibliothèque. L’utilisateur peut parcourir la bibliothèque soit en se promenant directement dans les rayons, par exploration séquentielle de l’espace physique de stockage, soit en consultant d’abord le catalogue, dont la notice “pointe” sur l’emplacement de l’ouvrage cherché. A l’inverse, l’encyclopédie, dont l’ambition est de réunir en un seul ouvrage la totalité du savoir dispersé dans les livres, offre métaphoriquement à son lecteur la navigation à travers l’espace des textes dont la bibliothèque assure la réalisation matérielle. Ce sont ici les articles et leurs parties qui constituent les grains de l’entité d’ordre supérieur. Il n’est donc pas étonnant que les premières réalisations hypertextuelles commerciales aient été des encyclopédies électroniques, et que Ted Nelson, le père de l’hypertexte, ait conçu le projet XANADU, gigantesque projet de bibliothèque électronique universelle.
Les “processeurs d’idées” (outline processors) offrent une illustration très parlante du second point de vue. On le sait, on désigne ainsi les outils, disponibles dans la plupart des logiciels de traitement de texte, qui permettent d’agir sur l’ordre et l’enchaînement des parties d’un texte. En faisant varier la granularité des objets textuels qu’on manipule, on peut écrire, de manière séquentielle, une série de fragments textuels, puis les traiter comme des symboles unitaires et modifier tant leur enchaînement que la hiérarchie qui les subordonne les uns aux autres. De cette manière, on peut “écrire avec ces symboles exactement comme [...] on écrit avec des mots”7.
Enfin, les grains blocs qui constituent un hypertexte se caractérisent par une forte connectivité; celle-ci permet
de relier entre eux des blocs discrets [...] pour former des tissus d’information, de suivre différents chemins à travers ces tissus, et d’attacher des annotations (des types particuliers de liens) à n’importe quel bloc d’information8.
Bien sûr — et l’étymologie du mot texte est explicite —, loin d’être spécifique de l’écriture électronique, ce tissage de liens entre des éléments dotés d’un sens est constitutif de toute production langagière. Mais dans un ouvrage imprimé, la connectivité est prisonnière de l’enchaînement séquentiel et de l’ordre hiérarchique. Les liens transversaux restent généralement implicites et doivent être (re)construits par le lecteur9. Au contraire, l’hypertexte permet l’explicitation, la multiplication et la diversification des liens. Comme l’écrit Bolter, il épaissit la texture10.
En un mot, on peut résumer l’ensemble des caractéristiques précédemment énumérées en définissant l’hypertexte comme un réseau dynamique doté des qualités suivantes : non-linéarité, non-hiérarchie, granularité, connectivité, variabilité.
De l’hypertexte au livre : les Pensées de Pascal
A travers l’hypertexte, c’est l’ensemble de l’histoire du livre et de l’écrit qui s’éclaire d’un jour nouveau. Trois aspects peuvent être retenus ici : la place de l’écrit dans les différentes formes de mémoire artificielle, l’évolution des pratiques de lecture et des rapports entre l’auteur, le texte et le lecteur, et les affinités entre l’hypertexte et la sphère de la production textuelle.
Comme le rappelle J. Bolter, l’hypertexte est le point d’aboutissement d’une longue histoire de la mémoire artificielle, où les contraintes et les possibilités nouvelles apportées par les supports successifs de l’écrit font progressivement tomber dans l’oubli les techniques de mémorisation qui accompagnent l’oralité. En mettant ainsi en parallèle la poésie orale ou la rhétorique antique et l’espace de l’écrit — du papyrus à l’espace électronique —, Bolter veut illustrer la solidarité entre les pratiques culturelles et sociales de la lecture, les systèmes conceptuels qui articulent ces pratiques, et les systèmes technologiques qui rendent l’ensemble possible. De ce point de vue, les nouvelles pratiques de mémoire artificielle introduites par l’hypertexte rompent avec les modèles standard issus de l’univers de l’écrit dans ses formes les plus achevées. On peut ajouter que l’hypertexte redonne vie à des technologies que l’imprimé semblait avoir reléguées au second plan, qu’il s’agisse des données mnémotechniques inséparables de la poésie orale, des techniques de mémorisation transmises par les arts de la mémoire, ou de l’ensemble des processus à l’œuvre dans la production du texte.
Les effets de l’hypertexte sont particulièrement nets en ce qui concerne la relation entre l’auteur, le texte et le lecteur. Alors que, dans l’univers du livre, l’écrit a tendance
à accroître la distance entre l’auteur et le lecteur, l’auteur devenant un personnage monumental et le lecteur étant réduit au rôle d’un visiteur dans la cathédrale de l’auteur11,
l’hypertexte interactif “émousse la division tranchante entre l’auteur et le lecteur”12, et constitue “une structure de connaissance ouverte, élargie et réorganisée en permanence par les lecteurs”13. La lecture devient une activité dynamique qui fait participer le lecteur au processus de production de l’objet. Le lecteur peut créer son propre parcours à l’intérieur de l’hypertexte en choisissant un mode de circulation dans le réseau. Il peut aussi créer un “hyperobjet” original à l’intérieur de l’hypertexte en exploitant la propriété de granularité et en créant ses propres liens. Il peut enfin ajouter lui-même de nouveaux blocs qui feront dès lors partie de la base textuelle. L’hypertexte facilite donc considérablement l’appropriation du texte par ses lecteurs, au point qu’on pourrait affirmer qu’en tant que dispositif technologique, il constitue comme une réalisation concrète des propositions avancées par les théoriciens de la réception14.
Enfin, l’hypertexte ramène au premier plan la spécificité des pratiques liées à la production écrite. Ce domaine n’est généralement pas abordé dans la littérature sur l’hypertexte. On verra pourtant que les pratiques d’écriture que révèlent les documents génétiques anticipent sur le fonctionnement des hypertextes, de sorte que c’est lorsqu’on prend en compte le versant de la production et celui de la lecture qu’on découvre toute la richesse de l’hypertexte.
On comprend que la technologie de l’hypertexte soit contemporaine des réflexions qui, dans la théorie littéraire, ont remis en question le modèle canonique centré sur l’auteur et l’œuvre. Les théoriciens structuralistes du texte passent au crible les notions d’auteur, de texte, d’œuvre, d’écriture, au moment précis où, d’une manière totalement indépendante, la révolution informatique se met en place, et avant même que l’on sache fabriquer les machines qui permettront aux utopies futuristes de devenir réalité. Dans leur quête de précurseurs ou d’ancêtres, J. Bolter ou G. P. Landow mettent précisément en avant les créateurs dont l’œuvre a accompagné la réflexion théorique européenne des années 60, qu’il s’agisse de Sterne, des romantiques allemands, de Joyce ou de Borges. D’ailleurs, ne rencontre-t-on pas dans la conclusion que G. Genette donne à son livre de 1983 le même souffle que celui qui a inspiré à Ted Nelson le projet XANADU?
[...] une Littérature en transfusion perpétuelle (ou perfusion transtextuelle), constamment présente à elle-même dans sa totalité et comme Totalité, dont tous les auteurs ne font qu’un, et dont tous les livres sont un vaste Livre, un seul Livre infini. L’hypertextualité n’est qu’un des noms de cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine15.
Plus précisément, la notion de transtextualité, par laquelle G. Genette désigne “tout ce qui met [le texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes”16, est très proche de celle d’hypertexte chez les informaticiens. La plupart des relations transtextuelles analysées par G. Genette sont présentes dans l’hypertexte informatique, qu’il s’agisse de l’“intertexte”, qui renvoie à la coprésence entre deux ou plusieurs textes, du “paratexte”, qui crée comme un halo hypertextuel autour du texte avec son cortège de textes d’accompagnement, du “métatexte”, commentaire qui unit un texte à un autre texte dont il parle, ou de l’“architexte”, qui désigne pour G. Genette les catégories générales, ou transcendantes, dont relève chaque texte singulier. On notera seulement que dans ce paradigme terminologique et conceptuel construit sur le radical “texte”, la notion la moins proche de l’hypertexte informatique et donc la plus trompeuse est certainement ... l’“hypertexte”, que G. Genette définit comme “tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple [...] ou par transformation indirecte : nous dirons imitation”17. Dans son acception informatique, l’hypertexte englobe l’ensemble des relations transtextuelles décrites par G. Genette; en particulier, l’hypertexte et l’hypotexte au sens de ce dernier ne constituent que des fragments d’un hypertexte informatique.
Pour concrétiser les analyses qui précèdent, on ne peut rêver meilleur exemple que celui des Pensées de Pascal. Il illustre à l’envi la contingence de la coupure entre la “réception” et la “production”, la fragilité des notions qui s’articulent autour de l’auctoritas symbolisée dans l’univers du livre par le bon à tirer, et la fécondité d’une approche hypertextuelle des textes.
Voici une œuvre dont, comme disait Victor Cousin, les manuscrits sont à la Bibliothèque Nationale et dont tout le monde connaît l’auteur. Pourtant, le hiatus patent entre ces manuscrits et cette œuvre ne cesse d’alimenter la polémique18. C’est que, lorsqu’il s’est agi, à la mort de Pascal, de publier le livre qui était son grand œuvre, au lieu du “livre parfait” attendu, ses proches n’ont trouvé, comme le dit Etienne Périer, que des liasses enfilées “sans aucun ordre” et “sans aucune suite”, “les premières expressions de ses pensées”, mises sur “le premier morceau de papier qu’il trouvait sous sa main”. “Et tout cela était si imparfait et si mal écrit, qu’on a eu toutes les peines du monde à le déchiffrer”19.
Ce constat soulève deux questions en rapport avec la problématique de l’hypertexte. La première concerne le rapport entre la mémoire naturelle et les “technologies” de la mémoire artificielle, que son support soit le cerveau lui-même20, le papier, ou, depuis la révolution informatique, les divers supports électroniques. Pour échapper à l’intense déception procurée par le déchiffrement du manuscrit des Pensées, Etienne Périer tente de convaincre son lecteur à la fois du caractère parfait de l’ouvrage conçu par Pascal, tel qu’il le conservait “imprimé dans son esprit”21 grâce à sa mémoire, “excellente et qu’on peut même dire prodigieuse”, et de la nécessaire imperfection des fragments qui constituent le manuscrit des Pensées. Si l’on en croit Etienne Périer, la mémoire de Pascal était si extraordinaire qu’“il ne craignait pas que les pensées qui lui étaient venues lui pussent jamais échapper, et c’est pourquoi il différait assez souvent de les écrire”22. Etienne Périer peut dès lors affirmer que
tout cela était tellement gravé dans son esprit et dans sa mémoire, qu’ayant négligé de l’écrire lorsqu’il l’aurait peut-être pu faire il se trouva, lorsqu’il l’aurait bien voulu, hors d’état d’y pouvoir du tout travailler23.
Dans cette situation paradoxale où Pascal est trahi par sa mémoire,
lorsqu’il lui survenait quelques nouvelles pensées, quelques vues, quelques idées, ou même quelque tour et quelques expressions qu’il prévoyait lui pouvoir un jour servir pour son dessein, comme il n’était pas alors en état de s’y appliquer aussi fortement qu’il faisait quand il se portait bien, ni de les imprimer dans son esprit et dans sa mémoire, il aimait mieux en mettre quelque chose par écrit pour ne le pas oublier24.
Comment comprendre la coexistence entre cette mémoire prodigieuse et la mémoire-relais qu’offre l’écrit, par substitution, lorsque la maladie rend la première défaillante? Les termes même utilisés par E. Périer — mémoire prodigieuse, ordre, gravure, impression — évoquent irrésistiblement les arts de la mémoire auxquels Frances Yates a consacré son ouvrage; et il est tentant de considérer que la mémoire de Pascal était une de ces mémoires artificiellement entraînées qui s’inscrivent dans la lignée mythique des professionnels de la mémoire, cette famille d’esprits qui va de Simonide de Céos, “inventeur” de l’art de la mémoire, à Saint Thomas d’Aquin, en passant par Charmadas, Métrodore, Sénèque le Rhéteur, ou Simplicius, l’ami de Saint Augustin, qui pouvait réciter Virgile à l’envers25. La maladie, puis la mort, auraient donc empêché Pascal de transférer sur le support artificiel de l’écrit l’ouvrage qu’il avait imprimé dans sa mémoire vivante, entraînant la perte de “la plus grande partie de ce qu’il avait déjà conçu touchant son dessein”, et notamment, comme le souligne Etienne Périer, des “raisons”, des “fondements” et de l’“ordre” de son ouvrage. Seul vestige de l’édifice, le souvenir de l’exposé que Pascal fut “obligé” de faire devant “plusieurs personnes très considérables”, et où, faute “d’écrire ce qu’il avait dans l’esprit sur ce sujet-là”, il dut “en dire quelque chose de vive voix”26.
Dans la présentation qu’en donne Frances Yates, la première technologie de la mémoire artificielle, celle de l’art de la mémoire, évoque irrésistiblement cette autre forme, nouvelle, de technologie de la mémoire que représente l’hypertexte. Elle aussi recourt à un support immatériel, puisque les lieux et les images qui servent de support à la mémorisation des contenus sont eux-mêmes mémorisés dans l’esprit même de celui qui les a stockés; elle aussi permet de constituer un réseau dynamique associant entre eux des “documents” et de mettre en place un véritable système de navigation à l’intérieur d’une collection de blocs d’information, puisqu’il suffit de réagencer les lieux et les images qu’ils contiennent pour produire un autre discours.
Malheureusement, dans le cas des Pensées, seule une partie des “grains” de l’hypertexte a été préservée, pensées éparses privées des liens qui assuraient leur enchaînement et leur cohérence, et détachées du principe de navigation qui permettait de les lire, disparu à jamais avec l’esprit dans lequel il avait été gravé.
Cette perte irrémédiable suscite une seconde question : que faire du manuscrit de Pascal? “Comment le nommer? Sous quel titre l’écrire en ouvrage? Comment l’écrire — ou le réécrire — pour le donner à lire?”27. Dans sa Préface28, Etienne Périer propose plusieurs manières. La première était d’imprimer ces écrits “dans le même état où on les avait trouvés”. Mais ce faisant, on ne donnait que des fragments de l’ouvrage entrevu, qui devenait “un amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne pouvait servir à rien”. Un fatras de “grains” ou de “blocs” mélangeant “les pensées plus suivies, plus claires et plus étendues” et d’autres “à demi-digérées, et quelques-unes mêmes presque inintelligibles à tout autre qu’à celui qui les avait écrites”. Pas d’œuvre, donc, et pas d’auteur. La seconde solution consistait à écrire l’ouvrage que Pascal n’avait pas eu le loisir d’écrire et à “suppléer en quelque sorte l’ouvrage qu’il voulait faire”. Mais Etienne Périer remarque aussitôt “que ce n’eût pas été de donner son ouvrage, mais un ouvrage tout différent”. Une œuvre cette fois, et un auteur, mais qui n’aurait pas été Pascal.
Etienne Périer explique alors que Port-Royal a opté pour une troisième solution, en opérant un double travail sur les fragments. Travail d’élimination d’abord, qui retient seulement les pensées “les plus claires et les plus achevées”, et rejette les pensées “ou trop obscures, ou trop imparfaites”. N’ayant été écrites par Pascal “que pour lui seul”, ces dernières peuvent tout au plus servir d’aide-mémoire à ses proches, qui les ont “ouï dire de bouche”. Le travail est donc ici de normalisation de la trace écrite en fonction des capacités supposées d’un lectorat externe. Ceux des fragments qui ne sont que des images de mémoire artificielles sont éliminés parce qu’il renvoient à un autre système de mémoire que celui de l’écrit à diffusion publique. Ne sont conservés que les fragments susceptibles de faire sens par eux-mêmes, indépendamment du scripteur qui les a produits et de ses familiers.
Parallèlement à cette sélection des pensées, Port-Royal “les a mises dans quelque sorte d’ordre, et réduit sous les mêmes titres celles qui étaient sur les mêmes sujets”29. Dans les manuscrits, le désordre marque de manière trop visible la disparition du principe d’ordre gravé dans l’esprit de Pascal; aussi cette seconde normalisation efface-t-elle les traces de ce manque et introduit la cohérence d’une structure hiérarchique en procédant comme un “processeur d’idées” qui regroupe les “grains” d’information sous des rubriques unitaires communes.
L’œuvre est donc hybride et imparfaite, mais elle existe, et le travail accompli par les premiers lecteurs du manuscrit de Pascal se veut suffisamment minimal dans sa fidélité pour être invisible à ceux qui liront l’ouvrage publié. Comme pour renforcer cette autonomie des Pensées, Port-Royal a doté cette œuvre d’un auteur, dont la vie est racontée par sa sœur Gilberte Périer. En brossant un portrait édifiant de son frère, Gilberte Périer lève en partie le voile sur la vie privée de Pascal, mais c’est pour mieux la transmuer en exemple et en objet d’imitation; manière d’escamoter le scripteur et son espace de travail privé, et de faire disparaître toute trace du processus de production lui-même.
Au terme de cette double réduction — minimisation du travail de production effectué par les proches, recouvrement de l’espace de production privé par la publicité d’une biographie édifiante —, les Pensées sont devenues une de ces “œuvres parfaites” parménidiennes dont parle G. Romeyer-Dherbey, une œuvre qui “ne renvoie qu’à elle-même et oublie toute genèse”30.
Résumons. Au cœur du dispositif canonique des “grands auteurs” de la littérature française, les Pensées opposent l’étrangeté d’un produit culturel rebelle à toute description qui prétendrait utiliser les critères classiques de la réception des œuvres. Depuis plus de trois siècles, cet objet mêle les traces d’un processus de production interrompu au résultat d’un travail d’assemblage effectué sur ces traces. D’un côté des manuscrits, traces privées (comme le rappelle E. Périer, “il ne l’écrivait que pour lui”), imparfaites, fragmentaires, où on reconnaît la main d’un scripteur connu comme étant l’auteur d’autres œuvres. De l’autre, le résultat d’une lecture, explicitement référée à un processus de réception (le discours dont Etienne Périer rapporte le contenu) et livrant à la postérité un produit étiqueté comme véridique et attribué à l’auteur Pascal.
La contradiction entre ces deux versants ne peut que susciter sans fin la polémique : si pointilleuse qu’elle soit, l’exactitude “philologique” ne peut transformer les manuscrits en ce qu’ils ne sont pas, et l’œuvre est à jamais manquante. Toute publication est forcément une falsification, puisqu’elle comble des vides et, en construisant des hypothèses, greffe sur les traces attestées le résultat d’un autre processus de production où Pascal lui-même n’a pas de part.
On se trouve donc en présence d’un double hypertexte. Le premier est constitué par l’ensemble perdu que forment le “dessein” de Pascal, le projet imprimé dans son esprit, et les fragments manuscrits des Pensées. L’espace dans lequel s’inscrit cet hypertexte est celui de la production, il est privé, et solidaire de celui qui l’a gravé dans sa mémoire et partiellement transcrit sur le papier. Réduit aux fragments, cet ensemble est privé de son principe d’intelligibilité : les grains de l’hypertexte ne sont rien sans les liens qui les réunissent et transforment le “fatras” de fragments textuels en réseau dynamique de production de sens.
Ces fragments manuscrits forment avec les diverses “œuvres” qui ont été fabriquées à partir d’eux depuis la mort de Pascal un second hypertexte, où des parcours concurrents sont proposés à l’intérieur des grains manuscrits, impliquant des systèmes d’intelligibilité qui se réalisent dans des liens et des hiérarchies. A l’opposé du premier, cet hypertexte se situe entièrement dans l’espace de la réception ; ses différents grains prétendent chacun au statut d’œuvre, et renvoient à un auteur canonisé au panthéon de la littérature française. Dans cette logique de l’auteur et de l’œuvre, la confrontation avec les traces manuscrites elles-mêmes soulève des difficultés insurmontables, puisqu’en réalité l’œuvre n’existe pas plus que l’auteur auquel on l’attribue, et qu’on ne dispose que des traces manuscrites d’un processus de production inachevé.
En revanche, cet ensemble s’éclaire si on veut bien réunir les deux hypertextes artificiellement séparés par la logique auctoriale, et appréhender les deux processus de production et de réception comme tels, en reconnaissant à chacun sa légitimité. Dans cette optique, l’hypertexte constitue bien un espace d’écriture, au sens plein du terme, à la fois écriture et lecture productives.
Du livre à l’hypertexte : Stendhal et les livres
Depuis le grand partage de l’espace énonciatif né de l’écrit en tant que système de communication différée, l’espace de la production et celui de la réception sont scindés en deux mondes qui ne communiquent plus entre eux que par l’interface sans épaisseur du support. Avec l’imprimé, l’écrit est devenu intangible, espace de traces dans lequel il est interdit d’écrire, alors que le codex médiéval ouvrait ses marges à l’écriture du lecteur et à l’appropriation du texte par le commentaire. Rien d’étonnant donc à ce que ce soit dans l’univers de la réception des œuvres que les théoriciens de l’hypertexte aient d’abord cherché à situer la révolution hypertextuelle : il s’agissait, notamment dans une perspective d’enseignement, d’arracher la lecture à la passivité et de redonner l’initiative au lecteur. Mais l’autre versant de l’énonciation, la production, longtemps reléguée dans une ombre inconnaissable par la toute-puissance de l’imprimé, fournit un terrain d’investigation peut-être plus riche encore.
On a souvent insisté sur l’hétérogénéité radicale qui oppose les traces écrites des manuscrits de genèse et l’œuvre qui en est généralement l’aboutissement. A travers la problématique de l’inachèvement, la dénonciation de l’illusion téléologique ou le constat d’échec des éditions critiques d’inspiration purement philologique, la critique génétique ne cesse de revenir à l’impossibilité de couler les manuscrits de genèse dans le carcan des œuvres linéaires et hiérarchisées. Au cœur de ce constat, on trouve l’appréhension même du manuscrit, sa “lecture”. J’ai montré31 que ce qu’on désigne ainsi renvoie en réalité à un processus bien différent de celui qui se déroule dans la lecture d’un texte linéaire. L’activité de celui qui “lit” un manuscrit de genèse juxtapose des moments de lecture au sens habituel du terme, et des phases d’analyse et d’interprétation de traces graphiques. L’œil du généticien est obligé de décomposer l’espace réglé des lignes, des blancs et des pages, il doit faire son deuil de la linéarité familière; par une gymnastique inusitée, il lui faut mettre en relation des fragments textuels disjoints, éclatés dans l’espace de la feuille et transversaux à la succession des pages. Toute tentative de description achoppe sur un excès. C’est vrai des carnets, qui reproduisent matériellement la forme de l’objet livre, mais que leur propriétaire écrivain utilise en ignorant la logique du codex, et qu’il remplit dans le désordre d’une écriture capricieuse. C’est vrai aussi des feuilles volantes, que l’analyste doit inlassablement rebrasser pour y retrouver la trace d’ordres multiples, partiels et le plus souvent contradictoires, tant le scripteur les a utilisées dans tous les sens et selon toutes les dimensions.
Bien que, le plus souvent, l’écrivain réussisse à plier le mouvement de l’écriture à celui de la production d’une œuvre, les manuscrits de genèse sont investis de toutes parts par l’antagonisme fondamental entre la logique de la production et celle de l’imprimé. Il serait facile de multiplier les exemples de ces pratiques hypertextuelles, des Carnets de Hugo aux manuscrits du Passagenwerk de Benjamin, du dossier de Bouvard et Pécuchet à celui de Lieux, des manuscrits de Winckelmann à ceux de Valéry. Faute de place, je me limiterai à un cas, qui, dans sa singularité même, illustre la fécondité d’une approche hypertextuelle de la genèse. Il est depuis longtemps familier aux généticiens par la difficulté qu’ils éprouvent à en rendre compte : c’est celui de Stendhal, dont on a pu dire que ses manuscrits sans ratures étaient un défi à la critique génétique.
Du point de vue des technologies de la mémoire, Stendhal est aux antipodes de Pascal : “je n’ai pas de mémoire”, écrit-il dans son Journal le 4 février 181332. Au contraire de Pascal, Stendhal éprouve le besoin de prendre note de tout ce qui lui vient à l’esprit et de l’engranger sur du papier. Jeune, il utilise à cette fin de petits cahiers cousus à la main33 :
“Lorsque pour un concours à l’Institut, un discours, une préface, j’aurai besoin de pensées, les chercher dans mes cahiers. Ils sont mes magasins”34.
Il procède alors en deux temps : il commence par noter ses pensées “sur de petits morceaux de papier”35; puis il recopie la note dans son cahier de travail et la développe. Progressivement, ce journal “littéraire” dans lequel il accumule les pensées que lui inspirent ses lectures est remplacé par les marges des livres eux-mêmes, qu’il remplit directement36. Rien d’étonnant à ce qu’il demande qu’on relie ses livres “en coupant les marges le moins possible”37. Par exemple, il se sert à partir de 1813 d’un Molière en six volumes comme d’un journal où il note ses réflexions et ses commentaires38. Et pour retrouver le fil de ces annotations, il confectionne, sur la couverture et les pages de garde des livres, une sorte d’index personnel de l’ouvrage, où il répertorie les passages qu’il a commentés ou qui lui ont paru intéressants. Cette liste peut à son tour servir de point de départ pour une nouvelle lecture.
Envisagé dans l’espace de la page, l’usage stendhalien des annotations marginales renoue bien évidemment avec la pratique des copistes du Moyen-Age, pour lesquels les marges entourant le texte constituaient un espace de glose et de commentaire. Par là-même, Stendhal remet en question la frontière établie par l’imprimé entre l’espace écrit et l’espace pour écrire, entre l’espace réservé à une lecture passive et l’espace d’écriture. La page redevient le lieu physique d’un dialogue.
Comment fonctionnent ces “magasins”? Les notes ne sont pas tant le substitut d’une “mémoire fort mauvaise”39 que les traces d’un processus d’appropriation destiné d’emblée à être repris et prolongé. Grâce à l’enregistrement des circonstances de la lecture — ainsi “Midi, 12 th[ermid]or XII, grand soleil, chaleur modérée”40 — Stendhal reconstitue immédiatement la situation dans laquelle avait été effectuée la lecture précédente; de cette manière, les annotations dans les marges renvoient simultanément au texte lu et à l’état mental du lecteur Stendhal au moment de la lecture. Double marquage donc, qui désigne à la fois l’espace physique du livre et l’espace mental du lecteur :
La moindre remarque marginale fait que si je relis jamais ce livre, je reprends le fil de mes idées et vais en avant. Si je ne trouve aucun souvenir en relisant un livre, le travail est à recommencer41.
Le texte imprimé et la marge qui l’accompagne sont pour Stendhal des lieux diversifiés et aisément repérables à l’intérieur desquels pourront être déposées les images qui serviront à la remémoration. Tout passe donc par la trace écrite et par l’espace physique de son inscription. Et les livres annotés par Stendhal deviennent une projection externe des “lieux” et des “images” qui servaient d’outil de base de la mémorisation dans la technologie des arts de la mémoire.
C’est dire que cette pratique stendhalienne confère à l’écrit une fonction qui dépasse singulièrement le simple recodage d’un message oral par un système de signes arbitraires et immotivés. Le goût de Stendhal pour les abréviations et les annotations “chiffrées” est d’ailleurs là pour attester de cette complexification des fonctions de l’écrit. En devenant image, le texte se charge d’une fonction iconique, et cet enrichissement graphique de l’écrit le transforme en un assemblage de pointeurs qui, comme dans un hypertexte électronique, matérialisent des liens et balisent des parcours.
La pratique stendhalienne de mémorisation ne subvertit pas seulement l’espace imprimé de la page, elle affecte aussi le livre dans son ensemble, en tant qu’assemblage de cahiers cousus ensemble et reliés. On sait que jusqu’au début du XIXe siècle, les livres étaient mis en vente avec une couverture qui n’était “qu’un emballage provisoire avant que le livre ne soit relié”42. Stendhal fait donc relier ses livres. Mais à la faveur de cette opération, la relation univoque entre l’œuvre et l’objet physique que constitue le livre relié est mise à mal, puisqu’il fait relier ensemble plusieurs œuvres ou fragments d’œuvres. Par exemple, en 1808, après avoir annoté et commenté Rhadamiste et Zénobie de Crébillon et Les Horaces de Corneille, il les fait relier avec d’autres pièces de théâtre à la fin du huitième volume des œuvres de Saint-Simon43. De même, il “farcit” les volumes de l’Esprit des Lois de fragments du premier volume de la Nouvelle Héloïse44. La reliure n’est donc pas la délimitation matérielle d’une œuvre unique; ce qu’elle enferme correspond plutôt à une bibliothèque portative, de sorte que l’objet livre perd son homogénéité — un livre contenant une œuvre d’un auteur — au profit d’une granularité nouvelle — un livre formé de l’assemblage de documents divers dont la réunion fait sens pour un lecteur.
Il y a plus. A la faveur de la reliure, Stendhal fait insérer — on est tenté de dire sans vergogne, en tout cas, sans respect pour le livre imprimé — dans les livres qu’il lit des cahiers de feuillets vierges destinés à recueillir ses annotations personnelles, mais tout aussi bien des documents sans rapport apparent avec l’œuvre lue. Ce sera par exemple, à la fin du premier volume de l’Histoire de la Maison d’Autriche, “la minute d’une lettre adressée à Matilde, un texte sur l’amour, un texte sur les femmes et un projet de réglementation des duels”45. Ou bien, après avoir demandé à son ami Mareste de relire la plume à la main Rome, Naples et Florence, il recopie ses observations et les insère à la fin de son exemplaire des Fables de La Fontaine46. Bref, il s’approprie l’ensemble du livre de la même manière qu’il occupe les marges dans le cadre de la page, et le transforme en un objet hybride, où s’entremêlent des objets textuels au statut hétérogène, traces imprimées et traces manuscrites, recueil de textes divers et mémoires des parcours de sa propre imagination. En vérité, qu’est-ce d’autre qu’un hypertexte de papier?
L’hypertextualité de la pratique stendhalienne de l’écrit est sans doute encore plus manifeste dans l’usage qu’il fait de ses propres œuvres lorsqu’elles sont imprimées. On y voit que l’hétérodoxie dont Stendhal fait preuve par rapport à l’imprimé ne concerne pas seulement sa position personnelle de lecteur et de scripteur, mais remet plus globalement en cause le statut de l’œuvre publiée et les rapports entre l’auteur, l’œuvre et ses lecteurs. Immédiatement après la publication d’Armance, Stendhal demande qu’un exemplaire du roman soit relié “avec une feuille blanche entre chaque feuillet imprimé”. Et il prend l’habitude de faire fabriquer ainsi des exemplaires de ses œuvres dans lesquels des feuillets blancs sont intercalés au milieu des feuillets imprimés, exemplaires qu’il donne à ses amis pour qu’ils y notent des remarques et des commentaires47. Dans ces exemplaires, il mélange l’imprimé et l’annotation manuscrite, l’œuvre et le commentaire, l’écriture-lecture du scripteur lui-même et celle de quelques lecteurs privilégiés. Il fera circuler ainsi l’Abbesse de Castro, Vittoria Acoramboni, les Cenci, les Promenades dans Rome, le Rouge et le Noir, les Mémoires d’un touriste et la Chartreuse de Parme.
A peine l’œuvre est-elle imprimée que Stendhal l’empêche donc de “caracoler dans le monde, sans plus avoir besoin du secours de son père”48, ce qui serait pourtant sa condition normale d’objet public entré dans un processus de circulation indépendant de son auteur. Par ce prélèvement sur le stock des livres en circulation, Stendhal abolit la frontière entre l’espace public de la lecture et l’espace privé de l’écriture, dans un geste qui se veut à la fois préparation d’une éventuelle nouvelle édition de l’ouvrage et mise en réseau de quelques lecteurs privilégiés — les happy few, invités ainsi à adopter le même mode de lecture-écriture productive que Stendhal lui-même.
Stendhal joue donc le jeu de la publication, et confie à un éditeur le soin d’envoyer son œuvre dans le public49. Mais simultanément, il est comme indifférent à la vie publique de son œuvre — ou résigné d’avance devant l’incompréhension des lecteurs anonymes de son temps — et il annule le geste de la mise en circulation anonyme en isolant quelques exemplaires qu’il fait rentrer dans la sphère de la circulation privée. Il crée ainsi une sorte de réseau d’objets collectifs tous apparentés mais différents, réseau dans lequel on retrouve toutes les caractéristiques de l’hypertexte informatique : la pratique du feuilletage par interfoliation de feuillets blancs et par annotation libre crée un ensemble non linéaire et non hiérarchique, doté d’une granularité variable, et où chacun des grains allie une forte connectivité à une variabilité et une instabilité permanentes.
Editer les documents de genèse?
Parti de la mémoire électronique, ce parcours à travers les mémoires artificielles montre qu’il existe une solidarité profonde entre l’art antique de la mémoire et certaines pratiques de l’écriture, mais que ces usages apparentés divergent fortement des usages standardisés de l’écrit. La similitude est grande entre les technologies de la mémorisation travaillant sur le support de l’esprit lui-même, dans lequel elles gravent directement des lieux et des images, et les formes d’écriture dans lesquelles l’espace écrit fonctionne comme un lieu où se projette l’activité mentale individuelle du sujet écrivant et l’activité sociale d’appropriation de l’écrit. L’écriture est ici bien plus qu’un simple support de stockage jouant le rôle d’extension externe de la mémoire, elle est à la fois trace sur un support et processus produisant cette trace. A ce titre, les exemples de Pascal et de Stendhal donnent toute sa dimension à l’hypertexte électronique.
Dans le cas des manuscrits des Pensées, la projection reste partielle, puisque Pascal emporte avec lui dans la mort l’essentiel de l’hypertexte imprimé dans son esprit, et qu’il ne laisse sur le papier qu’un “amas confus” de grains épars. Elle est aussi biaisée en tant que projection d’une lecture-écriture collective, puisque les premiers lecteurs de Pascal ont fait œuvre en investissant un espace de lecture impossible, celui des fragments manuscrits des Pensées privés du réseau qui leur donnait sens. Chez Stendhal en revanche, la projection est totale et parfaitement accomplie : les livres annotés et les manuscrits deviennent lieu d’accueil pour l’activité de l’esprit elle-même et pour la lecture-écriture des proches. Stendhal au milieu de ses livres s’identifie au ver à soie gavé de feuilles de mûrier, qui n’a plus besoin que “de grimper et de faire sa prison de soie”50. A travers cette identification, on perçoit à quel point les livres et l’imagination productive de Stendhal forment un unique cocon à l’intérieur duquel le cheminement de l’esprit se confond avec le cheminement dans l’espace des livres. Cette “externalisation” du fonctionnement mental trouve — provisoirement — un point d’achèvement avec l’hypertexte électronique qui, plus qu’aucun autre support artificiel, est en correspondance avec le fonctionnement de la mémoire humaine.
A travers cette projection de l’esprit dans un espace extérieur, la problématique des mémoires artificielles soulève des questions fondamentales concernant la relation entre les supports et les œuvres, entre l’activité de création et sa trace matérielle, entre le fonctionnement de l’esprit et les dispositifs techniques qui le simulent ou l’assistent.
En rendant le message indépendant du hic et nunc de la situation d’énonciation concrète, le développement de l’écriture a permis l’existence d’objets autonomes, échappant à l’oubli, et susceptibles d’entrer dans des circuits de circulation multiples. Par une nécessité physique, ces objets, clos vis-à-vis de leur extérieur, se donnent à leurs lecteurs comme détachés de celui qui les a produits, et apparaissent comme des unités homogènes, cohérentes, achevées, et sans rapport direct avec le processus mental qui leur a donné naissance.
Les documents de genèse illustrent à quel point le fonctionnement “naturel” de l’esprit est sans rapport avec ce mode linéaire, séquentiel et détaché qui caractérise l’écrit standardisé. Tous les travaux sur les incipit51 montrent ainsi que nombre d’écrivains connaissent des périodes de tension parfois extrême avant que l’écriture ne devienne écriture en vue d’une œuvre, avant que le processus créatif ne réussisse à se conformer à la logique des qualités — unicité, stabilité, cohésion, cohérence, finitude — classiquement attribuées au texte. Symétriquement, la principale difficulté qu’on rencontre dans l’étude des manuscrits d’écrivains est bien la prégnance du modèle téléologique de l’œuvre, qui vient en permanence obscurcir l’analyse de la trace manuscrite et brouiller l’appréhension du processus de production. En même temps, quel que soit le manuscrit qu’il aborde, le généticien se trouve peu ou prou dans la situation du chercheur pascalien, puisque les traces écrites ne sont qu’une succession d’instantanés à l’intérieur d’un processus mental dont quantitativement l’essentiel nous échappe.
La critique génétique est confrontée depuis sa naissance à une série de défis que d’aucuns ont jugés impossibles : induire un fonctionnement mental global à partir de traces incomplètes, résister à la tentation de réduire les traces manuscrites à la seule écriture en vue d’une œuvre, prendre néanmoins en compte dans son analyse l’existence de cette œuvre et les liens qu’elle entretient avec le processus qui lui a donné naissance.
Le parcours hypertextuel qui précède montre que ces difficultés ne sont pas insurmontables, à condition d’admettre que le découpage notionnel qu’il nous paraît naturel d’effectuer à l’intérieur de l’espace écrit n’est que le reflet d’un état donné de la technologie de la mémoire artificielle, celui de l’écrit imprimé. L’hypertexte au contraire empêche l’écrit de se figer à jamais dans sa trace; en réintroduisant le fonctionnement de la mémoire vivante, il permet un renouvellement complet des pratiques d’écriture et de lecture, et il apporte un outil approprié pour décrire, analyser et visualiser l’ensemble que constituent les manuscrits et l’œuvre qui en est généralement issue. Il se prêtera donc à la saisie en l’état des fragments manuscrits des Pensées, à charge pour celui qui l’utilisera d’explorer les parcours que ces fragments autorisent, de les comparer aux éditions qui en ont été proposées depuis la mort de Pascal, et de tenter de reconstituer le grand dessein de Pascal en enrichissant le dispositif fragmentaire. Mais il sera non moins accueillant pour les hypertextes de papier inventés par Stendhal, pour le “recommencement sempiternel” et l’inachèvement de Maine de Biran et de tous les écrivains prisonniers du “désir de ne jamais finir”, ou pour la dérision de l’encyclopédisme inachevable de Bouvard et Pécuchet.
1 Pour un historique, cf. R. Laufer et D. Scavetta, Texte, hypertexte, hypermédia, Paris, P.U.F., 1992, p. 39-43.
2 D. Lucarella, “A model for hypertext-based information retrieval”, in N. Streitz, A. Rizk et J. André (eds.), Hypertext : concepts, systems and applications, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 81.
3 J. D. Bolter, Writing space. The Computer, Hypertext, and the History of Writing, Hillsdale, N. J., Lawrence Erlbaum Associates, 1991, p. 15.
4 Ted Nelson cité par J. Slatin, “Reading Hypertext : Order and Coherence in a New Medium”, in P. Delany et G. P. Landow (eds.), Hypermedia and Literary Studies, Cambridge, Mass., MIT Press, 1991, p. 160.
5 Op. cit., p. 158.
6 Pour une analyse critique du “canon” littéraire dans sa relation avec la fixité des espaces d’écriture traditionnels, cf. J. Bolter, op. cit., p. 151-153.
7 Ib., p. 17.
8 N. Yankelovich, Norman Meyrowitz et Andries van Dam, “Reading and Writing the Electronic Book”, in P. Delany et G. Landow, op. cit., p. 61.
9 Les appels de notes, les titres courants, les légendes des figures, les index, etc. associent néanmoins au texte imprimé un ensemble de liens.
10 J. Bolter, “Topographic Writing : Hypertext and the Electronic Writing Space”, in P. Delany et G. P. Landow, op. cit., p. 111.
11 J. Bolter, op. cit., p. 3.
12 G. P. Landow et P. Delany, “Hypertext, Hypermedia and Literary Studies : The State of the Art”, in P. Delany et J. Landow, op. cit., p. 29.
13 Ib., p. 33.
14 Pour une discussion, cf. J. Bolter, op. cit., p. 153-158 et J. Slatin, op. cit., p. 159.
15 G. Genette, Palimpsestes, Paris, Ed. du Seuil, 1982, p. 453.
16 Ib., p. 7
17 Ib., p. 14
18 Polémique bien vivante, comme en témoigne le débat organisé en 1992 par M. Contat et Le Monde à propos de l'édition des Pensées proposée par E. Martineau. Cf. M. Contat, “Pascal : Pensées ou Discours” — Débat autour d'une nouvelle édition, publiée par Emmanuel Martineau”. Genesis n°3, 1993, p. 135-142.
19 “Préface de Port-Royal”, in B. Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, Paris, Hachette, s. d., p. 309-310.
20 Je renvoie ici à toute la tradition “mnémotechnique” et aux arts de la mémoire. Cf. Frances Yates, L’art de la mémoire. Traduit par D. Arasse. Paris, Gallimard, 1975.
21 Pascal, op. cit., p. 304.
22 Ib., p. 304.
23 Ib., p. 304.
24 Ib., p. 309.
25 F. Yates, op. cit., p. 13-32.
26 Pascal, op. cit., p. 304.
27 L. Marin, “L’écriture fragmentaire et l’ordre des Pensées de Pascal”, in B. Didier et J. Neefs (eds.), Penser, classer, écrire, Paris, PUV, 1990, p. 11.
28 Pascal, op. cit., p. 311.
29 Ib., p. 311.
30 G. Romeyer-Dherbey, “Comment cela s’écrit. Le livre à venir de Maine de Biran”, in Exercices de la patience. Blanchot, n° 2, hiver 1981, p. 184. Je remercie G. Romeyer-Dherbey d’avoir attiré mon attention sur l’écriture de Maine de Biran et sur l’intérêt qu’elle présente dans une réflexion sur la genèse.
31 J.-L. Lebrave, “Lecture et analyse des brouillons”, in A. Grésillon et J.-L. Lebrave (eds.), Langages n° 69, “Manuscrits - Ecriture - Production linguistique”, Paris, 1983, p. 11-24.
32 Cité d’après Hélène de Jacquelot, Stendhal : Marginalia e scrittura. Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1991, p. 37.
33 Ib., note 17 p. 20.
34 Ib., p. 16. 22 août 1804.
35 Ib., p. 17. Journal, 9 août 1803.
36 Ib., p. 32.
37 Ib., p. 25.
38 Ib., p. 26 et p. 33.
39 Cité d’après J. Neefs, “Stendhal, sans fins”, in Le manuscrit inachevé. Ecriture, création, communication, Paris, Ed. du CNRS, 1986, p. 20.
40 H. de Jacquelot, op. cit., p. 20. Journal, 31 juillet 1804.
41 Ib., p. 75.
42 Jean Toulet, article Livre, Encyclopedia Universalis, t. 13, p. 935.
43 H. de Jacquelot, op. cit., p. 26.
44 Ib., p. 73.
45 Ib., p. 75.
46 Ib., p. 95.
47 Ib., p. 97.
48 G. Romeyer-Dherbey, op. cit., p. 184.
49 Nous ne possédons d’ailleurs pas les documents de genèse proprement dits du Rouge et de la Chartreuse de Parme, et J. Neefs (op. cit., p. 16) va jusqu’à parler d’“un plaisir à expulser hors du manuscrit (vers le livre?) l’écrit qui y résidait en attente”.
50 Cité d’après H. de Jacquelot, op. cit., p. 81.
51 Cf. Genèses du roman contemporain. Incipit et entrée en écriture. Paris, CNRS-Editions, 1993.