Présentation

Les rapports actuels qu'entretiennent et doivent entretenir les études génétiques et la critique littéraire me semblent permettre de préciser deux notions liées entre elles, mais qui conduisent à des pratiques différentes, la notion de textuel, celle qui préoccupe les textologues, et la notion de textualité ou encore de littérarité, qui préoccupe les textualistes.

Le textuel est établi par les savants. C'est ce à partir de quoi les critiques peuvent travailler. Or tout ce que nous avons lu et entendu jusqu'ici montre que l'établissement du textuel implique, tout autant que la critique, une théorie du texte qui permette de trancher dans les pratiques. Ce que l'on appelle le texte final est très souvent ce que l'on décide de prendre comme tel. La dernière pensée de l'écrivain, quand elle a pu s'exprimer, n'est qu'une lecture-réécriture particulière de son œuvre. L'excellente édition de Balzac, à La Pléiade, dont la publication est en cours d'achèvement par les soins de M. Le Professeur Castex, est, à mes yeux, l'exemple le plus parlant. Quand j'y lis La Comédie humaine selon le Furne corrigé, j'ai l'impression qu'elle se présente comme un continuum social et philosophique. Mais si je considère l'apparat critique, ou encore les anciennes et bonnes éditions Garnier qui ont gardé le découpage en chapitres et le titre de ceux-ci, je vois un Balzac conteur, travaillant par épisodes, scènes, tableaux, et prenant ses distances, et parfois ses aises, et avec lui le lecteur. On passe de La Comédie humaine aux Comédies humaines. Il n'y a pas un vrai et un faux Balzac, il y en a plusieurs. Donc, plus qu'un texte final, il y a un texte arrêté, des textes arrêtés, soit par l'auteur, soit par le savant. De sorte qu'on est un peu dans un tourniquet : le critique ne peut travailler sans le savant, le savant sans se faire critique, voire théoricien.

La chose est plus sensible encore quand il s'agit non plus de ce qui arrête le texte, mais le fait naître. Le travail génétique montre que souvent il n'y a pas de véritable solution de continuité entre une œuvre et une autre. J'entends non seulement les origines qui relèvent du hors-texte, comme la biographie, mais les traces écrites dont on décide qu'elles inaugurent une œuvre. C'est le cas pour plusieurs œuvres de Flaubert. Si l'on considère que tout note préparatoire de lecture, tout découpage et copie sont déjà un travail d'intertextualité, à partir de La Tentation, des Tentation, vont croître des masses de documents dont naîtront aussi bien des scénarios avortés que Salammbô ou Hérodias. Où faire commencer, en ce cas, une œuvre ? Là aussi, le savant, qui tranche, le fait en tant que critique, parce qu'il a une certaine idée de l'œuvre, plus généralement de ce qu'est une œuvre.

Cette idée repose sur un des postulats les plus fermes de la critique moderne, celui de la clôture du texte. Cette notion, clef de voûte de la littérarité, permet le repérage plus aisé des structures, de quelque ordre que ce soit, qui organisent ce qu'on appelle la production du texte. Or on reconnaît pour clos un texte où convergent la finitude, la finition et la finalité. La finitude est aléatoire, elle peut relever d'un arbitraire motivé après coup. La finition est le sentiment d'achèvement. Rien ne nous dit si ce sentiment vient de celui de perfection ou de celui de lassitude. La finition est souvent l'effet d'une saturation structurale qui bloque en cours de route tout ou partie de l'œuvre. Quant à la finalité, elle est certes importante, mais les écrivains ont cent fois avoué que leur œuvre avait trahi leur projet. De sorte que la clôture d'un texte est plutôt une hypothèse d'école qu'une évidence scientifique. Fermer le texte, c'est en somme déclarer qu'il fonctionne très bien ainsi. Il est besoin de ce coup de force stratégique pour entrer ensuite dans un régime libéral de sens, dans ce qu'on a appelé « la lecture plurielle ». L'emploi des différentes méthodes critiques appliquées à des brouillons traités comme des textes apprend au critique 1) que ses conclusions sont relatives 2) que sa méthode et ses théories sont parfois discutables 3) qu'en tout cas il est souvent victime de l'illusion de clôture. Valéry l'avait dit bien avant nous : « L'idée d'achèvement procède soit de la fatigue, soit de la superstition ». On peut accorder au critique le droit d'être fatigué de déchiffrer des manuscrits souvent difficiles. Il est en ce cas légitime qu'il délimite ses efforts, pourvu qu'il n'extrapole pas de la partie au tout. Il est, en revanche, dangereux qu'il s'installe dans la superstition. L'étude génétique est en ce domaine une saine médication.

Si la critique intègre la génétique, et l'inverse, elles se rendront des services réciproques. Les textologues apprendront aux textualistes la relativité de la critique et les plaisirs de la science, et les textualistes aux textologues la relativité de la science et les plaisirs de la critique.

***

La génétique littéraire a rencontré deux attitudes opposées de la part de la critique. L'une, traditionnelle, consistait à s'effacer, pour ainsi dire, devant l'histoire du texte et de ses entours. L'autre, moderniste, ignorait les acquis du savoir génétique, au nom d'une pureté textuelle, d'une clôture sujette à caution. Il est arrivé à des critiques modernes de commenter un texte qui n'était pas celui de l'auteur, comme il est arrivé à des historiens des sources de ne jamais parler du texte qu'ils publiaient. Les deux attitudes appauvrissaient tout autant la génétique que la critique littéraire.

Ma démarche personnelle m'a conduite de l'étude dite structurale des textes narratifs, spécialement ceux de Flaubert, à celle des manuscrits. Cette confrontation entre poétique et génétique, l'interaction de l'une sur l'autre ont ébranlé mes conclusions et suscité d'autres réflexions. De grands prédécesseurs, sans théoriser leur pratique, ont offert de magnifiques exemples d'analyse à la fois génétique et critique. Mais la diversité des méthodes critiques depuis plus de vingt ans, la fermeté de leur théorisation, obligent à poser plus clairement quelques questions. Nous pourrions les formuler brutalement ainsi : étant donné la spécificité, la singularité de chaque matériau génétique, comment y appliquer une théorie générale? Mais à vrai dire cette question peut se poser tout autant à l'égard d'un texte que d'un brouillon. La question centrale est donc celle-ci : la génétique confirme-t-elle les méthodes d'analyses littéraires dites modernes, les conteste-t-elle, à la limite les déplace-t-elle ? A l'horizon, peut-il se profiler l'idée d'une poétique spécifique des manuscrits, où la notion d'écriture serait plus opératoire que celle de texte ?

Il n'y a pas à proprement parler de nette délimitation entre les phénomènes d'exogenèse littéraire et ceux d'endogenèse. Mais, pour un critique, qu'il s'attache aux uns comme aux autres, le point de départ doit être le « donné » écrit; ce doit être aussi le point d'arrivée, et non pas le point de fuite vers des « sources » qui, même authentifiées, n'ont d'intérêt que par et dans leur aboutissement textuel. Dans la gestation des œuvres, ce qui intéresse le critique, ce sont les lieux où s'exerce l'énergie des poussées biographiques, historiques, culturelles. Pour prendre un exemple, l'étude des sources de La Légende de saint Julienl'Hospitalier de Flaubert suppose une théorie de l'intertextualité plus que de l'interculturalité, en même temps qu'une théorie du genre de la légende. Flaubert, mais d'autres écrivains aussi, bien sûr, dans la mesure où il lit, mais également recopie, réécrit une foule de documents, offre un excellent exemple des strates d'écriture qui conduisent de l'exogenèse à l'endogenèse. Liste des livres lus, passages recopiés, découpage linéaire (qui coupe-t-il ? où coupe-t-il ?), transformation verbale, enchâssement, effacement des signes d'intertextualité, tout cela forme le travail de l'écriture, qui s'intériorise peu à peu.

À l'opposé, le dessin, la graphie d'une page manuscrite sont le point extrême de l'endogenèse. Ce que M. Bellemin-Noël appelle la scription et qu'il exclut de ses études génétiques nous semble en faire partie intégrante : chaque écrivain gère, pour ainsi dire, matériellement ses brouillons à sa façon, mais nous pouvons théoriser cette façon et la faire entrer dans une analyse plus générale. Chacun connaît, par exemple, les effets, bouleversants pour le texte, des additions de Balzac sur les épreuves de ses romans. Nous savons que certains écrivains contemporains arrêtent leur phrase quand sonne le chariot de leur machine. En un sens, cette contrainte n'est pas plus étrange que celle de devoir écrire un acrostiche. A chaque matériau créatif correspond un type d’œuvre différent. L'ensemble de ces différentes pratiques n'a pas assez été étudié d'une façon plus générale.

Nous ne saurions sans présomption rendre compte de l'efficacité de toutes les méthodes critiques appliquées à l'étude génétique. Il nous semble que celles qui transcendent le texte et portent sur lui un regard historien s'appliquent sans problème à l'étude des brouillons. M. Duchet pourrait dire comment l'étude socio-critique, dans Bouvard et Pécuchet, du chapitre IV consacré à l'Histoire fait apparaître les remaniements stratégiques du texte en vue de constituer en roman une masse documentaire. M. Henri Mitterand, de son côté, montre grâce à l'étude génétique le poids des modèles préexistants, de stéréotypes d'époque, dont Zola, théoricien de son œuvre, n'a pas conscience. Le sens de la dimension historique permet de distinguer la genèse implicite de la genèse explicitée par l'auteur. Un écrivain n'a jamais le dernier mot sur son œuvre. Au reste, quelle méthode critique elle-même pourrait imaginer en finir avec un texte et ses brouillons ? L'histoire des genres, à son tour, plus structurale et qui se trouve très fertile pour l'étude des brouillons, ne fait qu'ajouter des maillons à la chaîne littéraire. Elle permet de mieux mettre en évidence soit l'incertitude, soit la richesse génériques d'un texte (les brouillons d'Hérodias de Flaubert laissent affleurer au moins six genres, outre celui du conte). Les lectures d'inspiration historique enrichissent donc la génétique autant qu'elles sont enrichies par elle, mais elles ne sont pas modifiées en profondeur.

Il en va autrement des lectures immanentes, centrées sur le texte défini comme un système clos. L'approche psychanalytique, si elle exclut la psychanalyse de l'auteur, est particulièrement sollicitée, voire déplacée, par la génétique. M. Bellemin-Noël en parle de son côté. Deux autres types d'analyses, confrontées à l'étude génétique, rencontrent quelque résistance. Il y a en effet très souvent un écart important entre la thématique d'un écrivain, telle qu'on peut en décrire l'organisation dans son œuvre publiée, et celle qui affleure dans les brouillons. Or la thématique, telle que la définit J. P. Richard, est consubstantielle à l'être d'un écrivain. Quelques investigations personnelles m'induiraient à penser que la thématique proprement dite, ainsi définie, est probablement plus authentique, plus proche d'une fantasmatique non perçue par l'écrivain. À cet égard, on comprend mieux, grâce aux études génétiques, l'alliance naturelle presque indispensable entre l'étude thématique et l'étude psychanalytique, comme l'a pratiquée J. P. Richard à propos de Proust ou de Céline. Les contraintes linguistiques, narratives, poétiques, au fur et à mesure de l'élaboration de l'œuvre, engagent l'écrivain vers une sorte de thématique structurale, secondaire, proche d’une systématique et d'une symbolique.

L'étude de ce déplacement ne peut donc se faire qu'en la combinant avec d'autres études structurales. Je n'évoquerai, pour ma part, que l'étude narrative qui m'est familière. Les schèmes narratifs, que ce soit ceux de la diégèse ou ceux du discours sont pas forcément les mêmes dans le plan, les scénarios ou le texte définitif. À vrai dire, quand un paramètre change, fût-il infime, il en fait changer beaucoup d'autres, de tous ordres, en même temps. Chez des écrivains comme Flaubert, pourtant soucieux de la composition préalable, le travail de l'écriture transforme grandement la construction du texte final. Le choix du détail, son imposition obsessive ou sa suppression abrupte in fine, bouleversent la construction. Cela n'annule pas l'étude structurale du texte final, mais cela oblige à mesurer la fragilité de ce que l'on appelle la clôture du texte, qui est démantelée non seulement par l'histoire de ses lectures postérieures successives, mais encore par celle de ses variations génétiques. L'étude narrative s'en trouve enrichie, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique, mais la dimension génétique empêche toute application schématique.

De façon plus générale, quiconque travaille sur des brouillons d'un point de vue critique littéraire est frappé par la nécessité de combiner les méthodes d'approche. On ne peut isoler les phénomènes linguistiques, stylistiques, thématiques, narratifs, idéologiques. Faut-il donc tout embrouiller ?

À cela deux réponses : il faut s'appuyer sur des méthodes critiques assez sûres pour être opératoires, mais affinées au contact déroutant des formes d'inventivité de l'écriture qui combinent hasard et nécessité. Il faut d'autre part essayer de faire entrer en relation ces méthodes, afin que se constitue peu à peu une poétique de l'écrit dont on ne sait encore si elle est spécifique, comme il s'est constitué une poétique du texte. Ce pourrait être une sorte de poétique du différentiel. Pour être en partie utopique, elle ne m'en paraît pas moins souhaitable.