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Affranchie par nature de la suprématie des théories du texte qui ont longtemps dominé la pensée critique en France, la génétique retrouve le champ entier des questions que pose la littérature : son devenir, son rapport au monde, le rôle de l’écrivain, l’histoire des lettres. Ainsi s’est ouvert le domaine d’une recherche génétique générale, bien plus vaste et moins exploré que celui d’une critique restreinte dont je parlerai plus loin. On n’a d’ailleurs pas manqué d’incriminer ce retour à des questions classiques, sans voir que la génétique leur ouvrait des perspectives nouvelles – et parfois imprévues. L’auteur, congédié par la critique, réduit au statut désincarné d’une instance écrivante ou à l’existence bourgeoise de la biographie, redevient l’homme-plume qui capte au fil des jours et des saisons tout ce qui, au milieu de la vie, vient éveiller un écho et s’engranger dans les manuscrits d’avant le manuscrit, carnets, notes, dossiers1. Ensuite la mémoire, l’imaginaire et le travail de la plume viennent faire leur œuvre de transfiguration sur d’autres pages qui connaissent d’autres destins. Ici, l’univers de la genèse diffère encore de l’univers de l’œuvre. L’histoire de l’archive dessine d’autres configurations que celle de la bibliothèque. Dans celle-ci, La Jeune Parque occupe aujourd’hui une quinzaine de pages, à côté d’autres poèmes, mieux connus parfois du grand public2. Le manuscrit dont elle émerge se déploie en revanche sur quelque huit cents pages et constitue un document capital, un carrefour dans l’histoire de la poésie moderne à l’orée du XXe siècle. Dans les Lettres Allemandes, il en va de même du « Allgemeines Brouillon » (le « brouillon général ») de Novalis, ainsi que d’autres manuscrits qui décrivent un autre devenir de la littérature. Et qui procèdent d’une autre logique. Nous n’avons pu jusqu’ici reconnaître de corrélation significative entre les pratiques individuelles d’écriture et les époques de l’histoire littéraire. Aujourd’hui, ce fait n’est pas encore bien compris (ni d’ailleurs bien étudié). Si les œuvres s’inscrivent dans une histoire des civilisations, les manières d’écrire relèvent peut-être d’une anthropologie culturelle. De ce débat, qui demeure ouvert, je ne retiens ici que la confirmation d’une spécificité des problèmes de genèse. Et avant tout, du processus d’écriture lui-même. La recherche en a scruté les traces matérielles : les signes du manuscrit3, les marqueurs du langage4, la typologie des opérations5 et des caractéristiques individuelles. Ces travaux ont permis de décrire de façon raisonnée les faits de genèse. D’autres ont analysé les composantes d’une dynamique de l’écriture : « spontanéité organisée » (Martin Walser), « les dons de la langue et les exigences du jugement » (Julien Gracq), poésie et pensée (Valéry). Ces recherches tendent à saisir les effets de sens– à comprendre une genèse. Mais non à l’expliquer. On a souvent souligné l’écart entre les traces et la réalité – temporelle, séquentielle, intentionnelle – d’un parcours de genèse. Et l’auteur lui-même ne saurait nous en livrer la clef. L’écrivain qui parle aujourd’hui de son livre n’est plus celui qui était, hier ou avant-hier, à sa table. Ses souvenirs porteront d’avantage sur son parcours que sur ses raisons, le comment plus que le pourquoi. Au savoir du critique, son récit ajoutera un éclairage qui ne sera jamais indifférent et parfois essentiel. Mais ce sera toujours un récit, témoignage à interpréter comme tout autre. Il est vrai que la critique génétique dévisage l’œuvre dans la complétude de son devenir, qu’elle est garantie par une information plus précise, n’a plus à « se poser des questions devant le texte imprimé auxquelles l’auteur, les auteurs, avaient répondu d’avance par la rature, la surcharge, la correction. »6. En revanche, elle affronte d’autres périls : le critique à la fois constitue son objet et l’interprète ; l’interaction entre ces deux démarches en fait parfois un exercice de corde raide. En ce sens, si la génétique se fonde sur une herméneutique spécifique, celle du manuscrit, elle demeure une composante des études littéraires et ses interprétations constituent des opérations de critique qui appartiennent en propre à leur auteur.
Le recours au lexique savant (heuristique, herméneutique) offre l’avantage d’identifier les niveaux de la critique génétique en les situant à l’étiage de leurs homologues textuels. En revanche, la forte surdétermination de ces termes (et d’autres : poétique, phénoménologie) invoque des positions méthodologiques (ou philosophiques) dont l’application à la génétique fait débat et appelle en tout cas une clarification préalable. Ainsi l’herméneutique entendue non dans l’acception générale d’une étude du texte, mais en tant que méthode constituée, renvoie à deux (au moins) approches théoriques. La première, qui domine le XIXe siècle, vise à dévoiler derrière l’œuvre la vie de l’esprit créateur qui s’y manifeste. Ses fondateurs, Schleiermacher et Schlegel, furent ainsi parmi les premiers à traiter de la production des œuvres et la critique génétique n’a pas manqué de se réclamer de ces travaux qui l’annoncent de loin.7. Plus loin dans le siècle, Wilhelm Dilthey, fondateur des sciences humaines comme sciences de l’esprit, développa une herméneutique de la « Einfühlungstheorie » (sympathie identificatrice) avec laquelle la génétique moderne partage l’empathie qui peut naître d’une longue immergence dans le travail d’un auteur. Pour autant, elle n’est pas une théorie de l’identification. Le critique ne s’oublie pas lui-même pour plonger dans la conscience de l’écrivain – ni dans son être, à quoi l’appelle une phénoménologie de la transcendance. 8. Il observe les traces objectivées d’un travail. Ces traces où nous lisons une origine, sont déjà une fin, « l’aboutissement d’une suite de modifications intérieures aussi désordonnées que l’on voudra , mais qui doivent nécessairement se résoudre, au moment où la main agit, en un commandement unique, heureux ou non. »9. Pour rendre compte de ces phénomènes, l’étude génétique se trouve en position d’observation et à une distance de son objet qui est, me semble-t-il, celle de toute relation critique.
Cette perspective est prise en compte par ce que l’on pourrait nommer la seconde herméneutique, celle que fondent notamment en Allemagne les travaux de Hans-Georg Gadamer et ceux de Paul Ricoeur en France. A la suite de Valéry, Paul Ricoeur écrit : « du seul fait que le discours est écrit, il est porteur d’une histoire qui n’est plus celle de son auteur […] cette disjonction entre dire et signifier constitue déjà un phénomène de production, une création »10. En même temps, les travaux de Gadamer ont produit des concepts qui peuvent être opératoires dans une étude de genèse, tel celui de l’interrogation (une interprétation est toujours la réponse à une question) ou de la simultanéité de significations plurielles. Cependant, ce dernier concept a été développé dans une perspective historique qui cherche à saisir la signification du texte à la fois dans le passé et dans le présent : « Verschmelzung des Gegenwartshorizontes mit dem Vergangenheitshorizont »11 (fusion de l’horizon du présent avec l’horizon du passé). Ici, un écart se creuse avec la génétique dont les objets n’ont pas connu la lecture. Le public n’a jamais cheminé à travers l’univers secret des manuscrits, pas plus d’ailleurs que les écrivains. La littérature ne circule pas entre leurs manuscrits comme elle le fait entre leurs livres : il n’est pas d’intertextualité entre le brouillon d’un auteur et celui d’un autre. La génétique peut, en dehors de son domaine, s’adosser à des traditions et constructions théoriques qui permettent d’enrichir sa réflexion et d’élargir son champ de vision. Mais elle ne peut leur demander la solution de problèmes qui lui appartiennent en propre.
1 Voir Carnets d’écrivains, Editions du CNRS, 1990. Je ne cite ce titre, comme ceux qui suivent, qu’à titre d’exemple, sans la bibliographie (parfois importante) consacrée à chacune de ces questions.
2 Ainsi dans Paul Valéry, Oeuvres, Bibl. De la Pléiade, t.I, p. 96-110.
3 « Le signifiant graphique », Langue Française, n° 59, publié par Jacques Anis, 1983, De la lettre au livre. Sémiotique des manuscrits littéraires, CNRS Editions, 1989 ; « Sémiotique », Genesis n° 10, 1996.
4 « Manuscrits-Ecriture », Langages, n° 69 publié par Almuth Grésillon et Jean-Louis Lebrave, 1983 ; « Processus d’écriture et marques linguistiques », Langages, n° 147 publié par Irène Fenoglio et Sabine Boucheron-Pétillon, 2002.
5 Pierre-Marc de Biasi, « L’univers de la rature », La Génétique des Textes, Nathan, 2000.
6 Aragon, « D’un grand art nouveau : la recherche », Essais de critique génétique, op.cit., p. 9.
7 Voir notamment Friedrich D.E. Schleiermacher, Hermeneutik, (nach den Handschriften neu hrsg. und eingel. von H.K.) in Abhandlungen der HeidelbergerAkademie der Wissenschaften, Heidelberg, Jg. 1959-2., et Friedrich Schlegel, « Vom Wesen der Kritik », Kritische Friedrich Schlegel Ausgabe, Schöning, Paderborn, 1975-III, où figure sa célèbre analyse des rapports entre critique et création.
8 Ainsi Paul de Man : « Dans la mesure ou il est oubli de nous-mêmes pour un moi transcendantal qui parle dans l’œuvre, l’acte critique, conçu (…) comme une mise en rapport avec l’être, demeure un acte exemplaire », Les chemins actuels de la critique, UGE, 1968, p. 58.
9 Paul Valéry, « Première leçon du cours de poétique », Œuvres, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 1351.
10 Paul Ricoeur, « Regards sur l’écriture », La Naissance du texte, Corti, 1989, p. 214.
11 Hans–Georg Gadamer, Einander verstehen – Die letzte Epoche der Philosophie, Stuttgart, Klett, 1974, p. 119.