Il est sans doute périlleux, dans le temps même où l'on construit une recherche de doctorat recensée sous la rubrique « littératures francophones », de scier la branche sur laquelle on est assis en questionnant le cadre théorique de la francophonie littéraire. Cette démarche m'apparaît pourtant de plus en plus nécessaire au fil des années. Ma présentation n'a nulle autre prétention que celle de participer au débat sur cette notion de francophonie littéraire en commençant par rappeler comment le concept a été fabriqué par les discours critiques, pour faire état ensuite des recherches actuelles sur la question et soulever quelques interrogations. A cette fin, et parce qu'une réflexion de ce type se fonde nécessairement sur les travaux en cours dans les différentes structures de recherche, je m'appuierai sur les analyses actuellement menées par les équipes internationales qui travaillent sur cette notion de francophonie littéraire, notamment dans les cahiers des Etudes littéraires africaines de l'A.P.E.L.A (Association pour l'Etude des Littératures Africaines) ou au sein de la revue Notre Librairie. Ainsi, dans un récent numéro (décembre 2005-février 2006) de Notre Librairie consacré à la critique littéraire, de nombreuses propositions émergent, dont celle de Romuald Fonkoua qui dans son éditorial réfléchit aux stratégies d'analyse des discours critiques sur les littératures du Sud, et propose de procéder en trois étapes : « Retracer histoire de la critique, interroger les mots de son exercice, et les enjeux scientifiques et politiques.» (Fonkoua, Notre Librairie, n°160 : 4)

Sans prétendre faire l'histoire de la critique des littératures francophones (et répondre ainsi au vœu exprimé par Jean-Louis Joubert qui, en 1981 déjà, appelait de ses voeux une nécessaire « archéologie des études francophones » (Joubert, 1981 : 184), il sera utile de s'interroger sur les modalités et les finalités de cette construction progressive d'un savoir sur les littératures francophones, qui s'est essentiellement bâti en France.

Mettant les mots eux-mêmes à l'épreuve, on reprendra la distinction entre critique et théorie littéraire proposée par Antoine Compagnon dans Le démon de la théorie (Compagnon, 1998) : la critique est un discours sur les œuvres littéraires qui évalue le texte. La théorie, elle, demande que les présupposés de la critique soient rendus explicites. C'est, selon Compagnon, un « point de vue méta- critique visant à interroger, questionner les présupposés de toutes les pratiques critiques (au sens large) » (Compagnon, 1998 : 20-24). C'est cette dernière posture, ce point de vue externe qui questionne les présupposés des pratiques critiques que je vais tenter d'adopter, en préférant au mot de « théorie » celui d'« analyse », moins susceptible de verser dans l'idéologie.

Il est évidemment un second terme à questionner : celui de francophonie littéraire. Le concept, apparu en 1973 dans un ouvrage de G.Tougas, Les écrivains d'expression française et la France, a été réutilisé depuis avec le succès que l'on sait, notamment par Michel Beniamino qui dans son essai de 1999  La francophonie littéraire. Essai pour une théorie (Beniamino, 1999 :18),montre les difficultés du concept : socio-symboliques, historico-politiques, scientifiques… Le discours critique sur la francophonie littéraire éprouve quelque embarras à définir son objet. Tout comme le cadre académique de l'université à le nommer, puisqu'on change régulièrement d'appellation : « littérature d'expression française », « littératures francophones », actuellement « littératures du sud, émergentes, nouveaux espaces littéraires » etc. Il conviendra d'interroger les mots de la francophonie littéraire : espace, littéraire, francophone …

 Pour tenter, sinon de montrer les enjeux scientifiques et politiques d'une telle notion, à tout le moins de proposer quelques pistes de réflexion qui permettraient de nouvelles approches du fait littéraire francophone.

EXAMEN DES DISCOURS SUR LES FRANCOPHONIES

 « Croiser les regards sur les discours qui construisent la francophonie comme un de ces méta-récits (Lyotard) dont il s'agit d'abord d'explorer les mécanismes de légitimation » (Gontard et Gray, 1997 : 12).

Il faut bien entendu distinguer deux francophonies : d'un côté la Francophonie majuscule, c'est-à-dire la francophonie politique, institutionnelle, qui orchestre un discours politique doublé d'un discours idéologique relayant des intérêts économiques et géostratégiques de la France, et de l'autre la francophonie sinon minuscule du moins littéraire et culturelle. Pour bien séparer les deux notions, Jean-Marc Moura propose de distinguer la francophonie (c'est-à-dire la communauté linguistique) (Moura, 1999 : 34) du francophonisme (qui renvoie aux intérêts économiques et politiques masqués par la communauté linguistique) (Moura, 1999 : 2). Il ne sera pas question ici de francophonisme bien qu'il demeure très répandu et produise des discours lénifiants, comme cette définition de la francophonie commise par le professeur Jacques Barrat à l'attention des professeurs de l'enseignement secondaire français publié en 2004 : « La francophonie est à la fois un concept et un espace habité par ceux qui ont le français en partage. Mais elle est aussi une manière d'appréhender, de comprendre, d'écouter, de communiquer, d'agir ; bref, un comportement, un humanisme. Elle est plus encore un outil de communication interculturelle et le seul espace fédérateur de ceux qui veulent reconnaître, accepter et valoriser les différences […]La francophonie est aussi un conservatoire. C'est celui de la langue française. […] La francophonie ne saurait manquer à l'obligation de solidarité avec les pays les plus démunis. C'est là une vieille habitude française sinon francophone » (Barrat Jacques et Moisei Claudia, Géopolitique de la francophonie, un nouveau souffle ?, 2004 : 129)

A ce point de mauvaise foi, le discours se passe de commentaires. Aujourd'hui, la tendance est plus subtilement à une récupération du discours pour étayer le concept de « dialogue des cultures » (Moura, 1999 : 2). Nous en avons eu un écho au Salon du Livre de Paris édition 2006, dont l'invité d'honneur était justement la Francophonie (cette fois-ci avec trois fff ! ).

 Pour ce qui est de la francophonie culturelle, il convient d'apporter une nuance et de bien distinguer la francophonie linguistique, qui relève de la décision publique, et la francophonie littéraire, qui reste toujours une position individuelle. Le développement d'une écriture en français dans les pays tiers s'est fait pour la plus grande partie parallèlement à l'extension des zones de pouvoir politique de la France. Y a-t-il aujourd'hui un objet global littéraire francophone distinct de la structure politique ? Le concept de francophonie littéraire a-t-il une validité scientifique ? Peut-il y avoir une théorie de cet objet ? Est-on fondé à faire des « études littéraires francophones » ? L'objet que nous étudions existe-t-il hors d'une construction idéologique ?

Dans les premiers chapitres de son ouvrage La francophonie littéraire. Essai pour une théorie, Michel Beniamino fonde le phénomène de francophonie littéraire sur plusieurs paramètres : espace, histoire, langue… Examinons ces trois paramètres principaux.

DE L'ESPACE LITTERAIRE FRANCOPHONE

Remarquons d'abord que le discours sur la francophonie littéraire se démarque des autres discours critiques sur la littérature, qui donnent habituellement la préférence à l'analyse de type historique sur l'approche spatiale. Il n'est peut-être pas anodin que dans les études francophones, on raisonne davantage en termes d'espace que d'histoire. On exhibe des planisphères officiels piquetés de petits drapeaux, on estampille des collections littéraires « Espaces francophones »; cela permet d'esquiver le débat sur l'histoire de la francophonie qui est dans bien des cas une histoire de domination violente.

 De quel espace parle-t-on ? Souvent, les études littéraires sur la francophonie reprennent les découpages institutionnels. Or les frontières institutionnelles sont très contestables. Les frontières administratives sont souvent exogènes. Pour l'Afrique par exemple, Selon Michel Fouché, 32% des frontières ont été tracées par les Français.(Fouché, 1991 :49). Elles ne correspondent pas aux délimitations linguistiques, qui sont très mouvantes et en perpétuelle évolution, et qui elles-mêmes sont distinctes des frontières littéraires, plus labiles encore. De nombreuses équipes de recherches ont réfléchi sur cette notion de frontières de la francophonie littéraire1, sans parvenir à dénouer le nœud gordien.

 Et avant toute chose, quel vocabulaire utiliser ? Parlera t-on d' « espace » ou de « territoire » ? Un espace est par définition ouvert, fondé sur les circulations (entre les pays, les langues, les marchandises, les idées…) L'espace francophone aujourd'hui est davantage un territoire contrôlé par la France : contrôle de la circulation des hommes (pourquoi un visa pour un étudiant francophone venu faire des études en France ?), et contrôle de la diffusion des idées (la vie institutionnelle de la littérature francophone est très franco-centrée, les écrivains francophones africains par exemple sont quasiment tous édités à Paris, quelques-uns à Montréal ou à Bruxelles).

 Pourrait-on parler d'« aire culturelle » à défaut d' « espace » ? Dans un article récent (Beniamino, 2003 : 19), Béniamino montre bien en quoi ce concept est plus contestable encore. Né chez Léo Frobenius, sous l'influence des théories anthropo- géographiques de Ratzel, il véhicule l'idéologie d'une zone d'influence de la France sur une partie du monde.

 Ainsi, il est délicat de parler d'espace quand on tente une définition de la francophonie littéraire. L'espace francophone n'est-il pas au fond une construction mentale de la France, comme l'orientalisme fut inventé par l'Occident (Saïd, 1980) ?

DE L'HISTOIRE LITTERAIRE DES LITTERATURES FRANCOPHONES

Il faut réécrire l'histoire de la littérature francophone. On tentera de le suggérer ici en prenant l'exemple des littératures africaines. Plusieurs critiques doivent être faites.

 Premièrement, cette histoire est lacunaire. Nous travaillons sur ces littératures avec en tête une histoire officielle de la francophonie, jalonnée de dates incontournables et d'œuvres de référence, peu remises en cause. Ne prenons que l'exemple des débuts de la littérature écrite en Afrique noire. Depuis les travaux pionniers de Mme Kesteloot (Kesteloot, 1963), trop peu renouvelés par la critique, les étapes canoniques en sont la parution à Paris de Batouala de René Maran, en 1921, puis l'émergence dans le Quartier Latin du mouvement de la négritude… Le critique béninois Guy Ossito Midiohouan s'offusque : « Contrairement à une opinion largement partagée, la littérature négro-africaine d'expression française n'est pas née en France ! » (Midiohouan, 2002 : 17). En effet, pour prendre un seul exemple, dans ces mêmes années 1920-1930 le poète Jean-Joseph Rabearivelo inventait à Madagascar une manière et une matière poétique en français tout à fait originale, dix ans avant Senghor !

 Ensuite, cette histoire littéraire est trop franco-centrée. Elle a été largement écrite en France, et porte sur la francophonie littéraire un regard surplombant, parfois même condescendant. On se souviendra de ce propos de Marguerite Duras évoquant le roman de Paul Hazoumé, Doguicimi (1938), « Il fut beaucoup question de Domicigui (sic) pendant le dîner. D'autant plus que comme tous les rédacteurs du ministère des colonies j'avais eu entre les mains cet ouvrage si probant des bienfaits du colonialisme – du moment qu'il était écrit en français par un sujet noir. Je félicitai chaleureusement l'auteur de l'avoir écrit. J'évitais bien entendu de lui avouer que je n'en avais pas lu le premier mot… » (Ricard, 1995 : 49)

 D'une façon moins anecdotique, on soulignera que dans le cas des études francophones, contrairement aux études de littérature française, l'étude des littératures a été et est encore souvent superposée à une étude des civilisations, comme si les littératures francophones valaient moins par leurs qualités proprement littéraires que par leur intérêt ethnologique. On rabat ainsi la valeur littéraire sur la portée informative.2.

 En somme, l'histoire des littératures francophones a un rapport difficile avec l'Histoire. Constituer l'histoire littéraire de la francophonie implique de relire l'histoire de la présence française à l'étranger. La recherche académique a été largement partie prenante de l' « entreprise civilisatrice de la France » outre-mer, et elle doit faire retour sur ses discours des siècles passés. Ainsi du discours assimilationniste en germe au XIX° et développé durant une large moitié du XX°siècle célébrant la progressive assimilation des techniques de la littérature française par les écrivains africains. Aujourd'hui encore, on rappellera que le sigle Adpf, qui renvoie à l´opérateur du ministère des Affaires étrangères pour sa politique de promotion du livre et de l´écrit, signifie : Association pour la Diffusion de la Pensée Française !  Cette tendance assimilationniste au contraire de la coexistence dans le monde anglo-saxon, est une donnée majeure à prendre en compte pour réécrire l'histoire littéraire de la francophonie.

Les années 1970 ont été marquées par une contestation violente de ce modèle. Par exemple dans cet extrait de la revue Souffles de mars avril 1970 dirigée par A. Laâbi : « Nous disons que la francophonie constitue une pièce maîtresse dans la stratégie néo-coloniale. […]Par conséquent, seuls peuvent prêcher cette « acculturation forcée », comme diraient certains missionnaires, ceux qui sont intimement liés au néo-colonialisme ou ceux qui tirent de l'usage de la langue française des avantages bureaucratiques ».

LIMITES DU DISCOURS SUR LA NOTION MEME DE FRANCOPHONIE. LE PROBLEME DE LA LANGUE.

On peut contester le terme même, comme le suggère André Wautier, car phoné signifie voix et non langue. Dans les années 50-60, l'on préfèrera utiliser le mot de francité. Mais dans les deux cas, les connotations véhiculées par les termes sont très différentes de celles du terme de « Commonwealth » (« richesses communes »). Elles renvoient à un territoire linguistique homogène, rassemblé autour d'une langue commune. Mais c'est sans compter avec l'hétérogénéité manifeste des contextes francophones. La langue française s'y articule différemment avec les langues partenaires, proposant des poétiques toujours singulières. Peut-on regrouper des écritures uniquement par le fait qu'elles s'écrivent dans une même langue ? Est-ce un critère pertinent ? Utile ? Opératoire ?

Janheinz Jahn conteste très tôt ce principe méthodologique : « Dans l'enseignement actuel encore, on aime répartir les littératures suivant le critère des langues. C'est là un principe de classement très commode ; il pouvait se justifier jusqu'au tournant du siècle. La littérature était alors une littérature nationale ; au sens littéraire, la nation correspondait au territoire délimité par la langue. Ainsi la littérature suisse de langue allemande faisait partie de la littérature allemande, qui constituait une unité culturelle bien avant que n'apparaisse en Allemagne l'idée d'une quelconque unité nationale d'ordre politique. » (Jahn, 1969 : 8-9)

L'analyse littéraire fondée sur le critère de la langue est aujourd'hui éminemment discutable, alors même que nul n'ignore combien le choix de la langue d'écriture par les écrivains francophones est souvent lié à des facteurs complexes, qui n'ont parfois que peu à voir avec l'économie interne de la langue. Est-il utile de chercher à les regrouper sous le chapeau de littératures francophones ? Est-ce une classification intéressante au plan scientifique ? Est-ce d'ailleurs du côté des classifications qu'il faut chercher ?

NOUVELLES APPROCHES DE LA FRANCOPHONIE LITTERAIRE

De nouvelles propositions viennent renouveler l'étude des littératures francophones, en reprenant les notions d'espace, d'histoire littéraire ou de langue pour les mettre à l'épreuve et les renouveler. Nous aimerions leur rendre justice en proposant un rapide panorama de leurs travaux, avant de suggérer quelques pistes issues de cette étude.

REPRISES DE LA NOTION D'ESPACE

Plusieurs propositions ont été faites dans ce sens. Dans son ouvrage Nouvelles tendances dans l'analyse du discours paru en 1988, Daniel Maingueneau adopte la notion de « scénographie », une formule qui unit les données recueillies du côté des textes et du style (ethos, espace d'énonciation, organisation temporelle), et de l'autre du côté du parcours social et institutionnel.

Une autre proposition est celle de « champ littéraire ». C'est Pierre Bourdieu qui le premier propose ce concept repris ensuite par Paul Aron, Pascale Casanova et largement utilisé aujourd'hui. Il s'agit selon Bourdieu de nommer ainsi un « système particulier de relations sociales régi par des rapports de force » (Bourdieu, 1992), c'est-à-dire d'inscrire l'analyse du fait littéraire dans un contexte de rapports de force sociaux, de recherche de reconnaissance et de volonté de domination. Ce concept permettra par exemple à Bernard Mouralis d'analyser les intersections entre champ littéraire et champs économique et politique qui marquèrent les années 1960-19703. Mais quelle définition donner au champ ? Ne retrouvons-nous pas les problèmes de définition évoqués plus haut à propos de la notion d'espace ?

Considérant que le champ littéraire francophone n'est pas un champ cohérent, par manque de relations d'un bout à l'autre du champ, Pierre Halen propose le concept de « système littéraire » qu'il préfère à celui de « champ littéraire ». Il affirme « Le système littéraire francophone existe bel et bien, englobant l'ensemble des productions qui ne relèvent pas directement du niveau local et qui ne sont pas présentées comme françaises », (Halen, 1995 : 24) et il s'attache à décrire les relations de dépendance des systèmes littéraires africains face au champ littéraire français. Il nomme ces systèmes périphéries ou marches (Halen, 1998 : 139), les décrivant comme des espaces d'entrance dans le champ central soumis à de puissantes contraintes.  « S'agissant du texte francophone, le contexte est celui d'un système de production et de réception qui est contraint de s'adapter au verrou que constitue le rapport centre périphérie. Pour faire jouer ce verrou, certains acteurs peuvent être tentés, ou se trouvent même obligés, de jouer la carte de la différence exotique, qui n'est pas le moindre des héritages laissés par le différentialisme colonial. » (Halen, 1995 : 30)

Cette notion de différentialisme est très opérante pour notre analyse de la francophonie littéraire, car l'idéologie francophone a parallèlement à sa politique assimilationniste souvent joué le jeu du « deux poids deux mesures » entre la France et la Francophonie.

REPRISES DE LA NOTION D'HISTOIRE LITTERAIRE

C'est l'un des grands enjeux de l'analyse des littératures francophones actuellement. La  revue Etudes littéraires africaines éditée par l'A.P.E.L.A a fait récemment4 le point sur cette évolution du regard porté sur l'histoire des littératures francophones, plus spécifiquement africaines, en mentionnant les travaux de Janheinz Jahn qui dès les années 1950, publie Muntu – Umrisse der neoafrikanischen kultur, un essai sur l'unité culturelle de l'Afrique, puis ceux d'Albert Gérard, qui combine dans ses recherches les critères linguistiques, historiques et géographiques et travaille sur les littératures en langues africaines (Gérard, 1986), et dans les années 1980 les thèses d'Alain Ricard (Ricard, 1981) et Bernard Mouralis. Ce dernier critique, dans Littérature et développement (Mouralis, 1984), les discours idéalisateurs de la « rencontre des cultures » et du « métissage culturel ». Travaillant dans le sens d'une recontextualisation de la littérature africaine, il a montré de façon magistrale comment la France a voulu modeler la littérature africaine dans le sens d'une folklorisation : « Le colonisé s'est efforcé, d'autre part, d'entrer dans le champ littéraire de son époque. A cet égard, il faut se souvenir que le colonisateur, loin de s'y opposer, a encouragé la production d'une littérature écrite autochtone. Mais dans son esprit, celle-ci devait être centrée sur l'Afrique « véritable » et l'écrivain africain était invité à recueillir des contes ou des légendes, à évoquer des figures historiques, à décrire des coutumes. » (Mouralis, :19).Cette analyse est actuellement développée par les études postcoloniales, d'abord apparues dans le monde anglo-saxon, et portées en France notamment par Jean-Marc Moura. Nourrie des travaux de Maingueneau sur la scénographie, reprenant elle aussi la notion d'espace francophone pour la contester, la théorie postcoloniales'interroge sur les relations des textes à leur environnement socioculturel, y compris dans sa dimension historique. Selon Jean-Marc Moura dans Littératures francophones et théorie postcoloniale, « ce que ces littératures ont en commun au-delà des spécificités régionales, est d'avoir émergé dans leur forme présente de l'expérience de la colonisation et de s'être affirmées en mettant l'accent sur la tension avec le pouvoir colonial, et en insistant sur leurs différences par rapport aux assertions du centre impérial. » (Moura, 1999 : 5).

La théorie postcoloniale montre, dans le prolongement des travaux de Mouralis, comment le contenu esthétique des œuvres a été et continue d'être influencé par l'héritage historique colonial et le contexte socio-culturel de domination.

Mais il existe, même en Afrique, de petits espaces de vie culturelle en français, par exemple dans une partie de la bourgeoisie égyptienne, créés par des circonstances historiques différentes, dans le cadre de partenariats entre états, de relations culturelles etc. Qu'en faire ?

REPRISES DE LA NOTION DE LANGUE : DES LANGUES AFRICAINES

En effet, pour reprendre les mots de Bourdieu, « parler de la langue, c'est accepter tacitement la définition officielle de la langue officielle d'une unité politique. » (Bourdieu, 1982 : 27). Cette conception de la langue permet d'asseoir un pouvoir, et dans le cadre de la francophonie, elle prétend ainsi niveler les différences qui existent entre les locuteurs de la langue. En Afrique noire ou à Madagascar par exemple, depuis le temps des missions, depuis le temps de l'administration française et de la littérature coloniale (ce « conservatoire de préjugés » selon la formule de Jean-Louis Joubert) (Joubert, 1983 : 125), la langue française s'est tenue du côté du pouvoir : avoir la maîtrise de la langue, c'est s'assurer une mainmise sur le pouvoir. Mais cette représentation de la langue a beaucoup évolué, sans compter que son histoire n'est pas partout identique ; ainsi au Québec et ailleurs, on lutte aujourd'hui pour une autonomisation de la langue.

Les théories sur la/les langues ont défriché récemment plusieurs pistes et proposé plusieurs notions, parmi lesquelles celle de conscience linguistique. Ce concept est emprunté par A. Ricard à Harald Weinrich (Weinrich, 1980), et il interroge « la place de la langue dans la conscience des écrivains » (Ricard, 1995 : 40) ; pour Alain Ricard, l'écriture contemporaine est inscrite dans la « conscience de la multiplicité des langues, l'expérience d'une manière d'éclatement du discours, marqué par la diglossie et le métissage ». Ce concept qui permet de ressaisir par l'analyse les faits de langue à l'oeuvre dans les textes, qu'ils soient liés à l'oralité, au plurilinguisme, à la diglossie ou à l'« inter langue » comme chez Kourouma...a été abondamment repris, notamment dans les théories postcoloniales.

Lise Gauvin propose, elle, la notion de surconscience linguistique, « c'est-à-dire une conscience particulière de la langue qui devient ainsi un lieu de réflexion privilégié et un désir d'interroger la nature du langage et de dépasser le simple discours ethnographique […] Cette surconscience est aussi une conscience de la langue comme espace de fiction voire de friction : soit un imaginaire de et par la langue. » (Gauvin, 2003 : 19). Considérant que « le dénominateur commun des littératures dites émergentes, et notamment des littératures francophones, est de proposer, au cœur de leur problématique identitaire, une réflexion sur la langue et sur la manière dont s'articulent les rapports langues/littératures dans ces contextes différents. », considérant que l'écrivain  francophone est contraint de « penser sa langue », elle propose de nommer ces littératures « littératures de l'intranquillité », car elles se mettent à distance de la langue française.

Par ailleurs, il appartient à Jean-Marie Klinkenberg (Klinkenberg, 1994 : 71-80) d'avoir développé la notion d'insécurité linguistique des collectivités francophones périphériques. Il montre que face au centre constitué par Paris, les écrivains des zones francophones dominées adoptent deux directions opposées : soit une stratégie centripète (vers l'autonomisation, et la création d'un champ culturel distinct), soit une stratégie centrifuge (« un effort d'assimilation au champ parisien ou au moins le désir de reconnaissance de la part des instances de consécration de ce centre ».) (Klinkenberg, 2003 : 52)

 Ces théories ont en commun d'interroger autrement la question de la langue d'écriture. Ce qui apparaissait auparavant comme l'élément rassembleur, le point d'arrivée : écrire en français, devient le point de départ de nouvelles approches littéraires.

REBONDS

 On proposera deux perspectives dont l'orientation est en apparence contradictoire, puisque l'une est centrifuge, cherchant à décentrer les études littéraires francophones, et l'autre est centripète, proposant de relier, de mettre en relation les langues et la disciplines ; mais ces deux axes de réflexion explorent en réalité le même chemin, celui du pluralisme.

DECENTRER

Rappelons que c'est notamment l'arrivée dans les campus américains d'étudiants venus d'anciens pays colonisés qui a permis l'essor de la théorie postcoloniale. La circulation entre les différentes approches critiques, entre les différents regards portés renouvelle la recherche. On connaît l'importance actuelle des études américaines sur les littératures postcoloniales5, leurs avancées magistrales dans la réflexion sur l'idéologie dans la littérature ; mais il importe de suivre également de très près ce qui se fait au Québec, dont les universités sont des lieux dynamiques de convergence… Enfin, je ne citerai que quelques noms de critiques et théoriciens littéraires africains : Boniface Mongo M'Boussa, Justin Bisanswa, James Ngugi, Guy Ossito Midiohouan, Romuald Fonkoua  ou antillais : Edouard Glissant, sans prétendre à résumer leur travail en cours, simplement pour suggérer combien leur approche est féconde pour l'analyse de ces littératures. Mais comment les nommerons-nous à présent ? Plus fondamentalement, comment regrouperons-nous dans l'analyse des ensembles littéraires dont nous avons montré l'hétérogénéité ? Comment saisir ces réalités littéraires ?

 Faut-il suivre les voix qui proposent depuis quelque temps un autre système de regroupement des auteurs, par littératures nationales ? Nous avons tenté de montrer le peu de validité scientifique des frontières nationales en littérature, qui séparent des éléments liés historiquement, qui établissent artificiellement des cloisonnements entre les zones linguistiques… Peut-on y échapper par le terme de « frontières culturelles », en divisant l'aire francophone en aire africaine, aire antillo-guyanaise ? Le problème des frontières n'est pas levé pour autant, qui empêche les circulations à l'heure pourtant où tant d'écrivains vivent en nomades. Est-on contraint d'associer à la littérature un principe de territorialité6 ?

 Pourquoi ne pas parler de littérature française tout simplement, dans le sens où l'entendait Salman Rushdie pour la littérature anglaise (« que j'ai toujours considérée comme signifiant simplement la littérature de langue anglaise ») (Rushdie, 1993) ? Ou bien parlera-t-on plutôt de littératures en français ? Pierre Halen , lui, suggère de travailler sur les littératures du sud : « Fonder assez solidement un ensemble de littératures du « sud », marquées par un certain nombre de déterminations historiques semblables, aux dépens d'un hypothétique ensemble de « littératures francophones » qui n'aurait guère que la langue en commun ». (Halen, 2003 : 26).

 Dans le prolongement de cette voie ouverte, Xavier Garnier réfléchit à une dénationalisation de la littérature. Selon lui, quand on parle de littératures périphériques, francophones ou postcoloniales, on parle implicitement d'un centre, et depuis le centre. Or s'il est une pratique qui peut aujourd'hui rassembler les écrivains qui écrivent en français, c'est bien le sentiment éprouvé d'écrire « du dehors de la langue »,(Garnier, 2003 : 241) dans un écart par rapport à l'axe de la langue. Il suggère : « Plutôt que de considérer comment les écrivains francophones s'approprient la langue française, il peut être intéressant d'observer comment ils s'en excluent » (Garnier, 2003 : 238).

RELIER

C'est-à-dire explorer les zones de contacts. Et pour commencer, développer l'analyse des passages entre les langues. Selon la belle formule d'Edouard Glissant : « Ce qui caractérise notre temps, c'est ce que j'appelle l'imaginaire des langues, c'est-à-dire la présence de toutes les langues du monde » (Glissant, 1996). Les littératures contemporaines sont habitées par le plurilinguisme, la présence de deux ou plusieurs langues. La notion de francophonie elle même sous-entend la présence souterraine d'autres langues. Traductions, auto-traductions, réécritures, écritures bilingues alternées ou concomitantes… Nombreux sont aujourd'hui les écrivains qui créent dans le va-et-vient des langues, à la recherche d'une « langue encore inouïe » (J.Derrida), d'une « langue tierce » (A.Ricard), d'une « bi-langue » (A.Khatibi) … d'une langue sienne, tout simplement ? Quels effets littéraires peuvent avoir ces cohabitations, juxtapositions, superpositions de langages et des imaginaires qu'ils véhiculent ?

On travaillera sans doute dans les prochaines décennies sur les contacts de langues, sur les passages entre les langues, comme le suggère M. Beniamino à la fin de son essai sur la francophonie littéraire, « Passer de la critique des littératures francophones à une théorie de ces littératures qui posent –faut-il le rappeler – à la fois le problème de la divergence de formes de la littérature écrite en français et celui de la coexistence de littératures écrites dans des langues différentes à l'intérieur d'une même formation sociale, identifiée ou non par le concept de nation » (Beniamino, 1999 : 213).

Mais le critique littéraire devra alors posséder lui-même plusieurs langues, et remettre en cause ses pratiques !

Relier, ce sera aussi mettre en contact les disciplines. Une critique contemporaine de la réception des textes intégrera nécessairement des approches politiques, géostratégiques, sociologiques, philosophiques, pour étudier l'idéologie à l'œuvre dans les œuvres et dans les discours sur les oeuvres. Par ailleurs, on bénéficie aujourd'hui d'avancées considérables dans le domaine du traitement informatique des données, ce qui peut permettre d'opérer une petite révolution dans le traitement des données génétiques (on peut se reporter à ce sujet au travail effectué à Lyon par le laboratoire Liris : Laboratoire d'informatique en images et Systèmes d'Information, du C.N.R.S7. Il faudra également développer les éditions critiques, les archivages de ces littératures, en relation avec des structures de conservation des textes comme l'I.M.E.C (Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine8.

CONCLUSION

En guise de conclusion,on ne mentionnera que deux aspects essentiels d'une nécessaire remise en cause des pratiques de la francophonie littéraire. Le premier, c'est la revendication d'une critique utilisant les mêmes outils de Proust à Chamoiseau. Rien de plus urgent que d'étudier avec la même exigence d'analyse littéraire toutes les littératures. A l'inverse, les réorientations de la théorie littéraire francophone permettront un renouvellement des approches de la littérature tout court, notamment en intégrant le travail fait par les littératures du sud sur les instances énonciatives, dans un contexte de contacts de langues…

Le deuxième aspect fondamental, c'est l'exigence d'une décolonisation des circuits du livre, c'est-à-dire le combat pour une édition et une diffusion locale des littératures, parallèlement à des co-éditions et une distribution internationales. L'opposition centre/périphérie ne pourra être contournée que dans la mesure où les circuits du livre suivent un itinéraire de relations et non plus de domination.

1  Notamment Véronique Bonnet (dir.), Frontières de la francophonie ; francophonie sans frontières, « Itinéraires et contacts de culture », Paris, L’Harmattan / Paris 13, vol. 30, 2002, ou bien Michel Beniamino, « La francophonie Littéraire », In Les études littéraires francophones. Etat des lieux. Lieven D'Hulst et Jean-Marc Moura éd., Villeneuve-d'Ascq, Éd. du Conseil scientifique de l'Université Lille 3, 2003.

2  Voir à ce propos l’article de Jamal Mahjoub dans Notre Librairie, n°155-156, p.11-15.

3  In Les champs littéraires africains, Ed. par Pierre Halen et R. Fonkoua, Paris, Karthala, coll. Lettres du sud, 2001, 342 p.

4  Revue Etudes Littéraires Africaines n°17, notamment l’article de Jànos Riesz, p.4-13

5  Voir le site de l’Univeristé d’Emory : http ://www.english.emory.edu/Bahri/index.html

6  Cf. Josias Semujanga, « les orientations de la critique de la littérature du sud en Amérique du nord », in Notre Librairie n°160…

7  Liris UMR 5205 CNRS/INSA de Lyon/Université Lyon1/Université Lyon II/Ecole centrale de Lyon.

8  www.imec-archives.com