Sommaire
Des actes
De lui, les badauds parisiens ne connaissent souvent que l’imposant socle de statue du boulevard qui porte son nom. Au mieux, pour le curieux qui pénètre dans l’observatoire astronomique voisin, Arago est un buste, immense aux yeux profonds, barrés d’épais sourcils. Nous ne connaissons de lui qu’une seule photographie : celle d’un vieil homme aveugle vêtu d’une écharpe, réalisé peu de temps avant sa mort.
La statue de bronze du Boulevard Arago, œuvre du sculpteur catalan Alexandre Oliva, fut fondue en 1942, pour nécessités militaires, laissant son socle célibataire. La remplacent les 135 médaillons de bronze de Jan Dibbets, réalisés pour le bicentenaire de la naissance de l’astronome, nantis des seules inscriptions « Arago », « Nord » et « Sud ». Ancrés discrètement dans les trottoirs, traversant Paris, ils matérialisent ce méridien à la mesure duquel, autrefois, l’homme, jeune, participa.
Toutefois, l’œuvre ne rend pas compte de l’homme politique que fut Arago, ni de l’immense popularité dont il bénéficia. A sa mort, en 1853, des dizaines de milliers de parisiens accompagnèrent son cercueil : Napoléon III n’avait pu faire autrement que de réserver des funérailles officielles à cet opposant farouche qui avait refusé de lui prêter serment. Rebelle, mais brillant. La vie de celui dont la mort constitua une « perte immense pour l’humanité » pourrait tenir en une phrase : admis à polytechnique à 17 ans, académicien à 23, député à 45, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences à 46, directeur des observations à l’Observatoire de Paris à 50, chef du gouvernement de la seconde République à 62. Les aventures rocambolesques et dangereuses dont il fut victime, en Espagne et en Algérie, lors de la mesure de la méridienne de France, le courage et le sérieux professionnel dont il fit preuve, la qualité de ses travaux de physicien, lui valurent d’être élu très jeune membre titulaire de la première classe de l’Institut. Il devint à 23 ans le plus jeune immortel de tous les temps.
Elu en 1831 député des Pyrénées orientales, François Arago défendit vigoureusement à la Chambre la création des Ecoles des arts et métiers, dénonça les souffrances de la classe ouvrière, évoqua la nécessité d’une réorganisation du travail et l’urgence corollaire d’une réforme électorale : dix mille ouvriers se déplacèrent jusqu’à l’observatoire en remerciement du discours qu’il prononça le 16 mai 1840. En 1848, élu chef du gouvernement, il fit voter très rapidement le suffrage universel, l’interdiction des châtiment corporels dans la marine et l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises.
Quelques jours plus tard, les manifestations des ouvriers des ateliers nationaux mettaient fin à cette fulgurante carrière politique.
Des paroles
Le 19 août 1839, à l’Académie des sciences, quai Conti, François Arago dévoilait publiquement les procédés de fabrication du daguerréotype. Une foule se pressait aux portes. La séance était attendue avec impatience : dès le mois de janvier de la même année, le physicien avait annoncé l’invention merveilleuse sans révéler cependant les secrets de sa fabrication. En six mois, les imaginations s’étaient enflammées. En France, à l’étranger, des inventeurs s’étaient mis fiévreusement au travail pour redécouvrir la technique dont il avait vanté la simplicité. « Cette découverte, annonçait-il, la France l’a adoptée ; dès le premier moment, elle s’est montrée fière de pouvoir en doter libéralement le monde entier. »
Nous devons comprendre les enjeux profonds de cette « annonce annoncée », nous efforcer d’en évaluer les conséquences pratiques et symboliques ; simultanément, prendre la mesure des liens unissant Arago à la photographie. Soutenait-il Daguerre par empathie ? Défendait-il un progrès tant technique que social ? Agissait-il politiquement en physicien de la lumière ? Ou bien, usant de l’invention comme d’un prétexte, ne visait-il pas d’autres but que ce bien public auquel il semblait se dévouer ?
La séance du 19 août fut le fruit de longues tractations. Si les secrets techniques de la daguerréotypie sont alors dévoilés, c’est que l’Etat français, s’est engagé à accorder une rente viagère à Daguerre et au fils de Nicéphore Niépce, décédé lui, six ans auparavant. Il ne s’agit pas de commerce précise François Arago. Cette rente n’est pas une somme fixe qui donnerait au contrat le caractère mesquin d’une vente, mais une pension destinée à rendre hommage au serviteur du bien public. « C’est par une pension que vous récompensez le guerrier qui a été mutilé sur les champs de bataille, le magistrat qui a blanchi sur son siècle ; que vous honorez les familles de Cuvier, de Jussieu, de Champollion. ». La somme est modeste ; le bénéfice symbolique, immense. Pour Arago, placer dans une région « très élevée » les récompenses demandées au nom de la gloire nationale offre la garantie que l’éclat de la découverte du daguerréotype, l’« œuvre de génie » ne seront pas ternis par la concurrence d’inventions médiocres, sans avenir. Les images photogéniques reçoivent un accueil chaleureux. La précision, l’exactitude de ce miroir d’argent du daguerréotype enthousiasme le public.
Mais la « promptitude » est ce qui étonne le plus le public : les 10 à 12 minutes de pose indispensables l’hiver quand le soleil est bas sur l’horizon se réduisent à 5 à 6 minutes l’été, voire même à 2 ou 3 minutes dans le sud du pays. Jules Pelletan, journaliste au journal La Presse, est l’un des rares à témoigner d’une déception : le procédé est coûteux, difficile à mettre en œuvre. Il nécessite dit-il, un véritable apprentissage.
Le 7 janvier 1839, François Arago avait donc pris la parole à l’Académie des sciences dont il était sociétaire. Il y donnait une « idée générale de la belle découverte que M. Daguerre a faite et sur laquelle la majeure partie du public n’a eu jusqu’ici que des notions erronées ». L’Echo du monde savant du 9 janvier rapporte l’excès de détails avec lesquels Arago a entretenu l’Académie de la découverte. Comment décrire en effet l’extraordinaire nouveauté de ces « écrans particuliers sur lesquels l’image optique laisse une empreinte parfaite », des écrans sur lesquels « le dessin et l’objet sont tout pareils », des « dessins » d’une précision mathématique,créés par la lumière elle-même respectueuse des formes et des proportions. « La composition employée par M. Daguère (sic) (…) est si simple que tout le monde pourra mettre en pratique le procédé quand on en aura eu le premier mot ; c’est pourquoi l’inventeur ne peut songer à prendre pour cela un brevet d’invention. M. Arago annonce de son côté devoir proposer au gouvernement ou à la Chambre des députés d’acheter le secret de M. Daguère pour en faire jouir le plus tôt possible le public. » Outre François Arago, deux membres de l’Académie avaient eu l’occasion de voir les « produits des nouveaux procédés » : Jean-Baptiste Biot, et Alexandre de Humboldt. Daguerre leur avait montré un daguerréotype de la grande galerie reliant le Louvre aux Tuileries, un autre de la Cité et de Notre-Dame, des vues de la Seine, de ses ponts et quelques vues des barrières de la capitale.
En préparation de cette séance du 7 janvier, les trois académiciens - Arago, Humboldt et Biot - avaient demandé à Daguerre de « jeter l’image de la lune (…) sur un de ses écrans ». Pour Arago le physicien, l’exceptionnelle empreinte résultant de l’expérience consacrait Daguerre comme le premier au monde à produire une modification chimique à l’aide des rayons lumineux de notre satellite. En digne héritier des Lumières, Arago avait pris soin de vérifier lui-même expérimentalement les dires de Daguerre. Un mois plus tard, le 4 février 1839, lors d’une nouvelle séance à l’Académie des Sciences, il annonce que, « complètement initié à tous les détails de la nouvelle méthode, (il) s’est assuré, en faisant une vue du boulevard du Temple, qu’il n’est nullement nécessaire d’être peintre ou dessinateur pour réussir aussi bien que M. Daguerre lui-même. Il est vrai qu’examinée à la loupe, cette vue offrait à voir« des tiges de paratonnerres très éloignés, reproduites avec une incroyable netteté, et dont l’œil ne soupçonnait pas l’existence. » Les noces de la science et de la photographie sont consacrées.
Dès lors, les déclarations se précipitent. Scientifiques et acteurs politiques agissent de conserve. Les uns, à l’Académie ; les seconds, dans les Chambres. Arago, lui, agit dans les deux mondes.
Le 15 juin 1839, le Ministre de l’Intérieur Duchâtel expose devant la Chambre les motifs et projet de loi tendant à accorder des pensions aux inventeurs (Daguerre et Isidore Niépce, fils de Nicéphore) pour la cession faite par eux du procédé servant à fixer les images de la chambre obscure.
Au début du mois de juillet, Arago, rapporteur pour la Chambre de la commission chargée d’examiner le projet, lit le long rapport destiné à soumettre aux députés l’oeuvre de génie sur laquelle ils doivent statuer. Il s’agit de montrer avec quels scrupules la commission s’est efforcée d’évaluer qu’il s’agit bien d’une invention, que cette invention rendra d’importants services à l’archéologie et aux Beaux-Arts, que les sciences en tireront parti. Enfin, qu’elle pourra devenir usuelle.Le 30 juillet 1839, le chimiste Gay Lussac, rapporteur pour la Chambre des pairs d’une seconde commission, fait voter parallèlement les sénateurs.
Le triple accord du Roi et des deux chambres est obtenu ; la loi est définitivement adoptée le 12 août 1839. L’Etat français déboursera 9000 francs chaque année pour l’invention des procédés photogéniques. Daguerre en recevra 6000 ; Isidore Niépce, fils de Nicéphore, 3000. En retour, les procédés de l’invention seront rendus publics et les deux auteurs fourniront des renseignements sur l’historique de l’invention et le fonctionnement du diorama dirigé par Daguerre jusqu’au 8 mars 1839. A cette date, en effet, l’établissement destiné à recevoir le public était détruit par un incendie.
Le 19 août 1839, après avoir convaincu le roi, les Chambres, mais aussi rassuré les artistes susceptibles de se sentir dépossédés, François Arago pouvait doter le « monde entier » de la découverte dont la France était le berceau.
Des expériences
Il serait réducteur de ne voir dans la vigoureuse défense de la photographie naissante par Arago, que des raisons politiciennes. A l’époque, en 1839, le scientifique travaille fiévreusement sur la question cruciale de la nature de la lumière.
A l’instar de nombreux physiciens, Arago fut d’abord un tenant de la théorie corpusculaire qui domina le 18ème siècle français. Jeune, il est proche de Laplace dont il fréquente le séminaire, à Arcueil. Mais il serait illusoire de croire que la vie scientifique est indépendante de celle de la Cité. Arago, fasciné par l’audace du jeune Augustin Fresnel qui fut assigné à résidence pour s’être opposé au retour de Napoléon, défend avec lui – contre Laplace - la nouvelle et originale théorie ondulatoire de la lumière. S’engageant avec son ami dans une sorte de guérilla dirigée contre les idées reçues, il s’éloigne tant d’une physique newtonienne que d’un conservatisme bonapartiste.
Le 10 décembre 1810, déjà, en jeune homme cultivé, il avait lu à la première classe de l’institut, un brillant mémoire sur les expériences qu’il a conduites durant les quatre années précédentes sur la vitesse de la lumière. En montrant qu’elle est la même quelle que soit son origine (issue du soleil, des étoiles, d’un feu allumé sur la Terre ou réfléchie par les corps célestes), il ouvrait une ligne de pensée qui fera date. Courant sur tout le siècle, elle trouvera sa conclusion dans la théorie de la relativité restreinte énoncée par Einstein.
Etudier la vitesse de la lumière est une condition nécessaire pour choisir entre l’une ou l’autre des deux théories (corpusculaire et ondulatoire). Confronté à la nécessite d’expérimenter, François Arago propose en 1838, peu de temps avant de se passionner pour le daguerréotype, l’utilisation d’un dispositif à miroir tournant permettant de comparer la vitesse de la lumière dans l’air et dans l’eau. Fizeau reprit l’expérience en 1849 1 ; Foucault , en 1850. La conclusion finale tombera comme un couperet : les faits sont incompatibles avec le système de l’émission (la théorie corpusculaire). Jean-Baptiste Biot qui avait accompagné le jeune Arago dans les débuts de la mesure de la méridienne avant d’abandonner l’expédition, restera, lui, farouchement, jusqu’à sa mort, partisan de Newton et des théories corpusculaires.
Or, ces quatre acteurs scientifiques – Arago, Fizeau, Foucault, Biot – qu’ils soient partisans de l’une ou l’autre des théories relatives à la nature de la lumière - comptent parmi les grands noms de ceux qui défendirent activement, en France, la cause des nouvelles images photogéniques.
Ainsi, en 1838, lorsque Daguerre vient trouver Arago et solliciter son aide pour cette daguerréotypie qui n’a pas alors trouvé d’acquéreur, le physicien-député est au cœur des débats et controverses sur la vitesse et la nature de la lumière. Les stratégies de pouvoir ne sont peut-être pas absentes de l’intérêt qu’il porte alors au projet de la daguerréotypie mais nous n’avons guère de preuves à ce sujet. Arago est homme de science, défenseur du bien public et du progrès social ; cela seul suffit à justifier ses positions.
Durant l’année 1839 cependant, il agit en faveur d’un statut de bien public pour la daguerréotypie, non seulement en physicien mais en député clairvoyant, en adepte des allers-et-retours entre science et la vie politique. Sa volonté d’inscrire ses actions dans le domaine public avait été marquée, dès 1835, par des actions courageuses : l’ouverture des séances de l’Académie des sciences aux journalistes et la publication des comptes-rendus des communications internes en brisant les tabous élitistes lui valurent de solides inimitiés dont celle, là encore, de Jean-Baptiste Biot.
L’Académie des sciences, lieu de création, d’innovation, était, de fait plus profondément liée aux fonctionnements sociaux qu’elle ne l’est de nos jours. Sous Charles X, elle était le lieu d’une résistance aux dérives policières. Elu le 16 mai 1830, secrétaire perpétuel, Arago y prononça le 26 juillet son premier discours : dans l’éloge funèbre qu’il fit alors de son ami Augustin Fresnel 2, mort trop jeune, il dénonçait vigoureusement les ordonnances liberticides du régime. Par chance, dès le lendemain, les Trois glorieuses sonnaient le glas de la restauration. Suscitant, dès lors, parmi ses pairs, une incontestable admiration, Arago s’imposait comme chef.
Par la suite, ayant marqué ses distances avec la Monarchie de Juillet, il fut élu en février 1848 à la plus haute fonction : celle de chef du gouvernement provisoire de la seconde République. Répondant à une vive demande populaire, il a l’intelligence de faire alors voter les lois en cascade. Le principe du suffrage dit « universel » (mais excluant encore les femmes) est adopté, au détriment d’un système où seuls s’exprimaient de grands électeurs, riches et soumis au pouvoir, peu enclins à défendre le peuple. Le droit au travail est adopté, la liberté de la presse est rétablie, la peine de mort pour délit politique est supprimée. Le 4 mars 1848, Arago crée une commission dirigée par Victor Schoelcher chargée de l’émancipation immédiate des esclaves dans les colonies ; le 27 avril suivant, le décret d’abolition est signé. L’éphémère accalmie républicaine prend fin le 25 juin 1848, avec la suspension de 11 journaux par Louis Napoléon Bonaparte. Le 23 juin, des centaines de barricades barrent les rues de Paris. Le 26, l’ordre de tirer est donné par Cavaignac. Arago n’en est pas directement responsable mais des milliers de morts jonchent alors les pavés parisiens. Inclus par les manifestants dans la catégorie de « ceux qui ne savent pas ce qu’est la misère », profondément meurtri, Arago démissionne. Il retourne à sa chère astronomie. Victor Hugo note dans ses carnets : « François Arago ne paraît plus à l’assemblée. Quand on a deux spécialités, de regarder le ciel et de regarder la Terre, je comprends qu’on préfère la première ».
Les revendications de priorité
L’année 1839 est aujourd’hui souvent citée comme date de l’invention des images photogéniques. En réalité, la mémoire des efforts conduits par Arago durant cette année là, n’a resurgi qu’en 1889 lors de l’exposition universelle. Alors que l’astronome Jules Janssen, directeur du récent observatoire de Meudon cherchait un argument pour le toast d’un banquet final, il suggéra que fût fêté un cinquantième anniversaire : celui de l’année 1839 et de l’annonce de l’invention de la daguerréotypie par son illustre prédécesseur, comme lui physicien, astronome et promoteur de la photographie.
En réalité, les premiers travaux de Nicéphore Niépce visant à fixer l’image se formant au foyer d’une chambre obscure sous l’effet de la lumière sur une surface rendue sensible, ont commencé dès l’année 1816. Dix ans plus tard, en 1826 ou 1827, Niépce réalisait la fameuse « Vue de la maison du Gras à Saint Loup de Varenne », sur support d’étain enduit d’un asphalte liquide sensible à la lumière. Cette image est aujourd’hui la seule vue photogénique réalisée par Niépce que nous connaissons.
En 1829, l’inventeur avait signé avec Daguerre un contrat de collaboration mais il était mort brutalement en 18333. Daguerre avait alors poursuivi seul les travaux, perfectionnant la technique. Par l’amélioration de la « promptitude », il avait rendu le procédé rapide, aisément utilisable par tous. Espérant attirer des actionnaires, il s’était efforcé durant l’année 1838 de lancer une souscription par l’intermédiaire de la presse. Confronté à un échec, il avait alors décidé d’attirer l’attention de l’Etat français sur ses travaux et avait pris, logiquement, contact avec François Arago, homme de confiance, acteur politique et physicien spécialiste de la lumière. Daguerre savait que le secret des procédés technique serait ainsi bien gardé. Arago fut fasciné par la nouvelle image à laquelle Daguerre s’était empressé de donner son propre nom, une fois Niépce disparu.
Daguerre était alors peintre et « industriel » : nous dirions aujourd’hui « entrepreneur ». « Homme des capitales », il bénéficiait d’importantes relations et n’eut pas de peine à contacter François Arago, en 1838. L’incendie certainement accidentel du diorama conduisit ce dernier à hâter les négociations avec le Roi et son Ministre de l’intérieur, en faveur de la daguerréotypie.
Le 29 janvier 1839 cependant, l’anglais Henry Fox Talbot, membre de la Société royale de Londres, écrit à Biot et à Arago. Il annonce l’envoi prochain d’une réclamation de priorité de sa part concernant la « fixation » et la conservation subséquente des images de la camera obscura. En Février, Humboldt s’agace. Il écrit à son ami François Arago 4: « Monsieur Talbot m’a ennuyé de ses lettres prétentieuses, je ne lui répondrai pas. Comment est-il possible que l’on ait caché une si énorme découverte ? On annonce aussi une brochure allemande imprimée en 1835 sous le titre Le soleil comme graveur. Je la fais chercher, ce sera une bêtise. »
Le 30 janvier 1839 Talbot communique un mémoire à la Société royale de Londres. Il y mentionne deux procédés de son invention permettant la conservation des dessins photogéniques. L’affaire est urgente : le 1er mars 1839, l’anglais envoie une nouvelle lettre à Jean-Baptiste Biot, signalant une troisième, puis une quatrième méthode dont la découverte, cette fois, est due à son ami Sir John Herschel.
Sous la pression des faits, François Arago rappelle alors publiquement la mémoire des précurseurs - anglais mais surtout français -. Faisant resurgir la mémoire de Nicéphore Niépce, il annonce que l’Académie a des « preuves authentiques, des preuves légales » qu’en 1826, déjà, le français savait générer par la lumière des images qu’une « certaine opération » rendait résistantes à l’action ultérieure des rayons solaires.
Le 4 mars 1839, Arago annonce avoir reçu une lettre d’un certain Baüer, botaniste anglais ayant bien connu Nicéphore Niépce. Baüer affirme possèder plusieurs échantillons du « nouvel art » dont Niépce lui-même lui avait fait don, dès l’année 1827. Il rappelle aussi l’existence du Mémoire sur l’Héliographie, rédigé par Niépce qui fut présenté à la Société royale de Londres au mois de décembre 1827. Arago conclut : (…) il ressort de la lettre si intéressante et si loyale de M. Baüer, une preuve nouvelle et incontestable de la grande antériorité de nos compatriotes sur les physiciens anglais ; car d’après la propre déclaration de M. Talbot, ses premiers essais ne remontent qu’à 1835.
Le 25 avril, Humboldt, agacé, écrit à Arago : « M. Herschel a aussi la maladie photogénique, j’ai reçu de lui et de M. Talbot de tristes chlorures, des silhouettes blanches semblables à de vieilles estampes sur lesquelles il a passé le coude. (…) dans le pays du Léopard, on est tout Talbot. »
En cette année 1839, l’alliance franco-britannique devenait fragile, les relations se détérioraient : anglais et français s’affrontaient sur la question syrienne. Les conflits internationaux contribuèrent ainsi, indirectement, à sauver Niépce de l’oubli. Cependant Daguerre restait seul véritable interlocuteur de François Arago pour la daguerréotypie. Ce fut lui qui recueillit la majeure partie des bénéfices tant financiers que symboliques de l’invention. Il est vrai que les discours d’Arago avaient fait de Niépce, un « propriétaire retiré dans les environs de Châlons-sur-Saône, consacrant ses loisirs à des recherches scientifiques » quand Daguerre donnait de lui-même l’image d’un dynamique industriel, présent sur le front économique.
L’impact de l’action de François Arago
Reste soulevée la question : que se serait-il passé si ces interventions relatives à la nouvelle image n’avaient pas eu lieu ? quel fut l’impact effectif de ces vigoureux débats qui agitèrent les communautés scientifiques et artistiques en cette année 1839 ? Leur difficile évaluation nous réduit aux hypothèses.
L’effet d’annonce du 7 janvier est immense. En étouffant dans l’œuf les protestations, les revendications de priorité, elle déculpabilise d’emblée la pratique de type photographique. Elle invite les scientifiques, fascinés par l’ « exactitude » de la nouvelle image à superposer, sans réticence, la chose et son double. Elle incite l’Angleterre, la Russie, l’Allemagne, les Etats-Unis d’Amérique à s’intéresser à l’invention et stimule certainement une foule d’expérimentateurs français ou étrangers à se lancer, sans attendre, sur la voie de cette invention dont les procédés seraient si simples. L’anglais Fox Talbot, le français Hippolyte Bayard font valoir, chacun, des réussites effectives qui ne doivent rien à Niépce ou Daguerre.
Quoiqu’il en soit, le statut documentaire et scientifique de la « photographie »5 s’impose.
L’Académie des Beaux-arts est conviée, certes, à participer à l’importante séance du 19 août, mais ses membres n’ont été prévenus que deux jours auparavant. D’ailleurs, l’ « art », sous la plume de François Arago n’apparaît que comme un domaine d‘application parmi d’autres de l’invention de la daguerréotypie.
Rétrospectivement, nous pouvons affirmer que l’action d’Arago a ouvert la voie d’une photographie non brevetée, donnée à tous, susceptible d’être perfectionnée, améliorée. Elle a, sans aucun doute, accéléré les usages, ouvert la voie de nombreux et nouveaux métiers, conféré à la photographie le statut d’un « progrès » tant technique que social.
Le 15 juin, en effet, Le National, journal républicain bénéficiant du soutien d’Arago propose une souscription pour les chômeurs, révélant que « la plus affreuse misère travaille en ce moment parmi les ouvriers de l’imprimerie lithographique ; on assure que plus de 1200 personnes se trouvent en ce moment sans travail. » Il convient de remarquer que l’héliographie de Niépce se situait en prolongement de la lithographie découverte en Allemagne à la fin du 18ème siècle. L’une comme l’autre étaient vouées à la multiplication facilitée des gravures. Nul doute que pour Arago, la daguerréotypie, fille de cette héliographie, occupait la même niche fonctionnelle que la lithographie. Elle lui semblait alors susceptible de résorber les problèmes sociaux que la lithographie seule ne savait résoudre.
Dès l’annonce du 19 août 1839, les communications à l’Académie des sciences relatives à la photographie se multiplient. D’une part, les savants cherchent à en perfectionner les procédés. D’autre part, ils usent des récents procédés sur métal ou papier comme instruments de découverte, d’observation, ou d’analyse.
Les anglais Talbot, Herschel cherchent à améliorer la surface sensible. Leurs expériences portent sur le papier, le métal, la pierre, le verre dépoli. Niepce de Saint Victor s’intéresse au support verre.
Dès 1840, Alfred Donné développe la microphotographie (photographie sous microscope). Mais en enseignant intéressé par la transmission et la diffusion de ses travaux, il cherche à utiliser les procédés photogéniques comme outils de gravure. Blanquart Evrard, par ailleurs inventeur d’une photographie sur papier ciré sec, cherche dans la même voie dès 1841.
Daguerre s’efforce de coupler les procédés électriques et la photographie. Edmond Becquerel s’intéresse à l’action chimique des différents rayonnements du spectre solaire.
Deux grands domaines scientifiques sont directement concernés : l’histoire naturelle et l’astronomie. Les micrographistes (Donné, Chevallier, Lefebvre, Percheron) et les botanistes (Turpin, Bauer, Talbot) sont au premier rang de ceux qu’intéresse l’enregistrement mémoriel de formes fines, complexes, délicates à traduire avec exactitude par le dessin.
Dumoutier s’intéresse aux visages et à l’enregistrement photographique des types humains réalisés à partir de têtes moulées sur nature. Geoffroy Saint Hilaire aurait réalisé des photographies du Chimpanzé de la ménagerie du Muséum.
La rapidité du daguerréotype fait naître des espoirs en matière de réalisation de portraits. Talbot, Bisson, Montmirel, Sabatier, Biot, Thiesson, Serres…poursuivent dans cette voie.
Les astronomes, travaillant sur des objets éphémères, lointains, complexes, multiplient les observations relatives à l’enregistrement photographique. On photographie la lune (Daguerre), puis le soleil (Fizeau, Foucault), les éclipses.
On s’intéresse à l’action chimique de la lumière. Et comme s’il se sentait héritier de Galilée et de sa lunette, Arago photographie Jupiter et ses satellites.
La voie s’ouvre pour une cartographie du ciel.
Ainsi, bien qu’Arago n’ait pas, lui-même, réalisé plus que quelques images photogéniques, son action s’est révélée décisive. Au moment même où l’automatisation, la mécanisation apparaissent
1 Pour Foucault, « La lumière se meut plus vite dans l’air que dans l’eau ».
2 Fresnel meurt à 39 ans de la tuberculose
3 L’expression date de 1851. Elle désigne dans le journal La Lumière ces amateurs de photographie qui, vivant dans les villes, offrent un profil différent de celui des techniciens isolés.
4 Hamy E.-T. (sous la direction de), Correspondance d‘Alexandre de Humboldt avec François Arago, E. Guimolto Editeur, Bibliothèque d’Histoire scientifique
5 Le mot est évoqué pour la première fois, mais sous forme de l’adjectif « photographique », dans les discours de François Arago en cette année 1839.