Sommaire
Une manière absolue de voir les choses
Flaubert a été l’un des premiers écrivains à donner au verbe « écrire » un usage intransitif (au sens absolu de créer une oeuvre littéraire, être écrivain ) et à définir l’écriture littéraire comme une exigence synthétique, impliquant à la fois une éthique du métier d’écrivain (la littérature d'abord, le bonheur accessoirement), une conception organique du style (unité contenu / forme : l’énoncé est indissociable du mode d'énonciation) et une série de préceptes formant système : l’évacuation de la question du « sujet » (« il n'y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses »), l'axiome de Goethe (« tout dépend de la conception,... du plan"), l’impératif d’un « idéal de la prose » (« une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable »), une problématisation générale des significations et l’élaboration d’une forme non‑conclusive du récit (« l'ineptie consiste à vouloir conclure »), l’exigence d’impersonnalité («il ne faut pas s'écrire. ») et ses corollaires, la relativité généralisée des points de vue et l’immatérialité de l’écriture (« les oeuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière »). Ce sont les écrivains (Proust) qui ont remarqué l'originalité de ce dispositif et ses singularités : des dialogues sans guillemets, réduits souvent au strict minimum et dérivant vers le style indirect ; un nouvel empire de la description qui utilise toutes les ressources de la focalisation, tient souvent lieu d'analyse psychologique, multiplie les visions macroscopiques de détails et donne au monde des objets une présence étrangement indépendante ; un usage inédit des pronoms (les indéfinis), des temps (l'imparfait), du style indirect (l'indirect libre, souvent à attribution incertaine), de la ponctuation (tirets, pauses de souffle), des italiques et des blancs typographiques, une élaboration musicale de la phrase (rythme oral du « gueuloir », chasse aux répétitions et aux assonances), un travail d'intégration des stéréotypies verbales et une constante dissémination des clichés, syntagmes figés et idées reçues, un jeu systématique sur l’intertexte littéraire et scientifique, l’intégration constante de représentations visuelles, etc. La correspondance et les manuscrits de l’écrivain (30 000 pages de notes, brouillons et documents) permettent de reconstituer les étapes essentielles de cette redéfinition de l’écriture littéraire qui a jeté les bases du roman moderne.
Le moment de la conception
À l’origine de l’œuvre, il y a presque toujours un « vieux projet ». En refaisant surface, l’idée se traduit par l’exigence d’une refonte qui la transforme en programme opérationnel. À cette étape initiale, le secret de Flaubert est de commencer par ne pas écrire : pendant plusieurs semaines, il « rêvasse » sur son sujet. Cette phase de travail presque entièrement psychique ressemble à une rêverie dirigée. L’écrivain imagine les scènes‑clés de son histoire, enchaîne les séquences, dresse des décors, choisit des lieux, forme des hypothèses sur la psychologie de ses personnages et la forme du récit. Le travail de conception se poursuit jusqu’à ce que Flaubert parvienne à voir nettement se dérouler le « film » du récit. Pour mieux « voir », pour relancer la rêverie sur de nouvelles pistes ou pour résoudre une difficulté d’enchaînement logique, Flaubert peut être conduit à certaines recherches (lectures en bibliothèque, repérages, entretiens, visites de musées) qui lui servent à construire l’atmosphère, l’intertexte et le cadre historique : l’écran favorable à son travail de projection mentale. Quand tout est clair, il consigne les éléments essentiels de sa vision dans un plan détaillé plus ou moins télégraphique qu’il appelle, prophétiquement, un « scénario ». Ce document de régie très dense pourra être remanié et augmenté mais constituera un guide permanent pour toute la rédaction.
Rédaction : de la dilatation à la condensation
Le scénario étant acquis, Flaubert développe d’abord le récit en laissant proliférer et se redéployer sous forme écrite les noyaux d’images formés pendant sa rêverie. Dans cette étape des « scénarios développés », l’écriture explore de vastes étendues de texte à venir en ordonnant les grandes lignes de la diégèse et en perfectionnant les articulations du récit. Le style est encore infra‑rédactionnel, mélangeant la parataxe et des tentatives informelles de mises en phrases. Certains détails (noms de personnages, de lieux, etc.) sont traités comme des inconnues (x, y, z). Lorsque l’ensemble est bien balisé, l’écrivain passe à l’étape du développement au brouillon : le plan se dilate, page à page, jusqu’à atteindre les dimensions d’un avant‑texte énorme qui explore les différents possibles du récit, tandis que phrases et paragraphes commencent à prendre forme. Les feuillets de manuscrit sont saturés de ratures interlinéaires, les marges couvertes d’ajouts. La même page peut être réécrite dix ou quinze fois. En cours de route, parfois, l’écriture se bloque : que voient, de la fenêtre de leur fiacre, les personnages qui se rendent, du lieu X où il se trouvent maintenant, au lieu Y où il doivent être deux pages plus loin ? Flaubert part en repérage : il fait le trajet de ses personnages pour pouvoir l’écrire. Cette documentation « à chaud », sur le terrain, n’est pas motivée par une obsession réaliste de l’exactitude, mais par l’exigence de « voir » selon les points de vue spécifiques et éventuellement divergents des personnages, comme si le réel s’observait à travers eux, de l’intérieur même du roman. Après la phase de dilatation des brouillons, le processus d’écriture s’inverse. En trois ou quatre nouvelles versions successives, l’avant‑texte du roman subit une formidable contraction qu’il interpréter en termes de condensation : des pages entières seront réduites à quelques phrases ou même à quelques mots. C’est le moment décisif de la genèse. Flaubert tranche à vif dans la matière narrative : près de 40% du « déjà écrit » va disparaître dans ces campagnes de corrections où les phrases passent à l’épreuve orale du « gueuloir ». Ce travail de condensation se poursuit à travers les « mises au net corrigées » jusqu’au « manuscrit définitif ». Le profil final du texte devient plus en plus visible sous les ratures : c’est la dernière étape de cette condensation du sens qui constitue pour Flaubert le travail synthétique du style : une prose réduite à l’essentiel dans laquelle tout doit tenir : les possibles du récits explorés dans les brouillons, la structure narrative, l’économie symbolique du récit, la productivité des ellipses, la mémoire de l’intertexte, le réseau des images, la problématisation du sens, etc., bref, une machinerie complexe des significations qui, à travers le texte publié, sera proposée au lecteur comme une partition offerte à ses propres talents de rêverie et de création interprétative. Ce lecteur virtuel qui incarne la postérité, l’écriture flaubertienne l’intègre, dès le début de la rédaction, comme l’une de ses composantes essentielles, en anticipant sur la réception de l’œuvre et en éliminant ce qui dans le texte pourrait cesser un jour d’être lisible : pour Flaubert, l’« écrivain digne de ce nom » n’écrit pas pour son époque, mais pour tous les lecteurs à venir, « aussi longtemps que la langue vivra ».