Sommaire
Scène de famille avec nuages
Ernst Kris et Otto Kurz nous ont appris à reconnaître dans les motifs récurrents dans les biographies d’artistes des éléments stéréotypés qui dessinent la figure idéale de l’artiste plutôt qu’ils ne renseignent sur le déroulement de telle existence individuelle1. Certaines de ces anecdotes concernent la genèse de l’œuvre d’art et surtout l’origine de la vocation artistique. Les biographies tendent à souligner la précocité du talent ainsi que son caractère inné et, se modelant en cela sur les vies des héros, elles soustraient volontiers l’artiste à sa généalogie manifeste pour le rattacher à une lignée plus prestigieuse, voire surnaturelle2.
En dépit d’une ampleur géographique et chronologique vertigineuse, l’enquête de Kris et Kurz n’aborde pas le domaine de l’art occidental du dernier siècle. On peut se demander si l’abondante production biographique accompagnant l’art moderne a vu naître des motifs nouveaux et comment, le cas échéant, ceux-ci peuvent être interprétés. Je me propose d’examiner un tel motif à partir de son apparition dans les écrits autobiographiques du peintre, dessinateur et graveur français Odilon Redon (1840-1916). L’une des questions que je souhaite aborder est celle du rapport entre le caractère supra-individuel de ce motif, que l’on retrouve dans la production autobiographique d’autres artistes, et sa valeur heuristique.
L’importance de l’autobiographie dans l’historiographie de l’art moderne tient à des changements sociologiques touchant la formation et le statut des artistes, ainsi qu’aux sollicitations toujours plus nombreuses qui leur ont été faites d’intervenir dans l’interprétation de leur œuvre. Aux demandes d’explications qui lui sont ainsi adressées en nombre croissant à partir des années 1890, Redon répond notamment par des récits autobiographiques dont le plus important est rédigé en 1898, puis repris et transformé en 19093. Après une brève introduction où il justifie son entreprise en déclarant que « l’art participe aussi des événements de la vie », Redon débute sa narration par l’épisode qui nous intéresse ici :
Mon père me disait souvent : « Vois ces nuages, y discernes-tu, comme moi, des formes changeantes ? » Et il me montrait alors, dans le ciel muable, des apparitions d’êtres bizarres, chimériques et merveilleux.
Ce passage est remarquable à plusieurs titres. Tout d’abord, il place à l’origine de l’activité artistique de l’auteur un phénomène dont on verra qu’il y joue en effet un rôle capital et que l’on peut qualifier de perception imaginative. Il s’agit en fait d’une mise en évidence du caractère interprétatif de toute perception visuelle à l’aide d’un stimulus ou d’un support – le nuage – particulièrement indéterminé. Alors qu’on en souligne généralement la nature subjective et strictement individuelle, Redon l’introduit dans une situation intersubjective de confrontation et d’échange d’expériences. Le père demande à son fils s’il reconnaît, lui aussi, des images dans les nuages, puis lui désigne et fait voir celles qu’il aperçoit lui-même. Cette expérience est caractérisée par la temporalité et la métamorphose, dues en partie au mouvement des nuages : « formes changeantes », « ciel muable ».
Le motif de l’image vue dans les nuages a une longue histoire littéraire qui accompagne la fortune changeante de la faculté imaginative. Il apparaît notamment à la fin de l’Antiquité et à la Renaissance. Kris et Kurz signalent sa présence dans la Vie de Vasari consacrée à Piero di Cosimo (V, 85), mais il ne s’agit pas alors d’un épisode de l’enfance de l’artiste4. La valeur de connaissance et le potentiel de communication de cette expérience sont jugés négativement dans un passage célèbre de Hamlet de Shakespeare (III, 2) au cours duquel Hamlet désigne à Polonius un chameau, puis une belette et enfin une baleine aperçus successivement dans un nuage, obtenant de la part du courtisan un acquiescement qu’il interprète comme la preuve qu’on se moque de lui et le prend pour fou. Chez Redon, au contraire, le partage a effectivement lieu et semble positif, comme le suggère la progression des adjectifs qualifiant les êtres de « bizarres, chimériques et merveilleux ». Redon anticipe en cela la révision proposée par André Breton dans L’Amour fou où il affirme que Hamlet révèle par ces trois images les « mobiles profonds » de ses actes et que Polonius représente l’homme moyen qui, sans pratiquer lui-même l’interprétation projective, éprouve du moins « à partager l’illusion d’un autre un candide plaisir », et conclut : « Il y a là une source de communication profonde entre les êtres qu’il ne s’agit que de dégager de tout ce qui la trouble5. »
Dans l’épisode narré par Redon, qui se situe au début d’un récit autobiographique motivé par la carrière artistique de l’auteur, la transmission a valeur d’initiation du fils par le père à la perception imaginative du monde. Il y a là un autre motif d’étonnement, dans la mesure où, dans les textes de Redon et singulièrement dans celui-ci, Bertrand Redon apparaît comme une figure inspirant le respect et même la crainte bien plutôt que la confidence : « […] il m’apparaissait comme un être impérieux, indépendant de caractère et même dur, devant qui j’ai toujours tremblé6. » Les quelques dessins conservés de Redon qui représentent son père le montrent de profil, dormant ou même de dos, dans tous les cas sans contact oculaire avec le dessinateur et le spectateur7. Redon père a pourtant facilité la carrière artistique de son fils en le laissant à peu près libre de tout choix, mais une note révélatrice d’Odilon montre que celui-ci a vécu sa mort en 1874 comme une sorte de libération : parlant de son originalité, Redon écrit que « après bien des tourments et des incertitudes, la mienne parut vers 1875, quelque temps après la mort de mon père ; le phénomène est curieux8 ».
Quelques œuvres réalisées par Redon au milieu des années 1860 mettent en scène, de manière discrète et même dissimulée, un autre rapport entre père, fils et imagination projective. La plus connue est une eau-forte de 1866 (voir fig. 1)9 que Redon, dans le catalogue raisonné de ses gravures paru en 1913, a intitulé La Peur.
Fig. 1 : Odilon Redon, La Peur, 1866, eau-forte, 11 x 20 cm. Amsterdam, Rijksmuseum, Rijksprentenkabinet
Elle représente au premier abord un cavalier dont la monture semble prendre peur et arrêter son élan, au milieu d’un paysage aride de montagnes. Peter Morse et Sharon Harrison ont remarqué qu’entre la nuque du cheval et le torse du cavalier, on peut découvrir la figure d’un enfant blotti contre ce dernier. Ils ont par conséquent proposé d’y voir une allusion à la ballade de Goethe Le Roi des aulnes (Erlkönig, 1782), rendue fameuse par le lied de Schubert10. Dans ce poème, un cavalier galopant dans la nuit tente de rassurer son fils, auquel apparaissent pour l’emmener un roi fantastique et ses filles, en expliquant qu’il s’agit d’une vision suggérée par le brouillard, le vent et la forme des arbres ; à l’arrivée, l’enfant est mort et paraît avoir eu raison11. La situation est donc inverse de celle décrite dans le souvenir d’enfance de Redon : c’est ici l’enfant qui voit (ou hallucine) des images que le père quant à lui rejette ; l’imagination est du côté de l’enfance et la communication n’a pas lieu, menant à une issue tragique. Deux dessins à la mine de plomb figurant dans un carnet de croquis qui porte la date du 20 décembre 1864 se rapportent au même thème et à la même source. Avertis par le détail de La Peur, nous y reconnaissons maintenant l’enfant et le père à cheval, comme penché sur lui, au milieu d’un paysage abstrait. Dans le premier croquis (voir fig. 2), un arbre gigantesque et vaguement anthropomorphe figure la menace et l’animation de la nature éprouvées par l’enfant ;
Fig. 2 : Odilon Redon, Cavalier au galop, sous un ciel d’orage, v. 1864-1865, crayon noir, 10 x 16,2 cm, folio 35 du Carnet I. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
dans le second (voir fig. 3), où l’impression de fuite est accentuée par les obliques s’écartant de la gauche vers la droite, son rôle est assumé par un nuage blanc qui semble s’appuyer sur l’horizon.
Fig. 3 : Odilon Redon, Cavalier au galop dans une plaine, v. 1864-1865, crayon noir, 10 x 16,2 cm, folio 39 du Carnet I. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
Douglas Druick et Peter Zegers ont mis en évidence la présence récurrente de ce motif du nuage menaçant dans l’œuvre de jeunesse de Redon12. Ils ont aussi mis en rapport la scène de La Peur avec un témoignage de la veuve d’Odilon selon lequel c’est Bertrand qui l’aurait emmené « sous le manteau », peu après sa naissance et son baptême, pour être élevé sur le domaine viticole de Peyrelebade, loin de sa famille demeurée à Bordeaux13. Ils supposent enfin que cette sorte d’exil long de onze années, dont Redon lui-même a souligné l’impact sur sa vie psychologique et artistique, pourrait être expliqué par la maladie d’origine neurologique ou psychique dont il avait souffert au cours de son enfance et qui n’a été révélée que récemment14. La dimension autobiographique du motif du cavalier transportant l’enfant est certes hypothétique, mais vraisemblable, et peut logiquement s’ajouter à l’inspiration littéraire. Dans tous les cas, l’intérêt de Redon pour le texte de Goethe et pour la situation qu’il définit est révélateur.
Un simple pan de mur
La période pendant laquelle Redon s’inspire du Roi des aulnes, de la fin 1864 (au plus tôt) à 1866, l’est elle aussi. En 1864, en effet, après un passage douloureux et infructueux dans l’atelier parisien de Jean-Léon Gérôme, Redon est retourné à Bordeaux et y a fait la connaissance de Rodolphe Bresdin, qui devient rapidement son véritable maître et l’initie à la fois à la technique de l’eau-forte et à une conception romantique de l’art dans laquelle l’imagination est souveraine. Le caractère filial de cette relation apparaît clairement dans la correspondance entre les deux hommes et dans les textes consacrés par Redon à Bresdin. Les rapports établis par le jeune artiste entre cette filiation, élective et culturelle, et celle qui l’unit à son père, sa famille et son monde social sont empreints de tension et même d’antagonisme : Redon se sent « écartelé entre le faux col et la blouse », entre son appartenance bourgeoise et la bohème15. Il affirme publiquement sa dette en signant en 1865 « Élève de R. Bresdin » l’eau-forte Le Gué, exposée au Salon de Paris deux ans plus tard. En 1913, dans un texte qui prolonge celui de 1898-1909, Redon revient longuement sur la figure de Bresdin et évoque de la manière suivante son enseignement :
Il me dit une fois, sur un ton d’autorité douce : « Voyez ce tuyau de cheminée, que vous dit-il ? Il me raconte à moi une légende. Si vous avez la force de le bien observer et de le comprendre, imaginez le sujet le plus étrange, le plus bizarre, s’il est basé et s’il reste dans les limites de ce simple pan de mur, votre rêve sera vivant. L’art est là. » Bresdin me tenait ce propos en 1864. J’en note la date parce que ce n’est pas ainsi que l’on enseignait en ce moment-là16.
Ce souvenir de sa jeunesse fait écho au souvenir d’enfance par lequel nous avons commencé. Il s’agit à nouveau là d’une scène d’initiation, mais portée à un degré supérieur où la perception conduit à la création artistique, tandis que le père biologique est remplacé par un père spirituel. L’expression « simple pan de mur » mérite aussi qu’on s’y arrête. Nous la retrouvons dans un passage d’une première version du texte de 1898 où Redon revendique pour lui-même l’enseignement qu’il attribuera plus tard à Bresdin :
Voici, par la fenêtre, un simple pan de mur que le soleil éclaire : il me raconte chaque matin, suivant l’état de mon esprit, des choses différentes : un drame, un fantôme, une idyle de grace [sic] ; mais comme un peintre est en moi présent, je regarde ce mur surmonté de toits avec les lumières et les ombres qui l’animent, le rapport les valeurs relatives, leur logique. Mon imagination ne s’écartera jamais de la constitution même du clair-obscur de cette chose visible. Ce tuyau bizarre deviendra un Pégase, une Béatrice, ou un Caliban, mais il restera l’assise correspondante et nécessaire de mon rêve. Mon art est là17…
Plus clairement que dans le texte de 1913, le « simple pan de mur » est ici un support de projection analogue au nuage, « muable » en fonction de l’éclairage et surtout de « l’état d’esprit » de celui qui le regarde. Il évoque à n’en pas douter une troisième figure tutélaire et initiatrice, celle de Léonard de Vinci, par le biais du passage du Traité de la peinture dans lequel celui-ci propose aux artistes de stimuler leur « invention » en découvrant « des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses » dans les « murs souillés de beaucoup de taches18 ». Redon vouait un véritable culte à Léonard et saluait dans son œuvre le sommet de « l’art suggestif » qu’il ambitionnait lui-même19. Il avait copié au cours de sa jeunesse plusieurs de ses dessins dont deux illustraient une édition du Traité de la peinture ; une autre de ces copies, un arrière-train de cheval d’après la Bataille d’Anghiari, est datée par Druick et Zegers de 1867 environ20. Tous ces indices convergent pour indiquer chez Redon, au milieu des années 1860, une méditation de la leçon de Léonard au moment où la fréquentation de Bresdin lui ouvre la voie dans laquelle il s’engage, au-delà de l’impasse représentée par son bref passage dans l’atelier Gérôme. Sur la base de la dynamique textuelle révélée par le « simple pan de mur », on peut même supposer chez lui une condensation des deux figures de père artistique, Bresdin et Léonard21. Celles-ci relaient la fonction initiatrice du père biologique ou – si l’on se fie aux autres souvenirs de Bertrand Redon et au fait que la visualisation du Roi des Aulnes met en scène un échec de communication entre père et fils – elles pallient l’absence d’une telle fonction grâce à une projection effectuée rétrospectivement par Redon sur son enfance.
Le terme de « condensation » rappelle la théorie freudienne du « travail du rêve », tandis que la projection rétrospective peut évoquer celle du « mouvement rétrograde de la vérité » proposée par Henri Bergson22. Pour illustrer et critiquer la manière dont la connaissance du présent « vicie notre conception du passé », Bergson emploie en effet précisément l’image du nuage, expliquant que « l’aspect romantique du classicisme […] n’existait pas plus dans la littérature classique avant l’apparition du romantisme que n’existe, dans le nuage qui passe, le dessin amusant qu’un artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa fantaisie ». Le souvenir d’enfance placé par Redon en tête de son explication autobiographique est un objet complexe qui rappelle ses propres dessins, dans lesquels des couches superposées entremêlent leurs motifs, les révélant et les dissimulant tout à la fois. Derrière la figure paternelle se profilent celles des modèles trouvés dans l’art du passé et du présent, et la signification de cette anecdote présuppose une certaine pratique et une certaine théorie de l’art, ainsi qu’un cheminement à la fois biographique et artistique23. Faut-il y voir par conséquent une « illusion », selon le jugement de Bergson, et rattacher ce « souvenir » aux constructions discursives analysées par Kris et Kurz ? Outre la complexité que je viens de résumer, deux raisons peuvent plaider en ce sens : le fait que ce motif trouve de nombreux échos dans les développements contemporains de la psychologie et de l’esthétique, et le fait que l’on trouve des souvenirs analogues dans d’autres autobiographies d’artistes. Avant d’examiner ces deux arguments, notons encore que les écrits de Redon contiennent d’autres éléments plus directement comparables aux formules narratives recensées dans L’Image de l’artiste : de même que les biographies d’artistes fournissent volontiers à leurs héros des origines plus prestigieuses que celles documentées par l’état civil, Redon résout le conflit sociopsychologique que j’ai évoqué en souhaitant être né sur l’océan, dans « un lieu sans patrie sur un abîme », et en proposant à Bresdin, fils d’un tanneur de Touraine, une double généalogie : « Il m’a dit que sa mère était du monde de la noblesse, je crois du moins m’en souvenir, et cette origine expliquerait peut-être les traits disparates du caractère que l’on voyait en lui. Il était peuple et aristocrate24. »
Psychologie et esthétique
La valeur fondatrice que Redon accorde à la perception imaginative par rapport à la vocation artistique et au processus créateur correspond à l’évolution des conceptions de la perception, de l’imagination et plus généralement du fonctionnement de l’esprit humain et de ses rapports avec le monde développées dans le dernier tiers du xixe siècle par les philosophes, les psychologues et les esthéticiens25. Après la guerre de 1870, au moment où Redon entame sa carrière publique, on assiste en France à un renouveau de la philosophie idéaliste allemande qui rejoint la tradition empirique britannique et réhabilite les idées qui avaient marqué le romantisme26. Dans un ouvrage à l’influence durable, De l’intelligence (1870), Hippolyte Taine souligne la dimension active et créatrice de la perception en la faisant dépendre de l’imagination : « Ainsi notre perception extérieure est un rêve du dedans qui se trouve en harmonie avec les choses du dehors ; et, au lieu de dire que l’hallucination est une perception extérieure fausse, il faut dire que la perception extérieure est une hallucination vraie27. »
Bien que reposant sur des prémisses différentes, la psychologie expérimentale et la psychophysiologie aboutissent à des conclusions comparables. Dans ses Contributions à l’analyse des sensations de 1886, Ernst Mach considère que chez les animaux supérieurs et les humains les sensations sont complétées et remplacées par des représentations ou images ; parmi diverses illustrations de l’autonomie relative du monde des représentations, il cite le Traité de la peinture de Léonard28. Dans un article de 1890 qui marque le point de départ de la Gestaltpsychologie, Christian von Ehrenfels affirme également que les « qualités de la forme » ne sont pas des propriétés matérielles de l’objet mais se trouvent à la disposition de l’imagination dans sa capacité créatrice de combiner librement des éléments perçus ou conçus29.
L’esthétique et la théorie de l’art adoptent souvent des points de vue analogues. En 1883, Gabriel Séailles défend le primat de l’imagination créatrice et cite lui aussi Léonard ; dix ans plus tard, Paul Souriau examine plus en détail ce qu’il appelle les « jeux de l’imagination figurative », telle la perception de « figures diverses sur une surface irrégulièrement colorée », et affirme que les arts du dessin vivent de cette faculté et que « regarder un dessin, c’est voir des chimères dans les nuages30 ». Chez les artistes, on peut citer par exemple Émile Gallé qui reconnaît l’importance du hasard dans son œuvre et commente ainsi la manière dont les graveurs de pierres dures interprètent les formes naturelles : « C’est ainsi que les regards du malade transforment en mille figures étranges les marbrures d’un papier de fantaisie, ou que les nuages du couchant apparaissent à l’enfant comme d’immenses bergeries, là où l’œil du marin voit des caps dentelés et des plages31. »
Les recherches sur le rêve, l’inconscient et la psychopathologie mettent aussi en évidence le phénomène de perception imaginative ou de « projection » que le fameux test de Rorschach, mis au point à partir de 1918, exploitera systématiquement32. Le motif de l’image vue dans les nuages est mentionné dans ce contexte. Un ouvrage de popularisation qui affirme en 1897 l’importance de la psychologie des profondeurs pour la création artistique et scientifique attribue ainsi la passion de Thomas De Quincey pour ce qu’il appelait « l’état créatif de l’œil » à une vision d’enfants malades dans des rangées de lits blancs, contemplée dans les nuages par le futur écrivain à l’âge de six ans après la mort de sa sœur33. Une vision reçue à l’âge adulte, au cours de laquelle les nuages remplissent la fonction d’un « écran de cinéma » sur lequel défilent une dizaine de milliers d’images en une demi-heure, est donnée comme origine de son œuvre graphique par Auguste Natterer, un patient souffrant de paranoïa étudié par Hans Prinzhorn dans La Création plastique des malades mentaux (1922)34. Comme avant lui Marcel Réja, Prinzhorn ne voit pas dans « l’art des fous » un dévoiement mais bien une forme particulièrement explicite du processus fondamental de la création plastique, obscurci chez les artistes par la tradition et la formation35. Ce processus serait également visible chez les « primitifs » et les enfants, dont le rapprochement est encouragé par l’idée – popularisée par la « loi de récapitulation » du naturaliste Ernst Haeckel – que le développement de l’individu répète celui de l’espèce. Les observations faites par plusieurs préhistoriens sur le rôle incitateur de la matière ou du support aboutissent à l’hypothèse défendue en 1926 par G.-H. Luquet selon laquelle l’art figuratif de la période paléolithique dériverait tout entier de l’interprétation de formes naturelles36.
La perception imaginative tend donc à apparaître comme une faculté native qui s’exerce sans entraves avant d’être bridée ou de s’atrophier en proportion de l’exercice de la pensée rationnelle. Dans ses Enquêtes sur la faculté humaine et son développement (1883), Francis Galton remarque une capacité de visualisation et une « tendance visionnaire » plus grandes chez les enfants (et les femmes) que chez les hommes adultes37. Les collections, expositions et études consacrées à l’art des enfants se multiplient des années 1880 à la Première Guerre mondiale38. Dans un ouvrage paru en 1888, Bernard Perez fait de la perception enfantine, fondée sur des analogies et des comparaisons avec la nature, un modèle pour les adultes : « Usons de la rêverie naïve et vaguement crédule qui plaît à certains enfants39. » La couverture d’un album d’images d’Épinal paru vers 1890 montre un groupe d’élèves mettant l’absence de leur maître à profit pour transformer les signes conventionnels de la série des nombres en figures40. Cette interprétation « sauvage » paraît plus comique qu’exemplaire, mais une position comparable à celle de Perez est exprimée dans l’une des planches de la bande dessinée Wee Willie Winkie réalisée en 1906 par Lyonel Feininger pour le Chicago Tribune (voir fig. 4).
Fig. 4 : Lyonel Feininger, planche de la bande dessinée Wee Willie Winkie’s World, The Chicago Sunday Tribune, 1906, reproduction photomécanique (détail)
L’ensemble de la série décrit l’imagination d’un enfant qui voit des personnages dans tout ce qui l’entoure ; ce détail en propose la genèse en montrant Wee Willie Winkie désignant à Feininger, dans les nuages et les rochers, ceux que l’artiste capture et nous transmet à son tour. La scène est donc identique à celle décrite par Redon, à une inversion capitale près : c’est l’enfant qui initie ici l’adulte au monde de l’imagination et non l’inverse41.
Autres enfances, souvenirs analogues
Les autres écrits autobiographiques qui nous intéressent apparaissent à partir des années 1920 et sont informés par les recherches que j’ai évoquées ainsi que, pour certains d’entre eux au moins, par la notion de « roman familial » de Freud et son essai Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910). Rappelons que Freud y interprète comme une clé pour la compréhension de sa vie et de son œuvre un passage du Codex Atlanticus où l’artiste rapporte qu’étant dans son berceau, un oiseau l’aurait approché, lui aurait ouvert la bouche et aurait touché ses lèvres de sa queue, souvenir qui, selon Freud, serait une réminiscence de l’allaitement « transformée par Léonard adulte en fantasme homosexuel passif ». Freud compare les « souvenirs d’enfance ou les fantaisies des individus » aux « légendes, traditions et interprétations fournies par la préhistoire d’un peuple » qui « représentent quand même la réalité du passé » en dépit des déformations et contresens : « Ce dont un homme croit se souvenir de son enfance n’est pas indifférent ; en général sont cachés, derrière les traces mnésiques non comprises de lui-même, d’inestimables témoignages sur les lignes les plus importantes de son développement psychique. » Il rejette ainsi l’idée que le souvenir de Léonard ne serait qu’une création tardive lui servant à conférer « à l’intérêt qu’il porte au problème du vol des oiseaux la consécration d’une détermination du destin » et donne comme tâche à l’analyse « d’isoler son contenu mnésique réel des motifs ultérieurs qui le modifient et le déforment42 ».
Les souvenirs d’enfance les plus proches de celui de Redon, dans la mesure où ils impliquent aussi la relation père-fils, se trouvent de manière significative chez Max Ernst et Salvador Dalí, deux artistes pour qui la perception imaginative est capitale et qui ont cherché à fonder sur elle une méthode parallèle à l’écriture automatique des écrivains surréalistes. Ernst (qui connaît Freud et Prinzhorn) a donné en 1927 un compte rendu de son invention de la technique du frottage dans un texte qui cite Léonard et comprend trois « visions de demi-sommeil » dont la première daterait de son enfance, entre l’âge de cinq et sept ans. Le narrateur de ce récit voit en face de lui un panneau peint « représentant un faux acajou et provoquant des associations de formes organiques », sur lequel un homme qui ressemble à son père se met à dessiner avec un crayon mou tiré de sa poche. Il accentue ainsi la ressemblance avec des animaux effrayants, en extrait des vivants, les ramasse dans un vase qu’il dessine dans le vide puis fait tourner comme une toupie autour du lit de l’enfant avec son crayon devenu fouet. Ernst aurait retrouvé cette vision à l’âge de la puberté en réponse à la question de savoir comment son père « avait dû se conduire dans la nuit de [son] engendrement43 ». Il s’agit cette fois d’un souvenir de « vision », qui articule donc explicitement le contenu mnésique à un fantasme, et la figure du père fait partie de cette fiction. Le père détient le pouvoir de faire naître des figures du chaos suggestif du panneau de faux bois, activité qui fournit le modèle de la création par frottage d’une feuille de papier sur un plancher pratiquée par Ernst. Mais ce pouvoir possède aussi une dimension inquiétante et sexuelle absente du texte de Redon : le crayon mou évoque le membre viril et la faculté morphogénétique est identifiée à la puissance d’engendrement.
En plus de la psychanalyse freudienne, les travaux de Jacques Lacan sur la psychose paranoïaque ont inspiré l’invention, entre 1930 et 1933, de la « méthode paranoïaque-critique » de Dalí, définie comme « méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l’objectivation critique et systématique des associations et interprétations délirantes44 ». Son autobiographie parue en 1942, La Vie secrète de Salvador Dalí, affiche ainsi le soupçon analytique dès le titre: « Faux souvenirs d’enfance ». L’activité fabulatrice y apparaît comme une forme de création. Dalí affirme avoir commencé à fabriquer des « faux souvenirs » à l’âge de sept ans, au moment où il fut mis à l’école communale, et il les valorise de la manière suivante : « La différence entre les faux et les vrais souvenirs est la même que pour les bijoux : ce sont toujours les faux qui ont l’air le plus réels, les plus brillants45. » Certains de ces souvenirs ne sont pas relatés verbalement mais sous forme de dessins légendés et l’un d’entre eux (voir fig. 5) montre un « “faux souvenir” d’un nuage de fumée ressemblant à un visage humain perçu durant une promenade dans la campagne avec [s]on père ».
Fig. 5 : Salvador Dalí, illustration dans The Secret Life of Salvador Dalí (New York, 1942)
Le visage est menaçant et fait face au père qui tient l’enfant par la main et qui, comme dans le souvenir de Redon, lui désigne l’apparition de son bras levé. Le père et le fils se détachent sur le fond abstrait d’un paysage élémentaire, tandis que la colonne de fumée monstrueuse semble la figure de proue d’un conglomérat hallucinatoire comprenant la légende du dessin, un nuage calligraphique et une falaise où l’on aperçoit d’autres têtes grotesques.
Le motif de l’adulte tenant l’enfant par la main apparaît dans plusieurs tableaux de Dalí dès les années 193046. Quant aux rochers anthropomorphes, ils renvoient peut-être à ceux du Cap Creus, situé au nord de Cadaquès, que l’artiste a qualifiés de « délire géologique » et auxquels il a attribué une valeur inspiratrice pour son œuvre. La Vie secrète de Salvador Dalí est riche en souvenirs témoignant de son « hypervisualité » enfantine, comme une évocation du plafond taché de l’école communale dans lequel il voyait, « surgissant du chaos aussi informe que les nuages, des images progressivement concrètes qui, par degrés, devenaient dotées d’une personnalité détaillée et réaliste ». Plus explicitement encore que Redon, Dalí situe la perception imaginative enfantine à l’origine de son activité artistique : il écrit que sa capacité à retrouver volontairement ces images, à les perfectionner ou à les laisser poursuivre leur métamorphose devait devenir « la clé de voûte de [sa] future esthétique47 ».
Si l’on élargit le champ de comparaison des souvenirs en n’exigeant pas l’inclusion d’une relation père-fils, on peut en trouver d’autres dont je citerai trois exemples, les deux premiers datant également du début du xxe siècle et le troisième étant beaucoup plus récent48. Paul Klee, dont on connaît l’intérêt pour l’art des enfants et des malades mentaux, mentionne dans son journal un souvenir de perception imaginative qu’il situe à l’âge de neuf ans et auquel il attribue une valeur annonciatrice :
Dans le restaurant de mon oncle, le plus gros homme de Suisse, il y avait des tables à plateau de marbre, avec à leur surface un enchevêtrement de pétrifications. On pouvait extraire de ce labyrinthe de lignes des grotesques humaines et les fixer avec le crayon. J’en étais obsédé, ma « tendance au bizarre » se manifestait49.
L’oncle qui fournit involontairement les surfaces de projection joue peut-être ici le rôle du père sous une forme affaiblie50 ; la fixation graphique des figures changeantes marque un premier pas vers la maîtrise et l’exploitation du processus. Le second exemple se trouve dans une lettre de 1920 de l’architecte et peintre expressionniste Wenzel Hablik qui y rapporte avoir « arraché pour la première fois de la terre un bloc de cristal » à l’âge de six ans et y avoir vu « des châteaux magiques dans les montagnes » comme il voulait en construire une fois devenu adulte51. Le troisième se trouve dans une interview donnée en 1998 à Charles Ashley Stainback par Vik Muniz, artiste né en 1961 à São Paulo et installé depuis 1983 aux États-Unis :
Quand j’étais enfant, j’aimais suivre le progrès d’une tache d’humidité sur le plafond au-dessus de mon lit en le dessinant et en écrivant des rapports à son sujet. Ça commençait comme un cygne, puis se changeait en gorille, puis en une vieille voiture nommée Gordini. Aussi loin que je puisse me souvenir, j’ai toujours aimé donner des formes aux choses. J’en faisais des dessins successifs en cherchant à trouver le moment exact où un singe se changeait en hélicoptère52.
Muniz travaille systématiquement sur les phénomènes de perception dont il connaît parfaitement l’histoire de l’exploration artistique et scientifique. Son œuvre en propose souvent un commentaire au second degré, comme dans la série de photographies intitulée Équivalents (voir fig. 6) qui renvoie aux célèbres photographies de nuages « abstraites » réalisées entre les deux guerres par Alfred Stieglitz53.
Fig. 6 : Vik Muniz, L’escargot, de la série Équivalents, 1993, épreuve au platine, 50,9 x 60,9 cm
L’hommage est parodique et fait songer au traitement infligé au modèle magistral par les garnements de l’imagerie d’Épinal : le nuage – ou l’objet qui y ressemble – se métamorphose par exemple en escargot dont Muniz partage avec nous la « méta-illusion ». Son souvenir d’enfance peut donc véritablement prétendre à un statut annonciateur. Muniz imagine d’ailleurs que l’ontogenèse peut récapituler la phylogenèse en supposant, lors de la même interview, que le premier artiste était un chasseur préhistorique qui, ayant pris une termitière pour un bison et jeté en vain sa lance, fait tomber ensuite les autres chasseurs dans le même piège.
Fiction et vérité
Faut-il conclure de ces deux séries de coïncidences que le « contenu mnésique» du souvenir d’enfance de Redon et, par suite, des autres souvenirs comparables est a priori sujet à caution, qu’il faut y voir en fait des projections rétrospectives motivées par certaines conceptions de l’activité artistique, par la connaissance d’antécédents et par l’entreprise autobiographique elle-même ? Les souvenirs de Ernst, Dalí, Klee et Muniz sont postérieurs à la publication en 1922 d’À soi-même, recueil d’écrits de Redon qui a rendu plus facilement accessibles les textes de 1898-1909 et 1913. Il est donc possible que ceux-ci aient joué un rôle de modèle, spécialement dans l’orbite du surréalisme, sans que cela ne soit cependant ni certain ni nécessaire. En revanche, les passages du Traité de la peinture de Léonard semblent avoir été connus de tous les auteurs au moment de la rédaction des essais que j’ai cités54. Mais l’influence d’un réseau intertextuel n’empêche pas l’existence d’un noyau mnésique. Le phénomène de perception imaginative qui forme le cœur de ces souvenirs, entre autres sous la forme d’images vues dans les nuages, est assez répandu, notamment chez les enfants, pour qu’on puisse admettre qu’il a dû être éprouvé par les artistes en question. Le fait de fixer de telles images par le crayon ou de les produire et modifier à volonté, mentionné par Dalí, Klee et Muniz, est plus rare et peut témoigner de dispositions « éidétiques » significatives chez des individus qui devaient se vouer professionnellement à la production d’images.
Dans tous les cas, c’est moins l’expérience elle-même qui apparaît ici comme exceptionnelle que le fait de la mentionner dans un récit autobiographique et de lui attribuer une valeur explicative ou au moins annonciatrice par rapport à la vocation et à l’art de l’auteur. Un tel choix doit nécessairement dépendre de la manière dont celui-ci conçoit les rapports entre perception, imagination et activité artistique et peut être influencé par la connaissance de précédents. Mais il semble raisonnable de supposer que les conceptions développées à partir de la fin du xixe siècle, en valorisant d’une part la petite enfance et son importance pour la vie ultérieure, d’autre part la dimension active de la perception et le rôle de l’imagination dans la création artistique, ont donné une signification nouvelle à de tels souvenirs et justifié leur inclusion dans les récits autobiographiques d’artistes, bien plutôt qu’elles n’ont entraîné leur création ex nihilo. Leur surdétermination par de telles motivations n’est donc pas exclusive de leur authenticité mnésique. Toute remémoration implique une sélection et une interprétation rétrospective du passé qui possèdent elles-mêmes un caractère actif et créateur, sans être pour autant nécessairement falsificatrices. Kris et Kurz notent d’ailleurs que les formules biographiques sont « liées à la vie selon deux modes distincts : elles relatent des événements stéréotypés mais, d’autre part, elles modèlent par là même un destin type pour chaque catégorie professionnelle55 ». En d’autres termes, les « anecdotes d’artistes » font partie d’une image collective de l’artiste qui contribue en amont des (auto)biographies à sélectionner les candidats à l’activité artistique et à orienter leur vie elle-même.
Freud a d’ailleurs consacré une seconde étude à un souvenir d’enfance, celui relaté par Goethe au début de son autobiographie Poésie et vérité selon lequel le jeune garçon aurait jeté de la vaisselle dans la rue par une fenêtre de la maison familiale, au grand amusement des voisins56. Par rapprochement avec des récits comparables faits par divers patients, Freud parvient à relier ce souvenir à la naissance d’un petit frère et à interpréter l’éjection de la vaisselle comme un acte magique par lequel le petit enfant exprime son vœu d’éliminer l’intrus gênant. Le contenu mnésique ne lui paraît donc pas transformé en fantasme comme dans le cas de Léonard ; ce qui est significatif, c’est le fait qu’un détail déterminé de la vie de l’enfance ait été soustrait à l’oubli général de celle-ci et qu’il apparaisse en position initiale : « […] c’est le souvenir que l’analysé met en avant, qu’il raconte en premier, par lequel il introduit la confession de sa vie, qui s’avère être le plus important, celui qui recèle les clés des tiroirs secrets de sa vie psychique57 ». L’épisode de la vaisselle, comme celui des nuages chez Redon, est en effet rapporté par Goethe tout au début de son récit, alors qu’il cherche à évoquer « l’époque la plus ancienne de l’enfance58 ». Les ressemblances ne s’arrêtent d’ailleurs pas là car Goethe a entrepris son ouvrage autobiographique à l’âge de soixante ans, proche de celui atteint par Redon en 1898, et il l’a fait entre autres pour expliquer la genèse et aider la compréhension de ses œuvres. Plus explicitement que Redon et l’affirmant dès l’intitulé Dichtung und Wahrheit, Goethe a revendiqué le caractère créateur de toute remémoration : « Ressusciter le passé quel qu’il soit est un travail de poète ; cette nécessité justifie notre titre59».
Métamorphose et réconciliation
Plusieurs des souvenirs d’artistes que j’ai mentionnés attribuent au père un rôle initiateur qui peut être interprété de diverses façons. Comme je l’ai déjà noté, il place l’expérience de la perception imaginative sous le signe de l’intersubjectivité et de la communication, plutôt que sous celui de la solitude, voire de la folie et de la mort que rappellent les cas étudiés par Prinzhorn et la ballade de Goethe. À l’opposé, le physiologiste allemand Johannes Müller, rapportant en 1826 avoir souvent observé comme enfant un mur abîmé auquel « l’imagination créatrice de formes » prêtait vie en lui faisant « reconnaître de nombreux visages », ajoutait que cette expérience lui était devenue peu à peu mystérieuse puis inaccessible parce que son entourage se refusait à partager sa perception60. Au niveau collectif, Francis Galton affirmait quant à lui que la disparition ou l’apparition du « tempérament visionnaire », selon les « périodes de l’histoire et les époques de la vie nationale », dépendent de la répression ou de l’encouragement publics d’une tendance naturelle61. On peut donc comprendre la présence du père comme le signe d’un partage et d’un encouragement. La relation père-fils, en outre, ne met pas le monde de l’enfant en communication avec celui des adultes en général mais, plus précisément, avec celui de la sphère masculine, ce qui – au moins dans la période historique que nous avons considérée – infléchit déjà l’expérience perceptive du côté de la maîtrise et de l’activité professionnelle. Elle engage en outre, inévitablement, l’histoire des relations filiales et familiales spécifiques à chaque cas considéré, que l’interprétation doit examiner de près.
Dans le cas de Redon, auquel je voudrais revenir pour conclure, le rôle donné au père me semble impliquer une sorte de rapprochement et de réconciliation, quel que soit le substrat mnésique de cet élément. Dans le texte de 1898, après avoir évoqué la contemplation partagée des nuages, puis le respect et la crainte qu’il éprouvait devant le caractère impérieux « et même dur » de son père, Redon poursuit :
Bien qu’aujourd’hui, à lointaine et confuse distance, et avec tout ce qui reste de lui dans mes yeux, je vois bien au fond des siens, qui facilement s’humectaient aussi de larmes, une sensibilité miséricordieuse et douce que ne réprimaient guère les dehors de sa fermeté.
L’expression « avec tout ce qui reste de lui dans mes yeux » est remarquablement ambiguë. Elle peut signifier « avec tout ce dont je me souviens de lui », mais on attendrait plutôt « ce qui reste de lui dans ma mémoire » que « dans mes yeux » et il y a là, pour le moins, un accent particulier sur la visualité. Elle peut aussi signifier quelque chose comme « avec tout ce que j’ai hérité de lui dans ma manière de voir le monde ». Cette seconde interprétation est en accord avec l’épisode des nuages, où le père partage sa vision et la transmet à son fils. Rappeler cet épisode, lui donner forme permet à Redon, alors âgé de cinquante-sept ans, de réactiver ce regard partagé et, grâce à lui, de renouer avec son père mort depuis vingt-trois ans, de voir « au fond de ses yeux » avec « ce qui reste de lui » dans les siens. Cette réactivation ou cette prise de conscience peut être vue comme une revendication ou une prise d’héritage. Connaissant l’intérêt de Redon pour un autre texte de Goethe, le drame de Faust, on peut la rapprocher du passage où Faust, dans sa méditation solitaire, regrette de s’être embarrassé des instruments de connaissance assemblés par son père : « Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder. Ce qui ne sert point est un pesant fardeau, mais ce que l’esprit peut créer en un instant, voilà ce qui est utile62 ! » Affirmer et revendiquer l’héritage spirituel reçu de son père possède pour Redon une signification toute particulière en 1898, au moment où la maison de Peyrelebade, où il avait passé son enfance loin de sa famille et était toujours retourné pour créer ses œuvres les plus imaginaires, a été mise en vente par ses frères et sa mère. Redon mène alors un combat amer et infructueux avec sa famille, dont il écrit qu’elle « ne [le] comprend pas, ou ne [l’]aime pas63 ». Placé en tête des Confidences d’artiste, le souvenir des nuages vient inverser au profit de sa filiation paternelle la situation du Roi des aulnes que Redon avait visualisée dans ses œuvres des années 1860 (voir fig. 1 à 3).
La perception imaginative mise en scène dans cette sorte d’incipit joue, comme j’y ai déjà fait allusion, un rôle capital dans l’œuvre dessiné, gravé et peint de Redon. Il se laisse non seulement inspirer par des modèles naturels ambigus mais emploie ses propres œuvres ou esquisses comme surfaces de projection et les achève dans une forme « suggestive » que le spectateur est à son tour invité à interpréter de manière subjective. Il s’agit donc d’un processus de métamorphose au cours duquel la production de formes et leur interprétation s’enchaînent et s’engendrent mutuellement. L’un des exemples les mieux documentés de ce processus peut être relié directement à celui que met en jeu la rédaction du souvenir d’enfance de Redon. Il s’agit d’une eau-forte (voir fig. 7) datée comme La Peur (voir fig. 1) de 1866 et qui en est iconographiquement très proche – le cavalier est vu presque de dos et ne permet pas de distinguer de figure d’enfant, mais, par association, la référence au Roi des aulnes paraît inévitable.
Fig. 7 : Odilon Redon, Cavalier galopant, 1866, eau-forte, 6,3 x 13,5 cm. The Art Institute of Chicago, Stickney Collection
L’aspect qui distingue le plus ce traitement du thème est l’importance accordée au ciel, où des nuages tumultueux déroulent leurs volutes. Sans se cristalliser en figures, ces nuages sont riches de suggestions organiques et le cavalier, sur son cheval qui marque le pas, semble préoccupé par leur apparition.
C’est probablement à partir d’un détail de ces nuages que Redon a entamé, trente-huit ans plus tard, une révision de la plaque de cette eau-forte. En burinant certaines parties et en en regravant d’autres, il a ainsi transformé le Cavalier galopant en une Baigneuse (selon le titre donné par André Mellerio), c’est-à-dire en l’apparition fantastique d’un nu féminin au milieu d’un espace indéfini, parcouru de lumières et de rayonnements et terminé au bas par un plan horizontal (voir fig. 8).
Fig. 8 : Odilon Redon, Baigneuse, 1904, eau-forte et pointe sèche, 13,3 x 6,3 cm. The Art Institute of Chicago, Stickney Collection
Cette relecture radicale a passé par un changement de direction de 90 degrés de la plaque qui a permis à l’artiste de se libérer de son contenu iconique, mais on peut supposer qu’au point névralgique de la chevelure tirée des nuages, l’image initiale est demeurée pertinente pour sa réinterprétation. Le réemploi de la plaque, qui ne saurait être expliqué par des motifs économiques ou pratiques, est dans tous les cas extrêmement significatif. Par un mouvement comparable à celui que nous avons observé dans les Confidences d’artiste, Redon oblitère en effet ici – littéralement et matériellement – le conflit mis en scène par le Roi des aulnes et le convertit en une application créatrice de l’indication paternelle. Le retour à l’eau-forte, délaissée par Redon au profit de la lithographie depuis les années 1870, est aussi pour lui une manière de revisiter l’époque où il découvrait sous la direction de Bresdin la méthode de son art « suggestif ».
On peut donc interpréter la transformation de Cavalier galopant en Baigneuse comme un acte similaire et parallèle à l’entreprise autobiographique de Redon, impliquant et articulant trois moments de la vie de son auteur et trois figures de référence : la petite enfance, avec le père et l’expérience émotionnellement ambivalente de la perception imaginative ; la jeunesse, avec Rodolphe Bresdin et la canalisation de cette expérience dans l’activité artistique ; et la vieillesse, avec le peintre-écrivain lui-même et la récapitulation créatrice de cette évolution. Au cours de ce processus, Redon a en quelque sorte « acquis » son double héritage, et la « fiction64 » – terme qu’il emploie volontiers pour désigner ses œuvres – lui a permis d’atteindre une forme de « vérité ».
* Des premières versions de cette étude ont été présentées dans la session « Influence of Early Childhood Education on Modern Artists », organisée par Jack Spector à la conférence annuelle de la College Art Association à New York en 2000, ainsi qu’en 2001 dans le cadre du Graduiertenkolleg « Psychische Energien bildender Kunst » à l’université de Francfort-sur-le-Main, à l’invitation de Klaus Herding. Je les remercie, ainsi que les participants à ces réunions, de leur accueil et de leurs suggestions.
1 Ernst Kris et Otto Kurz, L’Image de l’artiste. Légende, mythe et magie, Marseille, Rivages, 1979 (ouvrage paru tout d’abord à Vienne en 1934 puis, dans une version anglaise augmentée, à New Haven et Londres en 1979).
2 Ibid., p. 38-53 (« La jeunesse de l’artiste »), spécialement p. 63.
3 Odilon Redon, À soi-même. Journal (1867-1915). Notes sur la vie, l’art et les artistes, Paris, Corti, 1961, p. 9-29 (citation p. 9). Pour l’histoire de ce texte, voir notamment André Mellerio, Odilon Redon, Paris, Société pour l’Étude de la Gravure française, 1913, reprint New York, Da Capo Press, 1968, p. 47 ; Dario Gamboni, La Plume et le pinceau. Odilon Redon et la littérature, Paris, Minuit, 1989, p. 209-215 ; Douglas Druick et al., Odilon Redon Prince of Dreams 1840-1916, cat. expo., Art Institute of Chicago etc., New York, Abrams, 1994, p. 433. En ce qui concerne le passage cité ici, les manuscrits de Redon (celui de 1898, conservé dans une copie d’A. Mellerio aux Ryerson and Burnham Libraries, Art Institute of Chicago, et celui de 1909, conservé au Rijksprentenkabinet, Amsterdam) ne diffèrent de la version publiée dans À soi-même que par l’absence de la virgule séparant « alors » de « dans le ciel muable ». Il n’est donc pas possible d’observer à son propos grâce aux avant-textes les opérations de tri et de métamorphose de la mémoire comme le propose Philippe Lejeune dans « Auto-genèse. L’étude génétique des textes autobiographiques », Genesis, n° 1, 1992, p. 73-87 (p. 75). P. Lejeune affirme par ailleurs qu’« un texte autobiographique a pour objet la vérité de ce passé [celui de l’auteur], son contrat implique la possibilité et la légitimité d’une vérification » (p. 74). Redon souscrit implicitement un tel contrat en introduisant comme suit son récit : « Les notes que je formule ici aideront plus à la compréhension de cet art que tout ce que je pourrais dire de mes concepts et de ma technique. L’art participe aussi des événements de la vie. Ceci sera la seule excuse de parler uniquement de moi » (À soi-même, p. 9).
4 Kris et Kurz, op. cit., p. 76-78.
5 André Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1997 [1937], p. 124-129.
6 Redon, op. cit., p. 10. Le prénom officiel de Redon était également Bertrand et son prénom usuel, Odilon, fut emprunté à sa mère Odile. Douglas Druick et Peter Zegers proposent d’y voir un signe que les deux parents se disputaient son identité (Odilon Redon Prince of Dreams, p. 21).
7 Voir Roseline Bacou, La Donation Arï et Suzanne Redon, cat. expo., musée du Louvre, Paris, Réunion des musées nationaux, 1984, p. 85, nos 166-168.
8 Manuscrit rédigé en 1898 et demeuré inédit, cité dans Druick et Zegers, p. 85.
9 Les figures sont placées en annexes
10 Sharon R. Harrison, The Etchings of Odilon Redon. A Catalogue Raisonné, New York, Da Capo Press, 1986, p. xxix et n° 7.
11 Goethes Werke, vol. I, Hambourg, Christian Wegner, 1969, p. 154-155. Erich Trunz signale que le terme Erlkönig, corruption d’un mot danois pour « roi des Elfes », a suggéré à Goethe le motif des esprits élémentaires liés aux arbres (ibid., p. 542).
12 Druick et Zegers, op. cit., p. 47-48, 61.
13 Ibid., p. 21.
14 Voir Robert Coustet, « Odilon Redon miraculé », Revue de l’art, n° 100, 1993, p. 84-85. Cette découverte a été faite dans les archives du centre de pèlerinage marial de la basilique de Verdelais où Redon, qui souffrait de « crises quotidiennes [tendant] à l’Epilepsie », fut amené trois fois de six à dix ans et guéri « comme miraculeusement ».
15 Dirk Van Gelder, « Rodolphe Bresdin et Odilon Redon. Réflexions sur les rapports d’amitié entre le maître et l’élève », Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek, vol. XVII, 1966, p. 265-304 (p. 285-286).
16 Redon, op. cit., p. 132.
17 Cité dans Druick et Zegers, p. 109 et p. 393, n. 79. L’énumération de trois avatars du « tuyau bizarre » correspond de manière peut-être significative à un autre épisode célèbre d’interprétation iconique d’un nuage, celui du Hamlet (1600) de Shakespeare (III, 2).
18 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, traduit et présenté par André Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1987, p. 332. Kris et Kurz renvoient à ce conseil à propos de l’inspiration trouvée par Piero di Cosimo dans les murs souillés et les nuages (p. 76).
19 Redon, op. cit., p. 25.
20 Bacou, op. cit., nos 116, 119-120 ; Druick et Zegers, op. cit., fig. 34, p. 88.
21 Outre Bresdin et Léonard, il faut citer deux autres artistes ayant servi de modèles pour Redon, Dürer et Rembrandt ; le lien établi par Redon entre Bresdin et Rembrandt apparaît à l’évidence dans la lithographie intitulée Le Liseur (1892, n° 119 de Mellerio).
22 Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, Paris, Presses universitaires de France, 1996 [1938], p. 8-18 (texte remontant à des conférences faites à Columbia University en janvier-février 1913). Rappelons que Freud lui-même a proposé de repérer dans le tableau La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne (vers 1506-1513, Louvre) une « condensation » par Léonard des figures de sa mère et de sa belle-mère (Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci [1910], trad. Janine Altounian, André et Odile Bourguignon, Pierre Cottet et Alain Rauzy, Paris, Gallimard, 1991, p. 206-207).
23 La possibilité que le souvenir d’enfance de Redon ait été influencé par la lecture de Léonard a été suggérée par Günter Busch (« Redon der Zeichner », cat. expo. Odilon Redon, Kunstmuseum Winterthur, 1983, p. 43) et affirmée par Isa Bickmann (compte rendu de Druick et Zegers dans Zeitschrift für Kunstgeschichte, n° 2, 1995, p. 288).
24 Redon, op. cit., p. 134 [1913]. Voir Gamboni, op. cit., p. 19-30.
25 Voir à ce sujet mon ouvrage Potential Images : Ambiguity and Indeterminacy in Modern Art, Londres, Reaktion Books, 2002, p. 183-200, avec davantage de références bibliographiques.
26 Voir Filiz Eda Burhan, Visions and Visionaries : Nineteenth Century Psychological Theory, the Occult Sciences and the Formation of the Symbolist Aesthetic in France (thèse de doctorat, Princeton University, 1979), Ann Arbor, UMI Press, 1979.
27 Hippolyte Taine, De l’intelligence, Paris, Hachette, 1895, vol. I, p. 12-13 (livre I, chap. I).
28 Ernst Mach, Beiträge zur Analyse der Empfindungen, Iéna, Fischer, 1886, p. 80-85.
29 Christian von Ehrenfels, « Ueber “Gestaltqualitäten” », Vierteljahrschrift für wissenschaftliche Philosophie, 1890, p. 249-292.
30 Gabriel Séailles, Essai sur le génie dans l’art, Paris, Alcan, 1902 [1883] ; Paul Souriau, La Suggestion dans l’art,Paris, Alcan, 1893, p. 95.
31 Émile Gallé, Floriculture, art décoratif, notices d’exposition (1884-1889), publié par Henriette Gallé-Grimm, Paris, Laurens, 1908, p. 350-353.
32 Hermann Rorschach, Psychodiagnostik. Methodik und Ergebnisse eines wahrnehmungsdiagnotischen Experiments (Deutenlassen von Zufallsformen),Berne, Huber, 1948 [1921].
33 Paul Chabaneix, Le Subconscient chez les artistes, les savants et les écrivains, Paris, Baillière, 1897, p. 78.
34 Hans Prinzhorn, Bildnerei der Geisteskranken. Ein Beitrag zur Psychologie und Psychopathologie der Gestaltung, Vienne et New York, Springer, 1994 [1922], p. 204-219 (Prinzhorn nomme Natterer « Neter »). Voir aussi la récente monographie dirigée par Inge Jádi et Bettina Brand-Claussen, August Natterer. Die Beweiskraft der Bilder. Leben und Werk – Deutungen, Heidelberg, Wunderhorn, 2001.
35 Marcel Réja [Paul Gaston Meunier], L’Art chez les Fous. Le dessin, la prose, la poésie, Paris, Mercure de France, 1907, republié dans Fabienne Hulak, La Nudité de l’art, Nice, Z’éditions, 1994, p. 60.
36 G.-H. Luquet, L’Art et la religion des hommes fossiles, Paris, Masson, 1926.
37 Francis Galton, Inquiries into Human Faculty and its Development, Londres et New York, Macmillan, 1883, p. 83-88.
38 Voir Burhan, op. cit., p. 246-259, et Jonathan Fineberg, The Innocent Eye : Children’s Art and the Modern Artist, Princeton NJ, Princeton University Press, 1997, entre autres p. 11-12.
39 Bernard Perez, La Psychologie de l’enfant, l’art et la poésie chez l’enfant, Paris, 1888, p. 301-302, cité d’après Burhan, op. cit., p. 251-252.
40 Reproduite dans Gamboni, Potential Images, op. cit., p. 156, ill. 127.
41 La pertinence de cette image pour l’œuvre pictural de Feininger apparaît dans son tableau Nuage oiseau (nuage après la tempête) de 1926 (Cambridge, Mass., Harvard University Museums, Busch-Reisinger Museum). Une autre scène réunissant le monde des enfants et celui des adultes autour d’une image de nuage conclut l’adaptation par Walt Disney (1953) du Peter Pan de James Barrie (1904) et peut être comparée au souvenir d’enfance de Redon. Après le retour de Wendy, Michel et Jean, le navire des pirates volant dans le ciel se transforme en silhouette de nuages passant devant la lune ; sous cette forme, il est vu non seulement par Wendy et sa mère mais aussi par son père, jusque-là ennemi de l’imagination et décidé à contraindre sa fille à grandir : il se souvient de sa propre enfance et la famille est réconciliée.
42 Freud, op. cit., p. 114-117, 134-137. Sur le statut du souvenir de Léonard et l’actualité de l’interprétation de Freud, voir Klaus Herding, Freuds « Leonardo ». Eine Auseinandersetzung mit psychoanalytischen Theorien der Gegenwart, Munich, Carl Friedrich von Siemens Stiftung, 1998, notamment p. 28.
43 Max Ernst, « Trois visions de demi-sommeil », La Révolution surréaliste, nos 9-10, octobre 1927, repris dans Ernst, Écritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 237-238.
44 Salvador Dalí, « L’âne pourri », Le Surréalisme au service de la révolution, n° 1, 1930, p. 9-12.
45 Salvador Dalí, The Secret Life of Salvador Dalí, trad. Haakon M. Chevalier, New York, Dover, 1993 [1942], p. 38.
46 Voir par exemple L’Angélus de Millet architectonique (1933, Perls Galleries, New York), dans lequel rochers et nuages jouent également un rôle important (reproduit entre autres dans Dawn Ades, Dalí, Londres, Thames and Hudson, 1995 [1982], ill. 80, p. 99).
47 Ibid., p. 45-46, 51. Ian Gibson rapproche de l’épisode du plafond un passage de son journal dans lequel Dalí, le 21 janvier 1920, décrit des images vues sur les murs du collège des frères maristes, ajoutant qu’il n’avait probablement pas encore lu le Traité de la peinture de Léonard à cette date (Ian Gibson, The Shameful Life of Salvador Dalí, New York et Londres, 1998, p. 93).
48 Dans son fameux texte autobiographique Rückblicke de 1913, Wassily Kandinsky commence lui aussi par évoquer sa petite enfance mais insiste sur le rôle des couleurs. L’historienne de l’art Marilyn Lavin a évoqué un jeu de formes abstraites colorées en feutre, combinables librement, reçu lors d’une convalescence à l’âge de deux ans en 1927 et dont elle s’est aperçue plus tard qu’il était basé sur l’œuvre de Kandinsky, avec lequel elle a toujours ressenti un « fort lien spirituel » (courrier électronique adressé aux membres du Consortium of Art and Architectural Historians, 19 décembre 1998).
49 « Im Restaurant meines Onkels, des dicksten Mannes der Schweiz, standen Tische mit geschliffenen Marmorplatten, auf deren Oberfläche ein Gewirr von Versteinerungsquerschnitten zu sehn war. Aus diesem Labyrinth von Linien konnte man meschliche Grotesken herausfinden und mit Bleistift festhalten. Darauf war ich versessen, mein “Hang zum Bizarren” dokumentierte sich » (P. Klee, Tagebücher 1898-1918, édition critique de la Paul-Klee-Stiftung Kunstmuseum Bern, éd. Wolfgang Kersten, Stuttgart et Teufen, Gerd Hatje et Arthur Niggli, 1988, p. 19, n° 27). Voir aussi p. 482 et 504 (1919, avec une référence aux caricatures de Léonard).
50 On songe aux figures d’oncles permettant à un enfant d’échapper à l’autorité et au rationalisme paternels, comme dans Mon oncle de Jacques Tati (1958).
51 Lettre de juillet 1920, citée dans Thierry Dufrêne, « La “montagne de verre” et les enjeux artistiques du thème du cristal », dans Le Sentiment de la montagne, cat. expo., musée de Grenoble, Palazzo Bricherasio, Turin (Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1998), p. 91.
52 « When I was a kid, I would follow the progress of a humidity stain on the ceiling above my bed by drawing it and writing reports about it. It started as a swan, then turned into a gorilla, then an old car named Gordini. As far back as I can remember, I liked to give forms to things. I would make sequential drawings trying to find the exact moment when a monkey turned into a helicopter » (« Vik Muniz and Charles Ashley Stainback : A Dialogue », dans Vik Muniz : Seeing is Believing, cat. expo., International Center of Photography, New York, Santa Fe, Arena, 1998, p. 12-44).
53 Sur ce cas très complexe, voir récemment Kristina Wilson, « The Intimate Gallery and the Equivalents : Spirituality in the 1920s Work of Stieglitz », Art Bulletin, vol. 85, n° 4, 2003, p. 746-768.
54 Voir Ades, Dalí, op. cit., p. 133.
55 Kris et Kurz, op. cit., p. 180.
56 Sigmund Freud, « Eine Kindheitserinnerung aus Dichtung und Wahrheit », Imago, vol. V, n° 2, 1917 ; « Un souvenir d’enfance de Poésie et vérité », dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais, trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard, 1985, p. 189-207.
57 Ibid., p. 195-196.
58 « in der frühsten Zeit der Jugend » (Johann Wolfgang Goethe, Dichtung und Wahrheit, Francfort-sur-le-Main, Insel Verlag, 1975, p. 15).
59 « Das Wiederbeleben einer jeden Vergangenheit ist also Dichterarbeit ; seine Notwendigkeit rechtfertigt den Titel »(Tag- und Jahresheften, cité dans ibid., p. 876). Le titre de Goethe peut aussi être traduit par Fiction et vérité.
60 Johannes Müller, Ueber die phantastischen Gesichtserscheinungen. Eine physiologische Untersuchung, Munich, Werner Fritsch, 1967 (1re éd. Coblence, 1826), p. 45-46.
61 Galton, op. cit., p. 176-177.
62 « Was du erwebt von deinen Vätern hast, / Erwirb es, um es zu besitzen. / Was man nicht nützt, ist eine schwere Last, / Nur was der Augenblick erschafft, das kann er nützen » (Goethes Faust, éd. Erich Trunz, Hambourg, Christian Wegner, 1963, p. 29 ; cité dans la traduction de Gérard de Nerval, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 54). Je remercie Klaus Herding de m’avoir signalé ce rapprochement.
63 Lettre de Redon à André Bonger, 24 avril 1897 (Lettres inédites d’Odilon Redon à Bonger, Jourdain, Viñes…, Suzy Levy (éd.), Paris, José Corti, 1987, p. 62).
64 Pour des emplois du terme « fiction » à propos des œuvres plastiques de Redon, voir À soi-même, p. 27, 128.