Les pages qui suivent tentent de donner à voir la façon, dont l’un des plus grands de nos écrivains contemporains, érudit du passé et auteur d’avant-garde par ses témérités formelles, utilise les possibilités qu’offre le traitement de texte par ordinateur pour écrire.

L’étude expose la genèse d’un conte dont le texte n’a pas encore été publié2. Nous tenons, ici, à remercier vivement Pascal Quignard pour sa confiance et sa générosité.

Ces pages mettent ainsi au jour deux types d’inédits : le texte, Fête des Chants du Marais, le manuscrit qui lui est attenant et offrent une nouveauté : donner à voir l’utilisation conjointe du traitement de texte et de l’écriture manuscrite dans l’élaboration d’un texte littéraire, fait encore très rare dans les études de genèse pour ne pas dire inexistant.

Pascal Quignard a parcouru, dans ses écrits, l’histoire de l’écriture, l’histoire de la lecture et depuis le plus lointain des langues anciennes, depuis les plus rares et le plus oubliés écrivains3. Ecrivain savant sur les Anciens : auteurs grecs, latins, chinois, japonais, entre autres, organise la transmission de leurs pensées et sort leurs écrits de l’oubli par le biais de cet instrument déjà post moderne : l’ordinateur. Pascal Quignard dont l’ampleur, la richesse et la profondeur de l’œuvre sont maintenant largement reconnues, nous offre, ici, un conte de deux pages finales en treize versions de traitement de texte relues et corrigées, le(s) crayon(s) à la main.

Mesurons notre fortune : un grand écrivain de notre tout jeune XXIème siècle, promis à la postérité de l’écriture universelle, nous offre — dans le même temps qu’il l’écrit et qu’il tient son texte sous le coude — la liberté absolue d’en ouvrir le manuscrit toujours vivant.

Fête des Chants du Marais : états de texte.

L’épreuve du  texte

Le texte de Fête des Chants du Marais est destiné à entrer dans un prochain volume de Dernier royaume.

Dernier royaume est une œuvre, en cours, ouverte, dans laquelle Pascal Quignard a décidé de poursuivre librement — et ce jusqu’à l’épuisement de ses dernières forces4 — une quête sur le nouage qui constitue l’essence même de l’humain, à savoir l’inscription de l’être humain dans le langage. En l’état actuel, cinq volumes5 mettent en lumière, sous différentes formes d’écriture, sous différents "genres" se côtoyant dans un même livre, ce que Pascal Quignard a compris du risque dans lequel s’est engagé l’humain depuis les temps immémoriaux de son advenue sur terre : entrer dans le langage, inventer des langues, s’offrir à la parole. Il y explicite avec soin la notion de "jadis" présente, au moins implicitement, dans la plupart de ses livres précédents. Réflexions philosophiques, trouvailles philologiques, heureuses compositions de familiarités traversant les siècles et d’érudition savante, anecdotes historiques ou littéraires, aphorismes, contes, bribes d’autobiographie, récits de toutes sortes elliptiques ou lyriques : tout fait trame dans Dernier royaume pour donner corps et dévoiler tout à la fois ce manque incommensurable dans lequel baigne tout humain dès son entrée dans le langage : perte du paradis utérin, en même temps que perte et poursuite du "jadis", hors-temps incommensurable, espace sidéral, dans lequel le passé ne se date que pour inscrire la perte et la mort. Ecriture novatrice de l’originaire en train d’obstinément et continuellement s’originer dans l’actuel du livre, tel est Dernier royaume.

C’est dans cet ensemble que Fête des Chants du Marais viendra prendre place, nous ne savons encore quand, ni dans quel volume. Texte sur la perte de la voix, thème récurrent dans l’œuvre de Quignard6, voici le dernier état, daté du 23 août 2004 qui constitue, jusqu’à nouvel ordre, le "texte final".

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Un conte.

Ce texte est un conte. Ce genre n’est pas anodin pour Pascal Quignard. Un ensemble de contes instaure une narration de l’humanité infinie, librement fragmentée et ouverte… à d’autres contes. Le conte devient chair du "jadis", espace à la fois pré-natal, post-natal, anté-humain et post-humain, dans lequel nous ne pouvons que prendre place sans que celle-ci y soit pré-déterminée. Le Jadis ne peut être expliqué, il ne peut que se laisser conter : le "conte" est le genre littéraire le mieux adapté à le laisser fulgurer à l’intérieur de notre espace séculier structuré. Dans une écriture classique laissant place à la fraîcheur innovante et à une spontanéité parfois arythmique, le conte tient sa puissance d’évocation et sa charge émotionnelle de sa "vérité" fulgurante. Quelle vérité ? Celle du rêve, crue et inattendue. Le lecteur y est exposé à l’insécurité du penser : hors du raisonnement, il ne peut que se laisser porter par le récit qui offre terreur ou jouissance et ce de façon imprévisible. Le conte dérange le lecteur de l’univers socialisé pour le faire s’interroger sur ses propres pulsions de mort, sur ses propres pulsions de vie, sur ses propres désirs.

La première conséquence est que le lecteur – et mieux encore – l’auditeur du conte7 est troublé. Une apparence de familiarité le happe, l’extrême rapidité de la mise en œuvre de l’intrigue et l’efficacité narrative capte le lecteur-auditeur qui reste proie du narrateur absent, fictif, intraitable. Pas de pause, pas de respiration, le lecteur est entraîné dans le souffle du récit, dans son intimité radicale : pas d’ombre où se cacher, pas de silence qui offrirait le temps de réfléchir, tout arrive, la narration emporte : condensation et précipitation.

A la question « Quelle place exacte accordez-vous aux contes ? » voici ce que répond Pascal Quignard8 :

« Lorsqu’on rédige un conte, on prend un lieu, un objet, un personnage. Tout cela est précis, mais, en réalité, on ne sait pas très bien ce que l’on fait. Cela a une puissance beaucoup plus forte qu’on ne l’a prémédité. Cela a des conséquences incontrôlables. […] Puisque je tentais [dans Dernier royaume] de faire une sorte d’encyclopédie de l’originel, mais sans prétention d’enseignement, il me fallait recourir aux formes les plus originaires, primitives. Chez les hommes c’est le mythe. […] Le conte ou le mythe — je ne fais pas la différence — consiste en séquences d’événements racontées le plus simplement possible et qui se situe en amont de la première personne, de la constitution du sujet, de l’autobiographie.»

Le conte « cellule originelle de la narration »9 constitue un précipité du romanesque, son essence même.

Il nous est apparu que l’utilisation du traitement de texte est particulièrement apte à "saisir" cette condensation, à la favoriser.

 Dossier de genèse in vivo.

Le dossier de genèse de ce texte s’est constitué en quatre temps : trois envois de manuscrits et une lecture, plus exactement une relecture avec corrections d’un état en vue d’une lecture publique.

En Juin 2003, Pascal Quignard m’envoie une première enveloppe (22,5 cm x 16 cm) contenant cinq versions d’un texte qui s’intitule Bernon l’enfant, sur feuilles blanches A4, pliées en deux, tirages papier d’une saisie d’ordinateur avec plus ou moins de corrections manuscrites. La première en comporte beaucoup, de deux encres différentes (bleu et rouge), la dernière est une mise au net sans aucune correction manuscrite et semble prête à la publication.

Le 24 mai 2004 je reçois une deuxième et semblable enveloppe contenant cinq nouvelles versions du texte, sur même support : papier blanc A4 plié en deux. Le texte s’intitule désormais Fête des Chants du Marais.

Le 16 juillet 2004, avant-dernier jour du colloque de Cerisy consacré à l’auteur10, celui-ci me remet, comme dernière version du moment, le texte tel qu’il le lut à voix haute lors de mon intervention11. La relecture de la dernière version que je lui avais moi-même fournie (dernière version de l’envoi précédent daté du 23/5/04) lui avait permis de faire quelques modifications.

Le 23 Août 2004, je reçois une dernière enveloppe, semblable aux précédentes, contenant deux versions de Fête des Chants du Marais, toujours présentées sous le même format A4 plié en deux, la première porte des corrections manuscrites en rouge, la seconde est une mise au net, sans aucune correction et m’est présentée comme la dernière version offrant ce qui est à ce jour le texte final.

Cependant, le texte n’étant toujours pas publié, il est tout à fait possible qu’il subisse encore des modifications. Le texte final sera celui publié dans Dernier Royaume, le dossier demeure inachevé, in vivo. Nous avons une indication provisoire du lieu de son insertion, dans le volume, parmi d’autres contes grâce à la version 8 datée du 17/7/04 entre un conte intitulé Conte du crâne d’Anne (18) et un autre intitulé Gowtheld (19). L’en-tête des pages porte outre le nom de l’auteur et la date, ce qui apparaît comme un sous-titre d’ensemble « Vingt contes ».

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Cet ensemble de documents de genèse fait ainsi apparaître treize versions (désormais V) et 29 folios. Dans le contexte de l’écriture par traitement de texte et de la façon dont Pascal Quignard l’utilise, j’ai décidé d’appeler "version" toute proposition de texte sur un nouveau support papier, autrement dit tout tirage papier d’une saisie d’ordinateur que celui-ci soit augmenté ou non de modifications manuscrites conservé par l’auteur comme faisant partie du dossier. Une version porte autant d’états que de campagnes de correction, en général distinguées par la couleur du stylo utilisé dans la relecture.

Deux éléments m’ont engagée dans cette décision. D’une part, l’impression d’une saisie d’ordinateur offre une date sûre d’impression, à condition que l’écrivain ait programmé son traitement de texte pour cela. C’est bien le cas de Pascal Quignard, dont toutes les sorties papier sont pourvues d’un en-tête automatique avec son nom, la date, à quoi s’ajoutent, parfois, son adresse du moment (dans les cinq premières versions) ou un sous-titre (V 8 et V 13). On imagine ce que l’inscription de cette date a de précieux pour un généticien. Même si elle peut être transgressée, comme on le verra, elle demeure un repère absolument sûr. De la même façon, l’automatisme du traitement de texte offre une numérotation des pages qui n’est pas réfutable.

Le deuxième élément est que lorsque les sorties papier ne portent pas de corrections manuscrites, elles se présentent sous une autre forme typographique : caractère autre ou plus grand, marges plus importantes, séparations de paragraphes, titre marqué… ainsi la version 5 qui est une mise au net, quasiment prête à imprimer de l’ensemble intitulé Bernon, ainsi la version 10 et la version 13

Le dossier se présente de la façon suivante :

V1 : 1 page saisie d’ordinateur datée du 17/03/03, corrigé au stylo encre bleu puis au stylo rouge, 1

V2 : 1 page saisie d’ordinateur datée du 26/03/03, corrigé au stylo rouge, 2

V3 : 1 page saisie d’ordinateur datée du 27/03/03, corrigé au stylo rouge, 3

V4 : 5 pages saisie d’ordinateur (en caractère plus gros que les versions précédentes) datées du 28/04/03, numérotées de 1à 5, corrigées au stylo rouge, 4 à f° 8

V5 : 5 pages saisie d’ordinateur, sans corrections, mise au net des précédentes, numérotées de 1 à 5 et datées du 18/05/03, 9 à f° 13

V6 : 2 pages saisie d’ordinateur datées du 3/9/03, numérotées 1 et 2, sans corrections manuscrites. Le conte s’intitule à partir de cette version « Fête des Chants du Marais » et non plus « Bernon l’enfant », 14 à 15

V7 : 2 pages saisie d’ordinateur datées du 4/10/03, numérotées 1 et 2, sans corrections manuscrites, 16 à 17

V8 : 2 pages saisie d’ordinateur datées du 17/05/04, numérotées 3 et 4, avec corrections manuscrites en rouge, 18 à 19

V9 : 2 pages saisie d’ordinateur datées du 19/5/04, numérotées 5 et 6, avec corrections manuscrites en rouge, 20 à 21

V10 : 2 pages saisie d’ordinateur datées du 23/5/04, numérotées 5 et 6, sans corrections manuscrites, 22 à 23

V11 : photocopie des pages de la version précédente portant des corrections manuscrites en noir datant du 14 ou du 15 juillet 2004 (préparation à la lecture au colloque de Cerisy), 24 à 25

V12 : 2 pages, même saisie que la version 10, donc même date et même numérotation, avec corrections manuscrites en rouge, 26 à 27

V13 : 2 pages saisie d’ordinateur datées du 23/8/04, numérotées 1 et 2 sans corrections manuscrites, 28 à 29.

Nous n’avons rien avant V1. L’auteur nous a confié qu’il y avait quelques notes entièrement manuscrites préalables à la première saisie sur ordinateur, ce qui est conforme à sa façon de procéder dans l’écriture comme nous avons pu le constater sur d’autres dossiers. Il n’a pas conservé ces premières traces.

Genèse du conte.

Ecriture électronique et traitement de texte.

Il est clair que le passage de l’écriture par le traitement de texte tient une place non négligeable dans l’élaboration d’un texte. La première chose visible est qu’il facilite le re-travail du texte. Pour ce qui est des textes de Pascal Quignard cela m’a été confirmé par l’auteur : depuis qu’il utilise l’ordinateur il travaille beaucoup plus ses textes. La machine à écrire obligeant à "retaper" l’ensemble d’un texte, lui imposait des limites. L’ordinateur ne lui propose aucune contrainte, y compris dans ce qui reste une nécessité pour lui : relire sur papier pour corriger12.

Le traitement de texte, en effet, offre un support de corrections possibles renouvelables à l’infini, mais dans le même temps il sollicite la relecture qui peut toujours se faire au clair d’une page "propre" et donc, aussi, à nouveau, d’éventuelles corrections.

La notion de brouillon change considérablement avec le traitement de texte. Dans ce "système" d’écriture le brouillon peut apparaître très "au net" : sa relecture ne met pas celui qui est en train d’écrire dans la même perception sémiotique que lorsque le brouillon superpose plusieurs couches manuscrites.

Mais comment nommer cette écriture où le systématique prend sa part et oriente les étapes de genèse différemment ? Il n’existe pas de mot désignant le fait d’écrire à l’ordinateur. La frappe du clavier désigne le geste donneur d’ordre de l’écriture mais pas plus que cela. Une frappe sans ordinateur, en aval et en amont ne contribuerait à aucune production écrite. La frappe du clavier est sensiblement de même nature que la frappe de la machine à écrire mais la machine à écrire, dépourvue de mémoire, ne "traite" pas l’écriture, a fortiori le texte.

Un néologisme pourrait être risqué : l’écriture "ordinatée" qui apparaît immédiatement riche de trois aspects essentiel à cette écriture par utilisation du traitement de texte : ordre à donner à un tiers instrumental possesseur d’une mémoire (ordinateur), ordonnancement systématique de l’information par celui-ci mais, aussi, naissance et espace natal de l’écriture (dans ordinatée on entend natif). Mais qui s’y risquerait ?

Il n’existe pas non plus de mot désignant le produit d’une feuille après écriture à l’ordinateur. Feuille "imprimée" ? la feuille volante sortant d’une imprimante l’est, mais dans ce cas la différence entre feuille imprimée faisant partie d’un "manuscrit" ou d’un avant-texte, et page imprimée d’un livre, c’est-à-dire partie d’un texte stabilisé par l’édition, serait occultée.

Tapuscrit ? mais ce terme ne fait pas de différence entre la feuille sortie "frappée" par les touches de la machine à écrire et celle imprimée sortie de l’ordinateur. Or, la feuille sortie de la machine à écrire est unique, singulière, non reproductible et les généticiens le savent, si elle offre plus de lisibilité que l’écriture à la main, elle offre une même visibilité de l’ordonnancement diachronique de l’écriture : un mot barré le sera sur la ligne, dans le même temps que la poursuite linéaire de l’écriture. A l’ordinateur, le mot est "effacé" et non visiblement barré ; immédiatement "remplacé", si le remplacement s’opère dans le même temps que la poursuite de l’écriture ; immédiatement mis de côté pour être "déplacé".

Nous adoptons, ici, l’expression "saisie d’ordinateur". Sur ce dossier de Fêtes des Chants du Marais, la suite des saisies apporte une dimension éminemment précieuse en génétique : la datation et les numéros de page ; une systématicité qui entraîne un classement chronologique élémentaire et sûr. Il peut y avoir transgression de cet ordre premier, ainsi la version qui a été utilisée par l’auteur à Cerisy et qui a donné lieu à des modifications à la lecture, cependant la date restant sur la photocopie utilisée ajoutée à la date effective de la lecture permet de classer ce nouveau feuillet dans l’ordre des successions de versions.

Paradoxalement, l’écriture saisie sur ordinateur met en valeur les repentirs manuscrits. En effet, les signes graphiques marquent au sens plein du terme, sur le support papier de la saisie d’ordinateur, la relecture silencieuse. L’intensité de cette rumination repentante se mesure à la part de "manuscrits" sur la page.

Ce "différentiel" sémiotique : graphes manuscrits sur saisie d’ordinateur marque aussi visiblement, pour le généticien, les lieux où les choses se passent. Une phrase qui est très souvent retouchée, du fait qu’elle apparaît toujours à la même place dans les différentes sorties sur imprimante, sera particulièrement repérable.

De ce point de vue, ce dossier de Pascal Quignard, vient comme preuve que la singularité persiste, par delà l’uniformisation des caractères et par delà le tout-ordonnançable et le tout contrôlable auquel certains observateurs de l’informatique voudrait nous faire croire. Si l’écriture d’un texte peut être traitéepar l’ordinateur, elle nécessite, en aval comme en amont du traitement informatique, la singularité de son utilisation y compris dans la façon de mémoriser cette utilisation, autrement dit de garder ses "brouillons".

Elle convient en tout cas particulièrement bien aux procédés d’écriture propres à Pascal Quignard. Ainsi, la genèse du texte final de deux pages de Fête des Chants du marais s’étend sur 13 mois. La rapidité qu’offre le traitement de texte par rapport à la machine à écrire, ne bouscule en rien l’habitude de travail intense mais lent et ruminant de Pascal Quignard. Il faudrait vérifier, mais dans la mesure où les sorties papiers sont plus nombreuses, engageant de beaucoup plus nombreuses relectures et modifications, il est probable que l’ordinateur, permette, pour une même période de temps, et à longueur de texte équivalente, un dossier génétique beaucoup plus important.

Le « tacitoire » : une ré-écriture vive silencieuse où le linguistique trouve sa part d’obsessionalité.

Pascal Quignard coupe, aiguise, affûte ses phrases : l’écriture du conte ne peut laisser la place à aucune ombre portée. Pour ce faire, comme il le reconnaît lui-même, l’usage de l’ordinateur lui est favorable et lui permet, obsessionnellement de mettre et remettre son ouvrage sur le métier, indéfiniment, indéfiniment… jusqu’à la fixation de l’équilibre final, grâce à l’épreuve du « tacitoire » :

« Aux écrivains du gueuloir, je préfère les écrivains du tacitoire – les écrivains qui font dix à douze relectures successives de leur livre sous différents points de vue afin d’assurer une coction extrême de l’œuvre finale. La cuisson dans le silence aboutit parfois à une certaine concentration de force. Je termine en ce moment un roman, Les escaliers de Chambord, qui comptait à la première dactylographie 1040 pages pleines d’emphase et de sentiments délayés, comme sont tous les premiers états de ce que j’écris dans la hâte. Je l’ai passé au tacitoire seize fois et j’approche des 430 pages. Il me semble qu’on peut tirer des bénéfices à la cuisson du silence. On travaille à l’oreille, dans l’extrême silence, une très fine oreille sans théorie, sans volonté arrêtée, sans présupposé normatif, sans autre thèse que toucher, sans autre espoir que retenir l’attention. »13

Cet espace de travail du « tacitoire » est propice au travail sur l’énonciation narrative. Nous avons choisi de suivre l’élaboration de l’expression du temps.

Voici le f° 1 de ce dossier, version 1 avec ses trois états superposés : saisie d’ordinateur, corrections à l’encre bleue puis corrections à l’encre rouge14.

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V1, 1er § : au cadre général d’une périodicité « tous les ans », l’ajout de « à la renaissance », dans un troisième état de cette version (correction en rouge) précise la contextualisation temporelle. Dans ce cadre général à l’imparfait, intervient le passé simple. Ce schéma général du départ du récit ne changera pas. Seul « A la Renaissance » sera supprimé en V8, suppression d’une référence culturelle plutôt que suppression d’une marque de temps.

Puis, dans le cours du récit, à partir du moment où Marcellin guette Bernon, le texte s’écrit au présent. Un seul passage retrouvera le passé simple : la mort et le sang de Palaiseau. Le passé simple, temps de la pulsion, de ce qui advient au corps, se noue au présent, intérieur au passé (histoire inscrite dans le passé mais action verbale au présent de l’indicatif) un présent illimité, aoriste. « Tel est le jadis : le passé à l’instant où il s’ajoute à l’origine. »15

A cet endroit du texte, après le récit du passage à l’acte meurtrier, une élaboration s’opère vers plus de profondeur, d’enchassement du temps, plus d’inclusivité. En effet, entre les versions 8, 9 et 10, « un mois passe » devient « le temps passe » à quoi s’ajoute « un jour », puis « le printemps passe, un jour d’été ».

V8 18 :

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V9 20

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V10 22

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Parallèlement à ces substitutions et ajouts, dès la version 8, le présent d’après le meurtre est transformé en passé simple.

Ce qui donne en version finale : « Le temps passe. Le printemps passe. Un jour d’été, le Palaiseau se rendit dans une ville qui appartenait aux protestants et qui se trouvait sur la route qui conduisait à la mer. »

Dans ce même paragraphe, temporellement central pour le fonctionnement littéraire du conte, la version 11 change le présent « écoutent » en un imparfait : « Tous les hommes et les femmes qui écoutent/aient étaient partagés entre l’effroi et l’émotion ». Cette correction de langue, intervient au moment de la préparation de la lecture à haute voix, elle ne sera pas reprise dans la version 12, mais le sera dans la version 13. Comme si, dans un premier temps, l’imparfait n’arrivait pas à marquer suffisamment le conte dans le temps continu du jadis : il est forcé par un présent avant que celui-ci ne soit reconnu comme grammaticalement incorrect.

Allons juste plus loin, vers le dénouement …dans le temps, au dernier paragraphe du texte. A la version 8, « peu à peu » est remplacé par « au fur et à mesure que les jours passent » qui demeurera jusqu’à la dernière version.

V8 18

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A la toute fin du texte, est ajouté, à la version 6, directement à l’ordinateur « et on le laisse à la poussière. »

Jusqu’à la version finale la fin ne changera plus : « On monte le crâne au Grenier des Réformés et on le laisse à la poussière. »

La « poussière » du temps inscrit le temps de ce conte dans le jadis. Le conte fait le récit d’une histoire datée ; il remplit sa fonction séculière, entre autre celle d’exposer la haine entre Catholiques et Réformés. Cependant, l’écriture elle-même du conte, restitue sa voix, sourde et continue au jadis.

Au-delà de la langue, regardons la configuration du manuscrit. Avant que la poussière ne se pose sur le crâne, la genèse du conte fait apparaître de plus en plus d’alinea : le conte rejoint la scansion poétique et un rythme temporel plus fragmenté. L’alinea, ponctuation sémiotique qui crée du blanc sur la page, qui recompose les blocs de traces lisibles, recompose la semiosis de la page qui sera lue. A cette progression des alinea s’ajoute, à la dernière version, la séparation de blocs de paragraphes par des étoiles. Or que séparent ces étoiles ? Elle séparent des temporalités différentes :

Premier bloc : « Dans le quartier du Marais, Paris, au XVIème siècle, tous les ans, à la fin du mois de mars… » La mise en situation du récit, inscrit l’origine de celui-ci dans le temps de l’Histoire humaine.

Deuxième bloc : « Un an passe. / arrive la fête… » Le temps intérieur au récit fait place à l’irruption du miracle : la voix n’a pas été tuée.

Troisième bloc : « le temps passe. Le printemps passe. Un jour d’été… » Le temps du récit (« le printemps », « un jour ») vient prendre place dans « le temps ».

Quatrième bloc : Deux paragraphes, deux phrases, le présent de l’enchantement miraculeux.

Cinquième bloc : « Il se trouva que… », le retour de la datation du récit pour son occultation définitive dans « la poussière » immémoriale du temps.

« Les récits mettent de l’ordre dans les événements d’une vie. Ils ont un sens un peu comme un destin. Dans la vie il y a moins de sens !»16 Cet ordre, la genèse de Fête des chants du Marais  en montre l’impératif : l’ordre du temps structure la narration autour d’un événement. La perte de la voix à la fois s’étale (temps présent, enchassement du jour dans le mois dans le temps…) et se fragmente (alinea) pour être reversé dans le jadis (blocs).

Cet affûtage progressifdu temporel linguistique fait apparaître les parts respectives de l’écriture "ordinatée" et de l’écriture manuscrite dans l’élaboration textuelle. Par ailleurs, on peut penser que pour le renforcement, l’accentuation de cet "ordre" des choses le jeu avec le traitement de texte a sa part (alinéa et séparation de blocs). La mise en page qu’il permet d’"essayer" puis de stabiliser a certainement favorisé la présentation finale aérée, très spécifiquement et multiplement rythmée à la fois sur le temps du récit, sur le temps humain mais aussi sur le temps de sa scansion, de l’anticipation de sa lecture17.

Détails et « sordidissimes »18.

« …tout conte authentique se fait un devoir de ramener dans la vie ordinaire une ou deux preuves prélevées dans la zone d’enchantement : des petits cailloux, un pain d’épice, un chaperon rouge […] des taches de sang au nombre de trois, des galettes, une goutte d’huile bouillante qui tombe par mégarde. C’est exactement ce que Albucius19 entendait par « sordidissime ». […] Le domaine du roman, comme celui des rêves ou celui des contes, ce sont les petits détails non pas vrais mais plus vraisemblables que le vrai. L’autoreprésentation de la langue et de la psychè ne repose jamais que sur les petits mots et les petites choses sordides. »20

Nous ne pourrons suivre pas à pas toutes ces « preuves » de Fête des Chants du Marais : elles sont pourtant nombreuses : voix, barque noire, tête, peau, crâne poignard, sang, chant. En revanche nous nous arrêterons tout d’abord, sur ce qui se détermine autour des noms des protagonistes et nous choisirons trois « preuves » du récit de ce conte parmi lesquels la voix demeure la plus chargée : élément du réel, point focal de l’enchantement, symbole de la transmission qu’opère l’écriture même de ce conte.

Les noms.

Les premiers "détails" essentiels à Fête des Chants du Marais seront les noms propres.

Dès la première version du conte trois noms propres de personnes sont distribués : Bernon, Marcellin, Thonon. Le gouverneur, quant à lui, n’est désigné que par sa fonction sociale : seule sa "profession" est nécessaire au récit, la personnalité qui la porte est interchangeable. Les prénoms désignent les êtres qui agissent pour eux-mêmes : « Parce qu’au bout du compte, c’est à peu près cela, un roman : des noms propres qui se dirigent vers leurs épithètes »21

L’examen des différents états du texte laisse apparaître cependant que l’attribution des « épithètes » propres à chaque prénom ne s’est pas faite sans repentirs.

Nous avons vu que durant cinq versions, le conte a pour titre Bernon. A partir de la sixième version le titre s’étoffe, désigne un événement contextuel la « Fête des Chants du Marais » et le prénom Bernon disparaît du premier plan. En réalité, cela lui redonnera toute sa place, fulgurante, à l’intérieur du récit, mais dans un premier temps, cela remet le nom, Bernon, au même titre que celui de Marcellin, dans un ensemble de traits textuels propres à la fiction. Le conte n’est pas l’histoire d’un enfant particulier, il est la narration d’un conflit intérieur, la jalousie. Ce conflit nécessite deux sujets et un objet, soit deux prénoms et un nom d’objet : la voix.

Observons au premier état et suivons, au fur et à mesure de l’élaboration du texte, ce qui se passe autour des prénoms. Leur mise en place s’opère dans la première version (ci-dessus).

V1 : le premier état désigne Bernon et Marcellin. Dès le deuxième état (correction en bleu) une hésitation s’inscrit entre Marcellin et Thomas : Marcellin -> Thomas -> Marcellin

Par ailleurs, Marcellin est aussi Le Palaiseau. L’insistance sur cette double désignation se maintient quel que soit ce qui se passe pour le prénom : hésitation Marcellin de Palaiseau qui devient Thomas de Palaiseau qui redevient Marcellin de Palaiseau, ou ajout <Marcellin> le Palaiseau pour le deuxième état (correction en bleu), ou remplacement de « il » par « le Palaiseau » pour le troisième état (correction en rouge).

Face à Marcellin le Palaiseau, Bernon demeure inchangé. Bernon n’a pas d’autre nom, il est « dit l’Enfant ». Il y a hésitation sur « dit » et « surnommé » : Marcellin à la V2 est « surnommé » le Palaiseau, Bernon, à la V9 est « surnommé » l’Enfant.

Plus pertinent encore : au fur et à mesure des réécritures du texte, Marcellin, surnommé Le Palaiseau, va à partir de la V3 s’étoffer de « beau » : « bel air », « beauté », « mine florissante », « beau », « bel adolescent », « beau Palaiseau » ; une isotopie remarquable.

Bernon ne « se dirige vers aucune autre épithète » que celle d’« enfant ». Pas d’autre nom, pas de surnom, pas de qualifiant autre que son être propre, c’est-à-dire son "état" d’être enfant qui possède encore sa voix et qui va la conserver — mourant enfant — éternellement après sa mort.

La genèse de l’énoncé de son chant pour se signaler à son assassin montre néanmoins une hésitation entre deux épithètes : « perdu » et « disparu » (V1, V2, V3, V4, V6) :

V1 1 :

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V22 :

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V3 3 :

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V4 5 :

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V6 14 :

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La version 4 clôt les hésitations quant à « perdu » et « disparu » ; la version 6 opère une inversion : « Tant que je serai perdu, mon âme persistera à chanter » s’énonce avant « je ne suis… » entre les deux, cette phrase magnifique, cœur véritable du conte, intérieur singulier du crâne : « Mon nom n’a pas rejoint mon corps qui a rejoint la mer. » Le nom demeure identifié à la voix, et seulement la voix, la voix de tête, la voix de crâne.

A ses considérations sur le nom peuvent s’ajouter d’autres remarques génétiques : celle liées à la dénomination religieuse.

En V1, nous savons que le Palaiseau est catholique et qu’il se rend, ensuite pour faire chanter le crâne dans « une ville qui appartient aux protestants ». V4 (f°1) laisse apparaître très clairement l’ajout « passionnément » pour le beau Palaiseau catholique.

Sur cette même version 4 (f°6), nous pouvons remarquer une insistance sur ce thème. Deux répliques sont ajoutées à propos de « la ligue » ainsi qu’un ajout avec repentir : hésitation entre « protestant » et « Réformé »

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Toujours sur cette version 4 est ajouté (8) définitivement « On monte le crâne au g/Grenier des <Réformés> »

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Cependant, il faut attendre la version 8 (18) pour apprendre, dès le début du récit, que Bernon est « réformé » et que c’est la raison pour laquelle il n’a pas obtenu le prix.

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Et c’est dans cette même version (19) que l’exhibitionnisme catholique est ajouté : « propagande catholique », « il est catholique, il adore être admiré »

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qui sera retouché pour être accentué en V9 (21)

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Cette « cuisson dans le silence » des prénoms se fait entièrement en réécritures manuscrites. Aucun des repentirs n’est directement inscrit au traitement de texte. On peut même remarquer, face à l’ensemble des feuillets que les passages les plus intensément marqués par la graphie concernent ce travail (hésitations, réitération de ratures, deux états sur un même support) comme si l’intimité impliquée dans les prénoms nécessitait, de la part de l’auteur, la réappropriation de la page par la proximité de la manuscription.

Les « sordidissimes » vecteurs de la fiction : le crâne, le chant et la voix de Bernon.

Le crâne

Le crâne est la tête sans visage. Cette transformation a lieu au tout début du texte dès V1. Cela ne change pas jusqu’à la dernière version qui offrira une position dramatique à ce paragraphe : il est celui sur lequel se termine le premier bloc d’alinea.

A part les corrections du troisième état de V1 :

Une fois <les deux enfants> dissimulés par les joncs, il le <marcellin le Palaiseau> perce <l’enfant> d’un coup de couteau.

les seules transformations concernent l’environnement :

V4, f° 5 ajout manuscrit : « …dans l’eau de la Seine <qui coule> en direction du port du Havre de Grâce <et du bras de la manche> qui sera mis au net dès la version 5 sans changements ultérieurs »

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V6, f° 14 remplacement directement à l’ordinateur : « Marcellin l’entraîne sur la grève / au bas du talus de la Seine » qui ne subira plus de modifications.

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L’apparition du crâne dans le récit, désigné aussi par « tête de mort », « mort », « crâne des morts » ne va pas favoriser de modifications, ni manuscrites, ni à l’ordinateur. Vecteur essentiel de la narration, sa stabilité en fait le support du tragique ourdi par le conte, objet transitionnel d’une vengeance tardive et inespérée. Le crâne devient, de fait, objet précieux: réceptacle de la voix de Bernon et vecteur de son chant, deux autres « sordidissimes » qui permettent au récit daté de ce conte, d’entrer dans l’universalité du Jadis.

Le chant, la voix.

Le chantde Bernon est ce « manuscrit sur l’air »22 qui faute de vie n’a été relu, n’a pas été remplacé, et ne peut donc qu’être répété et être répétable. Il est « La parole : en l’air. Une forme qui n’est pas une forme, par une matière qui n’est pas une terre. Qui n’est pas une matière. »23 Tel est ce chant de crâne immobilisé par la mort de son chanteur-enfant, ce chant de voix non muée, immobilisée dans le temps de l’enfance.

« Toute voix se décline au futur antérieur. C’est sa façon à elle d’établir un quoi dire (inventio), un dire (dispositio), un comment l’exprimer (elocutio) et un comment le matérialiser (pronuntiatio). La voix est une grammaire du Jadis. […] Pascal Quignard ne renonce pas à faire sonner des voix qui se sont tues, mais dont la proximité est déjà en soi une condition de mise à distance, voire de mise à l’épreuve ou de mise à mort par l’écriture. »24

Dans cette perspective, la genèse de l’énoncé du chant du crâne de Bernon intitulé « Heur de vengeance » est, telle que nous l’avons vue plus haut, pertinente.On y a vu qu’entre V4 qui clôt les hésitations quant à « perdu » et « disparu » et V6 s’opère une inversion de « vers » : « Tant que je serai perdu, mon âme persistera à chanter » s’énonce d’abord. « Le perdu » insiste, s’obstine, ordonne le chant par la voix qui perdure. La voix devient ainsi objet symbolique représentant l’enfance perdue à quoi Marcellin refuse de se soumettre : « Mon nom n’a pas rejoint mon corps qui a rejoint la mer ». Comme l’explicite Danielle Cohen-Levinas, « l’écriture, avant la parole et dans le mouvement qui l’écrit, dans sa genèse, prend de court le mot par la voix. Par le son de la voix. La voix devance ce qu’elle va dire ; comme si l’écriture prononçait ce qu’elle a nécessairement perdu et qui est sans mémoire.[…] La voix qui sonne, qui fait sonner le verbal, est à la fois ce qui passe et ce qui reste. »25

La voix se tient au centre de l’œuvre de Pascal Quignard. La voix est seuil entre le monde minéral, végétal animal et le monde de l’animal humain. Seuil entre l’avant-monde de la vie utérine et le monde de l’homme pris dans le langage et la vie sociale. Seuil entre le cri de l’extase ou de la douleur et la parole qui dit, explique raisonne, autrement dit entre les sens et la raison, soit entre la musique et la parole. Seuil entre la voix de l’enfance et la voix muée, c’est-à-dire sexuée.26

« Le perdu, c’est le premier monde. Nous sommes des créatures à deux temps. Le premier temps, le premier monde, les neuf mois passés dans le ventre de la mère, est perdu à jamais le jour de la naissance. Le seul lien qui subsiste entre le premier monde et le deuxième, c’est le soprano de voix maternelle. On est construit ainsi.  […] le seul lien entre le "premier royaume" et le "dernier royaume" est la voix perdue antérieure. C’est le livre. J’ai écrit des milliers de pages durant dix-huit mois. J’ai dessiné quinze ou seize stations en volumes. […] Chaque livre c’est la vie intérieure couchée sur le papier. On coupe, on n’ajoute pas, ou alors des contes qu’on intercale. […] contes qui sont les cellules originelles de la narration. »27

Un conte fait lien, seuil, entre un monde et un autre. En ce sens, Fête des Chants du Marais est paradigmatique de l’œuvre de Pascal Quignard : conte, conte sur la voix perdue, ilfait le lien entre la vie sociale et l’obscurité de la pulsion envieuse, elle-même inconsciemment soumise à la sirène de la voix maternelle. La voix est lien entre les deux protagonistes du récit, à l’intérieur du conte, la voix est lien entre le monde perdu et le monde social, la voix est lien entre l’auteur et son lecteur. Elle est l’« âme qui persistera à chanter » comme cela est affirmé, de manière inchangée, de la version 1 à 13. Elle est le langage singulier de Bernon et le langage universel.

Dans le manuscrit, durant les treize versions, l’énoncé du chant a gardé sa place et sa forme extérieure : un paragraphe de deux lignes (ou 3, en V4 et V5 où les caractères sont plus gros) précédé d’un tiret. L’énoncé du chant du crâne de Bernon l’enfant s’est stabilisé au cœur du conte depuis, la première frappe à l’ordinateur (premier état de V1) jusqu’à la dernière mise au net (V13). L’inversion de vers à l’intérieur de l’énoncé s’inscrit directement à l’ordinateur : le copier-coller a permis à l’auteur un échange sans toucher à la stabilité du passage. En revanche les hésitations réitérées cherchant les valeurs respectives de « perdu » et « disparu » sont inscrites à la main. Devons-nous en déduire que l’usage direct du traitement de texte marque les lieux de non conflits dans l’écriture du texte, les lieux où ne serait en jeu aucun épithète que pourrait rejoindre un nom ? Pouvons-nous dire que l’écriture manuscrite vient « manduquer » le chant, le mâcher, se le remémorer, se le réapproprier, l’ajuster pour l’apprendre par coeur ?

La Fête des Chants est un rituel, elle est le rituel consacrant la voix qui s’apprête à être perdue, consacrant la perte. Si le titre Bernon est remplacé, à partir de la version 6 par le titre Fête des Chants du Marais c’est pour en faire émerger ce point central du conte : le rite de l’irréparable perte.

« Notre vrai nom est sans identité. Notre vrai nom d’avant la nomination linguistique est encore cette impatience temporelle à faire retour. Cette impatience impersonnelle et merveilleuse de faire demi-tour et de rejoindre en toute hâte « l’ombre hôte avant le monde »28.

L’écrivain-écrivant, comme le lecteur, sont les contemporains de l’affolement de haine qui prend Marcellin le Palaiseau sous son emprise, haine qui sera habillée par les autres de religiosité alors qu’elle intime à Marcellin la recherche de sa voix – d’enfant – perdue, au prix du meurtre.

Bernon, l’enfant, a perdu corps. En perdant son corps séculier il a gardé son âme. En gardant son âme d’enfant, il est soumis à la répétition du même air, il n’a pas grandi, il n’a pas accédé au désir, à peine peut-être celui de durer dans sa voix, pas de se perdre lui-même : le meurtre l’a tué.

Ecriture et traitement de texte : ajustement permanent entre face et intimité.

Chaque version d’un texte couvre une version antérieure jusqu’à la texture finale qui couvre le tout mais…qui demeure habité de tous les repentirs auxquels l’écriture a donné lieu. L’écriture par traitement de texte, lorsque les preuves sur tirage papier sont conservées, fait clairement apparaître la version écrite, puis relue, puis corrigée, puis ressaisie. La disparité et la distribution entre frappe au clavier/traitement de texte et écriture manuscrite matérialisent de fait une sorte de conflit entre ouvrir et couvrir le manuscrit, entre aplat et singularité rythmée, entre uniforme et spécificité colorée, entre intimité et façade. Chaque mise au net par le biais du traitement de texte couvre les repentirs qui précèdent, rénove la face du texte, chaque relecture de la sortie papier est susceptible de la maculer, de la trouer, chaque relecture corrective est suivie d’une mise au net couvrante ou l’intimité du travail de l’écrivain est occultée par une page propre, imprimable sinon imprimée.

Ici nous en sommes d’autant plus convaincus que le texte final n’est pas encore stabilisé par la publication, le nombre d’ouvertures-couvertures du manuscrit y demeure potentiellement infini.

« La genèse renvoie au développement du corps hôte vivant dans la mère hôte.

La volupté est plus originaire que le natal.

Sans cesse il faut remanier les commencements dans l’origine qui les déclenche et les replonger dans le jadis qui les fonde sans qu’aucune direction les conduise ou les perpétue. »29

En ce sens, le traitement de texte non seulement ne gêne pas Pascal Quignard, mais, au contraire, favorise le travail « des commencements dans l’origine qui les déclenche ». Le traitement de texte lui permet de stabiliser dès le départ, les nœuds autour desquels l’intrigue se jouera. La stabilisation vient avec la possibilité de la répétition à l’identique ou au presqu’identique30.

La présente étude confirme ce qu’Umberto Eco31 remarque : l’usage de l’ordinateur non seulement ne fait pas disparaître les documents de genèse mais complexifie l’examen de ceux-ci. Dans le cas de ce conte, et plus largement de l’œuvre de Pascal Quignard, l’usage de l’ordinateur est massif. Aucune des treize versions ne s’en passe, cependant, l’écriture manuscrite n’a pas disparu pour autant. Plusieurs études de ce type, du même auteur nous permettraient d’établir des repères précis d’utilisation de l’un et de l’autre. Pour l’heure, nous pouvons seulement remarquer que le traitement de texte permet des mises au net plus nombreuses : sans doute leur rythme serait à mettre en rapport avec ce qu’il est convenu d’appeler les "campagnes d’écriture". Car la facilité des mises au net multiplie à l’infini les possibles campagnes de relecture et de révision.

Un autre aspect de l’utilisation du traitement de texte mérite attention. Il est banal de dire que l’ordinateur permet plus facilement l’organisation du texte dans la page et donc, pour l’auteur, une plus grande précision dans la mise en page demandée à l’éditeur. La valeur de son effet est, certes, difficilement mesurable et doit dépendre des auteurs mais il est néanmoins certain : l’interaction entre l’énonciation linguistique du texte et sa semiosis est plus intense. La genèse de ce conte le fait apparaître clairement. Pascal Quignard travaille ses paragraphes, place ses tirets et ses alinea, compose des suites de contes dans lesquelles Fête des Chants du Marais viendra prendre place (V8 et V13), et s’arrêtera, dans la dernière mise au net à une présentation étudiée du conte où la mise en bloc de plusieurs paragraphes porte directement ses effets sur le texte.

L’écriture par utilisation du traitement de texte attend d’être étudiée par les généticiens. Des dossiers génétiques qui lui soient propres et d’auteurs suffisamment différents devraient commencer d’être recueilli pour qu’une typologie de son usage et de ses effets puisse être établie. L’étude de ce dossier se veut contribuer à l’ouverture de cette voix.

1  La Leçon de musique, Hachette, « Textes du XXè siècle », 1987, p.60.

2  Ce conte et quelques aspects de son écriture ont cependant déjà été évoqués dans notre article « L’hic et nunc de l’écrire immémorial » in Pascal Quignard, figures d’un lettré (P. Bonnefils et D. Lyotard ed.) Galilée, 2005, 355-379. L’article est accompagné de la reproduction de quelques fragments de manuscrits.

3  Cf. à ce propos, l’article cité ci-dessus.

4  « …pour la première fois, j’ai le sentiment d’avoir trouvé un genre littéraire, une voie. En réalité je me sens englouti dans ce genre, je sais que je vais y mourir car c’est devenu moi. » Pascal Quignard répondant à une question de  Michèle Gazier sur Dernier royaume. Entretien, Télérama n° 2747, 7 sept. 2002.

5  T. I, Les ombres errantes qui a obtenu le prix Goncourt en 2002 (Grasset), T. II, Sur le jadis (Grasset, 2002), T. III, Abîmes (Grasset, 2002), T. IV, Les Paradisiaques (Grasset, 2005), T. V, Sordidissimes, (Grasset, 2005).

6  Voir, en particulier, La leçon de musique (Hachette, 1987), Le nom sur le bout de la langue (P.O.L., 1993), La haine de la musique, Calmann-Levy, 1996, Le vœu de silence. Essai sur Louis-René des Forêts (Galilée, 2005).

7  On peut signaler que Pascal Quignard accepte volontiers de faire lui-même des lectures publiques de certains de ses contes.

8  Entretien entre Pascal Quignard et Michèle Gazier, Télérama, op. cit.

9  Ibid.

10  Du 10 au 17 Juillet 2004, un colloque intitulé « Pascal Quignard, figures d’un lettré » s’est tenu, en présence de l’écrivain, à Cerisy-la-Salle. Organisé par Philippe Bonnefils et Dolorès Lyotard, il a donné lieu a une publications des Actes, sous le même titre, aux éd. Galilée (2005).

11  Mon intervention intitulée "L’hic et nunc de l’écrire immémorial" évoquait ce conte dans les versions précédemment reçues.

12  Dans un article intitulé "En quoi l’usage de l’ordinateur complexifie la genèse du texte ?", Umberto Eco avance le même argument « La question véritable est donc : est-ce que la pratique de l’écriture électronique aurait des conséquences sur le style littéraire, et peut-être, sur la grammaire et la syntaxe même d’une langue ? L’ordinateur nous permet de corriger un texte à l’infini. Lorsqu’on écrivait à la plume ou à la machine, on écrivait une fois, on corrigeait. Si les corrections étaient nombreuses, on recopiait ou on retapait. On corrigeait à nouveau, mais après, disons, la troisième version, on se disait : tant pis, assez. Avec l’ordinateur, on a le droit et l’envie de se repentir plusieurs fois. On tape, on imprime, on relit, on corrige, on retape les corrections, on imprime de nouveau, on corrige encore, et ainsi à l’infini. Quel sera l’effet définitif de ce désir de perfection infini ? » in L’écriture et le souci de la langue, I. Fenoglio ed., Louvain-la-Neuve, éd. Academia-Bruylant, 2006, 167-191

13  "La déprogrammation de la littérature" in Ecrits de l’éphémère, 2005, 244.

14   Sur l’image scannée suivante, qui n’a pu être reproduite en couleur, l’encre rouge apparaît plus claire et son trait parfois plus fin.

15  Sur le jadis, Grasset, 2002, 39.

16  Entretien avec Jean-Michel Olivier in "Feuilleton littéraire", Scènes, mensuel d’information culturelle, Genève (Internet)

17  Nous avons passé les cinq premières versions, dans leurs différents états au logiciel MEDITE [Voir, dans ce même numéro (p. ?), la présentation du programme EDITE et de son logiciel MEDITE]. L’analyse des résultats que nous ne pouvons reprendre dans le cadre de cet article, fait apparaître l’infini travail de réécriture de l’auteur et d’ajustement continu. La systématicité du logiciel qui analyse exhaustivement, pas à pas les différents états d’une même version met finalement en lumière la part du traitement de texte : non seulement celui-ci permet d’enregistrer, au départ de chaque nouvelle version, les différents états de la version précédente (ce qui, par ailleurs n’est pas particulier à l’écriture à l’ordinateur) mais il inscrit, sans traces tangibles, visibles, des changements immédiats, au cours de l’écriture par la frappe du clavier, ce qui aura pour effet de les immédiatement légitimer au même titre qu’une mise au net mûrement réfléchie après relecture d’un brouillon antécédent.

18  Outre le rappel de la citation qui suit, le terme Sordidissimes renvoie au tome V du Dernier royaume dont il constitue le titre (Grasset, 2005).

19  Albucius a fait l’objet d’un livre de Pascal Quignard, éponyme, publié en 1990 chez P.O.L.

20  "La déprogrammation de la littérature" in Ecrits de l’éphémère, Galilée, 2005, 246.

21  Ibid., 236.

22  Titre d’un texte de Pascal Quignard paru en 1973 dans le numéro XIX de la revue L’éphémère, repris dans Ecrits de l’éphémère, Galilée, 2005, 67-85.

23  "Le manuscrit sur l’air" in Ecrits de l’éphémère, Galilée, 2005, 72.

24  Danielle Cohen-Levinas, "Les icônes de la voix. La haine de la musique", in Pascal Quignard, figures d’un lettré, op. cit., 193.

25  Danielle Cohen-Levinas, "Les icônes de la voix", op. cit., 192.

26  Cf. Midori Ogawa dans Pascal Quignard, figures d’un lettré (Galilée, 2005, 241) : « "Ecrire, c’est entendre la voix perdue" affirme Pascal Quignard. Considérant cette voix non pas comme le moyen d’écrire mais comme sa raison d’être, l’écrivain pose l’énigme de la voix perdue. Perdue, mise hors d’atteinte, cette voix nous hante pourtant comme la "mémoire lancinante", celle de l’infans dont l’homme fut brutalement sevré pour devenir ce qu’il est devenu : l’être-de-la-langue. Si "entendre la voix perdue" relève d’une épreuve paradoxale, voire impossible, c’est pourtant elle qui soutient l’acte d’écrire. »

27  Entretien entre Michèle Gazier et Pascal Quignard, Télérama, op. cit.

28  Sur le jadis, Grasset, 238

29  Ibid., p.56

30  L’analyse d’une genèse grâce au logiciel MEDITE permet de prendre cela en considération dans la mesure où il fait particulièrement apparaître les segments pivots, ceux qui ne changent  pas d’une version à l’autre (voir. dans ce numéro, p. ???).

31  "En quoi l’usage de l’ordinateur complexifie la genèse d’un texte ?  in L’écriture et le souci de la langue, I. Fenoglio éd., op. cit.