Sommaire
« [...] comme après la métempsychose, les pensées d’une existence antérieure [...]. »
I Le Roi « paillard »
Parmi les images d’un rapport voué à « une imperfection incurable », « dans l’essence même du présent », le narrateur proustien se souvient d’une réplique pleine d’esprit d’une femme résignée à la tyrannie de son seigneur : « il n’est pas de belle prison » – c’est la réponse d’une femme cloîtrée dans un hôtel luxueux par un mari jaloux à ceux qui font l’éloge de sa demeure1.
Nous nous proposons à faire appel aux Historiettes, source inépuisable de mots d’esprit de l’Ancien Régime français, pour essayer d’esquisser le thème de notre essai avant de pouvoir analyser son rôle dans le salon du duc et de la duchesse de Guermantes.
Au début de son recueil, Tallemant des Réaux nous raconte qu’Henri IV, arrivant dans un petit village, « donna ordre qu’on luy fist venir celuy du lieu qui passait pour avoir le plus d’esprit, afin de l’entretenir pendant le repas. » On lui présenta un paysan « nommé Gaillard », auquel le Roi, dès qu’il fut assis, demanda : « Quelle différence y a-t-il entre gaillard et paillard.2 » Ce qui était sans doute la même chose que d’avoir affirmé : Monsieur Gaillard, il me semble voir devant moi plutôt « un homme impudique, luxurieux, quelqu’un qui mène une vie dissolue et joyeuse, enfin quelqu’un porté sur les plaisirs3 ».
À la question railleuse du Roi sur la différence entre les deux mots, Monsieur Gaillard ose répondre : « Sire, il n’y a que la table entre les deux. ». C’est-à-dire, « s’il y a quelqu’un qui mène une vie dissolue, ce n’est pas le paysan spirituel qui est assis devant vous. »
Le côté « paillard » d’Henri IV était l’une des « preuves à l’appui » dans le vrai « procès » que le duc de Saint-Simon entreprit d’écrire à la fin de sa vie : dans son Parallèle des Trois Premiers Rois Bourbons, il envisageait d’entreprendre un dernier règlement de comptes, sous la forme d’une démonstration irrévocable de la supériorité de Louis XIII par rapport à son père et à l’héritage funeste de son fils : « La faiblesse qu’Henri IV eut toute sa vie pour les femmes, fut son plus grand et son plus funeste écueil. [...] c’est ce qui d’âge en âge va toujours croissant, fondé sur cet exemple4. »
Pris au dépourvu après avoir voulu railler, voici la seule réponse du Roi « paillard » devant le paysan qu’il a invité à entrer en conversation : « Je ne croyois pas trouver un si grand esprit dans un si petit village5. »
L’anecdote rapportée par Tallemant est exemplaire en plusieurs sens : d’abord et surtout, parce qu’elle nous montre l’importance de l’esprit comme élément de distinction dans une société hiérarchique comme celle de la France pendant l’Ancien Régime : le Roi pouvait vouloir évaluer ses roturiers par le raffinement de leur esprit dans un entretien. En deuxième lieu, par l’importance de la conversation spirituelle : le premier désir du Roi de passage dans un petit village a été d’établir un entretien avec « celuy qui passait pour avoir le plus d’esprit ».
Un peu avant, dans les Historiettes, Tallemant nous parle du comportement de Mme Verneuil, ancienne maîtresse d’Henri IV, l’une des victimes de sa « faiblesse » pour de nouvelles connaissances féminines : après avoir été abandonnée par le Roi, « […] elle ne songeait qu’à la mangeaille, qu’à des ragoûts, et voulut même avoir son pot dans sa chambre. » Cette ancienne maîtresse malheureuse « devint si grosse, qu’elle en était monstrueuse ». Et pourtant, Tallemant met encore en relief un trait qui éveille sa sympathie pour elle : « mais elle avait toujours bien de l’esprit6. »
L’esprit était tellement important qu’il pouvait compenser les traits négatifs d’un portrait – cette constatation fait aussi partie des remarques utiles pour ceux qui veulent apprendre à lire les Mémoires du duc de Saint-Simon : « L’artiste préfèrera toujours au visage le plus noblement régulier, mais manquant d’un certain "feu", des physionomies pétillantes d’esprit7. »
Or, si l’on poursuit la lecture de cet essai sur « les formes de l’imagination et de la sensibilité » du duc, on tombe sur un exemple de Mme de Castries, membre de la famille des Mortemart, exemple qui renforce l’importance de l’esprit dans les portraits esquissés par le mémorialiste :
Dans la « petite poupée manquée » [Mme de Castries], Saint-Simon reconnaît avec ravissement cet élixir irremplaçable, cette ineffable quintessence de tous les parfums de l’esprit qu’est « l’esprit Mortemart »8.
Les recherches récentes sur l’histoire de la conversation en France identifient l’esprit des Mortemart à un esprit essentiellement railleur et brillant qui a exercé son influence sur le Roi Soleil et a changé sa conversation :
Dès les premières décennies du siècle, dans le sillage de la nouvelle civilisation des salons née chez Madame de Rambouillet, l’un des traits distinctifs du comportement nobiliaire consistait à savoir adoucir la vie en passant ses laideurs et ses tristesses au crible de la raillerie et de l’ironie. Il s’agissait avant tout d’un art de la parole dans lequel tous les Mortemart, Athénaïs en tête, excellaient, et qui portait la marque unique de leur style : un style dont eux seuls savaient le secret, qui disparaîtrait avec eux mais resterait gravé dans la mémoire des générations suivantes. Saint-Simon écrira : « Il n’était pas possible d’avoir plus d’esprit, de fine politesse des expressions singulières, une éloquence, une justesse naturelle qui lui formait comme un langage particulier, mais qui était délicieux...»9
Comme Charles Swann et le baron de Charlus, Marcel Proust était, lui aussi, un lecteur assidu des Mémoires de Saint-Simon. Les éloges du duc à l’esprit des Mortemart ne lui semblaient pas être suffisants pour que l’on puisse comprendre l’admiration éveillée par l’esprit de cette famille, ni pour que l’on puisse concevoir en quoi consistait cet esprit si particulier. Dans des lettres, Proust nous révèle en quelle mesure l’insuffisance des détails qui justifiaient l’admiration de Saint-Simon pour l’esprit des Mortemart l’a entraîné à développer ce qui deviendra l’ « esprit des Guermantes » :
Je ne sais si je ne vous ai pas déjà dit que ce qui m’avait poussé à écrire comme un pensum tant de répliques de la Duchesse de Guermantes, et à rendre cohérent, toujours identique « l’esprit des Guermantes », c’était la déception que j’avais eue, en voyant Saint-Simon nous parler toujours de « l’esprit des Mortemart », du « tour si particulier » à Mme de Montespan, à Mme de Thianges, à l’abbesse de Fontevrault, de ne pas trouver un seul mot, la plus légère indication, qui permît de saisir en quoi consistait cette singularité de langage propre aux Mortemart10.
Dans le texte publié, la coïncidence entre l’esprit de la famille observée par le mémorialiste et de celle inventée par Proust sera explicite : « On disait aussi l’esprit des Guermantes comme l’esprit des Mortemart11 ».
Le but de cet essai est d’esquisser en quoi a consisté ce « pensum » proustien, à savoir la création de l’esprit de la famille des Guermantes et, en même temps, de suggérer son rapport avec l’idée d’esprit dans certains textes de la tradition littéraire de l’Ancien Régime français.
II Les « chefs-d´oeuvre » de la duchesse
« – Ah ! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le général.
– Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la princesse, mais en tous cas ce n’est pas euphonique, ajouta-t-elle en détachant le mot euphonique comme s’il était entre guillemets, petite affectation de débit qui était particulière à la coterie Guermantes12. »
Les lecteurs de la Recherche pénètrent dans un salon du faubourg Saint-Germain bien avant l’entrée du héros du livre dans ce milieu. C’est par Charles Swann que nous y avons accès. Le retour de Swann à ce milieu est aussi l’occasion pour les lecteurs d’entrer en contact avec les premiers entretiens où se manifeste l’esprit des Guermantes, jusqu’alors à peine suggéré par les guillemets qui délimitent certains mots prononcés par Swann et ses réserves toutes les fois qu’il doit prendre part à des discussions un peu trop « sérieuses ».
Au moment de sa plus grande détresse et après un long temps d’absence, Swann revient enfin dans le milieu aristocratique où il a passé la plus grande partie de ses dernières années, avant d’avoir connu la « demi-mondaine », Odette de Crécy. Son entretien spirituel avec la princesse des Laumes est précédé de la « danse » ridicule des mélomanes acharnées et des rêveries sociales d’une cousine méprisée par la princesse, la marquise de Gallardon.
Le dialogue entre la princesse des Laumes et le général de Froberville sur le nom des « Cambremer » porte les traces de l’esprit de la coterie dont elle fait partie. Le général, qui ne participe pas de cette coterie et compte sur la grande soirée annuelle de Mme de Saint-Euverte pour revenir dans le « grand monde », n’est certainement pas en condition de suivre les subtilités des railleries de la jeune princesse (la vulgarité des Cambremer est associée à un simple problème d’euphonie). Swann, par contre, membre choisi de la coterie Guermantes, s’entretiendra avec la princesse sur les Cambremer, nourrissant son esprit railleur de savoureuses remarques imprégnées de grâce, d’élégance et de méchanceté.
Nous nous proposons de parcourir trois cahiers de brouillon de Proust qui évoquent le milieu Guermantes – les Cahiers 41, 42 et 43 – pour essayer de saisir certains des éléments qui furent à la base de la création de l’esprit particulier de cette famille et de sa coterie.
Dans un passage du Cahier 41, le duc de Guermantes raconte à ses invités une raillerie de sa tante, la marquise de Villeparisis, pendant une réception dans son « bureau d’esprit » :
[Bloch] venait de dire que Balzac était superbe, merveilleux, enfin je ne sais plus l’expression au juste, mais évidemment quelque chose qui jurait un peu, qui n’était pas du tout dans la note. Alors ma tante n’a fait ni une ni deux, et le regardant bien en face elle lui a lâché en plein visage de sa petite voix mi huile mi vinaigre que vous connaissez : « Mais monsieur, si vous trouvez M. de Balzac merveilleux, qu’auriez-vous dit de M. de Bossuet ?»13
Le duc est enchanté de la raillerie bien assaisonnée de sa tante en réaction aux remarques outrées d’un jeune petit juif épris de littérature. Et pourtant, la tante Villeparisis est en train de classer l’écrivain préféré du duc après « M. de Bossuet ».
L’admiration de Bloch pour Balzac ne passera pas dans le texte publié. Par contre, nous connaissons celle du duc pour l’auteur de la Comédie humainedepuis le projet critique Contre Sainte-Beuve. Dans le Cahier 41, cette admiration sera confirmée par la duchesse, qui informe la princesse de Parme que son mari lit Balzac « tous les jours depuis vingt-cinq ans ». Puis, feignant de supposer de l’incroyance de la part de la princesse, elle ajoute : « "Comment, Madame ne le savait pas ? [...]. Mais vous pouvez l’interroger sur n’importe quelle page que vous prendrez au hasard, il vous répondra les yeux fermés." »14
Le duc, grand connaisseur de Balzac depuis si longtemps, n’admire donc pas sa tante par ce qu’elle en dit, bien sûr. Ce qu’il admire chez elle c’est la manifestation de l’esprit de la famille, de l’esprit railleur des Guermantes : Bloch ne connaît sans doute pas l’œuvre de Bossuet ou, s’il la connaît, il est tout de même resté confus devant une affirmation si catégorique (où les noms des auteurs ont même reçu une particule), dont le fond ne porte aucune trace d’évaluation des mérites littéraires et peut n’avoir pour cible que de l’ébranler dans ses certitudes personnelles. Ce sera la duchesse qui exprimera la nature de leur admiration pour l’esprit de leur tante :
« […] mais ce qui était impayable c’était ma tante lancée sur Balzac […] il n’y en a pas une autre quand elle n’aime pas quelqu’un pour enlever le morceau comme elle […]. Mais elle l’enlève si joliment, avec tant d’esprit, qu’on ne peut pas lui en vouloir. »15
Mme de Villeparisis n’a rien dit d’extraordinaire sur « M. de Balzac ». Elle réussit tout de même à éveiller l’admiration du couple parce qu’elle se lance et, avec ou sans raison, mais toujours « avec tant d’esprit », parvient aisément à « enlever le morceau », suggérant que le droit universel aux transports artistiques (« Balzac est superbe, merveilleux ») ne supprime pas les différences entre être né un Guermantes ou un juif.
Dans le texte publié de la Recherche, un autre membre de la coterie Guermantes, le baron de Charlus, jouit de la perspective de pouvoir exercer son esprit de méchanceté sur le même jeune juif aux prétentions d’intelligence. Charlus, d’ailleurs, envisage une jouissance purement spirituelle auprès des « petites fripouilles » qu’il rencontre dans le monde : « "Pour les jeunes gens du monde [...] je ne désire aucune possession physique, mais je ne suis tranquille qu’une fois que je les ai touchés, je ne veux pas dire matériellement, mais touché leur corde sensible"16 ».
Ces manifestations initiales de l’esprit des Guermantes dans les cahiers de brouillon servent déjà à établir les limites entre, d’un côté, les membres de la famille et les membres de leur coterie et, d’un autre, ceux qui en sont exclus. Les Courvoisier, par exemple, font partie d’une branche de la famille qui n’a été capable ni d’incorporer, ni de comprendre l’esprit des Guermantes et son rôle de cohésion dans leur coterie. Confondus par la trop grande réputation de l’esprit de leurs cousins, les Courvoisier se trompent même par rapport à ceux qu’ils jugent faire partie de leur coterie :
L’esprit des Guermantes était une réputation comme les biscuits de Reims. Et parmi ceux qui n’avaient pas d’esprit et qui étaient jugés comme tels par Mme de Guermantes, par Swann, par M. de Gurcy, ceux qui n’étaient pas trop stupides s’étaient assimilé le tour d’esprit, la manière d’envisager les choses, de juger les gens, de recevoir, des Guermantes plus intelligents, si bien qu’aux yeux des Courvoisier, ils passaient pour aussi spirituels que les autres et en conséquence pour aussi méchants. (Cahier 4217)
Malgré leur ignorance, les Courvoisier réussissent à identifier un élément fondamental de l’esprit des Guermantes, élément qui leur semble même être un synonyme de cet esprit : la méchanceté. Cet élément qu’à tort ou à raison ils identifient à l’esprit des Guermantes est aussi déterminant dans les définitions de l’« intelligence » chez les Guermantes dans le Cahier 42 :
Aux yeux de la plupart des gens du monde, les Guermantes et la duchesse de Guermantes en particulier passaient pour remarquablement intelligents [...]. Pour M. de Bréauté et toute la bonne société (notamment les Courvoisier) l’intelligence appliquée à une personne comme la duchesse de Guermantes [...] signifiait que cette personne était méchante comme la gale, savait tenir tête à des personnes qu’on flattait d’habitude et leur dire leurs quatre vérités, capable de répondre aussi bien en anglais qu’en allemand, et de tenir tête à n’importe qui, qu’elle n’avait pas sa langue dans sa poche et avait une tendance prétentieuse de parler. [...] l’intelligence inspirait à M. d’Agrigente, aux Courvoisier et à beaucoup d’autres, une crainte qui n’excluait pas une certaine estime. (Cahier 4218)
On craint tous ces gens « remarquablement intelligents » (la duchesse et ceux qui partagent son esprit) parce qu’ils peuvent donner des preuves de grande méchanceté. En effet, dans le texte publié, la duchesse, dans l’exercice de son esprit, veut faire « briller la malveillance lapidaire »; craint et attirant, « l’esprit d’Oriane » sera « l’attrait principal » du salon des Guermantes19 – ceux qui estiment son esprit, comme la princesse de Parme, viendront en visite sous l’attrait de ses railleries même contre les membres les plus proches de la famille.
Dans le Cahier 43, la duchesse attend un de ses invités pour pouvoir lui servir ses dernières trouvailles spirituelles : « Le marquis de Sponde était resté cette année-là plus tard à la campagne, elle se desséchait d’impatience de l’impression que lui ferait le nouveau chef-d’œuvre de son esprit. » (Cahier 4320)
À partir d’un certain moment de la genèse de l’esprit des Guermantes, le duc et la duchesse en viennent à diffuser auprès de leurs invités des calomnies, de « nouveaux chefs-d’œuvre » de méchanceté contre celle qui, il n’y a pas longtemps, était encore l’objet de leur admiration spéculaire – la marquise de Villeparisis :
Mme de Villeparisis passait dans le monde pour une femme de beaucoup de cœur pour ceux qu’elle aimait, et d’une rare intelligence. Aussi M. et Mme de Guermantes éprouvèrent-ils une joie intellectuelle très grande durant les jours où ils mirent à nu cette opinion qu’elle avait une espèce de brio tout superficiel, était fort peu intelligente et d’une insensibilité absolue.
L’élément de contradiction présent dans l’esprit des Guermantes (à savoir : opposer à ce que l’on sait depuis longtemps ce que l’on n’aurait jamais pu concevoir) est soumis au caractère foncièrement méchant qui commande les manifestations de leur esprit. Ces « chefs-d’œuvre » de méchanceté sont la manifestation principale de l’esprit de la famille.
Certes, le schéma théorique du livre empêcherale héros de goûterles manifestations de l’esprit des Guermantes: « Le charme spécial de leur nom, je n’avais pu <le trouver> en eux, ni dans leur esprit, ni dans leur corps. » (Cahier 4221).
Les remarques contre la conversation dans le projet Contre Sainte-Beuve et la déception du héros de la Recherche lors de son premier dîner chez les Guermantes feront de ces passages de l’œuvre de Proust un symbole de rejet de la conversation spirituelle : « Au xxe siècle, le point de vue de Proust s’est imposé : la conversation est l’antithèse de l’ascèse littéraire, qui est seule à pouvoir lui donner, rétrospectivement et ironiquement, un sens22. »
III Temps perdu et retrouvé
Malgré le refus de l’esprit de conversation et la proposition de son dépassement par l’« ascèse littéraire », Proust suit une longue tradition littéraire française quand il pense l’esprit dans ses appropriations par un milieu, une famille, une coterie. Comme pour un observateur de la conversation dans l’Ancien Régime, l’esprit de conversation dans la Recherche n’est pas une entité générale qui préside à n’importe quelle sorte d’entretien : « Chaque famille, chaque milieu, dans l’Ancien Régime, avait sa propre interprétation de la langue et du style français de conversation. La langue était vivante, variée, à la différence du latin des savants, grammaticalisé et figé par le collège, l’enseignement23. »
Proust continue cette tradition qui pense l’esprit dans ses appropriations particulières et, en plus, qui le pense en association avec la raillerie.Un passage desMémoiresde celui qu’on a appelé« dernier homme d’esprit »,leprince de Ligne, est exemplaire dans ce sens ; exilé en Autriche, après la Révolution, le prince constatera avec désillusion la disparition d’un monde où la conversation spirituelle et railleuse jouait un rôle capital : « On ne cause plus, on n’a plus de conversation, on ne sait plus conter seulement une petite méchanceté gaiement24... »
La princesse de Parme, admiratrice convaincue de l’esprit de la duchesse, fréquentera son salon par l’attrait que cet esprit exerce sur elle. Nageuse débutante, elle osera traverser les flots de petites et grandes méchancetés de la conversation de la duchesse, à la recherche de « cet élément comique, dangereux, excitant, où la princesse plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de délices25. »
Ce n’est donc pas par hasard que la collection de mémoires de l’Ancien Régime publiée par le Mercure de France portera le nom du dernier volume de la série proustienne. Le premier traducteur de Proust en allemand signalera dans un essai l’importance de la Recherche comme introduction à la connaissance des codes de l’Ancien Régime français :
1 Le narrateur attribue à Mme de La Rochefoucauld une repartie de sa belle-sœur, Mme de la Rocheguyon, dans les Historiettes de Tallemant des Réaux (passage cité deux fois dans La Prisonnière, III, p. 681 et p. 870). André Gide cite les phrases des Plaisirs et les Jours qui ouvrent le paragraphe les considérant faire partie d’une « considération très subtile [...] particulièrement chère à Proust et dont s´alimentera souvent sa pensé » (« En relisant Les Plaisirs et les Jours », in : La Nouvelle Revue Française, « Hommage à Marcel Proust », janvier 1923, p. 124).
2 Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. I, p. 10.
3 Définitions du mot « paillard » dans les versions successives du dictionnaire de l’Académie française.
4 Saint-Simon, Parallèle des Trois Premiers Rois Bourbons, Paris, Jean de Bonnot, 1967, p. 59.
5 Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. citée, p. 10.
6 Ibid., p. 8.
7 Yves Coirault. L’Optique de Saint-Simon(Essai sur les formes de son imagination et de sa sensibilité d’après les « Mémoires »), Paris, Armand Colin, 1965, p. 48.
8 Ibid.
9 Benedetta Craveri, « Athénaïs de Montespan », in : Reines et Favorites, Paris, Gallimard, 2007, p. 187.
10 Lettre à Paul Souday, Corr., t.XX, p. 259.
11 CG, p. 785.
12 CS, p. 331.
13 Marcel Proust, passage du Cahier 41 transcrit dans : Le Côté de Guermantes. Esquisse XXXII, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, II, p. 1249-1250. Nous devons les allusions aux cahiers de Proust à l´excellent essai de Brian G. Rogers, « Le Génie et l’esprit des Guermantes », in : Marcel Proust 7, Proust sans frontières 2, Caen, Lettres Modernes Minard, 2009, p. 21-42.
14 CG, II, p. 1250.
15 Ibid., p. 1249.
16 SG, III, p. 13.
17 CG, II, p. 1289.
18 Ibid., p. 1288.
19 Les trois extraits sont issus du texte publié : CG, II, p. 438.
20 Ibid., p. 1302.
21 Ibid., p. 1274.
22 Marc Fumaroli, « La conversation », in : Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, 1992, p. 182.
23 Idem, p. 161-162.
24 Prince de Ligne. Mémoires. Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps Retrouvé », 2004, p. 318. Dans son recueil Quand l´Europe parlait français, Marc Fumaroli dédie un chapitre au prince qu´il surnomme le « dernier homme d’esprit ».
25 CG, p. 448.
26 Walter Benjamin, « Pour le portrait de Proust », in : Essais I. (trad. M. de Gandillac), Paris, Denoël/Gonthier, 1971-1983, p. 132.