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Tout lecteur flaubertien chemine dans Les Choses de Georges Perec en terrain de connaissance. De la gravure d’“un navire à aubes, le Ville-de-Montereau” qui orne les murs d’entrée de l’appartement idéal de Jérôme et Sylvie au voyage-échappatoire vers Sfax qu’entreprennent les deux protagonistes et qui leur laisse un goût amer de ratage, en passant par l’issue désabusée du roman, nombreux sont les échos de L’Éducation sentimentale1. Souvenir littéraire ou emprunt manifeste, c’est sous le patronage tutélaire de Flaubert, figure volontiers identificatoire, que Perec avoue avoir rédigé son premier roman : “il s’agissait sans doute d’un accaparement, d’un vouloir être Flaubert”, confie-t-il dans un texte publié dans le numéro de L’Arc qui lui est consacré2.
De fait, plus que de simples allusions, ce sont de véritables variations autour des textes flaubertiens que propose le roman de Perec. Ici L’Éducation sentimentale, avec la réécriture presque terme à terme du fameux “il voyagea”3 pseudo-conclusif des pérégrinations immobiles de Frédéric Moreau :
- Ils tentèrent de fuir (Perec, 1965: 105).
- Ils partiront. Ils abandonneront tout. Ils fuiront. Rien n’aura su les retenir (Perec, 1965: 142).
Ou encore un effet manifeste de contamination entre les dénouements des deux récits. Le cynisme triste et nostalgique de Frédéric et Deslauriers, résumant le “meilleur” de leur existence à une lointaine visite au bordel, semble avoir nourri l’âpre mélancolie de l’Épilogue des Choses :
Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient :
— Te rappelles-tu ?
Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle d’armes au bas de l’escalier, des figures de pions et d’élèves, un nommé Angelmarre, de Versailles, qui se taillait des sous-pieds dans de vieilles bottes, M. Mirbal et ses favoris rouges, les deux professeurs de dessin linéaire et de grand dessin, Varaud et Suriret, toujours en dispute et le Polonais, le compatriote de Copernic, avec son système planétaire en carton, astronome ambulant dont on avait payé la séance par un repas au réfectoire, — puis une terrible ribote en promenade, leurs premières pipes fumées, des distributions des prix, la joie des vacances.
C’était pendant celles de 1837 qu’ils avaient été chez la Turque. [...]
On les vit sortir. Cela fit une histoire qui n’était pas oubliée trois ans après.
Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de l’autre ; et, quand ils eurent fini :
— C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric.
— Oui, peut-être bien ? C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers (Flaubert, ES, 1983: 499-501).“Te souviens-tu ?” dira Jérôme. Et ils évoqueront le temps passé, les jours sombres, leur jeunesse, leurs premières rencontres, les premières enquêtes, l’arbre dans la cour de la rue de Quatrefages, les amis disparus, les repas fraternels. Ils se verront traversant Paris à la recherche de cigarettes, et s’arrêtant devant les antiquaires. Ils ressusciteront les vieux jours sfaxiens, leur lente mort, leur retour presque triomphal.
“Et maintenant, voilà”, dira Sylvie. Et cela leur semblera presque naturel (Perec, 1965: 142).
Ailleurs, c’est Madame Bovary et ses rêveries d’évasion à l’exotisme de pacotille que les deux “psychosociologues” évoquent irrésistiblement. Proximité thématique tout d’abord dans les composantes de la rêverie — luxe, calme et volupté, pourrait-on résumer, si l’on accepte les représentations stéréotypées et petites-bourgeoises en version dégradée de l’exotisme baudelairien, une version adaptée à un imaginaire médiocre, contaminé par le consumérisme et la culture de masse — mais surtout parallèle stylistique qui donne aux Choses une résonance toute flaubertienne. Il n’est qu’à comparer les deux romans : même statisme de l’imparfait, même effet de surcharge, dans la prolixité phrastique et la réitération des indéfinis pluriels, même passage subreptice du rêve à la réalité diégétique, qui confère aux deux sphères de représentation la même tessiture.De cette homologie de consistance entre les sensations les plus intimes du personnage et la représentation du monde extérieur, Laurent Adert fait l’une des caractéristiques tendancielles de l’écriture flaubertienne : “la description flaubertienne situe sur le même plan de réalité la perception interne et la perception externe, si bien que l’univers matériel et l’univers subjectif sont donnés comme étant de même texture dans une sorte d’esse est percipi dans lequel le sentant et le senti échangent leur place. En d’autres termes, tout concourt dans cette pratique descriptive à ce que le dedans et le dehors soient présentés comme équivalents” (Adert, 1983: 82)4.
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. […] Cependant, sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie (Flaubert, MB, 1983: 70-72).
La rêverie alimentée par les lectures adolescentes et les gravures des keepsakes5 construit des “tableaux” dont la matière est identique à celle du monde. L’imaginaire romantique de l’héroïne, qui empile les clichés d’un luxe factice, se prolonge, dans le lissé temporel et la continuité du même paragraphe, dans les bruits dissonants (“l’enfant se mettait à tousser, ou bien Bovary ronflait plus fort”) et les gestes triviaux du quotidien (“le petit Justin […] ouvrait les auvents de la pharmacie”). Le “mais” final, pour reprendre les “analyses pragmatiques” d’Oswald Ducrot(Ducrot, 1980), n’est pas un “mais” d’opposition — il n’oppose pas le contenu des deux propositions qu’il coordonne — mais un “mais” argumentatif, qui modifie l’orientation de l’argumentation. L’énoncé de la dernière phrase s’oppose en fait à la conclusion implicite que l’on pourrait tirer des phrases précédentes. “Mais” enchaîne en effet non sur l’énoncé des rumeurs de la chambre mais sur la déception et l’amertume que génèrent ces rumeurs et qui s’opposent à la béatitude harmonieuse de la rêverie. L’objection, fondamentalement subjective, est attribuable à Emma, l’indirect libre permettant d’insérer dans le récit la voix du personnage, “de dire à la fois l’événement et le point de vue sur l’événement” (Herschberg-Pierrot, 1993: 117)6. Dans l’uniformisation stylistique, “la conscience et le monde […] n’entretiennent plus qu’un rapport de contiguïté. C’est dire que l’expérience cénesthésique est, comme le dit Jean Starobinski, une limite au-delà de laquelle se rencontre ‘l’immense inertie de tout ce qu’il y a’” (Adert, 1983: 83).
Les mêmes phénomènes sont repérables dans les digressions rêveuses de Jérôme et Sylvie, prisonniers de leur désir d’opulence et de bien-être matériel qu’ils confondent avec le bonheur. Ainsi la fin de la première partie des Choses qui déploie sur près de sept pages une transposition moderne des rêveries d’Emma, avec, en butée, ce “mais” déceptif qui scelle l’insoutenable et éternelle “décevance du vrai” (Schiano-Bennis, 2004: 2-6)7 :
C’étaient des marchés immenses, d’interminables galeries marchandes ; des restaurants inouïs. Tout ce qui se mange et tout ce qui se boit leur était offert. C’étaient des caisses, des cageots, des couffins, des paniers, débordant de grosses pommes jaunes ou rouges, de poires oblongues, de raisins violets. C’étaient des étalages de mangues et de figues, de melons, de pastèques, de citrons, de grenades, des sacs d’amandes, de noix, de pistaches, des caissettes de raisins de Smyrne et de Corinthe, de bananes séchées, de fruits confits, de dattes sèches jaunes et translucides.
Il y avait des charcuteries, temple aux mille colonnes aux plafonds surchargés de jambons et de saucisses, antres sombres où s’entassaient des montagnes de rillettes, des boudins lovés comme des cordages, des barils de choucroute, d’olives violacées, d’anchois au sel, de concombres doux. [...]
Ils traversaient des épiceries pleines d’odeurs délicieuses, des pâtisseries mirifiques où s’alignaient les tartes par centaines, des cuisines resplendissantes aux mille chaudrons de cuivre.
Ils sombraient dans l’abondance. [...]
Puis, plus loin encore — et ils fermaient à demi les yeux — au milieu des forêts et des pelouses, le long des rivières, aux portes des déserts, ou surplombant la mer, sur de vastes places pavées de marbre, ils voyaient se dresser des cités de cent étages. [...]
Ils connaissaient d’innombrables bonheurs. Ils se laissaient emporter au grand galop de chevaux sauvages, à travers de grandes plaines houleuses d’herbes hautes. Ils escaladaient les plus hauts sommets. Ils dévalaient, chaussés de skis, des pentes abruptes semées de sapins gigantesques. [...] Ils s’aimaient dans des chambres pleines d’ombres, de tapis épais, de divans profonds.
Mais ils étouffaient sous l’amoncellement des détails. Les images s’estompaient, se brouillaient ; ils n’en pouvaient retenir que quelques bribes, floues et confuses, fragiles, obsédantes et bêtes, appauvries. [...]
Ils croyaient imaginer le bonheur ; ils croyaient que leur invention était libre, magnifique, que, par vagues successives, elle imprégnait l’univers. Ils croyaient qu’il leur suffisait de marcher pour que leur marche soit le bonheur. Mais ils se retrouvaient seuls, immobiles, un peu vides (Perec, 1965: 96-101).
Au-delà de la citation quasi littérale immédiatement reconnaissable — le “grand galop de chevaux sauvages” en pendant caricatural du déjà excessif “galop de quatre chevaux”8 — il y a comme une restitution systématique et paroxystique des procédés d’écriture flaubertiens, dans cette hypertrophie descriptive, cette avalanche de lieux et d’objets9 qui menace d’engloutir les personnages (“ils sombraient dans l’abondance”). La phrase, indéfiniment prolongée par adjonction de groupes symétriques, syntaxiquement équivalents — et en conséquence qualitativement semblables parce que indistincts, non-hiérarchisés — se fait “dépli” (De Bary, 2005: 200) réticulé et invasif, excroissance proliférante sans cesse relancée.
C’est sur ce trait récurrent des écritures de Flaubert et Perec que nous voudrions nous attarder : l’utilisation massive de l’énumération et l’indéniable “fascination pour la liste” (Neefs, 1987: 42) dont elle relève et qui infléchit non seulement la représentation spatiale intra-diégétique mais toute l’organisation narrative. Jacques Neefs a souligné cette parenté stylistique dans un article éloquemment intitulé “De Flaubert à Perec” (Neefs, 1987) et qui dessine comme une trajectoire commune, un continuum entre les deux écrivains. Reprenant et développant les réflexions de Claude Burgelin (Burgelin, 1984), Jacques Neefs insiste en particulier sur la “ligne de fracture de la représentation romanesque” (Neefs, 1987: 37) que peut constituer l’organisation tabulaire des récits perecquiens10 et qui est déjà la structure porteuse de Bouvard et Pécuchet.
La structure énumérative s’affirme, en effet, comme la figure dominante du dernier roman de Flaubert. Il y a, dans l’intrigue répétitive qui fait se multiplier les expériences des compères de Chavignolles et les domaines de savoir abordés, comme une “tentative d’épuisement” des possibles narratifs, de même qu’un désir de répertorier et de rassembler, dans un faisceau de représentations signifiant, les composantes hétérogènes du réel. Manifestation symptomatique de ce désir de maîtrise et d’ordonnancement du réel : la manie de la collection qui s’empare de Bouvard et Pécuchet au chapitre IV. Devenus “archéologues”, les compères n’ont de cesse d’accumuler dans leur maison devenue “musée” un “ramassis de curiosités [dont] le manque d’unité est d’autant plus frappant que les outils d’un assemblage virtuel sont exposés à côté de ce que ces mêmes outils devraient pouvoir unir. ‘Sur des planchettes tout autour’, le visiteur voyait ‘des serrures, des boulons, des écrous’. Il faut rappeler également la ‘chaîne énorme’ dans le corridor, dont la présence même semble suggérer l’absurdité de toute opération d’enchaînement” (Schuerewegen, 1987: 43)11. Tentative illusoire ou aberrante, la collection n’en est pas moins aspiration à la complétude et à la mise en ordre. La longue description inaugurale du muséum pose à la fois le problème de la totalisation et celui de la classification :
Six mois plus tard, ils étaient devenus des archéologues ; — et leur maison ressemblait à un musée.
Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spécimens de géologie encombraient l'escalier ; — et une chaîne énorme s'étendait par terre tout le long du corridor.
Ils avaient décroché la porte entre les deux chambres où ils ne couchaient pas et condamné l'entrée extérieure de la seconde, pour ne faire de ces deux pièces qu'un même appartement.
Quand on avait franchi le seuil on se heurtait à une auge de pierre (un sarcophage gallo-romain) puis, les yeux étaient frappés par de la quincaillerie.
Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une plaque de foyer, qui représentait un moine caressant une bergère. Sur des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures, des boulons, des écrous. Le sol disparaissait sous des tessons de tuiles rouges. Une table au milieu exhibait les curiosités les plus rares : la carcasse d'un bonnet de Cauchoise, deux urnes d'argile, des médailles, une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait sur son dossier un triangle de guipure. Un morceau de cotte de mailles ornait la cloison à droite ; et en dessous, des pointes maintenaient horizontalement une hallebarde, pièce unique.
La seconde chambre, où l'on descendait par deux marches, renfermait les anciens livres apportés de Paris, et ceux qu'en arrivant ils avaient découverts dans une armoire. Les vantaux en étaient retirés. Ils l'appelaient la bibliothèque.
L'arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d'une dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard. Le chambranle de la glace avait pour décoration un sombrero de feutre noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d'un nid.
Deux noix de coco (appartenant à Pécuchet depuis sa jeunesse) flanquaient sur la cheminée un tonneau de faïence, que chevauchait un paysan. Auprès, dans une corbeille de paille, il y avait un décime, rendu par un canard.
Devant la bibliothèque, se carrait une commode en coquillages, avec des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une souris dans sa gueule, — pétrification de Saint-Allyre, — une boîte à ouvrage en coquilles mêmement ; et sur cette boîte, une carafe d'eau-de-vie contenait une poire de bon-chrétien.
Mais le plus beau, c'était dans l'embrasure de la fenêtre, une statue de saint Pierre ! Sa main droite couverte d'un gant serrait la clef du Paradis, de couleur vert pomme ; sa chasuble que des fleurs de lis agrémentaient était bleu ciel, et sa tiare très jaune pointue comme une pagode. Il avait les joues fardées, de gros yeux ronds, la bouche béante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un baldaquin fait d'un vieux tapis où l'on distinguait deux amours dans un cercle de roses — et à ses pieds comme une colonne se levait un pot à beurre, portant ces mots en lettres blanches sur fond chocolat : “Exécuté devant S. A. R. Monseigneur le duc d'Angoulême, à Noron, le 3 d'octobre 1817.”
Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade — et parfois même il allait jusque dans la chambre de Bouvard, pour allonger la perspective.
Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut renaissance.
Il n'était pas achevé. Gorgu y travaillait encore ; varlopant les panneaux dans le fournil, et les ajustant, les démontant (Flaubert, BP, 1979: 163-165).
Ni l’unité spatiale (les deux chambres inoccupées de l’appartement sont devenues, grâce à la suppression d’une porte, un “même appartement”), ni le regard totalisant de Pécuchet (“Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade”) ne parviennent à dissimuler “le caractère évidemment épars de la série d’objets décrits” (Schuerewegen, 1987: 42).
Et “la place demeur[ée] vide” signale l’impossible exhaustivité : aussi longue soit-elle, la liste ne peut que rester incomplète, inachevée (“il n’était pas achevé”). Quant aux multiples repères spatiaux (on en dénombre une trentaine dans le passage), s’ils “tiennent en équilibre”12 tout l’édifice descriptif, ils montrent surtout que “toute opération d’assemblage ici serait inutile, en ce qu’elle ne pourrait jamais cacher l’incohérence fondamentale marquant cette collection” (Schuerewegen, 1987: 43). Les principes présidant à la collation des objets ainsi qu’à leur agencement dans l’espace échappent au lecteur : la description du musée, itinérante, correspond au déplacement d’un visiteur d’une pièce de “l’appartement” à l’autre (“Ils avaient décroché la porte entre les deux chambres où ils ne couchaient pas et condamné l'entrée extérieure de la seconde, pour ne faire de ces deux pièces qu'un même appartement.”), depuis la porte d’entrée de la première chambre (“quand on avait franchi le seuil”) jusqu’à la seconde (“puis les yeux étaient frappés”, “dans la seconde chambre”). L’ordre textuel, mimétique d’un “sens de la visite”, n’est pas anodin. Comme le note Bernard Vouilloux “l’ordre adopté, fût-il désordonné, n’est jamais ‘innocent’ : quel que soit le mode d’organisation qui aura présidé à leur réunion dans un espace donné, les objets sont à chaque fois pris dans des contextes particuliers ; les effets de voisinage y sont toujours significatifs. Le discours de la collection (qui n’est pas un discours sur la collection) passe donc par le système d’échos qu’éveille nécessairement la mise en relation des choses réunies” (Vouilloux, 2001: 306). La contiguïté, la co-présence des objets serait ainsi signifiante. Le problème de Bouvard, c’est l’impossible mise en relation des objets du musée : juxtaposés (la collection est morcelée en une multiplicité de petits paragraphes autonomes, le recours à l’asyndète est fréquent), empilés au sein d’une énumération nivelante13 les objets ne semblent répondre à aucune logique organisatrice14. Le lien entre éléments est absent ou plutôt il est “lieu de torsion. Le soulignement caricatural du lien renverrait à la parodie. Cependant, ce lien arrête ma lecture en faisant pause, en rendant compte d’un intervalle plus inquiétant que burlesque, un entre-deux qui dit, comme le hors champ, le vide irreprésentable, une prolifération, un évidement” (Malgor, octobre 1995: 124-125)15. L’éclectisme contrevient donc à la collection, il “empêche le complet et la suite, il dépayse chaque morceau” (Goncourt, 1989: 1108). Fragmentée, apparemment anarchique, la structure de la description du musée peut alors se lire comme un miroir16 reflétant l’organisation globale du roman, fondée sur la “vection temporelle”17. L’exposition des savoirs et des pratiques auxquelles s’initient les deux compères flaubertiens est soumise à une “série d’épuisements successifs qui, par contiguïté, les font passer d’un domaine à l’autre.”18 Organisation chronologique et énumération échafaudent alors une esthétique de la liste, qui articule syntagmatique et paradigmatique et où s’affirme une certaine forme de jonction — ou peut-être une alternative, dans ce degré zéro de la classification que constitue l’empilement — qui n’ordonne plus mais accumule, additionne sans les hiérarchiser les éléments de la série.
De la manie taxinomique de Bouvard et Pécuchet à l’obsession catégorisante de Jérôme et Sylvie, il semble n’y avoir qu’un pas. Les protagonistes perecquiens des Choses sont en effet tout entiers tendus vers un bonheur cumulatif que désignent des objets emblématiques — ces fameuses “choses” qui donnent son titre au roman et qui ne cessent de proliférer. La longue description inaugurale de leur demeure idéale, qui occupe la totalité du premier chapitre, synthétise, dans une représentation figée, datée — un “bon goût années soixante”19 —, les archétypes de cette félicité bourgeoise, de cet “équilibre” qu’ils appellent “bonheur” (Perec, 1965: 15) :
L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l’une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l’autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mènerait à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu’un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvraient partiellement.
Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. À gauche, dans une sorte d’alcôve, un gros divan de cuir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s’entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la longueur du panneau. Au-delà d’une petite table basse, sous un tapis de prière en soie, accroché au mur par trois clous de cuivre à grosses têtes, et qui ferait pendant à la tenture de cuir, un autre divan, perpendiculaire au premier, recouvert de velours brun clair, conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibelots : des agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, une coquille de nacre, une montre de gousset en argent, un verre taillé, une pyramide de cristal, une miniature dans un cadre ovale. Plus loi, après une porte capitonnée, des rayonnages superposés, faisant le coin, contiendraient des coffrets et des disques, à côté d’un électrophone fermé dont on n’apercevrait que quatre boutons d’acier guilloché, et que surmonterait une gravure représentant le Grand Défilé de la fête du Carrousel. De la fenêtre, garnie de rideaux blancs et bruns imitant la toile de Jouy, on découvrirait quelques arbres, un parc minuscule, un bout de rue. Un secrétaire à rideau encombré de papiers, de plumiers, s’accompagnerait d’un petit fauteuil canné. Une athénienne supporterait un téléphone, un agenda de cuir, un bloc-notes. Puis, au-delà d’une autre porte, après une bibliothèque pivotante, basse et carrée, surmontée d’un grand vase cylindrique à décor bleu, rempli de roses jaunes, et que surplomberait une glace oblongue sertie dans un cadre d’acajou, une table étroite, garnie de deux banquettes tendues d’écossais, ramènerait à la tenture de cuir.
Tout serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleurs un peu passées, aux tons soigneusement, presque précieusement dosés, au milieu desquelles surprendraient quelques taches plus claires, l’orange presque criard d’un coussin, quelques volumes bariolés perdus dans les reliures. En plein jour, la lumière, entrant à flots, rendrait cette pièce un peu triste, malgré les roses. Ce serait une pièce du soir. Alors, l’hiver, rideaux tirés, avec quelques points de lumière — le coin des bibliothèques, de la discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir — et les grandes zones d’ombres où brilleraient toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillé, le cuir assoupli, elle serait havre de paix, terre de bonheur (Perec, 1965: 9-11).
“Quincaillerie” dans l’appartement de Bouvard et Pécuchet, “bibelots” dans celui que souhaitent acquérir Jérôme et Sylvie et partout le même entassement arbitraire dans le pêle-mêle de la liste. Démultipliés par l’utilisation répétée du pluriel (“des agates”, “des œufs de pierre”, “des boîtes à priser”, “des bonbonnières”, ”des cendriers de jade”, “des rayonnages”, “des coffrets et des disques”, “papiers”, “plumiers”), les objets surabondants oscillent entre curiosités indéterminées — “une coquille de nacre” ou “un verre taillé”, à la fois dépaysés et rendus précieux par leur singularité indéfinie — et signes d’appartenance sociale : le cuir “souple” des divans, le “poli” des boiseries rares, la brillance de “la soie lourde”, le feutré des “tapis” ou de la “moquette grise” sont autant d’éléments qui évoquent un confort raffiné, une élégance discrète et de bon aloi. De même, les tons chauds de la décoration (“tout serait brun, ocre, fauve, jaune”) se déclinent dans le camaïeu de teintes sourdes d’un luxe sans ostentation (“moquette grise”, “tapis aux couleurs éteintes”, “un univers de couleurs un peu passées, aux tons [...] précieusement dosés”). L’organisation spatiale relève toutefois de la mise en scène : la recherche d’effets de couleurs (“un univers de couleurs un peu passées, aux tons soigneusement, presque précieusement dosés, au milieu desquelles surprendraient quelques taches plus claires, l’orange presque criard d’un coussin, quelques volumes bariolés perdus dans les reliures”), les jeux de lumières (“la lumière, entrant à flots, rendrait cette pièce un peu triste”, “avec quelques points de lumière”, “les vagues reflets dans le miroir”, “les grandes zones d’ombres où brilleraient toutes les choses”) et surtout le regard liminaire confèrent à ce cadre vide — véritable “utopie” (Perec, 1965: 17) qui n’existe nulle part que dans le désir des protagonistes qui seul en rassemble les composantes hétéroclites — affectation et théâtralité. Cet espace fantasmatique est en effet donné à voir, dans une découverte progressive — les “tentures”, “rideaux”, “plaid” et autres “tapis”, outre à évoquer le luxe, se font rideaux de théâtre — qui en dévoile les somptuosités factices mais aussi les pièges.
Si, contrairement aux “yeux” flaubertiens “frappés par de la quincaillerie”, “l’œil” perecquien peut “glisser” commodément sur toutes les “choses” assemblées, Perec reprenant ici sur un mode ludique la convention romanesque de la description itinérante, la vision panoramique est circulaire, dans un retour du regard au point de départ (“trois gravures [...] à une tenture de cuir” ; “ramènerait à la tenture de cuir”) qui renvoie à l’étroitesse de l’imaginaire des personnages. L’oppression de cet espace virtuel, conditionnel, projection des aspirations consuméristes de Jérôme et Sylvie, se traduit par l’utilisation récurrente de l’énumération, qui, associée à la parataxe, sature la représentation. Comme le note Cécile De Bary, “la phrase perecquienne possède [...] une dynamique expansive, appuyée sur des mises en séries et des parallélismes, soulignées par des répétitions. Celles-ci contribuent également à gommer les limites de la phrase [...]” (De Bary, 2005: 200). La redondance structurelle et les reprises lexicales — le chiffre “trois”, en particulier, sorte de nouvelle trinité matérialiste qui scande la description — produisent le lancinement pathétique d’un désir inassouvissable, de l’engluement dans un songe voué à l’imperfection. Car l’énumération, dans son accueil potentiellement infini de groupes supplémentaires, signale une impossible satiété. Le “et” de relance, que l’on retrouve en clausule énumérative — et dont Proust a souligné la particularité chez Flaubert (Proust, 1993) —, loin de bloquer l’accumulation, étend la ramification propositionnelle, dans une tentative obstinée d’absorption et de complétude, d’accession à la “totalité” (Joly, 2005) :
- Trois gravures, représentant l’une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l’autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mènerait à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu’un simple geste suffirait à faire glisser.
- Puis, au-delà d’une autre porte, après une bibliothèque pivotante, basse et carrée, surmontée d’un grand vase cylindrique à décor bleu, rempli de roses jaunes, et que surplomberait une glace oblongue sertie dans un cadre d’acajou, une table étroite, garnie de deux banquettes tendues d’écossais, ramènerait à la tenture de cuir.
Et, comme pour souligner la vanité des aspirations des protagonistes, ce sont les mêmes procédés d’écriture que l’on retrouve dans la description de l’appartement “minuscule et charmant” du chapitre II. Contrepoint antithétique de l’appartement rêvé, l’appartement où vivent Jérôme et Sylvie est paradoxalement décrit de manière identique.
Ils vivaient dans un appartement minuscule et charmant, au plafond bas, qui donnait sur un jardin. Et se souvenant de leur chambre de bonne — un couloir sombre et étroit, surchauffé, aux odeurs tenaces — ils y vécurent d’abord dans une sorte d’ivresse, renouvelée chaque matin par le pépiement des oiseaux. Ils ouvraient les fenêtres et, pendant de longues minutes, parfaitement heureux, ils regardaient leur cour. La maison était vieille, non point croulante encore, mais vétuste, lézardée. Les couloirs et les escaliers étaient étroits et sales, suintants d’humidité, imprégnés de fumées graisseuses. [...]
Pour une superficie totale de trente-cinq mètres carrés qu’ils n’osèrent jamais vérifier, leur appartement se composait d’une entrée minuscule, d’une cuisine exiguë, dont une moitié avait été aménagée en salle d’eau, d’une chambre aux dimensions modestes, d’une pièce à tout faire — bibliothèque, salle de séjour ou de travail, chambre d’amis — et d’un coin mal défini, à mi-chemin du cagibi et du corridor, où parvenait à prendre place un réfrigérateur petit format, un chauffe-eau électrique, une penderie de fortune, une table, où ils prenaient leurs repas, et un coffre à linge sale qui leur servait également de banc.
Certains jours l’absence d’espace devenait tyrannique. Ils étouffaient. Mais ils avaient beau reculer les limites de leurs deux pièces, abattre des murs, susciter des couloirs, des placards, des dégagements, imaginer des penderies modèles, annexer en rêve les appartements voisins, ils finissaient toujours par se retrouver dans ce qui était leur lot, leur seul lot : trente-cinq mètres carrés (Perec, 1965: 17-19).
Si la bâtisse exiguë et décrépite, aux communs crasseux (“Les couloirs et les escaliers étaient étroits et sales, suintants d’humidité, imprégnés de fumées graisseuses.”), n’est pas sans rappeler la Pension Vauquer du Père Goriot, dans une synthèse parodique et un clin d’œil malicieux à la description “réaliste”20, force est de constater rien ne distingue formellement la représentation de ce réduit étouffant (“Certains jours l’absence d’espace devenait tyrannique. Ils étouffaient.”) de la représentation de la demeure idéale du chapitre I. Les objets amoncelés encombrent l’espace de leur désordre accablant et confinent les personnages dans un univers clos — on notera la circularité de la description, qui s’achève comme elle s’ouvre sur la mention de cet espace réduit “trente-cinq mètres carrés” qui est le “seul lot” du jeune couple —, étriqué : au “plafond bas” immédiatement évoqué font écho les marques récurrentes de petitesse (“minuscule”, répété deux fois ; “étroit”, “exiguë”, “modeste”, “petit format”) qui jalonnent la description. Il y a, en fait, une inversion de paradigme entre les deux descriptions, la première déclinant à l’envi les variantes de l’abondance et de l’opulence (“gros”, “s’entasseraient”, “capitonnée”, “superposés”, “encombré”, “surplombait”), la seconde insistant sur la modestie, voire la médiocrité du lieu. Pourtant, l’impression dominante et commune aux deux représentations reste celle de l’étouffement et de claustration. Le lieu rêvé, tout aussi contraignant que l’espace diégétique réel dans lequel évoluent Jérôme et Sylvie, emprisonne les protagonistes dans un stéréotype refermé sur lui-même — la gravure du Carrousel qui décore la salle de séjour réplique un mouvement circulaire, fermé — générateur d’une joie sclérosée, crépusculaire (“Ce serait une pièce du soir. Alors, l’hiver, rideaux tirés, avec quelques points de lumière [...] et les grandes zones d’ombres [...] elle serait havre de paix, terre de bonheur”). Aussi les objets peuvent-ils passer d’une description à l’autre, indifféremment — le “portulan”, bien sûr, signe d’une impossible évasion, mais aussi l’unique “buvard rouge” que se partage le couple, le meuble d’“acajou” ou le “rideau rouge” du séjour —, comme si la logique de la représentation dérapait.
La collection du chapitre IV de Bouvard et Pécuchet le suggère : l’ordonnancement signifiant des éléments du réel est une absurdité irréalisable. Dans l’empilement hétéroclite des débris et rebuts du musée, se dessine une impossibilité rationnelle et, parallèlement, émerge une alternative, plus poétique que logique, qui peut correspondre à que Jean-Luc Joly nomme dans son analyse des Choses “la poétique perecquienne de la totalité” (Joly, 2005 : 237) : “Ce qui se déploie dans ce constat de limitation, et non d’impuissance, c’est le corrélat de la ‘volonté de totalité’, un mécanisme compensatoire, la part toujours inscrite du doute, la trace d’un point de départ : celle du manque. Car, d’une manière générale, c’est pour combler le vide initial et peut-être irréparable de sa conscience ou de son langage parcellaires, qui l’empêchent de se réconcilier avec le monde dont il pressent l’unité, que l’homme a développé une imagination de la totalité” (Joly, 2005: 247). Le “capharnaüm” des compères, les ingrédients de la “Bouvarine” “entass[és] dans la cucurbite”, les déchets du compost, mais aussi la ferme “modèle” ou “totale” (Joly, 2005: 238) visitée par Jérôme et Sylvie, sont autant de représentations cumulatives d’un réel proliférant et hétérogène : elles relèvent d’un “constat, non pas d’impuissance impliquant renoncement ou acharnement tragique, mais de limitation légitimant une volonté de la dépasser” (Joly, 2005: 247).
En ce sens, l’utilisation de la conjonction “et” serait “volonté de dépassement”. La coordination, omniprésente chez Flaubert21 et que l’on retrouve chez Perec, participe de cette structuration énumérative qui empile sans véritablement ordonner et ajoute constamment, non seulement “du même — du même syntaxique s’entend” mais aussi “l’Autre, tout au moins de l’autre” (Badiou-Monferran, 2002: 97-110). Claire Badiou-Monferran analyse en ces termes la fonction de la conjonction “et” en introduction d’un “élément décroché”, en particulier dans “une configuration syntaxique telle que celle de la proposition incidente” (Badiou-Monferran, 2002: 98). Proposant une définition “non plus syntaxique, mais énonciative, de la coordination” (Badiou-Monferran, 2002: 103), elle remarque : “la coordination constitue un lieu d’exercice idéal pour une forme d’hétérogénéité discursive à la fois montrée et subsumée. Si tant est, comme on est prête à le croire, que l’insertion par et — mais aussi par mais, ou, ni, car — d’une proposition incidente constitue un cas d’authentique coordination, alors, la coordination participe d’une forme d’ajout très particulier : une forme d’ajout dialectique, qui ne convoque l’autre que pour mieux le mettre, en vertu d’un topique commun, sur le même plan” (Badiou-Monferran, 2002: 106). L’hypothèse qu’elle nomme, à la suite de A. H. Ibrahim22, hypothèse de “hiérarchie dans l’équivalence”, permet non seulement de décrire “toutes ces formes de coordination dont la structure de surface attente, d’une façon ou d’une autre, au postulat de l’homofonctionnalité des conjoints” mais aussi “de rendre compte des anomalies sémantiques figurant à l’intérieur de structures […] satisfaisant le principe de l’identité fonctionnelle des conjoints” (Badiou-Monferran, 2002: 107-108). Considérons de ce point de vue les deux occurrences liminaires de Bouvard et Pécuchet de ce “et” coordonnant de “déliaison”23 :
- Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.
Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu, un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.
Au-delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait du loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été (Flaubert, BP, 1979: 52).- La veille seulement, ils pensèrent à leur costume.
Pécuchet, grâce au ciel, avait conservé un vieil habit de cérémonie à collet de velours, deux cravates blanches, et des gants noirs. Bouvard mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castors, et ils étaient fort émus en traversant le village (Idem: 409).
Aux “frontières du récit”, ou pour être tout à fait rigoureuse, à l’orée de la partie rédigée qui nous est parvenue, se manifestent deux exemples d’un prolongement phrastique et narratif qui “ajoute de l’autre”, accueille l’hétérogénéité “ne serait-ce que pour négocier avec ell[e], et d’une façon ou d’une autre, [la] dénier” (Badiou-Monferran, 2002: 109).
La description inaugurale est fameuse, qui joint une rhétorique poético-romantique (la métaphore usée de “l’eau couleur d’encre” ou celle des “plaques d’outremer”, la pureté du ciel ou encore la luminosité aveuglante… du granit !) à des “effets de réel” appuyés (les repères spatiaux et temporels, la répétition des toponymes, l’esthétique référentielle des “chantiers”, “maisons”, “façades”, “toits” et autres “quais”). La fin du paragraphe, qui synthétise, après la pause rythmique du point-virgule, la tonalité d’ensemble de la description (“tout”) introduit une affectivité mélancolique (“semblait engourdi par le désœuvrement […] et la tristesse”) qui souligne un manque (le “désert” du boulevard Bourdon, mais aussi la vacuité des codes romanesques et esthétiques stéréotypés) et le transmue en déploration. Nous pourrions être dans le cas d’une “coordination emphatisante” qui “extrait de l’homogène à des fins de mise en relief” (Badiou-Monferran, 2002: 108). L’ajout nostalgique qui referme le paragraphe, et dont on ne parvient à évaluer la part de sérieux et/ou de causticité qu’il recèle24, prolonge la description d’un commentaire navré, qui suggère, en creux, la vanité et l’incomplétude de la représentation traditionnelle.
À l’autre extrémité du manuscrit, la coordination, différée, “s’ouvre à l’hétérogénéité sémantique” (Badiou-Monferran, 2002: 109). L’émotion des deux compères, soulignée par son renvoi en fin de phrase et de paragraphe, est syntaxiquement assimilée aux préparatifs du “costume”, véritable déguisement qui recycle des vieilleries “conservé[es]”. L’insertion de la coordination à la suite de l’énumération au rythme ternaire “sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor” produit une étrange collusion entre les éléments listés et le verbe de sentiment, qui en est sémantiquement distinct. En fait, il se produit deux phénomènes simultanés : d’une part, un “désordre de la prédication” (Sandras, 1972: 111)25 qui scinde le même en deux paragraphes. Le “costume” annoncé dans le premier paragraphe n’est décrit que dans le second. D’autre part, une ellipse temporelle fait que l’on passe brutalement de “la veille” au jour de la conférence, ce qui permet de coordonner la description des deux hommes “traversant le village” à celle des pièces du “costume”. Le raccourci est saisissant et le collage curieux, qui comble in extremis le “saut dans le temps” du blanc alinéaire d’un joint approximatif. Raccord tardif, superflu, lien creux qui avoue sa réversibilité et son caractère superfétatoire ou encore, pour filer la métaphore du “mur tout nu” chère à Flaubert, “gâchis” qui fait tenir ensemble les pierres seulement adjacentes de l’édifice narratif.
[Il] existe un fantasme profond qui vint au monde, pour la première fois, dans la personne de Socrate : la croyance inébranlable que la pensée, en suivant le fil conducteur de la causalité, peut atteindre jusqu’aux abîmes les plus lointains de l’être et qu’elle est à même non seulement de connaître l’être, mais encore de le corriger. Cette sublime puissance d’illusion métaphysique est attachée à la science comme un instinct […] (Nietzsche, 2003: 92).
Au récit également, pourrait-on poursuivre. Or, le travail de remblaiement qu’effectue la coordination “et” n’est pas de cet ordre. La conjonction, qui n’oriente pas le rapport qu’elle pose entre les deux éléments qu’elle coordonne, les additionne dans une forme de “neutralité” proche de l’impassibilité du réel, cette “infinie continuité muette des choses” (Neefs, 2000: 59).
“Il y a dans toute énumération deux tentations contradictoires ; la première est de TOUT recenser, la seconde d’oublier tout de même quelque chose ; la première voudrait clôturer définitivement la question, la seconde la laisser ouverte ; entre l’exhaustif et l’inachevé, l’énumération me semble ainsi être, avant toute pensée (et avant tout classement), la marque même de ce besoin de nommer et de réunir sans lequel le monde (‘la vie’) resterait pour nous sans repère : il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles ; on peut les assembler dans des séries à l’intérieur desquelles il sera possible de les distinguer” (Perec, 2003: 164). Telles sont les “joies ineffables de l’énumération” qu’évoque Georges Perec dans Penser/Classer. Joie ineffable, certes, si l’on considère le versant euphorique de l’alternative et la tentation de totalité qu’elle recèle. Joie en demi-teinte, pourtant, si l’on s’attache à l’infini abyssal sur lequel elle ouvre. Il y a dans toute énumération quelque chose de fondamentalement déceptif, comme un parachèvement impossible à atteindre.
Recenser le réel pour mieux le fixer. Faire le compte des objets et les relier entre eux pour les rendre signifiants. Cet impératif constant traverse l’œuvre de Georges Perec. Du réel nommable et dénombrable, dont les écrivains confiants de la première moitié du XIXe siècle pouvaient dresser un inventaire complet et ordonné, ne persiste chez Perec que l’amoncellement de la liste, avec en contrepoint, la menace constante de l’oubli et du manque, la crainte du défaut d’exhaustivité. L’esthétique sérielle, l’organisation tabulaire de la matière narrative — on pense à l’immeuble sans façade qui fournit sa structure à La Vie mode d’emploi — relèverait alors d’une tentative compensatoire à l’angoisse d’un univers indiscernable, impossible à cerner, d’un monde en perte de substance et, corrélativement, de sens. Ou plutôt — et c’est en cela, peut-être, au-delà des effets d’intertextualité et des jeux de réminiscences et d’emprunts, que s’affirme la proximité avec Flaubert —, dans la froide juxtaposition des syntagmes — superlativement exploitée dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien —, l’inventaire morcelé qui “délie” (Triaire, 2002) la forme narrative, c’est-à-dire la défait et, dans le même temps, la réinvente, le constat lucide et désabusé de l’opacité et de la fragmentation du monde, de l’infranchissable “brouillage des déterminations” (Mouchard, 1974: 74) qui affecte toute représentation humaine et pour laquelle il n’existe de résolution qu’esthétique, dans la plasticité suturante de l’écriture.
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1 Voir la synthèse que Pierre Brunel propose pour la collection scolaire “Profil”, Paris, Hatier, 2003.
2 L’Arc, 76, 3° trimestre 1979, cité par Jacques Neefs (Neefs, 1987: 35).
3 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Troisième partie, Chapitre VI, 1983: 491.
4 On pourra également se référer à l’article de Jean Starobinski, 1983, “L’échelle des températures”, Travail de Flaubert, recueil réalisé sous la direction de Gérard Genette et Tzvetan Todorov, Paris, “Points Essais”, Seuil.
5 Voir le chapitre consacré à l’éducation d’Emma au couvent. Madame Bovary, Première partie, Chapitre VI (Flaubert, MB, 1983: 70-72).
6 Nos remarques sur “mais” s’inspirent largement de l’analyse que fait Anne Herschberg Pierrot d’une autre occurrence romanesque du connecteur. Il s’agit d’une phrase de Madame Bovary “qui prend place après une rêverie amoureuse de Rodolphe” à la fin de l’épisode des Comices :
Il la revit le soir, pendant le feu d’artifice ; mais elle était avec son mari, madame Homais et le pharmacien […] (Deuxième partie, Chapitre VIII, MB, 1983: 186).
7 Sandrine Schiano-Bennis, dans son analyse du “trouble de la connaissance” dans Bouvard et Pécuchet, emprunte elle-même l’expression au titre d’un ouvrage d’Edmond Thiaudière, La Décevance du vrai, 1893, L. Westhausser.
8 Dans un autre registre intertextuel, on peut reconnaître les “divans profonds” issus de la chambre-tombeau de La Mort des amants de Baudelaire.
9 La longue énumération de victuailles qui ouvre le passage n’est pas sans évoquer, dans une exagération qui va jusqu’au dégoût, le repas de noces d’Emma et de Charles et la table dressée “sous le hangar de la charretterie”.
10 Les Choses, publié en 1965, inaugure un procédé de “déclinaison” de l’espace amplifié dans les œuvres successives : le roman-somme La Vie mode d’emploi (1978), bien sûr, dont la structure narrative adopte la spatialité de l’immeuble de la rue Simon-Crubellier mais aussi Un cabinet d’amateur (1979) et surtout Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975) qui atteint aux limites de la narrativité en énumérant sous forme de listes les “détails isolés“, les “bribes” de la place Saint-Sulpice “qui font espace” (Neefs, 1987: 45), l’essai Espèces d’espaces (1974) pouvant quant à lui être considéré comme le versant théorique d’une telle pratique fictionnelle.
11 Sur ce même passage, voir également Didier Malgor, septembre 1995, “Bouvard et Pécuchet, ou la recherche du nom”, Poétique, n° 103, Paris, Seuil et octobre 1995, “Le coq, l’arbre et le forgeron”, Littérature, n° 95, Paris, Larousse : “le musée des deux archéologues exhibe des objets hétérogènes que ne totalisent ni le regard, ni la voix guidant la visite du muséum, et dont la fragilité est dite par les boulons et les écrous qui jalonnent le sol” (Malgor, octobre 1995: 123).
12 Le musée des compères s’orne d’un vitrail gothique : “on y distinguait un manteau d’écarlate et les deux ailes d’un ange — tout le reste se perdant sous les plombs qui tenaient en équilibre les nombreuses cassures du verre” (Flaubert, BP, 1979: 172). Pas plus que les plombs n’unifient les morceaux de verre (“cassures”), les repères spatiaux ne parviennent à nier la fragmentation de la description.
13 On notera toutefois la mise en relief du saint Pierre en plâtre : introduit par le connecteur “mais”, qui marque la clôture de la description et établit une légère différenciation entre les objets précédemment évoqués et la statue, le paragraphe descriptif qui lui est consacré l’établit en chef-d’œuvre du musée des compères. Cette valorisation n’est pas sans ambiguïté si l’on considère la nuance ironique de l’exclamative introductive (“Mais le plus beau, c’était dans l’embrasure de la fenêtre, une statue de saint Pierre !”), la connotation péjorative des termes descriptifs (“bouche béante”, “nez de travers”, “pendait un baldaquin”, “vieux tapis”) ou encore le ridicule de certaines associations lexicales (tiare-pagode, pot à beurre-chocolat).
14 Quoique… Franc Schuerewegen étudiant, au chapitre IV, la séquence narrative de la visite du musée par les notables chavignollais, note que le commentaire des deux archéologues permet de désambiguïser la séquence inaugurale de la description du musée et de restaurer un ordre : “la ‘vieille poutre de bois’ dans le vestibule devient ‘l’ancien gibet de Falaise’, la ‘chaîne énorme’ qui s’étend dans le corridor est dite provenir ‘des oubliettes du donjon de Torteval’, et les ‘tuiles rouges’ encombrant le sol de l’appartement s’avèrent avoir servi à ‘chauffer les étuves’. ‘Mais’ ajoute Bouvard, ‘un peu d’ordre, s’il vous plaît !’ Cette remarque est importante dans la mesure où l’ordre auquel le personnage se réfère ne peut être que celui qui régissait la description inaugurale du musée. On constate effectivement qu’au début du chapitre, les tuiles sont présentées après le sarcophage. Si les questions de Mme Bordin bouleversent l’ordre canonique des explications de Bouvard, c’est que la première visite, en apparence focalisée et […] rapportée par un narrateur hors diégèse était déjà organisée par les deux archéologues” (Schuerewegen, 1987: 42). Que le regard des personnages tende à unifier le capharnaüm de la description n’empêche en rien que le mode d’organisation reste opaque pour le lecteur.
15 Didier Malgor analyse la description du musée dans les termes suivants : “Cette évidence du lien se désignant caricaturalement est peut-être en effet de l’ordre de la parodie. Ainsi le lien entre le portrait de Bouvard père, successivement comme oncle, père, parrain, puis père naturel et la dame en costume Louis XV se fait par l’arbre généalogique. Le lien s’exhibe mais, en même temps, dénie le lien : l’arbre n’est pas celui de la famille Bouvard mais Croixmare, et la dame restera anonyme. Bouvard et Pécuchet aussi, après les essais de filiation, de procréation, d’étiquetage, d’inscription du nom resteront innommés. De même les boulons, les écrous, les serrures, la chaîne soulignent l’impossible homogénéité de la collection, comme les ponts soulignent la nécessité des liens en même temps que leur inefficacité à connecter les divers éléments biographiques de la vie du duc d’Angoulême” (Malgor, octobre 1995: 120). Chaînes, ponts, cheveux, ailleurs rubans d’un chapeau de paille — nous sommes au chapitre VIII du roman et Bouvard et Pécuchet magnétisent avec succès une paysanne douée d’un surprenant pouvoir de divination —, autant de rappels symboliques de la liaison, à la fois indispensable et impossible.
16 Nous renvoyons à l’intéressante étude de Bernard Vouilloux dont nous reproduisons ici les conclusions : “on ne peut […] saisir toute la portée [de l’épisode collectionniste des compères] qu’à la condition à la fois d’en respecter la dynamique interne et de le relier à son contexte antécédent. Comment les deux compagnons sont-ils venus à la collection ? Par la curiosité, cette libido sciendi qui, selon le discours chrétien, est à la source du goût pour la collection (pour la ‘curiosité’, dans la langue classique) : c’est l’intérêt qu’ils portent aux fossiles et à la géologie qui les a conduits à récolter des échantillons. La pratique de la collection a donc trouvé sa première application dans l’horizon purement cognitif des sciences de la nature, dernier maillon d’une chaîne de consécutions épistémiques, qui de l’anatomie, les aura menés à la physiologie, puis de la physiologie à la médecine, de celle-ci à l’hygiène et à la biologie, enfin à la géologie. Le début du chapitre IV les surprend encore dans une activité de collecte ; mais il ne s’agit plus d’échantillons minéralogiques. De manière implicite, le ‘saut’ du chapitre a accompagné le passage de l’une à l’autre des deux grandes classes de collectionnables, des naturalia aux artéfacts : ce que recherchent désormais Bouvard et Pécuchet, ce sont des pièces dans le style de leur bahut Renaissance. […] Leur activité collectrice […] s’autonomise lorsque, n’étant plus inféodée à un but exogène et se prenant pour fin, elle trouve à se satisfaire dans la collecte d’objets semblables : il aura suffit pour cela que Bouvard et Pécuchet croisent sur leur chemin ‘une foule de choses curieuses’. […] La suite duchapitre décrit les différents ‘goûts’ qu’épouse successivement leur nouvelle ‘manie’” (Vouilloux, 2001: 310). L’analyse de Bernard Vouilloux montre comment l’on passe de la consécution à la temporalité comme vecteur organisationnel de l’ordre du récit.
17 L’expression est de Bernard Vouilloux, 2001: 310.
18 Ibidem.
19 On rappellera que l’indication chronologique figure dans le sous-titre du roman : Une histoire des années soixante.
20 Voir Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Chapitre I.
21 Les remarques de Proust “à propos du ‘style’ de Flaubert” se réfèrent essentiellement à L’Éducation sentimentale, dans une moindre mesure à Madame Bovary, Salammbô et Trois contes.
22 A. H. Ibrahim, 1979, “Coordonner pour argumenter”, Semantikos, II, n° 2-3: 21-42. Les coordonnants servent “à établir entre les éléments qu’il[s] relie[nt] une certaine équivalence tout en admettant qu’ils soient hiérarchisés”, Idem: 21, cité par Claire Badiou-Monferran, 2002: 107. C’est dire que l’on distingue de part et d’autre de la coordination “deux ordres de valeurs hétérogènes” et que l’on “donne le second conjoint comme argumentativement plus fort que le premier, ce qui accentue l’hétérogénéité des deux entités reliées” (Ibidem). On est proche de l’analyse que Ducrot propose du morphème “D’ailleurs” (Ducrot et al., 1980). Le segment qui suit “et”, tout en étant fonctionnellement équivalent au segment qui précède la conjonction, peut ainsi en être sémantiquement et argumentativement divergent.
23 “On souscrira alors volontiers à la classification provocatrice — car volontairement simplificatrice — de M. Pêcheux qui, dans l’article [de 1981, “L’énoncé : enchâssement, articulation et déliaison”, Matérialités discursives, B. Conein et al. (Éds), Presses Universitaires de Lille], oppose ‘deux formes-écriture’ : ‘l’écriture à enchâssement’, et ‘l’écriture à déliaison’. La première, pratiquée par les écrivains classiques, par Borges, par… le Code civil, joue de la subordination, encastrant au sein de la même phrase la détermination et l’explication, ‘comme les pièces d’un mécanisme indestructible fonctionnant dans l’éternité de l’évidence logico-juridique’. La seconde, exemplifiée par Joyce, renvoie à l’Entbindung freudien […]. Pour ce faire, elle mobilise toutes les ressources de la parataxe asyndétique et syndétique, et s’impose, selon les propres mots de M. Pêcheux, comme ‘une écriture de sujet divisé’. Autant dire que coordonner, c’est renoncer à l’un, c’est ajouter l’Autre, tout au moins de l’autre” (Claire Badiou-Monferran, 2002: 109-110). Autant dire que toutes ces remarques qui ne font aucunement référence ni à Flaubert ni à Perec nous semblent particulièrement bien leur convenir et ajouter fort à propos à nos propres hypothèses.
24 C’est le paradoxe du “grotesque triste”, selon la formule de Michel Crouzet (Crouzet, 1981), et le propre de l’écriture zeugmatique (voir sur ce point les travaux d’Anne-Marie Paillet-Guth cités en bibliographie).
25 Michel Sandras reconnaît également à “et” une fonction de “marqueur de fin d’alinéa” : “Fréquemment un ‘et’ déclenche une proposition finale ; les exemples sont à chaque page de L’Éducation sentimentale. Le modèle est le suivant :
Si A (alinéa) = P1 + P2 + P3 où P désigne une phrase,
P3 (la dernière phrase de l’alinéa) = p1 + p2 (p = proposition)
alors la fin de l’alinéa est de la forme : p1, et p2
ou : p1 ; et p2
ou : p1 ; — p2
ou : p1, — p2
ou : p1 — p2” (Idem: 107).
Le modèle se vérifie dans Bouvard et Pécuchet.