Sommaire
- I/ Le chemin de l’exil : faire son deuil de la langue maternelle.
- Acceptation ou refus de la culture de l’autre : Arendt/ Adorno.
- II/ La question du retour dans le pays d’origine ?
- Le retour à la patrie de la langue
- Les auteurs et leurs traducteurs.
- La question de la « folie » de la langue.
- III/ L’hébreu réinventé : un refuge contre l’allemand?
- Langue sacrée/ langue profane.
Le XXème siècle s’est caractérisé par la fuite contrainte d’importants groupes de population au point que la figure du réfugié a supplanté toutes les autres figures du sujet politique. J’ai donc choisi de vous entretenir des problèmes que rencontrèrent les exilés confrontés au changement de langue, c’est-à-dire contraints de dire le monde dans une autre langue que la langue maternelle. Il s’agira plus précisément, puisque tel est mon domaine de recherche, et la période qui m’intéresse, des philosophes, mais aussi des écrivains, juifs de langue allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, contraints de passer à l’anglais, voire à l’hébreu. Et c’est d’ailleurs de ces exilés (H. Arendt, E. Voegelin, L. Strauss, H. Jonas notamment) que j’ai traduit, puisque outre philosophe je suis également traductrice, un certain nombre de livres, aussi bien à partir de l’allemand, leur langue maternelle, que de l’anglais, leur langue d’adoption.
Renié par son propre pays, refusant le statut de seconde zone et se condamnant ainsi à l’exil, tout immigré est dès lors contraint de dire le monde dans une autre langue que la sienne. Tel fut le sort de bon nombre d’immigrés allemands au cours de la Seconde Guerre mondiale. Si pour la majorité d’entre eux, le passage d’une langue à l’autre ne posa pas de gros problème (H. Arendt), d’autres en revanche, vécurent comme un deuil ce passage à une langue étrangère (T.W. Adorno, G. Anders, E. Bloch). Certains, manifestèrent l’ambivalence de leur attachement à l’allemand, la langue de leur mère, devenue la langue des meurtriers de leur mère (P. Celan). D’autres enfin, restés sur place, refusant d’abandonner leur langue maternelle, s’efforcèrent d’analyser les distorsions que l’idéologie nationale-socialiste fit subir à l’allemand et souhaitèrent se débarrasser d’un certain nombre d’expressions comme s’il s’agissait d’un poison (V. Klemperer). Dans les trois cas envisagés, la difficulté consiste à se détacher ou à se rattacher à la langue comme s’il s’agissait d’une « patrie ». Comme l’écrit le grand penseur de la Kabbale Gershom Scholem, sioniste dès son plus jeune âge et qui émigra en Israël dans les années 1920, « À beaucoup d’entre nous, la langue allemande, notre langue maternelle, a prodigué des expériences inoubliables ; elle a dessiné le paysage de notre jeunesse et lui a donné son expression »1. Nous envisagerons dans un second temps le cas d’écrivains qui firent le choix de trouver refuge dans l’État d’Israël nouvellement créé et qui durent à nouveau affronter l’apprentissage d’une nouvelle langue, une langue réinventée, l’hébreu comme ce fut le cas d’Aharon Appelfeld, arrivé dans le nouvel État à l’âge de treize ans et demi.
I/ Le chemin de l’exil : faire son deuil de la langue maternelle.
Prendre le chemin de l’exil, c’est faire le deuil de la langue maternelle, ce dont témoigne le philosophe Theodor Wiesengrund Adorno, fondateur avec Max Horkheimer de l’École de Francfort, laquelle se transporta pendant la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, et fut accueillie à la New School for Social Research de New York, l’université en exil. Adorno vécut cet exil de sa langue comme une blessure, une mutilation : « Tout intellectuel en émigration est mutilé […] Il vit dans un environnement qui lui reste nécessairement incompréhensible […] Sa langue est confisquée, et asséchée la dimension historique où s’alimente sa réflexion »2. En revanche, même si la philosophe Hannah Arendt, arrivée pour sa part en 1941 en Amérique, affirme elle aussi son attachement à l’allemand, « Pour moi, l’Allemagne, c’est la langue maternelle, la philosophie et la création littéraire… »3, elle se montra plus détendue par rapport à cet arrachement puisque, son second mari étant allemand, elle put continuer à parler sa langue maternelle tout au long de leur vie commune : « Moi en tout cas, avec Monsieur [son second mari, Heinrich Blücher] comme patrie portative [Blücher était allemand…] je vais très bien»4, écrit-elle à Karl Jaspers.
Acceptation ou refus de la culture de l’autre : Arendt/ Adorno.
Comment ces exilés chassés de leur propre pays, se positionnèrent-ils par rapport à l’Amérique, cette terre d’hospitalité ? Certains philosophes et poètes, immigrés allemands, au cours de la Seconde Guerre mondiale, qui furent eux aussi douloureusement chassés de leur propre langue, refusèrent tout simplement d’apprendre l’anglais, témoin Ernst Bloch qui, peu doué pour les langues étrangères, avait fait le pari de s’adresser en allemand au premier quidam rencontré et de se faire parfaitement comprendre, ce qui fut le cas, un noir lui répondant en dialecte bavarois.À l’appui de son refus, E. Bloch alléguait qu’« on ne peut détruire sa langue sans détruire en soi-même sa culture. Et, à l’inverse, on ne peut conserver et développer une culture sans parler la langue dans laquelle cette culture a été formée et dans laquelle elle vit »5. H. Arendt, contrairement à Günther Stern-Anders, son premier époux, qui revendiquait le désir de ceux qu’il qualifiait d’ « émigrants professionnels », Thomas Mann, Bertolt Brecht et lui-même, de s’accrocher à leur « dialecte de province », a fait preuve d’une grande bonne volonté à l’égard de la culture de l’autre. Immigrée dans un premier temps à Paris en 1933, où elle séjourna huit années, H. Arendt qui connaissait l’allemand, le grec et le latin, apprit le français et publia même trois articles dans cette langue dans Le Journal juif des jeunes. À peine arrivée en Amérique en 1941, elle décida aussitôt d’apprendre l’anglais, qu’elle avait toujours refusé d’apprendre au cours de ses études, en s’immergeant dans une famille du Massachussets pendant six semaines : il y allait de sa survie car il lui fallait trouver un emploi. À la fin de son séjour dans cette famille, elle s’évalue avec satisfaction : « Mon anglais va très bien, d’autant que les gens ne se formalisent pas de la manière dont on utilise cette langue, pour peu qu’ils vous comprennent.» Pourtant, projetant d’envoyer quelques articles au philosophe Karl Jaspers, lequel avait dirigé et fait publier sa thèse en 1926, elle en appelait à son indulgence : « car n’oubliez pas, je vous prie, que j’écris dans une langue étrangère, c’est là le problème de l’émigration »6. Elle soulignait ainsi explicitement la contrainte d’avoir à écrire dans une autre langue que la langue maternelle, c’est-à-dire en ayant perdu« [ses] réactions naturelles, la simplicité des gestes et l’expression spontanée de nos sentiments »7.En 1951, l’année où elle prend la nationalité américaine et où elle publie son grand livre, Les Origines du Totalitarisme, son amie Mary MacCarthy lui signale encore quelques « barbarismes » comme par exemple l’emploi du verbe « ignore » pour ignorer, ne pas savoir, et elle-même s’excuse auprès de son amie pour ses incorrections grammaticales. Dans son entretien pour la télévision allemande avec Günther Gaus, elle lui confiait : « J’écris en anglais, mais je garde toujours une certaine distance. Il y a une différence incroyable entre la langue maternelle et toute autre langue. Pour moi, cet écart se résume de façon très simple : je connais par cœur en allemand un bon nombre de poèmes ; ils sont présents d’une certaine manière au plus profond de ma mémoire, derrière ma tête, in the back of my mind, et il est bien sûr impossible de jamais pouvoir reproduire cela ! En allemand, je me permets des choses que je ne me serais jamais permises en anglais »8 Si H. Arendt, apprit bien, une fois adulte, à s’exprimer dans de nombreuses langues, il faut noter qu’elle n’avait qu’une seule langue maternelle, contrairement à George Steiner par exemple, qui avoue n’avoir aucun souvenir d’une « première langue souche » : « Les langues volaient à travers la maison. L’anglais, le français, l’allemand dans la salle à manger et au salon. L’allemand « postdamois » de ma nurse dans ma chambre d’enfant ; le hongrois à la cuisine. »9 Pour G. Steiner, ses trois langues maternelles dans lesquelles il enseigne, sont à égalité, Babel, loin d’être une malédiction lui apparaissant comme une source de jubilation, au point qu’il n’hésite pas à affirmer : « entre le monoglotte et le muet, bien qu’à des degrés sinistrement différents, il est des affinités dans la privation… »10
II/ La question du retour dans le pays d’origine ?
Quelle fut l’attitude de ces émigrés après-guerre vis-à-vis de leur éventuel retour en Allemagne, c’est-à-dire à l’allemand, au sens où un poète qu’H. Arendt affectionnait, Randall Jarell, a pu dire : « Le pays que j’aime le mieux c’est l’allemand ». Dès 1946, H. Arendt confiait dans sa Correspondance avec K. Jaspers11 : « Ce qui reste, c’est la langue, et on ne sait combien cela est important que quand on parle et quand on écrit plutôt nolens que volens, en d’autres langues »12. Interrogée des années plus tard par Günther Gauss, elle confirmait : « la langue allemande, c’est en tout cas l’essentiel de ce qui est demeuré et que j’ai conservé de façon consciente »13. L’Allemagne pour H. Arendt, c’est en effet l’allemand, la langue dans laquelle sont inscrits tous les poèmes qu’elle connaît par coeur, la langue dans laquelle elle pensera toujours, même lorsqu’elle écrira en anglais, se plaignant d’ailleurs de ne jamais bien le maîtriser ; la langue dans laquelle elle a fait ses études sous la houlette des plus grands penseurs allemands de l’époque –E. Husserl, M. Heidegger, K. Jaspers–et plus particulièrement auprès de l’un d’eux, M. Heidegger, qui portait une attention passionnée à cette langue ; la langue dans laquelle, fraîchement arrivée aux États-Unis, elle s’exprimera en tant que journaliste dans les colonnes d’Aufbau, organe de langue allemande destiné aux réfugiés, la langue dans laquelle elle rédige la quasi totalité de son Journal de pensée entre 1950 et 1975.
À Jaspers qui la presse de venir lui rendre visite en Allemagne après guerre, H. Arendt répond : « Venir – mon Dieu, bien sûr que j’aimerais venir… »14, même si elle lui précise : « ne croyez pas que j’ai le mal du pays, la nostalgie de Heidelberg ou d’ailleurs »15. Pour des raisons essentiellement d’ordre économique, H. Arendt différera ce retour « physique » jusqu’en 1949, date à laquelle elle fut chargée d’une mission dans le cadre de la Reconstruction culturelle juive.
Le retour à la patrie de la langue
Mais entre-temps, K. Jaspers qui venait de fonder une nouvelle revue, Die Wandlung, lui propose d’y écrire un article. Elle lui répond alors : « Il me semble qu’aucun de nous ne peut revenir (et écrire est sûrement une sorte de retour) simplement sous prétexte que les gens semblent à nouveau prêts à reconnaître les Juifs comme Allemands ou autres, écrire en allemand est déjà une forme de retour », et elle y met alors une condition de taille : « écrire, en tant que juive, sur un aspect quelconque de la question juive »16. Les retrouvailles avec la langue maternelle valent donc à ses yeux comme des retrouvailles avec le pays d’origine, elles revêtent une dimension politique et affective, et c’est en tant que juive, chassée de son pays par Hitler, qu’elle entend inscrire ce retour, fidèle à son mot d’ordre : « Lorsqu’on on a été attaqué en qualité de Juif, c’est en tant que Juif qu’on doit se défendre, non en tant qu’Allemand, citoyen du monde ou même au nom des droits de l’homme, etc. »17.
Je voudrais vous donner un autre exemple en la personne du grand poète juif Paul Celan, natif de Czernowitz, capitale de la Bukovine, devenue roumaine à la chute de la monarchie des Habsbourg. Il arriva pour la première fois en France en juin 1938, pour y étudier la médecine, à Tours et retourna chez lui un an plus tard pour y passer ses vacances. En 1940 les troupes russes occupent la ville. Un an plus tard les fascistes nazis et roumains torturent et déportent la population juive : ses parents furent de ceux-là. Paul Celan fut pour sa part envoyé dans un camp de travail jusqu’en 1944. Ce n’est qu’en 1945 qu’il fut autorisé par l’Armée Rouge à passer à Bucarest. En 1947 il s’enfuit illégalement à Vienne d’où il se rendit finalement à Paris en 1948. L’idiome natal de P. Celan était l’allemand, mais il apprit aussi l’hébreu dans une école hébraïque, puis le roumain lorsque celle-ci devint langue officielle, ensuite le français, le russe et l’anglais. Paul Celan s’est suicidé en avril 1987 dans la Seine, sous le pont Mirabeau. Dans une interview qu’il accorda au poète français Yves Bonnefoy, il confiait son mal être : « Vous, [poètes français, occidentaux], êtes chez vous, dans votre langue, vos références, parmi les livres, les œuvres que vous aimez. Moi je suis dehors… »18. Or, Paul Celan sut donner tort à l’affirmation si souvent citée d’Adorno, « écrire un poème après Auschwitz est barbare »19– en attestant de la possibilité de la poésie après Auschwitz, une poésie « d’après Auschwitz », au sens de « en fonction d’Auschwitz »20. Cette parole, souvent citée, d’Adorno, extraite de « Critique de la culture et de la société », date de 1955. Onze ans plus tard toutefois, T.W. Adorno nuançait quelque peu son jugement en reconnaissant le droit à la souffrance de s’exprimer –« La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des poèmes »21. P. Celan, contrairement à Elie Wiesel par exemple, a continué à écrire en allemand, et sa correspondance de même que le sombre poème « Huhediblu », témoigne de son aspiration à un milieu de langue allemande, à une certaine tradition d’humanisme allemand. Simultanément toutefois, il était bien conscient de la rapidité avec laquelle les « cellules cancéreuses de l’antisémitisme et de l’auto-aliénation juive se développent à nouveau »22 , en sorte que le double bind qui le caractérise viendrait de ce qu’il se veut un poète juif de langue allemande après l’Holocauste, l’allemand étant à la fois la langue de sa mère et celle de ses meurtriers23.
Les auteurs et leurs traducteurs.
J’en viens maintenant aux problèmes de traduction qui se posèrent à ces philosophes : traduction en anglais pour Adorno, traduction en allemand pour Arendt qui écrivait directement ses livres en anglais. H. Arendt n’était en effet pas satisfaite de ses traducteurs allemands : elle corrigea complètement la traduction de son livre Eichmann à Jérusalem, estimant que la traduction de Brigitte Granzow était dans « un mauvais allemand et [comportait] plus de fautes que de coutume ». Elle assuma en outre elle-même la traduction de trois de ses livres en allemand: Les Origines du totalitarisme24, Condition de l’homme moderne,25 Essai sur la révolution26. C’est dire qu’elle continuait à penser en allemand, comme en témoigne d’ailleurs son Journal de pensée, ouvert en 1950, juste après son premier retour en Allemagne, et qu’elle tint assez régulièrement presque jusqu’à la fin de sa vie. Or, sur les quelques mille pages de ce Journal –qui n’est nullement un journal intime, mais un journal de pensée, de travail–, une centaine à peine sont écrites en anglais, alors même, rappelons le, qu’elle publiait en anglais. C’est bien là la preuve qu’H. Arendt a toujours continué à penser dans sa langue maternelle, qu’elle a, consciemment, c’est elle qui y insiste, voulu conserver sa langue maternelle. « Sans langue maternelle, l’homme est infirme », écrit Aharon Appelfeld27 : l’allemand, la langue maternelle d’H. Arendt dans le Journal de pensée, est tissé d’une étourdissante mosaïque de grec, de latin et de français, preuve s’il en est que son oikos, son « chez soi », n’était nullement nationaliste, communautariste, mais savait faire accueil à la différence, à la pluralité, la diversité, la confusion des langues, loin d’être une malédiction, étant source infinie de richesse pour le monde comme le pensait déjà Humboldt.
L’appréciation de G. Steiner, polyglotte dès l’enfance, est très différente sur cette question de la traduction. Il soutient en effet qu’il n’est pas de bonheur plus immense pour un auteur que celui partagé « avec ses traducteurs, à moduler, à passer de la langue dans laquelle a été composé un essai ou un livre à une autre qui est aussi la sienne. La traduction, cette moisson de Babel, est d’essence […] Elle a occupé toute ma vie de travail »28.G. Steiner n’en souligne pas moins le danger qui guette le traducteur au cours de son voyage à travers les langues, à savoir, la perte de son foyer– plus aucune langue n’offrant la sécurité d’un chez soi – au profit d’un no man’s land, comme telle fut l’aventure de Walter Benjamin : « L’image de Walter Benjamin est celle d’un traducteur tellement possédé par la métamorphose – c’est à Hölderlin qu’il pensait– que “les portes de sa propre langue se sont refermées derrière lui” »29.
Quant à T. W. Adorno, qui avait toujours gardé l’espoir d’un retour, il prit sa décision de revenir en Allemagne après qu’un éditeur américain – lui-même pourtant un émigré lui aussi– lui eut refusé sa propre traduction en anglais de La Philosophie de la Nouvelle Musique, condamnée comme « badly organized » et après qu’un autre eut « rewrité » et « adapté » au point qu’il ne reconnut pas en être l’auteur, sa conférence, « La Psychanalyse révisée », ce qu’il commentait ainsi : « Les mots étrangers sont les Juifs du langage »30. Par delà la subjectivité du mal du pays–« j’appartiens à l’Europe et à l’Allemagne»31– T. W. Adorno invoque une « motivation objective » à ce retour, la langue maternelle qui se trouve être la langue de la pensée, de sa pensée, celle dans laquelle il crée sans craindre d’être « amputé ». Cette spécificité de la langue allemande ne se laisse pas expliciter par le concept de « profondeur », et pas davantage par celui « d’âme allemande », mais bien plutôt par sa « vigueur d’expression », ainsi que par son caractère « essentiellement représentatif »32 Ou encore : « Celui qui a parlé passionnément sa propre langue ne peut baragouiner une langue étrangère. Personne ne le comprend plus. »33 Cette spécificité crée toutefois une obligation à celui qui, de retour d’exil, ayant perdu tout contact naïf avec la langue, reprend pied en elle : « tout en conservant son intimité avec sa propre langue, faire preuve d’une vigilance infatigable pour échapper à toute supercherie que cette langue pourrait faciliter », soit, se garder de croire que « l’excédent métaphysique de la langue suffit à garantir la vérité de la métaphysique qu’elle propose, ou de la métaphysique en général »34.
Que l’allemand soit par essence une langue plus philosophique que l’anglais, et même la langue de la pensée, c’est ce que semble bien affirmer H. Arendt dans son Journal de pensée lorsqu’elle écrit : « À propos de mes difficultés avec mes lecteurs anglais. […] Le concept même de penser quelque chose de façon approfondie est étranger à la “philosophie” anglaise. Par exemple: j’ai dit que Benjamin pensait poétiquement, c’est-à-dire par métaphores. Jusque-là tout va bien. Mais je pose ensuite la question de savoir ce qu’est une métaphore (ce qui me conduit tout naturellement à Homère qui l’a inventée en tant qu’instrument poétique) et ce qu’une métaphore accomplit — l’unité du monde. Or, d’après notre ami anglais, de telles considérations n’auraient rien à voir avec un portrait de Benjamin »35.
Ce qu’H. Arendt tout comme T.W. Adorno semblent tous deux revendiquer ici par rapport à leur langue maternelle, c’est donc sa puissance créatrice, au sens où Martin Buber, lui aussi, après des années d’étude de l’hébreu en vue de son immigration en Palestine qu’il différa jusqu’en 1938, et alors même qu’il était engagé dans la traduction de la Bible avec Franz Rosenzweig, écrivait pourtant à Gershom Scholem : « Je crois pouvoir dire que je “sais” l’hébreu, mais dès que je veux exprimer une pensée, elle s’effrite dans ma bouche. Je dois toujours traduire d’abord, et ce n’est pas bon »36. De même la réflexion que fit en 1949 encore M. Buber à Nahum Glatzer, pourrait-elle s’appliquer au rapport qu’entretiennent H. Arendt et T.W. Adorno avec leur langue maternelle : « l’histoire d’amour que j’entretiens avec la langue allemande est tout simplement une réalité »37
La question de la « folie » de la langue.
Sillonnant l’Allemagne pendant plus de six mois, dans le cadre d’une mission pour l’Organisation de la Reconstruction juive en 1949, dont elle était devenue executive director, H. A écrit à Blücher : « tu avais bien raison de ne pas vouloir revenir en Allemagne. Après vous avoir submergé, la sentimentalité vous reste en travers de la gorge.»38 Pourtant, Berlin, les Berlinois, la fascinent : « Inchangés, formidables, pleins d’humour, intelligents, du vif argent. Pour la première fois j’ai eu l’impression de revenir à la maison… »39. La langue comme foyer, donc. Et dans son entretien avec G. Gaus, elle remarque : « le fait d’entendre parler allemand dans les rues : cela m’a incroyablement réjouie… »40 Et même lorsque G. Gaus insiste sur cet amour de la langue, « même aux temps les plus amers ? », elle confirme : « Toujours. Je me disais : que faire ? Ce n’est tout de même pas la langue qui est devenue folle ! Et en second lieu : rien ne peut remplacer la langue maternelle »41 Que la langue, c’est-à-dire la mère, puisse devenir folle, c’est ce qu’H. Arendt récuse de toutes ses forces. Toute à son bonheur, elle ne semble pas avoir pris la mesure des distorsions que l’idéologie nazie avait imprimées à sa langue maternelle, cet allemand du Lager, cette langue spéciale, ort-und zeitgebunden, liée au lieu et à l’époque, qui n’était, comme le précise Primo Levi, qu’ « une variante, particulièrement barbare, de celle qu’un philologue juif allemand, Klemperer, avait baptisée Lingua Tertii Imperii, langue du Troisième Reich, allant jusqu’à en proposer l’acrostiche LTI, par une analogie ironique aux cents autres abréviations (NSDAP, SS, SA, SD, KZ, RKPA, WVHA, RSHZA, BDM…) chère à l’Allemagne de ces années »42.
Contrairement à H. Arendt, son ex-mari, Günther Stern, alias Günther Anders, qui, au terme de son exil, en France, puis aux Etats-Unis, choisit de s’installer à Vienne, en pays germanophone, faisait part de sa surprise lors de ses « retrouvailles » avec la langue allemande : « au cours de ces dix sept années d’absence, la langue allemande était devenue pour nous une langue privée : une langue écrite et une langue réservée à la plus stricte intimité. Le monde (ainsi que nous-mêmes dans notre rapport avec lui) avait utilisé une autre langue »43. Il constatait en effet que des néologismes s’étaient introduits furtivement à travers le goulot d’étranglement d’expressions nazies, que j’avais certes lues […] mais que je n’avais pas encore rencontrées, comme autant d’éclats d’obus dans l’innocence de la langue quotidienne. »44
Toutefois, c’est à Victor Klemperer, juif allemand, cousin du chef d’orchestre, marié à une aryenne, destitué de sa chaire de philologie à Dresde en 1935, astreint, à partir du 19 septembre 1941 au port de l’étoile que revient la réflexion pionnière sur le langage totalitaire dans son Journal, intitulé LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue45.« Un SOS envoyé à moi-même, voilà ce que représentait LTI dans mon journal […], le balancier sans lequel je serais cent fois tombé. »46 Dès le 27 mars 1933, il note : « Des mots nouveaux font leur apparition ou des mots anciens acquièrent un sens particulier, ou de nouvelles combinaisons se créent, qui se figent rapidement en stéréotypes »47 et il en donnait pour exemples : la SA (Sturm Abteilung : section d’assaut) qui s’appelle à présent… « l’armée brune », les Juifs de l’étranger» qui deviennent « les Juifs universels » (Weltjuden) ou le « judaïsme international » (internationales Judentum) qui « font de la propagande en diffusant des atrocités » (Greuelpropaganda) et répandent des « atrocités inventées » (Greuelmärchen) ; et « quand on parle de moi officiellement », ajoutait-il, « on dit toujours « le Juif Klemperer »48. Il notait également la manie des abriévations, la malédiction du superlatif, l’invasion des adjectifs « total », « unique », « historique », révélatrice de la prétention fondamentale du nazisme, les nouveaux verbes engendrés par la volonté d’action : « entjuden » (déjudaïser), « aufnorden » (rendre plus nordique), arisieren (aryaniser) ; la manie nazie de tout organiser, révélée par l’emploi à toutes les sauces du verbe « organisieren » à la place de travailler, exécuter, faire : « Qui m’a dit hier encore “Il faut que je “m’organise” un peu de tabac ?” Je crains que ce ne soit moi-même. »49
À l’inverse, dans son Discours de Brême, en 1958, P. Celan reconnaissait que « malgré tout, elle, la langue [allemande] fut sauvegardée. Mais elle dut alors traverser son propre manque de réponses, dut traverser son mutisme effroyable, traverser les mille ténèbres des discours meurtriers. Elle traversa, et ne trouva pas de mots pour ce qui se passait, mais elle traversa ce passage et peut enfin ressurgir au jour, enrichie de tout cela »50. C’est pour compenser ce manque de réponses de la langue allemande face à l’événement de la Shoa, que les poèmes de P. Celan, à partir des années 1960, ceux réunis dans La Rose de personne, regorgent à la fois de « thèmes juifs » et font résonner les vocables hébraïques, ou yiddish, renvoyant ainsi à chaque instant, à la blessure que, depuis l’extermination des Juifs, la langue allemande […] porte au fond d’elle-même. »51À vrai dire, outre l’hébreu, sept ou huit autres langues émigrent dans la poésie de Celan, cette explosion semblant coïncider avec la prise de conscience de sa judéité et mettant en question la langue allemande qui les entoure.
III/ L’hébreu réinventé : un refuge contre l’allemand?
Langue sacrée/ langue profane.
C’est à Eliézer Ben Yéhouda (1858-1922), journaliste et philologue, originaire de Lituanie, qu’échut la tâche de faire renaître l’hébreu, comme en atteste son autobiographie publiée en 1918, La Renaissance de l’hébreu, le rêve traversé suivi de Ithamar Ben-Avi, « Mémoires du premier enfant hébreu »52. Est-il nécessaire que pour former un peuple les Juifs parlent la même langue, se demandait-il, citant l’exemple de la Suisse et de la Belgique ? Au fur et à mesure pourtant que sa conscience politique s’affermit, il en vint à la conclusion suivante : « de même que les juifs ne peuvent être une nation vivante à moins de rentrer dans la patrie de leurs ancêtres, ils ne peuvent être un peuple vivant, à moins de revenir à la langue de leurs ancêtres et de l’utiliser […] également dans la langue quotidienne [seul] ces deux éléments–une terre et une langue–dépendant uniquement de nous. »53 Cette entreprise, consistant à faire renaître une langue morte, apparaissant à l’écrivain et philosophe Yeshayahou Leibowitz comme « la plus grande réussite du sionisme, bien plus que la création d’un État »54. Sur le plan personnel Ben Yéhouda prit alors la décision de ne plus parler qu’hébreu, en tout temps et en tout lieu, à sa femme, à ses amis, à toute personne juive de rencontre : rak ivrit, l’hébreu exclusivement, d’où se fera traiter de meschougge (fou). Désireux d’avoir un enfant véritablement hébreu, qui n’aurait entendu que les sons de cette langue, il interdit à la mère de lui chanter berceuses en yiddish ou en russe, lui imposant un strict confinement, si bien que l’enfant accusera un très grand retard à parler. Cette décision de recourir à la langue sainte, pour en finir avec la malédiction de Babel, s’explique historiquement par le fait que les 30 000 Juifs (contre 70 000 Chrétiens et 400 000 musulmans) ne formaient pas une communauté unie par la langue : « à mesure que nos conversations en hébreu se faisaient plus nombreuses, nous parlions de sujets plus divers et d’affaires de la vie quotidienne plus simples, plus triviales et plus ordinaires : nous devenions, alors, muets, d’où l’idée d’un dictionnaire »55, dont la publication en 17 volumes commença en 1910. En revanche, l’entreprise fut très mal vue par les orthodoxes qui, qui considéraient l’usage profane de l’hébreu comme blasphématoire. Ben Eliézer fut ainsi excommunié et même emprisonné pendant un an, à la suite de quoi il partit en exil aux Etats-Unis, mais qui revint néanmoins en 1919 en Palestine pour combattre la tentative d’imposer l’allemand comme langue d’instruction dans le secondaire et au Technion de Haïfa, fondé par des Juifs allemands. Obtenant finalement que l’hébreu soit une des 3 langues officielles, il fonda Sefatenou, « Notre langue », société pour la diffusion de l’hébreu, et devint secrétaire du comité préparatoire pour la création de l’Université hébraïque de Jérusalem.
Le film de Nurith Aviv, Misafa Lesafa (D’une langue à l’autre) illustre de façon magnifique ce problème de l’ »entre-deux » langues. Il s’agit d’un documentaire, qui s’ouvre sur l’interview d’H. Arendt à la télévision allemande, et dans lequel la réalisatrice israélienne interroge neuf immigrés en Israël pour des raisons idéologiques. Tous, qu’ils soient poètes, chanteurs ou écrivains, s’expriment sur la tension vécue entre l’intimité de leur langue maternelle et l’apprentissage politique de l’hébreu.
Ainsi, au début du film le poète Meir Weiselter, huit ans lors de son arrivée à Haïfa, dit-il : « Du moment où j’ai voulu pénétrer l’hébreu et écrire, du moment où j’ai eu cette idée-là, j’ai dû assassiner la langue russe ». Quant à la poétesse d’origine hongroise, Agi Mishol, s’interrogeant sur sa langue maternelle « Quelle est ma langue maternelle ? Je ne sais pas répondre. Est-ce la langue de la maison, la langue de mes premiers mots, ou l’autre langue, celle de la rue, de l’école, la langue que j’ai appris à lire et à écrire ? », elle avoue qu’à la mort de son père c’est en hongrois qu’elle s’est écroulée : « j’ai senti que l’hébreu ne me portait plus ».
L’exemple de l’écrivain Aharaon Appelfeld, de langue maternelle allemande, est le plus instructif : né, comme Paul Celan à Czernowitz en 1932, il s’évade du camp où il a été déporté à l’âge de huit ans, se cache pendant trois ans dans les forêts d’Urkraine avant d’être enrôlé dans l’Armée Rouge, et immigre en Palestine en 1946, âgé de treize ans et demi. Sans éducation, orphelin, « recueilli par des voleurs », sans langue, ou plus exactement comme il le dit : « J’avais tant de langues [« une mosaïque de mots allemands, yiddish, roumains, hébreux et même ruthènes »] mais toutes ensemble ne suffisaient pas à communiquer. Nous étions comme des bègues, parlant la langue du corps et non de la bouche. Chacun essayait de s’exprimer avec ce qu’il avait ». À cette époque là, l’immigrant n’était pas bien accepté, et l’idéologie : exigeait : « Parle hébreu ! Oublie, oublie ta langue maternelle, oublie ta personnalité. »Travaillant au kibboutz le jour, Appelfeld apprend donc l’hébreu la nuit : «J’ai beaucoup travaillé pour apprendre l’hébreu, comme pour creuser dans la montagne […] Et, ce faisant, tout le temps où j'écrivais en hébreu et m’efforçais d'adopter la langue avec tous ses idiomes, émergeaient de temps en temps d’autres langues. Elles gênaient mon écriture ». Au bout de deux années passées en Israël, il avoue que sa langue maternelle ne vivait plus en lui, même s’il tenait un journal intime pour tenter d’en fixer ce qui subsistait en lui, quand bien même cette langue maternelle était-elle aussi celle des assassins, raison pour laquelle il ne peut écrire en allemand. Il poursuivait donc ses efforts pour adopter l’hébreu, cette « langue de soldats », cette langue qui sonnait à ses oreilles comme des ordres : « Aller ! Dormir ! Ranger ! »et le transformer en langue maternelle : « Aujourd’hui je n’ai pas d'autre langue. L'hébreu est ma langue maternelle. Je rêve, j’écris en elle ». Pourtant, il avoue craindre jusqu’à ce jour, de perdre cette langue : « Parfois je me réveille et cet hébreu acquis avec tant de peine s’évanouit, disparaît. Je veux l’attraper et je ne peux pas. »
Paul Celan s’est rendu une seule fois en Israël. Adorno, jamais, à notre connaissance. H. Arendt revint très souvent en Allemagne mais ne projeta jamais de s’y réinstaller définitivement. Elle se rendit pour la première fois en Palestine en 1935, accompagnant un groupe d’adolescents juifs dont elle avait la responsabilité dans le cadre de son travail à l’Alliah des Jeunes, et à cette occasion elle entreprit d’apprendre des rudiments d’hébreu, « pour connaître [s]on peuple »56 : c’est d’ailleurs la seule occurrence où H. Arendt désigne son appartenance à un peuple, contrairement à ses dénégations concernant son appartenance au peuple allemand. Bien que douée pour les langues, elle n’y progressa guère, comme en témoigne cette réflexion à son mari lors d’un Congrès à Genève où les langues de communication étaient le yiddish et l’hébreu: « cette dernière, d’après toutes mes expériences peu encourageantes pour l’apprendre, n’est pas une langue, mais un malheur national ! »57 Elle retourna à cinq reprises en Israël, dont elle suivait la politique de près, et notamment à l’occasion du procès Eichmann où elle avait été envoyée à titre de reporter pour le journal New Yorker, mais elle ne projeta jamais de s’y installer.