Introduction

« Violon, votre la », demande le Maestro, au seuil de la symphonie. La langue aussi a ses « la », et ses « les », qu’on se risque à désaccorder en « aux », quitte à susciter le désaccord... On lit, dans la nouvelle édition de la Pléiade2, le fragment suivant :

Le plaisir que j’avais à voir la statuette, parce qu’elle me faisait penser à un petit jardinier en plâtre qu’il y avait dans un jardin de Combray, n’était rien auprès de celui que me causaient le grand escalier humide et sonore, plein d’échos, comme celui de certains établissements de bains d’autrefois, aux vases remplis de cinéraires – bleu sur bleu − dans l’antichambre, et surtout le tintement de la sonnette, qui était exactement celui de la chambre d’Eulalie (T III, 147-148).

Cette version, qui modifie un seul mot par rapport à l’édition de 1954, soulève néanmoins quelques perplexités.

1) Une question de rythme

Remplacer les vases remplis de cinéraires par aux vases remplis de cinéraires modifie substantiellement l’économie syntaxique de la phrase, en tant que le verbe causaient compte désormais non plus trois mais deux sujets : les vases dégringolent du statut de sujet à celui de complément prépositionnel, et, partant, la coordination syndétique(et surtout) perd son effet d’une gradation (par définition au moins ternaire) qui arriverait à son acmé.

Ceci n’est pas sans altérer − pour des oreilles sans doute trop délicates − le profil rythmique de tout l’ensemble. La version A (1954 : les vases), avec ses trois groupes syntaxico-rythmiques fondamentaux à fonction sujet, développait dans la deuxième moitié de la phrase une cadence ternaire majeure sensiblement croissante dans ses volumes3. La version B (aux vases) fait au contraire suivre un très long premier sujet d’un second au moins deux fois plus bref. Ceci ne cadre plus si bien avec la maîtrise virtuose qu’avait Proust du rythme phrastique4 : à l’oreille d’un lecteur qui, désormais rompu à la lecture de cette prose si particulière et si difficile à dompter, est habitué à une certaine respiration, ce déhanchement inattendu du cursus ne peut que donner le hoquet ! Où est passé le tempo qu’on attendait pour l’apodose ? Cette cadence mineure sans vraie « chute »5 ne rate-t-elle pas sa mise en évidence (et surtout) ? Bref, un couac dans la symphonie !

2) Une question de syntaxe

Le malaise rythmique s’accroît par ailleurs d’une ambiguïté syntaxique. À quoi faut-il désormais rapporter le complément descriptif aux vases : à l’escalier de l’hôtel Montmorency ou aux établissements de bains d’autrefois ? Ce qui équivaut à se demander quelle valeur doit avoir la virgule : est-elle appelée là par une simple nécessité rythmique, ou a-t-elle pour fonction de séparer le complément déterminatif d’un syntagme auquel celui-ci doit rester étranger ? En d’autres termes, l’antichambre fleurie de cinéraires est-elle située dans le temps 0 narratif de la visite à l’hôtel de Montmorency, ou dans le temps -1 des séjours balnéaires d’autrefois ?

3) Une question lexicale : l’antichambre

On se demande d’ailleurs comment pourrait se justifier l’emploi du mot antichambre6, dans un contexte spatial parlant de grands volumes, comme le hall d’entrée « monumental » d’un établissement « fin de siècle » ? En effet, alors que dans le texte tout connote la grandeur, la monumentalité du lieu, le mot « antichambre », issu de l’italien « anticamera », ne possède ce sème ni dans sa racine (« camera ») ni dans son usage (entrée d’une chambre ou d’un appartement), et c’est précisément, semble-t-il, ce qui le spécialise par rapport à certains des synonymes qu’on lui rapproche (hall, salle d’attente), plus neutres quant aux dimensions. Si donc l’antichambre aux cinéraires ne « colle » guère avec l’espace du souvenir (les établissements balnéaires), en revanche, elle paraît beaucoup plus vraisemblable dans l’hôtel parisien. Et nous verrons plus loin que ce terme d’antichambre correspond encore mieux à la description d’un autre lieu (encore un hôtel particulier), et où il est question de... cinéraires.

4) Une question thématique

Or, la réponse à ces nouvelles incertitudes (lexicale, syntaxique) touche de près l’architecture du thème auquel appartient ce fragment. Ce passage prélude à sa façon − très maladroitement certes7 − à la grande série des épiphanies de la Matinée Guermantes. D’une part, il est monté sur un même scénario (arrivée du narrateur dans un hôtel (Montmorency/Guermantes) où se donne une réception (salon/matinée) et sa surprise des sens à son entrée. D’autre part, il cherche à cerner la nature et la provenance de ce fameux plaisir dont le persistant mystère est une des clés de voûte de la fiction. Enfin, il égrène lui aussi son chapelet d’« épiphanies » : dans la leçon de 1954, on lit une énumération quaternaire citant de plain-pied le petit jardinier en plâtre, le grand escalier humide et sonore, la sonnette d’Eulalie... les cinéraires... Le passage cité appartient donc8 – on n’en doute plus – au corpus de la mémoire involontaire : il ficelle ensemble plusieurs réminiscences d’un nœud qui tient tant de leur localité commune (l’hôtel de Montmorency) que du fameux plaisir qui s’en dégage.

Par rapport au texte de 1954, la nouvelle édition de la Pléiade propose une lecture légèrement différente, mais lourde de conséquences en ce qui concerne ce morceau de mémoire involontaire : à l’énumération quaternaire des motifs, tous apparemment issus d’horizons diégétiques différents, elle en substitue une ternaire, affiliant les vases de cinéraires au grand escalier. En effet, lire aux à la place de les impose la fusion du 2e et du 3e motifs : que les vases de cinéraires ornent le lieu d’autrefois (les établissements de bains) ou l’hôtel parisien « d’aujourd’hui », ils ne sont plus sujet, ils cessent d’agir sur la mémoire au même titre que la statuette, la sonnette ou l’escalier. Dès lors, le lecteur serait pour ainsi dire dispensé d’en chercher l’original : or, celui-ci non seulement existe (on le rencontrera bientôt), mais c’est encore le plus clairement attesté des quatre motifs réunis ici. Voilà bien une « leçon » éditoriale qui a pour effet de faire frissonner la peau de chagrin du thème...

Nous nous proposons donc d’interroger l’archéologie génétique des deux fragments du motif de mémoire (que pour plus de commodité nous appellerons respectivement [A] « Doncières » (T II 383) et [B] « Montmorency » (T III 147), afin de juger s’il était vraiment opportun, à l’avantage d’une simple variante, de rompre un rythme, de confondre une syntaxe, de tromper un lexème et de ronger un coin de charpente thématique.

Du bien-fondé, quelquefois, de la structure

Sans doute, à présent qu’est retombée la fièvre structuraliste, cherche-t-on à éclairer dans une œuvre moins son caractère « construit », « fonctionnel » que ses fragments, ses résidus et ses virtualités imaginaires. Sans doute la nouvelle mode du discours critique sur la Recherche insiste-t-elle davantage non seulement sur l’inachèvement partiel de l’œuvre, mais aussi sur les aléas et les variations du cheminement créateur9, sur la tendance aux refontes, sacrifices, transformations qui enfiévra Proust, tel Pénélope de nuit, jusqu’aux dernières heures acharnées de son travail10.

Mais précisons certains points. D’abord, le passage qui nous intéresse relève de cette partie de l’œuvre à laquelle Proust a eu au moins l’occasion de mettre la dernière main pour l’édition ; les textes proprement « inachevés » couvrent les volumes suivants d’Albertine disparue/La Fugitive et du Temps retrouvé. Ensuite, loin de faire la nique au discours structuraliste11, certaines suppressions de motifs dans l’entre-deux de la Recherche12 travaillent dans le même sens que nombre d’ajouts : ceux-ci et celles-là contribuent le plus souvent à renforcer la logique binaire du thème de la mémoire involontaire − en l’occurrence −, qui veut qu’à chaque fragment textuel de réminiscence corresponde un fragment textuel d’impression première13. Car qu’est-ce qu’élimine l’écrivain dans Sodome et Gomorrhe ? Des motifs orphelins, atrophiés, incomplets, qui n’avaient pas développé leurs deux « branches » de l’« impression originale » et de la réminiscence14. C’est ce qui semble échapper à Antoine Compagnon lorsqu’il commente la disparition in extremis d’un de ces motifs (la lustrine verte) : « estomper la portée dogmatique de l’œuvre »15 ne signifie pas nécessairement en saper − voire en abattre − la cohésion structurale. Il est certainement plus pertinent de supposer simplement que l’arche du roman n’a point besoin de tant de piliers, une fois qu’elle a pris son élan. Mais cela ne l’empêche pas de tenir !

Or bien, hâte, distraction, fatigue, fantaisie, hésitation, inachèvement… mis à part, Proust ne montre-t-il pas à maintes reprises − justement dans ses brouillons, comme par ailleurs dans sa correspondance – qu’il ne voulait a priori rien laisser au hasard dans la composition de son roman16 ?

L’analyse exhaustive − ou du moins se rêvant telle − du thème de la mémoire involontaire et de chacun de ses quelques cent motifs aboutit à la conviction que rarissimes sont les « épiphanies » qui n’ont pas pour partenaire dans le roman une « impression originelle » plus ou moins consciente et, partant, plus ou moins décrite par le narrateur. Certes, eu égard à la définition même de la mémoire involontaire (comme retour imprévu d’un événement, d’un sentiment jadis refoulé), la trace de l’impression première est volontairement plus exposée aux lectures distraites ou aveugles que celle de la réminiscence. Cette attitude stylistique (camouflage/mise en relief) destinée à traduire en écriture une attitude psychologique (refoulement/résurgence) touchant les données de la mémoire involontaire (impression/réminiscence), nous a paru tellement prégnante dans toute la Recherche qu’elle a inspiré une espèce d’équation destinée à la formaliser : celle-ci souligne, sur les plans corrélés de l’inconscient, de la mémoire et du style, la relation d’équivalence entre les termes suivants :

MÉMOIRE

INCONSCIENT

STYLE

impression
___________ =

Refoulement
____________  =

Camouflage
___________

réminiscence

retour

mise en relief

Ainsi, parmi toutes les techniques de camouflage utilisées à cet effet17, il en est deux qui s’appliquent à confondre dans le (con)texte certains motifs mineurs, en assurant ainsi la discrétion voulue de leur « impression » : la récurrence sémémique et l’itération sémique (id est des formes de répétition, totale ou partielle, sans aucun commentaire didactique du narrateur). Quelques autres petits motifs obéissent à ce point à l’équation de l’inconscient que l’épisode auquel ces réminiscences devraient correspondre est totalement refoulé, effacé, tu, au point de n’apparaître nulle part dans le texte à son heure de l’histoire, pas même sous sa forme minimale de récurrence sémémique ou d’itération sémique ; mais sa localité, indiquée après coup dans la réminiscence, est à chaque fois tout à fait vraisemblable dans le tissu de l’histoire : ce qui nous fait dire que le camouflage ici pratiqué tient de l’ellipse18, que comblera plus tard une analepse. Tout ceci n’a donc rien d’étrange : on voit l’équation stylistique du thème nuancer peu à peu sa palette de variantes.

Par ailleurs, les amples variations observées dans la surface textuelle des motifs de mémoire semblent répondre à l’oscillation d’un fléau de balance dont les deux plateaux correspondraient respectivement au texte de l’impression initiale [A] et au texte de la réminiscence [B]. Dans l’écrasante majorité des cas19, la relation quantitative et qualitative des deux textes est inversement proportionnelle : plus B est explicite et développé, plus A est évanescent et fugitif et vice-versa.

Les quatre motifs qui ont retenu notre attention proposent à ce titre trois des solutions possibles : 1) A est absent du récit à l’adresse que lui attribue l’histoire (ellipse), et B en tient lieu avec précision, dans son analepse complétive, 2) A est évanescent, ou incomplet, quoique textuel (paralipse), et B y renvoie avec indécision, dans une analepse (partiellement) répétitive, 3) A est littéralement inscrit dans le texte et B peut donc économiser le renvoi (absence d’analepse). La statuette et la sonnette comptent sur l’analepse pour corriger la paralipse20, qui les a si bien camouflées dans « Combray » qu’elles ne s’y donnent plus à voir. L’escalier s’accommode de l’imprécision dégagée par certains, qui ouvre en effet la voie à plusieurs pistes concurrentes. En revanche, le bouquet de cinéraires peut se passer de tout renvoi explicite dans B car il a, comme on le verra plus loin, un domicile littéral A dans l’amont de la fiction. Voilà une façon − structurale on en convient − d’expliquer l’évidente − la dérangeante ? l’importune ? − asymétrie du faisceau motivique sans chercher à y porter remède21. Face à ces régularités thématiques ailleurs22 massivement attestées (le binarisme des motifs et leur balance textuelle), qu’apporte, qu’« améliore » la leçon de la nouvelle Pléiade ?

La mémoire dans le texte

Dans le fragment « Montmorency » cité en ouverture, l’acte de ressouvenance affirme si énergiquement sa nature sensitive involontaire qu’on ne peut lui refuser a priori la vraisemblance d’un moment primordial. Et il n’est d’ailleurs pas si difficile de le localiser rétrospectivement dans le récit23. Ainsi par exemple, le petit jardinier de plâtre aurait bien droit d’asile dans un de ces jardins de Combray par-dessus la barrière desquels les promeneurs du dimanche jetaient volontiers un coup d’œil. Son existence fort discrète se contente d’une seule apparition qui tient lieu à la fois de rencontre et de retrouvailles24.

Et les cinéraires ? Une note critique de la même « nouvelle Pléiade »25 documente le passage en lui référant un avant-texte embryonnaire appartenant auCarnet 1 de 1908, où les cinéraires décoraient sans doute l’entrée de l’hôtel des Réservoirs à Versailles26.

Escalier pour aller au bain au<x> Réservoir<s> des fleurs blanches du tapis répondant aux douces fleurs blanches du mur escalier muette attente, on parle plus bas, l’odeur de la maison suinte, cinéraires en arrivant27

Une notation du Cahier 3 renvoie à une même impression : « Fleurs blanches des tapis, pots de cinéraires, silence dans l’escalier »28. Proust, paraît-il, séjourna en effet par deux fois à Versailles en 1906 et en 1908, mais ce n’est que lors du second séjour qu’il avait avec lui ce carnet sur lequel il prenait des notes en vue de son roman29.

Or on sait qu’il n’est plus question de cet hôtel de Versailles dans la version définitive. Cette information génétique doit-elle pour autant nous induire à rapporter ce motif à une « impression originale » irrémédiablement disparue, oubliée ou simplement tue pour quelque raison à découvrir, comme c’est semble-t-il le cas pour le morceau de lustrine verte de la Raspelière, et pour la sonnette de la chambre d’Eulalie ? Or, nous l’avons déjà souligné, ces solitaires sont tout à fait rares dans la Recherche, où une « loi de composition » semble avoir plutôt veillé à pourvoir − tôt ou tard − chaque réminiscence de son berceau primordial, aussi discret, voire évanescent puisse-t-il parfois sembler.

Du reste, est-il judicieux de tant privilégier dans ledossier génétique une notation visiblement pré-rédactionnelle, mais surtout de caractère nettement autobiographique, encore vierge de toute fécondation romanesque ? Car enfin, si on relit le dernier état de la fiction, le grand escalier de la Recherche, par son humidité, rappelle peut-être le suintement des murs de Versailles, mais où prendrait-il sa sonorité ? Dans le « silence », la « muette attente », ou dans les « murmures » du « on parle plus bas » ? Où nous mène donc le grand escalier avec ses cinéraires ?

Plus de séjour à Versailles dans le roman, mais des vacances à Balbec, à Doncières, à Venise... Or, « établissement de bains », par sa nature, nous induit à éliminer Venise et Doncières. Venise, parce que le narrateur y séjourna, non au Lido, mais dans un hôtel derrière le campanile de la cathédrale Saint-Marc, dont il voyait de sa fenêtre briller l’ange d’or30. Quant à Doncières, la ville de garnison, elle s’étend au pied des collines d’une campagne brumeuse31.

À Balbec, par contre, le récit donne à l’établissement le loisir de combler ses deux emplois : d’hôtel balnéaire (le Grand Hôtel) et de bains publics (les fameuses douches fréquentées par Léa et ses amies et par la petite bande). Mais l’épisode des douches appartient au second séjour à Balbec, qui ne vient qu’après la réminiscence de l’hôtel de Montmorency. S’agit-il alors du Grand-Hôtel, tel qu’il fut « vécu » lors des premières vacances dans la station normande ? « Mais combien ma souffrance s’aggrava quand nous eûmes débarqué dans le hall du Grand-Hôtel de Balbec, en face de l’escalier monumental qui imitait le marbre » (CF I 662-3 ; T II 23). La monumentalité des escaliers induite de « grands », « échos » et « sonores », jointe à l’« escalier », s’accommode bien de son « hall », dont la « classe » aristocratique et majestueuse laisse supposer le volume considérable, le « faux » marbre sa disposition à la résonance, et la proximité de la mer cette sensation métonymique d’humidité.

Mais, malgré le poids de l’argument lexical, on risque de surévaluer quelque peu la distance temporelle qui sépare la matinée de Montmorency de ce premier séjour balnéaire32, en lui appliquant sans sourciller l’adverbe « autrefois ». La temporalité de cet adverbe nous renverrait plutôt à l’enfance, dont nous ne connaissons cependant que les saisons passées à Combray et à Paris... Sauf une vacance thermale dans une petite station allemande, en compagnie de la grand-mère ; la vue des trois arbres n’avait-elle pas désenseveli « la campagne allemande où j’étais allé une année, avec ma grand-mère prendre les eaux » ? (CF I 718 ; T II 78), sans doute cette « petite ville d’eaux allemande où tout enfant j’avais été avec ma grand-mère » que ressuscitent les « franches sonorités du nom de “Faffenheim” » (CF II 256 ; T II 553) ?

Cependant celle-ci, bien qu’évoquée deux fois en mémoire, n’est pas localisable dans le récit, ou plutôt elle constitue ce que G. Genette nomme une analepse complétive, qui comble rétroactivement une ellipse du récit premier33 : le récit d’enfance ne mentionne jamais cette vacance allemande en compagnie de la grand-mère. En effet, l’avant-texte nous laisserait supposer qu’il s’agit là d’un résidu narratif d’un stade antérieur du récit, inspiré sans doute par un épisode biographique : un séjour à Évian avec la mère, en 190534. L’indéfinition de l’adjectif « certains » est donc bien corroborée par notre enquête, puisque, selon la valeur temporelle qu’on accorde à l’adverbe « autrefois », on peut lui attribuer deux adresses − dans la fiction : Balbec et Faffenheim.

Mais hélas, au pied de ces escaliers, plus de « cinéraires en arrivant » ! Où sont-elles passées ? Fanées ? En allées ? Effacement ou migration ? Certes, il faut une grande obstination des mots35 pour nous permettre de retrouver le bouquet premier des cinéraires admirées avec tant d’émotion dans l’hôtel de Montmorency. Mais elle a gain de cause : « vases remplis de cinéraires − bleu sur bleu − dans l’antichambre (...) » (T III 147-148). Esquivant les fausses pistes d’un narrateur oublieux, la répétition lexicale, comme un aveu de l’inconscient, nous reconduit tout droit, non plus à Balbec ou à Faffenheim, où sont les escaliers sonores, mais à Doncières, dans le petit hôtel XVIIIe si accueillant et si plein de luxe inutile :

Je marchai en suivant une longue galerie qui me fit successivement hommage de tout ce qu’elle avait à m’offrir si je n’avais pas sommeil, un fauteuil placé dans un coin, une épinette, sur une console un pot de faïence bleu rempli de cinéraires, et dans un cadre ancien le fantôme d’une dame d’autrefois aux cheveux poudrés mêlés de fleurs bleues et tenant à la main un bouquet d’œillets (CF II 84 ; T II 383).

Du texte de l’impression première au texte de la réminiscence, les unités lexicales se répondent une à une, et n’ont pas beaucoup modifié leur ordre :

[B] --- vases --- remplis --- de cinéraires --- bleu --- sur bleu

[A] --- pot de faïence --- bleu --- rempli --- de cinéraires --- bleues

« Pot de faïence » est à lire comme un équivalent de « vase », moins défini quant à l’usage, mais davantage quant à la matière. Sa teinte, et l’espèce des fleurs restent inchangées. Quant à la couleur de celles-ci, la Nature elle-même ne donne guère le choix qu’entre deux gammes de couleur : le rouge et le bleu36. Or à Doncières, tout ce petit autel de l’offrande au bien-être et à la sécurité scintille de bleu : le vase, les fleurs dans les cheveux de la dame peinte... et les « yeux du cœur » avaient sans aucun doute enregistré cette couleur à l’insu de la conscience. L’évident parallélisme nous suggère d’induire du seul terme non encore couplé son correspondant : la couleur bleue des cinéraires.

Mais là, point d’escalier sonore, ni humide37. L’hôtel offre certes une profusion d’escaliers, mais ils sont tous si moelleux, si feutrés, si bien embusqués dans les dédales de la maison, voire même si bien réduits à la taille humaine, qu’ils ne s’emplissent d’aucun écho. Au contraire, l’effet de sens qui se dégage de la description du lieu (chambres, antichambres, galeries, couloirs, escaliers) insiste sur son silence calfeutré et douillet.

Est-ce à dire que d’« escalier sonore aux cinéraires », il n’y ait plus, pour cette réminiscence, aucune trace d’un vécu premier ? Hâte, distraction, lapsus, correction manquée, comme − suppose-t-on - pour la lustrine verte et les pas résonnant dans la galerie ? Mais les halls retentissants de Balbec et de Faffenheim ? Mais l’harmonie bleu sur bleu de Doncières ? Ne peut-on supposer plutôt que cette simple note matérielle, prise au vol dans un carnet au langage tout décousu, ait pu avoir un destin différent du souvenir biographique, ait pu éclater en plusieurs (au moins deux) petites notations dispersées en divers lieux de la fiction ? Nous le laisse croire la migration de certaines autres caractéristiques dont on devine aisément, à les lire, leur réemploi et leur nouvelle domiciliation dans le roman. L’escalier humide et sonore et les vases de cinéraires ont survécu à leur plongée dans la fiction − à leur Odyssée romanesque −, mais... séparément. Leur séparation thématique expliquerait leur juxtaposition syntaxique dans l’énumération dont on discute la lecture : non pas le grand escalier [...] aux cinéraires, mais le grand escalier, [...] les cinéraires, comme le proposait l’édition Clarac et Ferré de 1954.

La mémoire dans l’avant-texte

Pour en avoir le cœur net, il ne nous reste qu’à enquêter nous-mêmes sur le dossier génétique de nos fragments, afin de vérifier :

  • 1) du point de vue thématique génétique, à quel moment de la genèse les cinéraires apparaissent dans les descriptions de « Doncières » et de « Montmorency », et avec quel statut thématique ;

  • 2) du point de vue de l’édition critique : sur quels états du texte l’éditeur de 1988 s’est fondé pour modifier la lecture de l’édition de 1954, et quelle est l’argumentation de ce choix.

1) Archéologie de « Doncières »38

Jean Santeuil plante encore son décor dans l’hôtel d’Angleterre à Versailles, où Henri vient faire des exercices militaires (Jean Santeuil, p. 550). Dans un premier jet de la Recherche, le Cahier 4039, qui situe désormais l’épisode à « Doncières », reprend toutefois au roman inachevé les motifs des escaliers feutrés, du tapis de sol, de la galerie de tableaux, et de l’absence d’issue.

Tous ces organes de la vieille et somptueuse demeure, inutiles dans un hôtel moderne, qui ne répondaient plus à rien, ce couloir avec un vieux et épais tapis rose, orné d’assez médiocres tableaux et qui ne conduisait nulle part et où si je ne dormais pas cette nuit je pourrais me promener pieds nus en regardant le clair de lune par les fenêtres, comme dans une sorte de promenoir ajouté à ma chambre, le petit escalier privé qui n’était que pour moi et dont les marches étaient si douces à monter...40

Cette première rédaction, rayée de traits transversaux, est retravaillée au folio 39v° puis recopiée au folio 40v°, à leur tour barrés d’un grand trait : on y voit s’élaborer en dédale d’écriture pressée ce même insistant dédale de corridors complices, cependant que la couleur rose du tapis a contaminé le bouquet de la dame :

l’hôtel était plein des l’errance <allées et venues> de couloirs revenants revenants qui ne conduisaient nulle part, de la fainéance d’escaliers qui restaient <depuis longtemps> comme [privés ?] de la pièce où on accédait maintenant par l’autre entrée de l’hôtel, de vestibules grands comme des galeries et [pleins ?] comme des salons, hantés par une dame poudrée d’autrefois qui dans un cadre ancien tenait un bouquet de roses, au-dessus d’une commode en laque de coromandel41

La version qui la remplace immédiatement42 singularise la description en se concentrant sur un escalier et sur un tableau. On y observe la première apparition de la couleur bleue supplantant le rose (les fleurs dans les cheveux de la dame) et d’un bouquet (d’œillets) :

Devant ma chambre commençait un couloir où je vis le fantôme d’une dame d’autrefois dans un cadre ancien avec des fleurs bleues dans ses cheveux poudrés et un bouquet d’œillets à la main, au-dessus d’un petit meuble en laque de Coromandel, d’autres tableaux, des marines, s’accrochaient aux murs du couloir.

Mais c’est seulement dans le Cahier 4543 qu’apparaissent les cinéraires, posées, dans un vase, sur la commode que couronne le tableau de la dame d’autrefois, dans cette même antichambre :

qui me fit successivement hommage de tout ce qu’elle avait à m’offrir si je n’avais pas sommeil, un fauteuil placé dans un coin, une épinette, un vase rempli <pot> de faïence bleue rempli de cinéraires sur une console, et le portrait d’une dans un cadre ancien le fantôme d’une dame d’autrefois aux cheveux poudrés mêlés de fleurs bleues et tenant à la main un bouquet d’œillets.

Plusieurs procédés de cette « écriture à processus »44 se manifestent dans les transformations successives de ce petit fragment :

  • 1) la migration locale de certains motifs descriptifs. Ainsi l’être fantasmatique s’identifie tour à tour aux occupants d’autrefois (« errances fantomales » f° 39v°), aux corridors (« couloirs revenants » f° 40r°), puis se fige dans le tableau (« fantôme d’une dame » f° 1r°) ;

  • 2) leur aimantation mutuelle (par voie métonymique de contigüité spatiale). La couleur rose du tapis semble avoir inspiré la première fleur du bouquet peint, les roses ; mais lorsqu’apparaît le bleu (« fleurs bleues dans les cheveux »), celui-ci « déteint » sur les œillets − virtuellement −, puis effectivement sur le vase et, partant, sur les cinéraires.

  • 3) leur singularisation. Bénéficiant du passage du collectif au singulier indéfini (un couloir, un cadre, une commode, un vase), le pot de cinéraires semble porté ici par le flux de l’énumération même, sans doute appelé par la présence d’autres fleurs et de la couleur bleue. Au fil des réécritures, le décor s’est ainsi peu à peu préparé à accueillir − tardivement − l’impression originale des cinéraires.

Ainsi, l’archéologie du fragment prouve que cet équilibre binaire du motif de mémoire, nécessaire à la construction du thème dans le roman, est le fruit d’un ajout de dernière heure, comme c’est arrivé dans bien d’autres cas : c’est par une addition linéaire tardive que Proust place les cinéraires sur la commode du couloir, dans l’hôtel de « Doncières ». Il n’en était pas question avant le Cahier45. Bien que le séjour dans le petit hôtel XVIIIe d’une ville de garnison (Versailles, Doncières ou une autre) remonte à Jean Santeuil (pour la fiction) et au Carnet 1 de 1908 (pour les notes biographiques), étrangement l’héritier supposé de l’hôtel des Réservoirs a tôt fait de perdre son bouquet : les cinéraires n’y (ré)apparaissent qu’en 1912, dans le dernier manuscrit précédant la dactylographie45. Il faut bien se rendre à cette évidence : loin d’avoir toujours fait partie du décor de Doncières, les cinéraires trahissent donc un important hiatus dans la filiation génétique supposée hôtel de Versailles −> hôtel de Doncières, béance qui couvre en réalité toute la période d’élaboration fictionnelle de cette plage du roman.

2) Archéologie de « Montmorency »46

C’est qu’entre temps, il a transité ailleurs. Et, comme bien souvent, le motif s’est d’abord profilé du côté de la réminiscence, avant d’orienter sa profondeur de champ du côté de l’impression.

On se souvient, lors du second séjour à Balbec, de cet autre faisceau de réminiscences (avortées) qui faisaient voyager le narrateur sur une tout autre longueur d’ondes que les locataires de la Raspelière et leurs hôtes : l’odeur d’un vent coulis qui passait par la porte, un morceau de lustrine verte bouchant un carreau cassé, des pas résonn[ant] dans la galerie et une très discrète odeur de bois (celle, sans doute, du parquet en bois des îles) (T III 335). À ces quatre motifs s’en ajouta momentanément47 un cinquième, glissé entre la lustrine et l’écho des pas : « Et quand je m’attendris en parlant des cinéraires elle déclara qu’il n’y avait pas une fleur qu’elle détestait plus »48. Et plus loin, méditant sur cette forte émotion non identifiée, le narrateur « essayai[t] d’approfondir quelles réminiscences avaient pu éveiller en [lui] les cinéraires bleus etc. »49.

Cette notation, qui faisait l’objet d’un papier collé sur le manuscrit de mise au net (1914-16)50, et qui fut enregistrée tant dans la dactylographie51 que dans le jeu d’épreuves qu’en fit tirer Grasset en 192152, succombe un peu plus tard, lors de la « campagne de correction » menée sur cette même dactylographie (1921-22) : la phrase y est barrée de lignes horizontales. Or, c’est la même « campagne » qui fixa les cinéraires dans l’hôtel de Montmorency.

À ce stade de la composition (Raspelière), le fragment semble encore l’héritier des notes issues du Carnet 1, qui associaient « un salon de noblesse de province » et l’« hôtel des Réservoirs » à Versailles53 : une galerie pleine d’échos, des cinéraires, une atmosphère humide assurent ainsi au motif une correspondance directe avec l’hôtel de Montmorency :

Le plaisir que j’avais à voir la statuette n’était rien auprès de celui que me causait le grand escalier humide et sonore comme celui de certains établissements de bains d’autrefois, les pots de cinéraires, bleu sur bleu dans l’antichambre et surtout le salon rond où la Duchesse nous recevait54.

Dissocié des autres motifs du faisceau, le bouquet de cinéraires n’a donc pas pour autant disparu : il s’efface ici (« Raspelière ») pour mieux s’enraciner là (« Montmorency »). Il ne subit pas une suppression55, ni même un déplacement56, mais une concentration : sans doute le caractère confus et manqué de la réminiscence à la Raspelière perdait-il sa pertinence si celle-ci peu auparavant, à Montmorency, avait déjà reconquis sa vérité première.

Sur ce Cahier III, manuscrit de mise au net en vue de la dactylographie d’édition (1914-1916), le passage en question apparaît en effet sous forme d’ajout, d’abord en longue et étroite colonne dans l’espace marginal de gauche, puis il se poursuit sur une longue paperole : le tout est rédigé apparemment d’un seul mouvement, avec très peu de biffures, même linéaires, et d’un tracé d’écriture sûr et régulier.

Les lacunes (bien connues et tant déplorées) de la malheureuse dactylographie trahissent les points de collage et de raccord de ces ajouts. Corrigeant ladite dactylographie (en 1921-1922), Proust s’applique à combler ces blancs, et ce faisant ... élimine les trois quarts du texte tantôt de traits horizontaux, tantôt d’une croix de Saint-André. De la statuette de Pomone et des développements sur l’esthétique du beau qu’elle appelait, il ne reste plus que le « petit jardinier en plâtre qu’il y avait dans un jardin de Combray ». Le salon rond (qui suscitait des commentaires semblables) disparaît pour faire place, tout d’un coup, à la sonnette de la chambre d’Eulalie. Et « la tenture de cretonne à ramages » qui « faisait plutôt penser au couvre-pied à fleurs du lit de ma tante Octave » migre à son tour... à la Raspelière. « Et cette pièce d’étoffe avec ses grosses roses comme un couvre-pied de paysanne » (III, 335), critique mise dans la bouche de Mme de Cambremer, a tout l’air d’une monnaie d’échange payant l’écot − fleur pour fleur − des cinéraires. Quant à celles-ci, que le manuscrit présentait par deux fois, dans son premier jet, de plain-pied avec d’autres motifs de mémoire57, elles subissent la modification que l’on sait, « les pots de cinéraires » étant remplacés par une réécriture supra-linéaire, « aux vases remplis de cinéraires ».

Une variante en procès d’écriture

Récapitulons :

  • La récurrence lexicale mise en évidence plus haut fait du bouquet bleu de « Doncières » l’impression originale de cette réminiscence discrète dont l’épiphanie advient désormais, non plus à la Raspelière, mais seulement dans le hall de l’hôtel de Montmorency.

  • Ensemble, ils constituent un des cent motifs de mémoire involontaire (dont la luminosité textuelle varie selon la distance à laquelle ils se trouvent, comme les étoiles au firmament).

  • Or la constante formelle du thème de la mémoire involontaire consiste à opérer stylistiquement, à l’instar de l’inconscient, dans le fragment de l’impression originale, un camouflage de ce qui noyautera le futur souvenir, et dans le fragment du retour, une mise en évidence symétrique de ce noyau même.

  • En ce cas, la leçon de 1922 (restaurée dans Éd. 1988) ne fait rien d’autre que saccager en un seul trait de biffure ce travail d’évidence stylistique cent fois remis sur le métier. À quel avantage ?

  • On en vient alors à douter de la pertinence de cette ultime correction autographe. (N’est-ce pas justement une des nombreuses découvertes de la critique génétique que d’avoir mis en lumière combien toutes les corrections n’ont pas d’office pour résultat d’« améliorer » un texte ?58). À quelle étrange poussée alors, qui ne serait ni esthétique ni thématique, a-t-elle répondu ?

1) Du côté des éditeurs

Clarac et Ferré (éd. 1954), qui ont choisi de travailler principalement à partir du manuscrit de mise au net, remarquent de nombreuses divergences entre celui-ci et l’édition originale de 1922 : ce qui les pousse à supposer l’existence de divers états intermédiaires entre ces deux versions. De là un choix éditorial spécifique, qui consista à reconnaître quand nécessaire plus d’autorité au manuscrit (autographe) qu’à l’édition (œuvre de mains étrangères).

A. Compagnon (éd. 1988) avance, contre la précédente édition, l’avantage d’avoir pu consulter un état du texte, intermédiaire entre le manuscrit et l’édition, et auquel − dit-il − Clarac et Ferré n’auraient pas eu accès : cette dactylographie composée avant 1921, corrigée en septembre 1921, et qui servit de copie d’impression pour Sodome et Gomorrhe II. C’est là qu’on lit en effet cette correction manuscrite de Proust, indubitable, qui a biffé les et réécrit aux dans l’interligne supérieur.

Or, s’il est vrai − ce que la comparaison des deux dossiers éditoriaux est bien loin de démontrer59 − que Clarac et Ferré n’auraient pas eu accès à cette partie de la dactylographie, sur laquelle apparaît la correction, ils en ont en tous cas mesuré la conséquence dans l’édition originale de 1922, au nombre des multiples divergences qu’ils avaient par ailleurs remarquées60 : si donc le contenu de la correction ne leur était pas plus étranger qu’à Compagnon, ce qu’ils pouvaient par contre se demander, c’est de qui était la main qui la produisit ou la provoqua (auteur, dactylographe, compositeur, typographe ?) et, partant, son degré objectif d’autorité, voire sa motivation. Cela ne les empêcha pas de choisir − intuitivement semble-t-il − en faveur du manuscrit : choix qui, rapporté à leurs critères d’édition61, laisse entendre que la correction n’avait à leurs yeux aucune pertinence. Nous sommes portée à croire que les divergences concernant cette variante tiennent bien plus, en vérité, à des choix éditoriaux qu’à des différences de témoins. Il est dommage que Clarac et Ferré n’aient pas ici précisé leurs raisons.

En revanche, Compagnon appuie son choix de deux arguments, l’un matériel, l’autre implicite : d’une part la leçon de cette dactylographie d’impression portant une évidente correction autographe, et d’autre part un témoignage génétique, cette note du Carnet Iconcernant l’hôtel des Réservoirs de Versailles. Alléguer cette seule pièce du dossier génétique − qui en est aussi la plus ancienne et la plus extra-textuelle − à l’appui de la variante laisse entrevoir une argumentation implicite, qui suppose l’influence directe sur le passage de cette notation pré-rédactionnelle. Mais quel choquant raccourci, face à la longue genèse des motifs et à leurs métamorphoses successives. Ne doit-on pas voir une « séquelle » de la conception génétique traditionnelle dans cette tentation, en découvrant des « sources », de noyer impunément les confins entre biographie et fiction ? On y voit presque “le culte de la dernière main céde[r] le pas au mythe de la première trace manuscrite »62.

2) Du côté de l’auteur

Mais cette association télescopique du vécu et du créé ne nous dévoile-t-elle pas aussi, sans le vouloir, la pulsion qui a dû guider la main de Proust ? N’est-ce pas à l’auteur lui-même qu’il faut imputer au premier chef ce soudain jeu-parti de la vie et de la fiction, ce réaffleurement d’un secret palimpseste, de dessous le labeur d’une création qui, entre ces deux extrêmes (note pré-rédactionnelle, dernière révision pré-éditoriale) nous a livrée aux rets de ses louvoiements ?

Tous s’accordent pour critiquer la mauvaise qualité de la dactylographie, à commencer par Proust, qui la qualifia de « détestable » : lacunes, blancs, incompréhensions... Mais surtout, la date de ce document en dit long sur les circonstances et les conditions dans lesquelles s’est effectuée cette « campagne » de révision. 1922 : Proust, de plus en plus malade, sur le point de mourir, révise ses textes de plus en plus vite, pressé qu’il est de préparer pour l’édition la plus grande partie possible de son œuvre restante. La hâte, la maladie et la fatigue n’ont-elles pas empêché l’auteur de se rappeler la motivation initiale de sa propre « lettre » − et de la sauvegarder ? Certes, huit ans ont passé depuis l’éclosion du fragment sur le manuscrit original (1914-16) : cela suffit pour estomper une idée de construction qu’aucun « plan » ou « scénario » n’a jamais fixée par écrit. Comment, sinon, la sonnette de la chambre d’Eulalie surgirait-elle sans nul souci de préparer son entrée, ni même de décontenancer la diégèse de « Combray »63 ? Comment, sinon, le petit jardinier de plâtre ressusciterait-il, mutilé, des brouillons, après y avoir été enseveli64 ? Comment, sinon, les cinéraires succomberaient-elles soudain au retour fantasmatique de leurs aïeules versaillaises ?

Perplexité qui germe et grandit sous le soleil et la pluie des découvertes65 ! La correction est autographe, et parfaitement lisible, donc indéniable. Mais quelle pertinence lui attribuer, quand il est évident qu’elle trahit une entropie de la création, que des circonstances physiques, psychologiques, temporelles suffisent à expliquer. Mais comment l’accepter, si elle semble ne pas bien se souvenir de motifs qu’elle saccage ? Mais comment l’expliquer, si ce n’est par trop de hâte à vouloir corriger, trop peu de lucidité face au projet antérieur, ou tout simplement trop peu de résistance de l’écrivain (et de l’éditeur avec lui), qui, hanté par cette rémanence inopinée du vécu qui avait jadis instillé son imaginaire, « solde » soudain la logique de sa fiction ?

1 . Nous tenons, dès ce « seuil », à remercier M. Bernard Brun, sans l’infinie disponibilité de qui cette réflexion n’aurait pas fait ses preuves.

2  Sous la direction de Jean-Yves Tadié (1987-1989) : nous la siglons T pour la différencier de la précédente, dirigée par Clarac et Ferré (CF, 1954).

3 . Le premier membre (escalier) comprend 13/14 syllabes (redoublé en incise par la comparaison 15/17), le suivant (vases), 15/17, et le dernier (sonnette), 26/28 répartis en cadence majeure (les chiffres couplés tiennent compte de l’amuïssement ou de la prononciation du « e » instable selon les dictions plus ou moins soutenues).

4 . SPITZER, Léo, « Le style de Proust », Études des style, Paris, Gallimard, « Tel », 1970 et Jean MILLY, La phrase de Proust, Paris, Champion, (1975) 1983.

5 . SPITZER, Léo, ibidem, p. 401.

6 . Littré donne comme seule acception du terme « pièce d’entrée d’un appartement ». Robert reprend sensiblement le Littré : « pièce d’attente placée à l’entrée d’une chambre, d’un appartement V. chambre, hall, salle d’attente, vestibule ». Le Grand Dictionnaire Larousse encyclopédique (1982) fournit plus de précisions : « Jadis, dégagement situé entre les pièces d’un appartement et le vestibule (Il se confond aujourd’hui avec ce dernier) ».

7 . Ainsi par exemple, à la différence du régime singulatif voué d’ordinaire à exalter l’unicité et le relief extrême de chaque épiphanie, le régime itératif de ce passage laisse entendre un « rite » de réminiscence qui s’accorde mal au caractère involontaire de ces résurrections, au point de leur laisser un arrière-goût de fétichisme. En outre, dans la centaine des motifs qui constituent le thème de la mémoire involontaire − dans le Texte « définitif » −, ceux-ci appartiennent à la très faible minorité de ceux (9 au total) qui posent le souvenir d’une impression dont on a du mal à dénicher la moindre trace dans le récit au point que certains d’entre eux ont des senteurs d’inachèvement : si des correspondances narratives et descriptives, jointes à des indices génétiques, nous autorisent à supposer que le lieu où convergent des « réminiscences confuses » éveillées par l’odeur d’un vent coulis qui passait par la porte, des pas résonnant dans la galerie (T III, p. 335) n’est autre que Combray, en revanche, d’autres motifs mineurs (un morceau de lustrine verte bouchant un carreau cassé (ibid.) étaient sans doute destinés à sombrer lors d’une dernière révision du texte, comme ont bien disparu une girouette flamboyant sous le soleil comme à Venise, un vernis de porcelaine blason sensitif des Guermantes, un vieux manchon de maman ou les fruits secs gardien de la mer bleue.

8 . Entre autres, bien entendu: on ne veut pas exclure par là qu’il puisse appartenir aussi à un (ou plusieurs) autre(s) parcours thématique(s).

9 . Antoine COMPAGNON, éditeur de Sodome et Gomorrhe pour la Pléiade de 1988, observe combien « toutes ces variantes, ces transformations [révélées par l’approche génétique des brouillons] mettent en cause l’idée reçue de la consistance théorique et structurale, de la cohérence philosophique et narratologique de la Recherche, construite comme un tout, un système » : commentant brièvement la genèse puis l’étiolement de la « lustrine verte », il conclut que « L’élimination d’une réminiscence qui aurait servi à annoncer le dénouement d’À la recherche du temps perdu montre que Proust se soucie moins, dans Sodome et Gomorrhe, de l’aspect doctrinal, que de l’aspect romanesque du livre » (T III, p. 1534). Il insiste sur ce fait que « l’entre-deux de la Recherche accueille la contingence et l’indéterminisme » (Antoine Compagnon, « Ce qu’on ne peut plus dire de Proust », Littérature, n° 88, décembre 1992).

10 . L’exemple le plus frappant de ces grands travaux qui ne vont pas tous dans le sens habituel de la création proustienne (l’infusion), mais ne reculent pas devant d’immenses sacrifices, est la toute dernière version d’Albertine disparue, éditée par Nathalie Mauriac chez Grasset. Les implications diégétiques de cette retrouvaille sont analysées par Jean MILLY, « Retitrage, recyclage et autres visages d’Albertine disparue », Bulletin Marcel Proust, n° 41, 1991. Ses conséquences éditoriales inquiètent Élyane DEZON-JONES (« Éditer Proust : hier, aujourd’hui et peut-être demain », Littérature n° 88, déc. 1992) et Nathalie MAURIAC DYER (« Le Cycle de Sodome et Gomorrhe : remarques sur la tomaison d’À la recherche du temps perdu », ibidem).

11 . Comme semble le penser A. Compagnon, art. cité, pp. 60-61.

12 . Tels le manchon de maman, la girouette dorée de Saint-Marc, la lustrine verte du carreau cassé à la Raspelière, le café chaud de Doncières, certains fruits secs de Balbec, buffet et confiture, ou encore les petits bleus d’Albertine (Cahier 46, ff° 56-57r° ; Esquisse XIV, Pléiade, T III, p. 1053-1054) qui nous montrent mieux que tout autre sans doute combien, devant un motif à l’état embryonnaire (c’est-à-dire auquel il manquait, le plus souvent, la mention de l’« impression originale »), Proust se trouvait face à deux choix, tous deux dictés par un égal souci de construction, par une rigueur... « structuraliste » : le compléter... ou l’éliminer. D’abord enclin à conserver ce motif des petits bleus d’Albertine, Proust note en effet au verso du f° 55 v° du manuscrit, l’ajoutage suivant appelé par le motif et justifié par son incomplétude même : « Au sujet de ces petits bleus retrouvés (mais il faudra parler au moins d’un en son temps) » [nous soulignons] et plus loin « Ces petits bleus garderont du charme tant que je l’aime » (T III, p. 1054).

13 . Du moins dans plus de 90% des cas. Les 10% résiduels sont d’ailleurs pour la plupart compris − ceci est très significatif − dans les parties finales du roman non ou peu (ou mal) révisées par l’auteur avant l’édition. Voir à ce propos Geneviève Henrot, Délits/Délivrance. Thématique de la mémoire proustienne, Padova, Cleup, 1991, pp. 9 et 15-16.

14 . Ibidem, p. 9.

15 . A. Compagnon, art. cité, p.60. Sur ce point précis, notre recherche sur les conditions stylistiques du thème aboutit aux mêmes remarques (G. Henrot, op. cit., p. 15-16).

16 . Raymond Queneau ne s’y est pas trompé, qui voyait en Proust un grand Architecte : « Proust est avec Joyce un des premiers à avoir construit un roman » (Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, NRF, 1966, p. 160). Proust insiste en effet beaucoup, dans sa correspondance, sur la « composition serrée », « rigoureuse bien que voilée » et « à large ouverture de compas » qui devait fortifier son œuvre du seul « mérite » qu’il lui souhaitât, »la solidité des moindres parties » (Voir respectivement Lettre à J.-L. Vaudoyer, octobre 1919, Corr. gén., Éd. Proust R. et Brasillach R., Paris, Plon, 1930-1936, IV, p. 79-80 ; Corr. Proust-Rivière, éd. 1976, p. 69-72 ; Lettre du 2 août 1919 à Jean de Gaigneron, Ph. Kolb éd., Lettres retrouvées, Paris, Plon, 1966). Et les passages en question ne jouissent même pas du bénéfice de l’inachèvement, puisque les volumes de Sodome et Gomorrhe (auxquels ils appartiennent) sont précisément les derniers que l’auteur ait publiés de son vivant.

17 . Du côté du « camouflage », citons rapidement le pouvoir déviant des tropes, l’enfouissement syntaxique, la dilution ou dissémination descriptive, les trucages morphologiques de la voix... que compensent, du côté des indices de reconnaissance, les parallélismes structurels, les récurrences sémémiques, les itérations sémiques, joints à l’invariant thématique : en un mot, les procédés de répétition.

18 . Gérard Genette distingue deux types d’ellipse : l’ellipse temporelle, qui saute par-dessus un moment de l’histoire, et l’ellipse latérale ou paralipse, qui passe simplement à côté d’une donnée (censure momentanée) sans « sauter par-dessus un moment » (Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp. 92-93).

19 . En-dehors, bien sûr, des trois ou quatre grands exemples dogmatiques dont tous les critiques ont abondamment parlé.

20 . Cf. note 18. La narration de Combray est assez développée pour qu’on puisse considérer que les moments auxquels se réfèrent les deux motifs (promenades et vie sociale) ne sont pas « sautés », mais que le narrateur est simplement « passé à côté » de certains détails (la statue, la sonnette).

21 . En effet, nous sommes tentée de penser que la leçon de la nouvelle édition trouve une de ses motivations − inconsciente, ou du moins non avouée − précisément dans l’asymétrie thématique du faisceau : alors que la statuette, l’escalier et la sonnette exposent clairement le souvenir qu’ils éveillent, les cinéraires restent muettes quant à l’épisode qu’elles ressuscitent ; aussi aura-t-on cru − Proust oublieux avant l’éditeur trop confiant − qu’elles avaient usurpé leur statut de sensation-amorce. Mais c’est ignorer l’efficacité de la balance textuelle qu’a mise en lumière l’analyse de tout ce corpus thématique.

22 . Cf. Délits/Délivrance, éd. citée.

23 . Nous ne posons la « virtualité » de ces impressions originales qu’à certaines conditions. Il est entendu que la réminiscence, en tant qu’acte mnésique indubitable, s’engage alors à livrer in extrémis − sous forme d’analepse complétive − le contenu diégétique de cette hypothétique impression ; il faut ensuite que l’ « événement » premier soit parfaitement vraisemblable par rapport aux données de l’histoire, autrement dit que son contenu n’entre en aucun cas en contradiction avec ce que nous dit la narration ; par conséquent, on conçoit qu’il trouve aisément sa place hypothétique dans une tranche limitée du récit : on pourrait même en proposer la page, la ligne.

24  . On en savait plus à l’heure du Cahier III (N.a.fr. 16170, f° 102 numéroté à la main 248, note marginale) qui se souvient d’une « Pomone certainement hideuse que je voyais à Combray s’élever au-dessus du massif central du jardin de Mme Sazerat dans la rue des Perchamps » etc. Et la sonnette de la chambre d’Eulalie ? Qui sait ce que nous en diraient les brouillons de « Combray » ? L’enfant rendait-il quelques fois visite à Eulalie, dans sa petite chambre près de l’église ? À quel titre, si c’était elle qui venait d’ordinaire sonner quand elle rendait visite à la tante (T I, p. 69 : « le coup de sonnette d’Eulalie ») ? Ou Eulalie est le nom que par erreur l’auteur donne a posteriori à la fille de cuisine, autrement nommée la Charité de Giotto, qui, elle, a habité la maison ? Ou Eulalie, dans un état antérieur de Combray, n’était pas la bonne fille de la paroisse, ni la Charité de Giotto, mais une autre servante de la famille, figure secondaire soumise à l’autorité de la terrible Françoise ? Ce motif apparaît en réalité très tard (sur la dactylographie corrigée N.a.fr. 16739, f° 12 numéroté 153 à la main) où il remplace un long développement sur le salon rond de la duchesse, dont les tentures rappellent le couvre-pied à fleurs de la tante Léonie. Encore Combray, toujours Combray !

25 . Note 1 (T III, p. 1421).

26 . Elle apparaît d’ailleurs comme l’exact symétrique de la note du Carnet de 1908 qui, commentant ce passage, le relie à son devenir textuel, l’épisode de l’hôtel de Montmorency. À propos de cet hôtel, voir − entre autres − Luc Fraisse, « L’Hôtel des Réservoirs et la métaphore de l’intermittence », Bulletin d’informations proustiennes, n° 20, 1989, p. 65-74.

27 . Le Carnet de 1908, éd. citée, p. 60

28 . Cahier 3 (N.a.fr. 16643) f° 45v°.

29 . Voir note 92, p. 146 du CAMP 8.

30 . À la recherche du temps perdu, T IV, p. 202. Une note à caractère biographique de l’édition des « Meridiani » (Milano, Mondadori, T III, 1993, p. 860) précise en effet que Proust séjourna, non à l’Hôtel des Bains du Lido, ni même au Danieli, mais à l’Europa, qui occupait alors le Palazzo Giustiniani et donnait sur le Canal Grande.

31 . Même si une source d’inspiration − ou mieux une force d’interférence − semble avoir été, entre autres, quelque ville hollandaise, cet aspect a disparu du texte définitif (Takaharu ISHIKI, « Doncières, ville du nord », Bulletin d’informations proustiennes, n° 20, 1989, pp. 57-64). Et d’ailleurs, quoique « hollandais » infère volontiers « aquatique », l’adjectif ne signifie pas nécessairement « maritime ».

32 . On sait par ailleurs que les séjours à Balbec se sont pour ainsi dire démultipliés au fil des réécritures.

33 . Figures III, éd. citée, p. 92.

34 . Voir la Recherche, T III, p. 1228.

35 . Ce ne serait pas la première fois que Proust confie à une forte récurrence lexicale, ou même à l’itération sémique, la tâche de raccorder une réminiscence laconique à son empreinte première tapie dans un pli profond du texte. Voir à ce propos les pp. 241-2 de Délits/Délivrance, éd. citée.

36 . Le Senecio cruentus ou cineraria cruenta presente dans ses variétés décoratives des gammes de couleurs peu variées : le rouge (rose, mauve, rouge), le bleu (bleu ciel, bleu marine, lavande) et le blanc. Quant à l’espèce la plus ornementale (Senecio elegans), elle couvre une gamme encore plus restreinte allant du blanc au rose, lavande et mauve (Il grande libro dei fiori e delle piante, Milano, Reader’s Digest, 1987).

37 . Même si Doncières doit sans doute quelque chose à Versailles : voir Jean MILLY, Bulletin d’informations proustiennes, n° 10, p. 15 et ISHIKI, Takaharu, Bulletin d’informations proustiennes, n° 20, pp. 65-68.

38 . Le dossier génétique de ce fragment comprend chronologiquement les états suivants : 1908-1909, Carnet I, f° 10v° et f° 12r°, Cahier 3, f° 45v° ; 1910-11, Cahier 40 ff° 39v° et 40r°, 41r° ; 1912-13, Cahier 45 f° 65r°, dactylographie (N.a.fr. 16736) p. 92, épreuves Grasset 1914 (N.A.fr. 16760) placard n°9 non paginé, épreuves NRF 1919 (N.A.fr. 16762) placard n°7 non paginé.

39 . Cahier 40 ff° 32r°-69r° : première rédaction ff° 37-39, que Proust a rayés de traits transversaux ou en croix.

40 . Cahier 40, f° 38r° (T II, p. 1905).

41 . Cahier 40, f° 40r°

42 . Cahier 40, f° 41r° (Esquisse, T II, p. 1128).

43 . Cahier 45, f° 65r°.

44 . Louis Hay, synthétisant les différents types d’attitude face à la création littéraire, reconnaît deux types principaux d’écriture : l’« écriture à projet » et l’« écriture à processus » (cité par Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique, Paris, Puf, 1994).

45 . Le Cahier 45 (1912) a tout l’air d’avoir servi de base à la dactylographie pré-éditoriale. D’ailleurs, le fragment ne variera plus jusqu’à l’édition originale de 1920.

46 . Le dossier génétique de ce fragment comprend chronologiquement les états suivants : pour la « Raspelière », 1914-16, Cahier V (N.a.fr. 16712, papier collé f° 99r°) ; 1921, Dactylogr. (N.a.fr. 16740, p. 475), Épreuves Grasset 1921 (N.a.fr. 16766, p. 266). Pour « Montmorency » : 1914-1916, Cahier III (manuscrit de mise au net) (N.a.fr. 16710) f° 102 (note en marge se poursuivant sur paperole) ; 1921-1922, Dactylographie corrigée (N.a.fr 16739) pp. 152-153, feuillets 11 et 12.

47 . Dans les versions du manuscrit et de la dactylographie : les cheminements génétiques de ces quatre motifs semblent en effet indépendants les uns des autres, sauf peut-être à noter la relative proximité spatiale, dans le Carnet de 1908, de la lustrine (f° 12r°) et des cinéraires (f° 10v°). Reste à savoir s’ils appartiennent à une même campagne de prise de notes. Dans les feuillets 10r° à 13r° du Carnet de 1908, on devine, en style télégraphique, bon nombre de motifs de mémoire que le travail romanesque gardera ou effacera, mais qu’en tout cas il éparpillera aux quatre coins de la diégèse : citons seulement pour preuve les savons (Balbec), les cinéraires (Doncières), les pavés inégaux (Venise), les clochers (Combray), les sifflets de train (Doncières), le morceau de percale vert (non localisé), le brouillard d’une fenêtre de château (Doncières), le parquet en bois des îles (non localisé)... Tant les cinéraires que la lustrine verte y apparaissent déjà, mais séparément : les premières au f°10v°, la seconde au f°12r°. Précisons que ni la syntaxe, ni leurs lieux d’origine (hôtel des Réservoirs pour les fleurs/ maisons d’autrefois pour le tissu), ne les associe explicitement au départ. (Carnet de 1908, p. 62-3).

48 . T III, p. 1533, variante a de p. 335.

49 . T III, p. 1538, variante c de p. 339, présente dans le manuscrit et la dactylographie.

50 . Cahier V (N.a.fr. 16712), f° 99r°.

51 . Avant 1921 : N.a.fr. 16740, p. 475 (numérotation marginale gauche dactylographiée).

52 . N.a.fr. 16766, p. 266.

53 . L’hôtel des Réservoirs aura tout compte fait sans doute servi de modèle, moins à l’hôtel de Doncières qu’au château de la Raspelière, ce qui ôte beaucoup de sa pertinence à la note de la Pléiade.

54 . Cahier III (N.a.fr. 16710), f° 102, paperole. Le passage continue comme suit : « Le salon me jetait dans un enthousiasme indescriptible parce qu’il ressemblait étrangement à celui d’une petite maison du Parc des Princes que nous avions louée une année où mon père trop occupé n’avait pu quitter Paris, et surtout à ce que la tenture de cretonne à ramages, qui eût peut-être dû faire un singulier effet dans Paris et qui donnait à ce pavillon plutôt l’air d’une villa louée à la campagne me faisait immédiatement penser au couvre-pied à fleurs du lit de ma tante Octave ».

55 . Comme le croit A. Compagnon, Pléiade, T III, p. 1227, note 2.

56 . Puisque les réminiscences des cinéraires sont apparues dans un même mouvement d’écriture tant ici que là, sur des ajouts du manuscrit définitif : pour « Montmorency », paperole collée au f° 102 du Cahier III et pour « Raspelière », papier collé au f° 99r° du Cahier V.

57 . « le grand escalier humide et sonore [...], les pots de cinéraires [...], et surtout... » et, 8 lignes plus bas, « l’escalier rempli d’échos et les vases pleins de cinéraires ».

58 . Du reste, auteurs et critiques en sont de plus en plus conscients : « Le principe de la dernière main, vénéré comme expression testamentaire, comme trace ultime et autorisée par l’auteur, se trouve de plus en plus contesté » (Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique, Paris, PUF, mai 1994, p. 181).

59 . Pléiade, T III 1988, p. 1297. Encore que, confrontée au témoignage de Clarac et Ferré, cette affirmation ne cesse de nous troubler par son ton catégorique : de quelle copie dactylographiée établie directement d’après le manuscrit et corrigée par Proust parleraient alors ces derniers (vol. II 1174-5), dont la longue description (concernant son incomplétude et ses défauts) correspond en de très nombreux points à celle de Compagnon ? Sans doute Compagnon se référait-il surtout à des feuillets retrouvés qui ont permis de compléter certains fascicules dont Clarac et Ferré n’ont pu voir que quelques feuillets. Car présentant les placards d’imprimerie de Sodome et Gomorrhe II, ils semblent en mesure d’observer la « concordance constante entre les feuillets dactylographiés des cahiers II à V dont [ils ont] eu connaissance et les placards correspondants. La différence entre les deux dossiers d’édition se limiterait donc aux « parties manquantes de la copie dactylographiée » (en particulier pour les fascicules IV et V, très incomplets, et les fascicules VI et VII dont [Clarac et Ferré] ne connaiss[aient] que le double non corrigé) ». Or, le passage que nous discutons se trouve dans le fascicule III, pratiquement complet.

60 . Comme l’indique la variante 2 de CF II, p. 1192.

61 . Clarac et Ferré disent avoir traité les documents consultés avec une certaine circonspection quant à la valeur de légitimité de toutes les corrections apportées. Et ils ont choisi de ne tenir compte que de celles qui amélioraient effectivement le texte, laissant de côté celles qui au contraire semblaient ne pas se justifier (Pléiade 1954, vol. II , p. 1176).

62 . Almuth Grésillon, op. cit., p. 182.

63 . Cf. note 24.

64 . Il s’y trouva de bonne heure, en effet, mais lorsque Proust s’en ressouvient, il ne prend pas la peine d’aller le remettre sur son socle, comme il ne prend pas la peine de se rappeler que c’était Eulalie qui venait sonner à la porte de tante Léonie. On lit, dans le Cahier 4 (Esquisse LIII, T I, p. 807,), une première ébauche de la fameuse promenade : « Mais comme le galant petit jardinier en stuc du jardin du notaire qui n’était que jardinier, n’avait jamais laissé sa brouette... ». Et dans le Cahier 12 (ibidem, p. 816) « Il semblait ne devoir faire autre chose que pêcher là comme le petit jardinier en stuc du jardin de Mme Roussel qu’on apercevait toujours souriant au-dessus du mur sur une colonne poussant devant lui une brouette de fleurs ». C’est ce qui fait dire à Inge Wimmers que le statut d’ellipse varie selon l’état du texte considéré (« Nouvelles éditions, nouvelles lectures : le jeu formidable avec le temps », Littérature, n° 88, p. 76.

65 . Que d’émotion partagée dans ce pensum du généticien formulé par A. Grésillon : « Découvrir que l’organisation du récit passe à la fois par des délires d’amplification et des effondrements imprévisibles, que la part du hasard y est considérable, qu’un infime détail scriptural peut changer le cours des choses, que les récurrences de structures narratives s’inventent en écrivant [...] et qu’une structure de récit, le plus souvent, ne progresse pas linéairement, mais, selon le cas, en étoile, par catastrophes, ou par le hasard d’une heureuse trouvaille − voilà de quoi troubler des savoirs établis » (op. cit., p. 161-162).