La critique se plaît à distinguer plusieurs Zola : Zola gras et Zola maigre, premier, deuxième, troisième Zola ... Si cette pratique semble bienvenue, c'est que Zola lui‑même a opté, en toute conscience et à plusieurs reprises pendant sa carrière, pour l'une ou l'autre de ses diverses possibilités créatrices. C'était son idéal de maîtrise qui lui imposait dans tous les domaines, y compris sa propre création, des choix tranchés.
À mon tour, je propose une distinction : Zola sale / Zola pur et propre. Là encore, le découpage est justifié par les choix de Zola lui‑même. Ainsi, après La Terre qui provoqua le « Manifeste des Cinq » dont les signataires lui reprochèrent d'être descendu «à des saletés si basses [qu']on se [serait cru] devant un recueil de scatologie1 », il publia Le Rêve, un roman qu'il voulait, d'intention délibérée, très pur :
« Je voudrais faire un livre qu'on n'attende pas de moi. Il faudrait, pour première condition, qu'il pût être mis entre toutes les mains, même les mains des jeunes filles2. »
Bien entendu, le Zola sale et le Zola propre, tout comme les autres, c'est toujours le même Zola : les clivages qu'il nous invite à opérer ne compromettent pas l'unité de l'oeuvre, la continuité de la production. C'est cette continuité que je tâcherai de mettre en lumière, en m'appuyant sur un matériel génétique que j'examinerai avec l'aide de la psychanalyse.
C'est à partir de l'idéal de maîtrise de Zola que s'explique aussi la particularité des recherches génétiques sur son oeuvre. Comme la maîtrise exclut les tâtonnements, il n'écrivait pas de brouillons ou, s'il en avait écrit, il les fit disparaître des dossiers préparatoires qu'il légua à la postérité3. Quant à ses manuscrits, destinés directement à l'imprimeur, ils reflètent l'image d'un écrivain qui suit résolument le plan qu'il s'est tracé. Par conséquent, la génétique doit privilégier les notes, les plans, les ébauches, préparatifs de l'acte de maîtrise que sera la rédaction, ou, comme je le ferai ici, les emprunts textuels et thématiques faits par Zola à ses propres écrits.
Pour l'approche psychanalytique, cette position de maîtrise semble constituer, de prime abord, un obstacle : elle verrouille de l'inconscient. De la sexualité, par exemple, Zola parle avec une facilité étonnante pour son époque, son discours semble entièrement assumé par sa conscience. Seulement, un écrivain n'écrit jamais qu'avec toute sa personnalité, consciente et inconsciente. Aussi une lecture psychanalytique peut‑elle faire sauter les verrous, pour trouver des choses inattendues sous le libellé zolien de « sexe ».
Fondements psycho‑sexuels des catégories du sale et du propre
Du Zola sale, du Zola ordurier, ses contempteurs ont beaucoup écrit. Pourtant, il serait bon de revenir à ce sujet, ne serait‑ce que pour mesurer l'importance dans l'histoire littéraire de la transgression d'un interdit esthétique majeur, réitérée par Zola dans ses romans sales. Mais, ici, je propose d'évoquer le Zola propre, qui n'a pas retenu l'attention de la critique, à partir de la lecture de deux romans, Le Rêve et La Faute de l'abbé Mouret, que j'ai choisis pour l'intérêt particulier que présente leur genèse.
Le Rêve, conçu comme un roman de la pureté, est un roman très propre, presque immaculé. Dans La Faute de l'abbé Mouret, où domine l'aspiration à la pureté, le sale est soigneusement séparé du propre, mis au compte des personnages secondaires, amassé sur les bords, à l'instar de cet énorme tas de fumier que Désirée, la soeur infantile de l'abbé, a élevé contre le mur de sa basse‑cour qu'elle peut montrer, désormais, orgueilleusement à son frère : « Tu vois comme c'est propre ! » (FM, 12654.) Dans les deux oeuvres, la conjonction de la pureté et de la propreté prend une place de premier plan. Mais, avant de chercher à déterminer celle‑ci, il convient de cerner de plus près les catégories du sale et du propre.
Le sale apparaît chez Zola sous deux aspects. Comme saleté matérielle des lieux, des vêtements, des corps, et comme saleté morale, équivalent de souillure, en particulier de souillure sexuelle. Souvent, les deux emplois se confondent. Les femmes de mauvaise vie s'entourent de désordre, d'odeurs répugnantes, de saleté, et cet emblème de dépravation sexuelle qu'est Nana est comparé par un journaliste à « une plante de plein fumier », à « un ferment de destruction » et de « pourriture » qui désorganise la société, à une mouche qui prend « la mort sur les charognes » pour empoisonner les hommes5.
Le propre, l'envers du sale, se présente sous les mêmes aspects. Qu'on se rappelle, pour mesurer l'importance de la propreté matérielle chez Zola, les lavandières et les blanchisseuses, légion dans l'oeuvre. De l'autre côté, la propreté est assimilée à la pureté morale et sexuelle. Si la synonymie de souillure et de saleté est un lieu commun, celle de la propreté et de la pureté, au contraire, apparaît rarement dans la littérature. Chez Zola, c'est une constante, explicitée déjà dans son premier roman, La Confession de Claude. Le jeune héros, prisonnier d'un mauvais amour, dit de sa maîtresse qu'« elle s'est baignée dans la fange » et s'y est «souillée à ce point que jadis [il n'aurait] osé la toucher du doigt ». « Jadis » : à l'époque où il rêvait « une vierge enfant » « blanche » et « limpide » qu'il voulait «plante des eaux », afin qu'« un éternel courant lavât son coeur et sa chair »6. Afin que son coeur demeurât pur et sa chair, propre, grâce à ce lavage permanent. Dans Le Rêve, la première information sur le logis d'Angélique est qu'il est «proprement tenu » (R, 8187), elle échange les premières paroles avec son amoureux lors d'une grande lessive, et la couleur blanche qui domine dans le texte renvoie à la pureté et à la propreté tout à la fois. L'héroïne de La Faute de l'abbé Mouret s'appelle Blanche d'abord, dans l'ébauche, puis reçoit le nom synonymique d'Albine, plus conforme à sa situtation hors du commun. Ses amours innocentes, sa faute innocente auront pour théâtre un jardin abandonné depuis un siècle, mais où règne une propreté étonnante : pas de trace de boue, pas de feuilles pourris, comme si un jardinier invisible nettoyait sans relâche les eaux et les sols.
Que ces indications ponctuelles suffisent pour introduire une interrogation plus large : pourquoi cette association étroite, chez Zola, du pur et du propre ? pourquoi l'importance de l'opposition du propre et du sale ? pourquoi leur rapport avec la sexualité ?
Pour la psychanalyse, le sale et le propre s'inscrivent dans le registre anal. Dans le premier stade de l'évolution psychique, la vie de l'enfant s'organise autour de ses expériences orales. Ensuite, avec la découverte du fonctionnement de l'anus, il entre dans le stade anal, dont la première phase est dominée par le plaisir d'expulser la matière fécale. C'est la première production de l'enfant, qu'il traitera comme sa propriété dont il dispose librement, en particulier pour la détruire. Dans la seconde phase anale, il apprend la propreté. C'est là que s'instaure la différence entre le propre et le sale, ainsi que d'autres différences qui nous importent ici. Avant l'apprentissage de la propreté, l'enfant pouvait expulser n'importe où, n'importe quand, dans le désordre. Désormais, cela se fera à tel endroit et à tel moment : c'est l'ordre, à l'opposé du désordre d'autrefois. En même temps, l'apprentissage de la discipline des sphincters apporte le plaisir de retenir, de conserver, à l'opposé du plaisir de détruire qui prédominait auparavant.
Enfin, c'est le stade génital, la découverte des organes sexuels, de la différence des sexes, et la traversée du complexe d'Oedipe. Ici s'explique l'assimilation de la pureté à la propreté et de la souillure à la saleté. Zola conçoit la sexualité comme violence et destruction, comme réveil de la « bête humaine », des pulsions agressives qui se dirigeront aussi bien contre le père, le rival oedipien, que contre la mère, l'objet du désir, et cette destructivité sexuelle se confond, dans son inconscient, à la destructivité anale. Par conséquent, l'acte sexuel, la « souillure », est sale. À l'opposé, l'amour virginal, bloqué avant l'acte, s'associe à l'analité propre où l'objet est retenu, conservé, mis à l'abri de la destruction. Par conséquent, l'amour pur est propre.
La sexualité étant régie par des valeurs anales, tout se passe comme si le complexe d'Oedipe ne s'organisait pas chez Zola autour de l'interdit de l'inceste, mais autour de l'interdit sur la propriété. La condition de l'amour heureux est l'appartenance exclusive, entière et éternelle de l'objet aimé à l'amant : au lieu de le détruire, il le conserve, le retient en sa possession.
« Ton visage est à moi, tes yeux, ta bouche, tes joues ... Tes bras sont à moi, depuis tes ongles jusqu'à tes épaules ... Tes pieds sont à moi, tes genoux sont à moi, toute ta personne est à moi. » (FM, 1406.)
Cette appartenance complète a existé avant l'oedipe, à une époque où l'enfant, vivant dans une relation à deux avec la mère, était son unique possesseur. Mais, avec l'oedipe, surgit le père, le tiers, pour le séparer de la mère et la lui prendre. À moins que ce ne soit l'inverse, que le fils ne se découvre coupable de vouloir prendre la mère à son possesseur légitime qu'est le père. La transgression oedipienne apparaît donc, chez Zola, comme désir de séparer ceux qui s'appartiennent, ou, plus brutalement, comme vol.
La sexualité comporte, en somme, deux dangers : la destruction et la séparation. Le moyen de les éviter est la régression, soit dans la seconde phase anale, celle de la propreté, où dominent les tendances à la conservation et à la rétention, soit, ce qui est plus rassurant, en deçà de l'analité, au début du stade oral, où la destruction est encore ignorée et où l'enfant vit en fusion, en état d'inséparation8, avec la mère. En deçà de l'analité, cette première phase orale est aussi, bien entendu, une époque où la saleté est inconnue encore.
Cette brève évocation de la problématique inconsciente fondamentale permet de définir le Zola sale et le Zola propre par leurs rapports à la sexualité. Le premier, celui que l'on considère réaliste, assimile la génitalité à l'analité destructrice, et montre la fatalité de l'ordure et de l'agressivité dans le coeur humain et dans le corps social. Le second, idéaliste, se réfugie dans l'analité conservatrice et dans l'oralité inoffensive, pour focaliser son écriture sur l'espoir d'échapper à cette fatalité.
Les premiers jours de la vie. Deux élaborations d'un fantasme pur et propre dans Printemps et La Faute de l'abbé Mouret
Le voeu de chasteté implique pour l'abbé Mouret de renoncer non seulement à la sexualité, mais aussi à son corps. Dans les premiers chapitres du roman, ses proches, sa gouvernante, sa soeur et le frère Archangias, s'efforcent de lui donner un corps dont la vie devrait rester cantonnée dans l'analité propre. C'est son oncle, le docteur Pascal, qui l'arrache à leur empire pour le conduire vers la génitalité, en l'amenant au seuil du Paradou, devant le pavillon du gardien. Le regard de Serge fouille le « vestibule » du pavillon, « cherchant quelque trou », et il aperçoit, par l'ouverture d'une porte, l'intérieur secret, la «forêt vierge » (FM, 1253). C'est un corps féminin que fouille son regard, et, comme pour satisfaire sa curiosité, une jeune fille surgit dans la porte. Mais c'est trop pour une pauvre âme sans corps. L'abbé fuit dans un délire religieux, prolongé par une fièvre cérébrale. Avec sa guérison, il naîtra à une autre vie, celle du corps.
Pour représenter cette renaissance miraculeuse, Zola renoue avec un récit inachevé de sa jeunesse, Printemps (Journal d'un convalescent), dont il classera le manuscrit dans le dossier préparatoire de La Faute de l'abbé Mouret. Les larges emprunts textuels qu'il y avait faits ont été établis à plusieurs reprises9. Ici, je propose d'examiner l'adaptation de l'ancien texte, qu'on date de 1865‑67, au roman de 1875.
La première séquence du journal de Printemps date du 1er avril, la suivante du 3. Le 2, laissé en blanc, est l'anniversaire de Zola. Le récit est fondé, en effet, sur un fantasme de naissance, d'une sortie difficile du corps maternel, suivie des commencements de la vie de dehors. Le convalescent décrit sa maladie comme la traversée périlleuse d'un souterrain où, pour accéder à la lumière, il doit « travailler » avec tout son corps, comme les plantes travaillent, au printemps, pour sortir des « entrailles » de la terre en « enfantement » (P, 296).
Deux personnages apparaissent au chevet du malade, le médecin et la bonne qui le soigne. Un homme et une femme : le père et la mère, mais l'enfant n'est attaché à eux que par des liens ténus. Pourtant, la bonne porte le prénom de Françoise. Dans Le Rêve, la nourrice d'Angélique, une bonne mère protectrice, s'appelle aussi Françoise. Dans Le Ventre de Paris, la maraîchère, autre bonne mère qui recueille sur la route le héros tombé d'inanition, s'appelle Mme François. Mme François est la femme de M. François, Françoise est le féminin de François : c'est le prénom fantasmatique de la mère, Mme François Zola. Si la Françoise de Printemps reste pourtant effacée, c'est qu'elle cède ses fonctions au printemps qui, selon le médecin, doit achever de guérir le patient. En effet, le soleil d'avril lui infuse la vie, et, dès qu'il se retire, le malade est pris d'angoisse d'abandon.
Nous sommes dans la partie post‑natale du fantasme. Le père est lointain, comme absent, seule la mère est présente, une mère ambiante, confondue à la nature. Dans le fantasme de naissance, l'enfant a été comparé à une plante. Chez Zola, plusieurs critiques l'ont montré, les plantes de la nature, à l'opposé des bêtes, prennent une valeur positive, elles sont innocentes10. J'ajouterai que leur innocence tient au fait que, dans l'imagination de Zola, elles sont dépourvues d'agressivité. Le couple mère‑nature et enfant‑plante de Printemps se laisse donc situer à ce début du stade oral où l'enfant ignore encore ses pulsions agressives. Mais la mère‑printemps est qualifiée aussi de « bain de lumière » (P, 289), de « bain de clarté » (P, 290). Lumière, clarté : pureté. Bain : propreté. Lorsque le soleil se retire, le ciel est couvert de « cendres noires » (P, 292) : il est sale. À la pureté des premiers jours de la vie s'associe le thème plus tardif de la différence entre le propre et le sale.
Dans La Faute de l'abbé Mouret, pour faire remémorer à Serge sa maladie, Zola reprend, avec peu de modifications, des passages entiers de Printemps qui traitent du fantasme de la naissance. En revanche, le fantasme post‑natal subira une réélaboration sensible.
Après sa fièvre cérébrale, Serge reprend conscience au Paradou, dans la chambre d'Albine, où le docteur Pascal l'a fait transporter. À la différence de Printemps, les rapports entre les personnages prennent ici du relief. Dans l'ébauche, Zola projette d'abord de faire expliquer à Serge sa maladie par Pascal. Puis, il change d'idée, Pascal ne doit pas venir, c'est Albine qui donnera les explications11. Grâce à ce changement, la position psychique de Serge se dessinera avec netteté. « [...] personne ne nous dérangera », lui dit Albine, « le docteur lui‑même ne reviendra plus. » Mais Serge est inquiet : «Tu es seule ? » Puis : « Va fermer la porte, mets les verrous. » Et, quand ils sont mis : « Maintenant, personne n'entrera. » (FM, 1317 et 1318.) Personne, aucun tiers ne viendra les séparer, la menace paternelle est écartée, l'enfant est seul possesseur de la mère.
Contrairement au personnage de Françoise dans Printemps, celui d'Albine est fortement chargé de sens. Serge, qui a perdu la mémoire, «[croit] être né la veille » (FM, 1319), il a « le crâne [...] vide » (FM, 1317), « les yeux vides » (FM, 1318). Sa première perception est le toucher de la main d'Albine, qui lui semble «entrer au fond de [lui] » (FM, 1318). Le moi et le non‑moi, le dedans et le dehors ne sont pas encore délimités. « Il me semble que je pense et que tu m'entends » (FM, 1319), dit Serge. Il vit en fusion avec la mère. « Je suis ton enfant [...]. [...] je ne vois que toi [...]. Ça m'est bien égal, tout ce qui n'est pas toi. » (FM, 1320.) L'univers de l'enfant est la mère.
Dans Printemps, le convalescent vit en fusion avec la nature. Ce sont les rayons du soleil qui entrent «jusqu'au milieu de [sa] chair », et son corps lui semble «[faire] partie de [la] lumière [du soleil] » (P, 290). Le soleil recouvre, les uns après les autres, les meubles de sa chambre, et finit par s'étendre sur son lit. Dans la chambre de Serge, le soleil suit la même marche, mais il est féminisé et, apparamment, sexualisé : son approche d'« amoureuse », d'une « lenteur voluptueuse », donne « un désir fou de sa possession ». Seulement, c'est une possession idéalisée, une « étreinte d'astre », et son objet est une mère dépourvue de sexe. Serge, confondant le soleil avec Albine, demande à celle‑ci : « Comment fais‑tu donc pour me tenir ainsi, tout entier dans tes bras ? » (FM, 1324.) La partie inférieure du corps est ignorée, l'enfant ne connaît encore que les bras de la mère qui le tiennent, et son sein, assimilé ici au ciel dont la «vaste nudité immaculée » apparaît à Serge comme celle d'une « poitrine de femme » (FM, 1324). C'est la pureté du début du stade oral, à laquelle s'associe, comme dans Printemps, l'idée de la propreté : Serge non seulement « buvait [...] de la pureté » dans le ciel, mais «[s'y] lavait » aussi (FM, 1323). En revanche, lorsque le ciel est d'un «gris de cendre » (160), le convalescent va mal, et Albine, pourtant vêtue de blanc, se voit « noire » dans sa glace (FM, 1321 et 1322).
Les emprunts de Printemps dans La Faute de l'abbé Mouret s'arrêtent là. Le texte de jeunesse a subi de nombreuses modifications, dont la plus importante concerne le personnage de la mère. Dans Printemps, elle est représentée surtout par la nature et dans une très faible mesure seulement par Françoise, tandis que dans La Faute de l'abbé Mouret, Albine prend au moins autant de place que la nature. C'est Printemps qui est plus proche du vécu de l'enfant, parce que, à cette époque, celui‑ci ne perçoit pas encore la mère comme une personne. Mais, aussi fidèle qu'elle soit aux souvenirs inconscients – ou à ceux, qui les ont réactivés, de la grave maladie traversée par Zola à l'âge de dix‑huit ans – , la représentation du vécu primitif dans Printemps a une faible efficacité littéraire. On peut supposer, en effet, que le récit a dû rester inachevé parce que la relation fusionnelle des lendemains de la naissance ne suffit pas pour fonder une histoire. Le protagoniste, anonyme, parce que sans rapport à l'autre, n'entretient pas avec son entourage des relations aptes à structurer un récit, et sa dépendance complète d'une nature toute‑puissante exclut de sa part toute initiative et coupe court à toute possibilité d'aléas narratifs. Dans La Faute de l'abbé Mouret, Zola corrige cette carence relationnelle en introduisant le personnage d'Albine. Bien que Serge vive avec elle en état d'inséparation, sur le plan narratif elle apparaît comme autre. D'où des questions et des réponses, des désirs et des réactions, bref, une amorce de dynamique narrative, faible, il est vrai, parce que la relation avec la bonne mère orale n'est pas conflictuelle. Aussi, pour qu'il y ait roman, l'évolution psychique devra‑t‑elle continuer jusqu'à atteindre le stade génital où éclatera un conflit meurtrier.
« Et, dans ce baisier, elle mourut. » Deux élaborations d'un fantasme pur et propre dans Simplice et Le Rêve
Angélique, une enfant abandonnée, passe ses premières années, à dominante orale, dans des conditions assez satisfaisantes chez la nourrice Françoise, évoquée plus haut. Suit une période très malheureuse, correspondant à l'analité destructrice, pendant laquelle l'enfant est battue et humiliée par un couple de tanneurs, profession par excellence puante et sale. Enfin, elle est recuillie par les Hubert, des gens très propres. À leur pupille, orgueilleuse, violente et désordonnée par hérédité, ils enseignent la soumission, la régularité, l'ordre, lui infligeant comme punitions les tâches de faire la vaisselle et de laver par terrre : ils la disciplinent, lui apprennent la propreté.
Cette éducation terminée, Angélique entre dans le stade génital auquel correspond, comme temps romanesque, la puberté. Dans les couches inconscientes du texte, cependant, la génitalité est rétrojectée au début du stade oral. Pendant de longues nuits passées sur son balcon, Angélique traverse le processus de la délimitation du moi et du non‑moi – parfois, elle « se [touche] le visage, [...] doutant de sa propre matérialité » (R, 868) – , puis perçoit, avec l'odorat, l'ouïe et, enfin, la vue, la présence auprès d'elle de Félicien, de l'autre, objet de son désir, tel qu'il se dégage progressivement des ombres, des arbres, de la nature ambiante.
Mais leur amour tourne au malheur. Zola met en place, laborieusement, un conflit peu clair. Le père de Félicien, un évêque issu de la haute noblesse, s'oppose au mariage, apparemment pour des considérations sociales. En fait, il sépare ceux qui s'appartiennent pour punir son fils, « coupable [d']avoir tué » par sa naissance la mère (R, 928) : coupable de l'avoir séparé, lui, le père, de la femme qu'il aimait. Conformément à la conception de l'oedipe par Zola, le père punit, suivant la loi du talion, non pas la transgression de l'interdit sexuel, mais de l'interdit sur la propriété. Angélique se soumet, mais la perte de l'objet aimé entraîne sa propre perte. Elle faiblit, devient presque immatérielle, et elle est près de mourir lorsque l'évêque finit par autoriser le mariage.
Zola aurait terminé son roman par le mariage, s'il n'avait pas craint de répéter le dénouement d'Au bonheur des dames. Mais ce scrupule en cache un autre. Au bonheur des dames n'est pas un roman propre, donc sa fin, la certitude du mariage, de l'initiation d'une vierge à la sexualité, ne jure pas avec le reste. Comme une telle fin serait mal venue dans Le Rêve, l'histoire se terminera par la mort d'Angélique, à sa sortie de la cathédrale où son mariage vient d'être célébré, juste avant qu'elle n'entre dans l'amour sale. Elle meurt en donnant à Félicien un baiser qui, selon l'ébauche, « représente la consommation du mariage »12. Ce baiser est un tour de prestidigitateur, un vrai miracle : l'acte sexuel a eu lieu, puisque, par le baiser, le mariage a été consommé, et il n'a pas eu lieu, puisque ce ne fut qu'un baiser. Le modèle de ce miracle se trouve, prêt à copier, dans un conte merveilleux du jeune Zola, Simplice, achevé en 1862, et intitulé primitivement Le Baiser de l'ondine. Si les critiques n'ont pas manqué de retrouver dans Le Rêve l'inspiration des oeuvres de jeunesse, ils n'ont pas établi, à ma connaissance, les emprunts précis que Zola fait à Simplice dans son roman de 188813.
Simplice, un jeune prince, pour fuir le monde de la guerre et de la sexualité dans la régression au début du stade oral, s'installe dans une forêt qui l'adopte en bonne mère ambiante. Mais, un jour, il entrevoit Fleur‑des‑Eaux. Commence alors la construction de l'objet aimé qui finira par se dégager, tout comme Félicien devant Angélique, de la nature environnante.
Fleur‑des‑Eaux est limpide comme la source qu'elle habite, de même qu'Angélique a « la limpidité des sources vives » (R, 877). Sa tête est «couronnée des perles » de la source (S, 1614), comme la tête d'Angélique, à son mariage, est parée de perles, symboles de pureté, mieux, de la propreté d'une âme «entièrement lavée du péché d'origine » (R, 990). La forêt interdit Fleur‑des‑Eaux à Simplice. Elle l'accuse de vouloir la lui « voler » (S, 17) pour la détruire, parce que le destin de l'ondine est de mourir du baiser de l'amant. Mais Fleur‑des‑Eaux appelle Simplice : « Ne me reconnais‑tu pas ? [...] Je t'ai vu souvent en rêve. J'allais à toi, tu me prenais la main [...]. » (S, 18.) Angélique fait le même rêve : « [...] quand viendra celui que j'attends [, nous] nous reconnaîtrons tout de suite. Je ne l'ai jamais vu, mais je sais comment il doit être. Il entrera, il dira : Je viens te prendre. » (R, 856.) Reconnaître celui qu'on n'a jamais vu, mais qu'on attend depuis toujours, c'est retrouver un premier objet oublié, qu'on reprend et par lequel on se laisse reprendre pour reproduire l'inséparation primitive. Seulement, comme ce rêve doit se réaliser sur le mode sexuel, la destruction est inévitable.
«Fleur‑des‑Eaux n'ignorait pas qu'elle devait mourir d'amour [...]. Souriante, elle attendait le bien‑aimé. » (S, 16.) Angélique, de même, pendant la cérémonie du mariage, «souriait, sachant qu'elle avait la mort en elle » (R, 990). Puis, c'est le baiser fatal. Dans Simplice : « Les lèvres s'unirent, les âmes s'envolèrent. » (S, 19) Dans Le Rêve : «[...] elle mit sa bouche sur la bouche de Félicien. Et, dans ce baiser, elle mourut. [...] Et c'était un envolement triomphal [...]. » (R, 993‑994.)
La seule différence entre les dénouements des deux histoires est que Simplice meurt avec l'ondine, tandis que Félicien survit. Peut‑être Zola voulait‑il sauvegarder ainsi, dans Le Rêve, un reste de vraisemblance. Mais cette différence a aussi une autre raison. Si, selon Zola, dans l'acte sexuel l'homme est coupable de destruction, la femme l'est aussi pour l'y avoir incité. Fleur‑des‑Eaux incite, excite Simplice, par ses paroles et par son parfum dont il est prédit qu'il tuera son amant. L'odeur prend toute sa valeur dans l'analité. Après sa mort, Fleur‑des‑Eaux est métamorphosée en une plante qu'un savant, dans l'épilogue, nommera Anthapheleia limnaia : fleur simple des eaux stagnantes, du marais. Angélique, en revanche, est si pure – si propre : « elle sentait bon la pureté » (R, 877) – que toute connotation de saleté et de destruction rester étrangère à son personnage.
Mais une telle connotation n'apparaît que dans l'épilogue de Simplice. Le baiser fatal s'inscrit dans l'oralité : « Leurs âmes qui montaient à leurs lèvres, s'échangeaient dans leurs haleines. » (S, 19) Aussi bien dans Simplice que dans Le Rêve, ce sont les lèvres qui s'unissent, des organes sexuellement indifférenciés. Or, comme l'atteste le désir de l'abbé Mouret qui voudrait devenir une flamme subtile pour entrer à l'intérieur du corps de la Vierge par sa bouche, afin que s'accomplissent leurs noces (FM, 1315), l'union par les bouches correspond chez Zola à la fusion primitive avec la mère. Le seul indice qui renvoie, dans les deux textes, à la consommation du mariage que le baiser devrait symboliser, est la mort de l'héroïne, détruite par l'acte sexuel.
Le Rêve, un roman pur, « rien qu'un amour, rien qu'une idylle15 », est nourri principalement de la fantasmatique des premiers temps de la vie où les pulsions agressives sont encore ignorées. Si elles sont à l'oeuvre dans les histoires des martyrs et des Mortes heureuses, leurs conséquences destructrices y sont annulées – les saints suppliciés montent au ciel intacts, les dames d'Hautecoeur sont « aimées » de la mort aux « mains douces » qui « leur [épargne] la vie » (R, 865, 866) –, et, qui plus est, ces légendes restent en marge de l'intrigue. De là une grave difficulté d'ordre narratif. Sans agressivité, il n'y a pas de conflit, et sans conflit, il n'y a pas d'histoire. En effet, Zola a du mal à construire ce qu'il appelle le « drame »16. Dans l'ébauche, on lit ses difficultés, et la motivation peu claire de l'interdit paternel montre son malaise à introduire un conflit dans un contexte psychique par définition a‑conflictuel. Sortir de ce contexte impliquerait de salir le roman. S'y cantonner, c'est se détourner de la réalité. Par conséquent, le merveilleux s'impose, et d'autant plus qu'il compense, par son effet fascinant, la faiblesse de l'intérêt narratif du matériel. Il s'impose aussi, du coup, de renouer avec l'inspiration merveilleuse des contes de jeunesse. Mais pourquoi Zola n'est‑il pas conscient, comme c'est fort probable, de reproduire le modèle de Simplice dans Le Rêve ? Serait‑ce pour préserver la distinction, commandée par la volonté de maîtrise, entre l'auteur des Rougon‑Macquart et celui des Contes à Ninon ? Le clivage des deux se serait‑il approfondi au fil des années à tel point que le Zola de 1888 ne se reconnaisse plus en le Zola de 1862 ? Ou, au contraire, l'identité des deux serait‑elle une de ces évidences qu'il est inutile de se rappeler ? Mais pourquoi les deux hypothèses ne seraient‑elles pas justes, puisque, pour l'inconscient, les contraires se valent ?
À l'issue de ces lectures se pose une question essentielle du point de vue génétique : pourquoi ces emprunts aux anciens textes dans La Faute de l'abbé Mouret et Le Rêve ? Implicitement, la réponse a été déjà apportée par les analyses. Qu'il suffise de la formuler.
Le jeune Zola a misé sur la pureté, sur l'idéal. Puis, il s'obligea d'y renoncer, pour affronter la réalité, l'univers des conflits, de l'agressivité, de la saleté. Dans la préface des Contes à Ninon, il raconte ce renoncement. Ninon, la femme qui se confond à la nature, mère et épouse vierge, compagne et compagnon – imago conçue dans l'ingnorance de la différence des sexes – , doit être reléguée au passé pour que son amoureux puisse évoluer vers la maturité. De plus, Zola a dû renoncer à ce matériel idéaliste à cause de son faible potentiel narratif qui en limite la productivité : hormis Le Rêve, dans Les Rougon‑Macquart il ne pourra l'utiliser que dans quelques rares séquences. Mais ce matériel ressurgit souvent, même dans les contextes qui y semblent les moins appropriés : Nana, dans le chapitre de l'idylle champêtre, se perd dans la contemplation du ciel à côté de son jeune amant habillé en femme, puis se roule dans l'herbe avec son enfant. C'est que le désir d'idéal n'est ni refoulé, ni réprimé, mais seulement mis de côté, et, chaque fois que Zola cherche à construire un scénario de bonheur, un miracle, il puise dans la fantasmatique post‑natale qu'il a privilégiée dans sa jeunesse. Les cas de La Faute de l'abbé Mouret où il réutilise consciemment un ancien texte, et du Rêve où il le fait à son insu, illustrent cette nécessité de renouer avec ce qu'il fut, en même temps qu'ils prouvent la continuité de l'élaboration de l'oeuvre.
1 Cité d'après le texte reproduit dans Les Rougon‑Maquart, éd. Henri Mitterand, Paris, Gallimard, «Biliothèque de la
Pléiade », t. IV, 1966, p. 1529.
2 Ébauche du Rêve, N. a. f., ms. n° 10323, fo 217.
3 Pour cette dernière hypothèse, cf. l'étude de Colette Becker dans le présent volume.
4 La Faute de l'abbé Mouret (FM) est cité d'après l'édition d'Henri Mitterand, Les Rougon‑Macquart, Paris,
Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1960. Les chiffres entre parenthèses correspondent à la pagination de
cette édition.
5 Nana, Les Rougon‑Macquart, éd. Henri Mitterand, Paris Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1961, P.
1269‑1270.
6 Oeuvres complètes, dir. Henri Mitterand, Paris, Cercle du livre précieux, [1966], p.56.
7 Le Rêve (R) est cité d'après l'édition d'Henri Mitterand, Les Rougon‑Macquart, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de
la Pléiade », t. IV, 1966. Les chiffres entre parenthèses correspondent à la pagination de cette édition.
8 J'emprunte le terme d'«inséparation » à David Baguley, «Narcisse conteur : sur les contes de fées de Zola », Revue
de l'Université d'Ottawa, vol. 48 (1978), n° 4, p. 397.
9 Cf. en particulier Philippe Bonnefis, «Situation chronologique et textuelle de "Printemps. Journal d'un
convalescent" », Cahiers naturalistes, n° 39, 1970, p. 1‑35, et les notes de Roger Ripoll dans Zola, Contes et
Nouvelles, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », 1976. Printemps (P) est cité d'après cette édition. Les
chiffres entre parenthèses renvoie à sa pagination.
10 Cf. en particulier Philippe Bonnefis, L'innommable. Essai sur l'oeuvre d'Emile Zola, Paris, SEDES, 1984, et
Maarten Van Buuren, De la métaphore au mythe. Les Rougon‑Maquart d'Emile Zola, Paris, Corti, 1987.
11 Ébauche de La Faute de l'abbé Mouret, N. a. f., ms. n° 10294, fos 61 et 66.
12 Ébauche du Rêve, f° 305.
13 Cf. pour les rapprochements du Rêve des oeuvres de jeunesse, le dossier et la bibliographie de l'édition du Rêve par
Gérard Gengembre, Paris, Pocket, 1999.
14 Simplice est cité d'après l'édition de Roger Ripoll, Contes et Nouvelles, id.
15 Ébauche du Rêve, f° 224.
16 Ibid., f° 228.