Un O.A.N.I.

Douleur exquise (1984-2003) est un objet indéfinissable qui met en échec les tentatives de caractérisation simple. Serait-ce un « O.A.N.I. » pour reprendre l’acronyme de Guy Scarpetta, « Objet Artistique Non Identifié 1» ? L’« art » de Sophie Calle, selon Scarpetta, « est tout à la fois entièrement référentiel (de l’ordre du reflet) et entièrement abstrait (codé, systématiquement) ; elle se situe là, au bord de l’art, ne cessant d’interroger ce bord. […] C’est même pourquoi tout classement de cet art dans les catégories esthétiques admises (formelles, ou de “genre”) s’avère impossible. […] Peut-être est-ce précisément son caractère transversal, hybride, inclassable, qui qualifie cet art (d’où la gêne qu’il suscite souvent dans les discours critiques institutionnels : on ne sait pas “dans quelle rubrique le caser”) : les catégories admises sont brouillées2. »

La description du dispositif

Décrivons d’abord le dispositif ou l’agencement de ce petit livre raffiné, à la reliure toilée grise et à la tranche grenat. Sur la couverture s’inscrivent en lettres couleur de sang le titre, Douleur exquise, et le nom de l’auteur ; un téléphone, dessiné en creux sur le gris pâle uni, est perceptible à l’œil et sous le doigt du lecteur. La quatrième de couverture présente en lettres elles aussi couleur de sang l’argument de l’ouvrage : le voyage en solitaire au Japon qui aboutit à une rupture amoureuse, la narration de la souffrance, expérience que Sophie Calle ne fait pas seule mais propose également à des interlocuteurs anonymes. L’argument, tel qu’il figure en quatrième de couverture, réapparaît, scindé à l’intérieur de l’ouvrage, pour en présenter les deux parties, respectivement intitulées « Avant la douleur » et « Après la douleur ». Un chromatisme au symbolisme transparent fait figurer la première partie de l’argument en lettres blanches sur fond rouge (13) :

En 1984, le ministère des Affaires étrangères m’a accordé une bourse d’études de trois mois au Japon. Je suis partie le 25 octobre sans savoir que cette date marquait le début d’un compte à rebours de quatre-vingt-douze jours qui allait aboutir à une rupture, banale, mais que j’ai vécue alors comme le moment le plus douloureux de ma vie. J’en ai tenu ce voyage pour responsable.

La deuxième partie de l’argument, au début de la seconde partie, s’inscrit sur une double page cernée de noir comme dans les courriers de deuil :

De retour en France, le 28 janvier 1985, j’ai choisi, par conjuration, de raconter ma souffrance plutôt que mon périple. En contrepartie, j’ai demandé à mes interlocuteurs, amis ou rencontres de fortune : « Quand avez-vous le plus souffert ? » Cet échange cesserait quand j’aurais épuisé ma propre histoire à force de la raconter, ou bien relativisé ma peine face à celle des autres. La méthode a été radicale : en trois mois j’étais guérie. L’exorcisme réussi, dans la crainte d’une rechute, j’ai délaissé mon projet. Pour l’exhumer quinze ans plus tard. (202-203) 

Le titre thématique et apparemment oxymorique, Douleur exquise, intrigue d’abord celui qui n’est pas au fait du sens spécialisé et médical de l’adjectif : l’imagination du lecteur vagabonde au souvenir d’un air désuet d’opérette, « l’heure exquise », et se demande vers quelles contrées d’un subtil masochisme le mène le livre. Ouvrant la double page qui précède l’intertitre « avant la douleur », il lit la définition empruntée au dictionnaire, insérée par Sophie Calle elle-même dans l’ouvrage : « Douleur exquise. MOD. MED. Douleur vive et nettement localisée. » Le lecteur, revenu de ses vagabondages, pourvu successivement d’un titre, d’une définition, d’un intertitre, et d’un argument qui lui parle de « compte à rebours » a compris que le livre va le mener à un acmé, moment de crise aiguë dont il ne sait encore quelle sera la mise en scène. L’ouverture du livre se trouve donc lestée d’une certaine gravité. Reste la page de dédicace, qui détonne sensiblement dans ce paratexte aux accents tragiques :

Je voulais dédier Douleur exquise à un homme. Au détour d’une conversation, un jour, il m’a dit qu’il était coutumier de la chose, qu’une dédicace ne signifiait rien. Un habitué. Désabusé.

Tant pis.

A Grégoire B. A l’homme qui n’aime pas les dédicaces.

La dédicace d’œuvre, acte public où l’on prend le lecteur à témoin, revêt toujours, quoi qu’on fasse, des allures d’exhibition. Quand, en outre, le dédicataire, comme ici, se dérobe ou ne joue pas le jeu, nous entrons dans l’univers des dédicaces déviantes ou ludiques. Du même coup, le lecteur, intrigué par un titre déroutant, amusé par une dédicace déceptive, invité à un certain sérieux par le protocole d’ouverture, ne sait plus exactement où se situer mais sait d’ores et déjà qu’il a entre les mains un livre d’intranquillité.

La premier volet du livre, « Avant la douleur », se présente comme une sorte de journal de voyage, long de 92 jours : Sophie Calle va de Paris à Moscou par le train puis emprunte le Transsibérien pour parcourir la Russie et le Transmandchourien, la Mongolie. Elle fait une halte à Pékin, traverse la Chine par des trains locaux, fait escale à Shanghai et Canton. Elle rejoint Hong-Kong, prend l’avion pour Tokyo et passe deux mois au Japon. Son compagnon doit la rejoindre en Inde à New Delhi. Entre les deux volets du livre, au cœur de l’ouvrage, la catastrophe en double page (198-199) : la photographie d’un lit non défait sur lequel repose un téléphone rouge. Une simple légende, strictement référentielle, indique en petits caractères rouges : « 25 janvier 1985, 2 heures, chambre 261, hôtel Imperial, New Delhi. » Le deuxième volet du livre, « Après la douleur », est bifide. Sur chaque page de gauche, en légende de la photographie de la chambre d’hôtel de New Delhi, Sophie Calle raconte 35 fois en trois mois, chaque fois différemment, l’histoire de la trahison. Sur la page de droite, elle insère, illustrés d’une photographie toujours différente, les récits que ses interlocuteurs anonymes lui ont fournis en réponse à la question : « Quand avez-vous le plus souffert ? »

« Avant la douleur » : le détournement de la forme journalière

Nous avons parlé d’un « journal de voyage » par commodité. Un examen plus précis d’ « Avant la douleur » va nous conduire à nuancer cette appellation.

La première impression du lecteur est effectivement celle d’un journal de voyage où la consignation de l’itinéraire donne l’impression de linéarité descriptive. La table des matières en forme de calendrier (276-281) permet de restituer précisément les jours et quantièmes du périple de Sophie Calle. C’est le journal d’une « aventurière » 3, selon le mot d’Hervé Guibert, qui fixe le souvenir de chaque journée par une photographie. C’est un journal —conformément au genre — qui absorbe et collecte des objets divers : photographies des lettres de l’amant et d’Hervé Guibert, du bon d’échange délivré par l’agence de voyages (17), d’une page d’agenda quo vadis (53), des visas (56-57), de pages d’A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d’Hervé Guibert (74-75, 78-79), d’une carte géographique (162-163), du message qui lui annonce la défection de l’amant (197). Le genre du journal, qui permet de fixer et de conserver ainsi des matériaux scripturaires hétérogènes, épouse le goût fétichiste de Sophie Calle pour la collection de preuves matérielles comme autant d’indices du passage du temps, des rencontres faites, des terres parcourues.

Dans ce journal de voyage peu ordinaire, le rapport du texte et de l’image n’est pas conventionnel : si les textes sont somme toute assez peu nombreux au regard du nombre des unités photographiques et iconographiques, Sophie Calle refuse de toute évidence l’image réduite à sa fonction d’illustration ou le texte cantonné dans un rôle de légende. Les photographies sont commentées aléatoirement, laissant parfois le lecteur dans la perplexité. Cette absence fréquente de légende accentue l’ambiguïté générique, car elle dérobe le hic et nunc qui est l’une des marques de l’écriture du journal : certains paysages, certains lieux, restent sans date, comme inexpliqués. D’autres photographies sont utilisées comme témoins à charge. Elles amplifient l’ampleur de la trahison, comme celle qui montre Sophie, radieuse, la veille de son départ pour New Delhi. Sachant que l’amant ne sera pas au rendez-vous, pour le lecteur, cette joie devient déplacée, inutile, caduque. Du point de vue dramaturgique, la coïncidence est parfaite, orchestrée qu’elle est par la légende : mais en réalité, on ignore dans quelle circonstance a été prise la photo, ni ce que le sourire éclatant de Sophie doit à la convivialité, au bras qui entoure chaleureusement ses épaules, à l’alcool du verre vide posé devant elle, peut-être. Comme le souligne Jean-Marie Schaeffer, il n’est pas toujours superflu d’interroger la relation « entre l’image et une affirmation verbale identificatrice »4, où la photo peut être aussi bien un témoignage aussi proche que possible du réel que son « illustration plausible ». En ce qui concerne Douleur exquise, on peut parler d’une logique proprement narrative, et même d’une téléologie dans le traitement de l’image: le matériau composite dans lequel l’artiste a puisé pour composer le livre est saturé d’un lourd implicite, qui pervertit le regard que l’on porte sur les photos. Ces trois mois de vie sont relus à l’aune de la souffrance qui a suivi, ce qui est une forme d’illogisme existentiel, qui doit nous conduire à nous demander si l’autobiographie est bien au cœur de Douleur exquise.

S’il y a segmentation de l’énonciation selon une structure calendaire, dispositif qui crée un effet de véridicité, certains indices produisent néanmoins des effets contradictoires : le lecteur a devant les yeux un texte qui met en place une stratégie de l’ambiguïté. Le caractère habituellement prospectif du journal personnel est détourné en une manière de prédestination tragique ; l’écriture tâtonnante et fragile, couchée  dans l’ignorance de l’avenir, inscrite à l’aveuglette, qui caractérise généralement le genre du journal, prend ici les allures d’une course inéluctable vers une catastrophe irrémédiable. Chaque journée est plombée par le tampon encreur rouge qui égrène lugubrement le compte à rebours. Dans le corps même du texte et des photographies, Sophie Calle cultive le motif de la prédestination, et c’est presque l’autoportrait d’une voyageuse en quête de signes qu’elle dresse ici. « Mon amour, / Il y a deux jours, j’ai visité le temple de l’Amour, et aujourd’hui le temple du Divorce. Comme tu vois, j’ai peur. » (92-93) Ce texte apparaît sous la photographie d’un monceau de papillotes dont un extrait d’A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d’Hervé Guibert, inséré quelques pages plus haut, nous a indiqué la signification. Expliquant sa promenade avec Anna (prénom qu’il prête à Sophie Calle) au Temple d’Asakusa, Guibert explique que les fidèles tiraient au hasard

une papillote renfermant une prémonition illisible, qu’ils allaient porter à un des deux bonzes qui officiaient […] Si elle était maléfique, le croyant l’abandonnait aux intempéries en l’attachant à un fil de fer barbelé, à une poubelle ou à un arbre, afin que mise en pénitence elle se laisse dissoudre par les puissances infernales. C’est ainsi qu’à Kyoto nous avons trouvé autour des temples des arbres nus bruissants de papillotes blanches que nous avions pris de loin pour les traditionnels cerisiers en fleur5.

Les « papillotes » sont récurrentes dans Douleur exquise, revenant à quatre reprises (J- 53, J-38, J-31, J-10) dans les photographies. Le motif de la prédestination intervient également par la photographie des corbeaux sur un arbre (124-125), figure ambivalente (de mauvais augure dans la tradition européenne et de bon augure au Japon), et par le biais des trois récits des rencontres successives de Sophie Calle avec une diseuse de bonne aventure (106-107), un diseur de bonne aventure (108-109) et « une célèbre voyante » (110-111). La prédiction de la diseuse de bonne aventure est incompréhensible, celle du diseur peu encourageante (« il a précisé que rien de bénéfique ne m’arriverait au Japon ») et les conseils de la voyante sont aussi sibyllins qu’inquiétants : « Les yeux dans ceux de mon traducteur, elle a déclaré que j’avais un grand cœur, les idées larges et que je devrais éviter d’aller dans le Nord. Par trois fois, j’ai demandé pourquoi, par trois fois, elle a simplement répété cet avertissement. » Le lecteur ne sait s’il peut prendre au sérieux cette exhibition de la prédestination ou s’il ne doit voir en elle qu’un leitmotiv ludique. Quoi qu’il en soit, la conjonction spectaculaire du compte à rebours et des signes, semés au fil du texte et des photographies d’une prédestination, nous place dans la posture d’un lecteur de roman, avide de construction dramatique et de surdétermination significative. La concentration temporelle de l’épisode narré (92 jours + 1) va dans le sens d’une certaine exacerbation romanesque. L’impression est d’ailleurs renforcée parce que l’on perçoit dans cette œuvre d’autres signes du romanesque, d’autres chatoiements du fictionnel. On retrouve dans Douleur exquise un topos conventionnel de l’écriture romanesque : la mise à l’épreuve de l’amour et des amants par le temps et la distance. Il est certes légèrement gauchi ici puisque c’est l’amante qui part et non l’amant comme il est généralement d’usage. Ce topos est d’ailleurs clairement perceptible dans l’avant-dernier texte de la série « Avant la douleur » constitué par ces brèves notations de Sophie Calle : « Plus qu’un seul jour. Je n’ai jamais été aussi heureuse. Tu m’as attendue. » (194) Enfin l’essentielle référence intertextuelle de cette première partie est l’autofiction magistrale d’Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Dans un effet d’écho, Sophie Calle confronte sa propre version de sa rencontre avec Guibert au Japon et celle que Guibert en a donnée dans son autofiction. Jeu d’échos, jeu de reflets où se brouille la vieille distinction entre l’art et la vie, entre la représentation et son référent. Jeu un peu vertigineux où l’on devine la grande maîtrise de « faiseuse d’histoires6 » qu’est Sophie Calle comme aimait à l’appeler Hervé Guibert.

Au-delà de cette limite, votre amour n’est plus valable

Une tension vers la fin

L’inscription des photographies dans une diégèse préétablie est redoublée par un élément iconique : le tampon rouge apposé à chaque page.

Douleur

J — 68

Sur les photographies elles-mêmes, dans la première partie, la taille du tampon, l’épaisse police à bâtons, la couleur rouge, interdisent d’ignorer le compte à rebours. Le chiffre s’affirme comme une marque de négation, d’annulation, et même de péremption : au-delà de cette limite, votre amour n’est plus valable… Au premier abord, le moyen est brutal : chaque image est marquée de rouge, comme si l’artiste cherchait à créer le sentiment d’un gâchis. L’aspect répétitif du tampon, son prosaïsme violent (il s’agit en général d’une marque anonyme, apposée mécaniquement sur un document administratif) tranchent avec en apparence avec la visée esthétique. Il serait là pour abîmer, démonétiser le temps, le compte à rebours, privant de richesse et d’épaisseur les moments qu’il désigne, puisque ceux-ci sont par avance épuisés par la douleur qui va suivre. Mais en y regardant de plus près, on se rend compte que ce signe récurrent n’est pas un parasite iconographique. Au contraire, il s’intègre dans l’architecture de l’image, qu’il évite soigneusement de dénaturer. Tout d’abord, Sophie Calle a opté pour un aspect craqué de la police et du cadre, qui confère au tampon un aspect quelque peu vieilli, réel, comme s’il lui revenait d’authentifier ce qu’il marque. Mais en même temps, la transparence permet un allègement graphique et une meilleure insertion de l’élément sur la photo. La couleur est exactement celle du liseré, ce qui crée une triple unité : temporelle (le rouge est la couleur d’avant la douleur), symbolique (rouge de la vie, de la violence), mais aussi visuelle. Le tampon fait toujours la même taille, 6,5 par 3,9 cm, mais est toujours inséré à des places différentes. Il n’est pas interdit de penser que Sophie Calle en a joué comme d’une contrainte oulipienne, cherchant la meilleure configuration géométrique ou sémiotique. En effet, bien souvent, le tampon vient ajouter du sens, et de ce point de vue, l’endroit où il est appliqué n’est pas indifférent.

On peut distinguer les positionnements obliques, qui viennent saisir le coin de la photographie, à la manière des sceaux des administrations qui mordent volontairement sur la photo d’identité pour l’authentifier. C’est le cas du polaroïd liminaire, qui est alors là pour mettre en exergue la datation et le mécanisme chronologique. Plus l’on se rapproche de la fin, plus ce surcodage du compte à rebours est oppressant : effet de suspens, mais aussi dévaluation exponentielle du sentiment, des préparatifs de la cérémonie des retrouvailles. Deux des exemples les plus flagrants sont des photos en gros plan de Sophie Calle, où le tampon vient frapper le milieu du visage, qui est face à l’appareil : geste d’une grande violence sémiotique, par lequel l’artiste va jusqu’à tirer un trait sur elle-même, et ne plus s’accorder le droit d’exister, dans cette frange temporelle précise, qu’en tant que future victime de l’abandon.

En guise de punctum

Dans d’autres cas, le cadre joue en même temps le rôle d’un cadrage. Sa valeur indicielle recule alors au profit d’une recherche esthétique, qui peut elle-même se doubler d’une indication signifiante supplémentaire. Barthes disait que chaque photographie comporte son punctum, « ce hasard qui, en elle, [nous] point, mais aussi [nous] meurtrit, [nous] poigne »7. Le tampon permet de focaliser le regard sur ce point saillant : le masque sanitaire que porte un Chinois, le drapeau japonais qui flotte dans le ciel. Cet aiguillage peut se révéler auxiliaire du dévoilement d’un sens dissimulé : c’est lui qui par exemple attire l’œil vers ce couple de jeunes mariés, photographiés en plongée au travers d’un rideau d’arbres qui les dissimule en partie. Il peut aussi suturer deux images, dans le cas d’une page composite : deux photos d’une jeune Japonaise lisant, puis accrochant sa papillote, sont reliées par le tampon apposé à l’oblique ; en revanche, il est parfaitement horizontal lorsqu’il fait le lien entre le portrait de Sophie Calle et celui d’Hervé Guibert. Enfin, il peut au contraire être laissé en dehors du focus de la photo, disposé de manière à en perturber le moins possible la lecture. Il est alors posé dans les angles, pour les paysages, ou d’une manière suffisamment symétrique pour laisser intacte l’architecture de l’image : il ne touche par exemple qu’un coin de l’épaule de la voyante tokyoïte, et sa ligne horizontale épouse celle du bureau où reposent les mains croisées de la femme.

Les photographies les plus spectaculaires d’un point de vue esthétique sont souvent en double pleine page, ce qui est une manière de minimiser la contrainte, car la taille relative du tampon s’en trouve diminuée ; par ailleurs on note un clinamen page 90, où figurent deux photos différentes, mais qui restituent la même symétrie. Seule celle de droite est tamponnée, ce qui laisse celle de gauche vierge de toute altération. Sophie Calle a donc introduit du jeu dans le dispositif : la datation, au-delà sa fonction temporelle, est maîtrisée par l’intention esthétique, ou utilisée comme moyen d’infléchir, sur le plan psychologique, l’interprétation que l’on peut donner à l’image. Son rôle est plus subtil encore lorsque le tampon rencontre le texte, car cette fois, les deux codes, qui relèvent tous deux du signifiant langagier, sont appelés à se superposer, ce qui entraîne l’établissement automatique d’une relation hiérarchique. Ainsi les pages d’A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie sont-elles frappées par le tampon, ce qui est une manière de rappeler que Douleur exquise reste le texte cadre et Sophie Calle la maîtresse du jeu. Le texte de Guibert, introduit par l’histoire du portrait perdu, qui s’achève par une phrase à la valeur hautement proleptique « J’ai compris qu’il allait me le faire payer… » (72), est partiellement disqualifié en tant que document littéraire (il ne s’agit pas de l’apprécier pour sa qualité intrinsèque), mais survalorisé au plan génétique, présenté qu’il est comme le résultat d’une vengeance dont le lecteur connaît les motifs et l’histoire. En outre, les quatre pages consécutives sont séparées par une photo, ce qui est une manière d’en casser le rythme narratif. En revanche, le tampon épargne les lignes de la lettre manuscrite de Guibert, à la tonalité plutôt tendre. Cette fois, le texte est à égalité avec celui de Sophie Calle, ce qui va dans le sens de la construction narrative : non seulement il corrobore le récit qu’elle a fait un peu plus tôt, l’épisode du bain, mais en outre il tend à montrer que Guibert ne lui a pas gardé rancœur de sa provocation, bien au contraire, puisqu’il nourrit un fantasme érotique indirect la concernant.

Les lettres de l’amant, elles, sont en revanche marquées, et doublement : la date s’inscrit sur l’enveloppe qui cache une partie de la lettre. Disqualification, là encore, subsomption des mots au grand ratage final, tout en laissant perversement lire assez pour que le lecteur ne puisse manquer d’être saisi par tant de duplicité. En effet, les lettres sont pleines d’amour : elles commencent par des adresses tendres (« Ma Sophie», 121), et organisent le rendez-vous à New Delhi : « Je pense partir la semaine du 21 janvier au 27 » (164). Deux lignes ont d’ailleurs été extraites et placées sur deux pages spécifiques, où le tampon reprend alors son rôle de surligneur : on peut lire l’expression « ma petite femme chérie », puis la question « comment peut-on être plus sexy que toi ? ». Ce qui crée une incompréhension, puis un implicite réflexif d’une force effroyable : comment peut-on être traître à ce point ? Le dispositif graphique, là encore, ramène l’indiciel et le réel — en l’occurrence, difficile de soupçonner Sophie Calle d’avoir fabriqué deux fausses lettres d’amour — à l’ordre narratif, transformant la déclaration en supercherie.

Une expérimentation thérapeutique

« Il y a les projets à but “thérapeutique” comme No Sex Last Night ou Douleur exquise 8»

Sophie Calle avoue utiliser dans son travail ses déroutes sentimentales, ses échecs et ses manques. « Les événements heureux, je les vis, les malheureux, je les exploite. D’abord par intérêt artistique, mais aussi pour les transformer, en faire quelque chose, en profiter, — se venger de la situation9. » On retrouve là sa volonté de maîtrise et de contrôle omniprésente dans son œuvre : elle prend dans Douleur exquise un relief particulier parce qu’elle s’applique non à des échafaudages virtuoses, subtils et déconnectés de sa vie, comme dans certains scénarios qu’elle a imaginés, mais à une situation imposée par l’existence. De retour en France, le 28 janvier 1985, Sophie Calle a « choisi, par conjuration, de raconter [sa] souffrance plutôt que [son] périple. » (202) Dans l’entretien que nous avons eu, elle mentionne la « réécriture vingt ans plus tard » de cette narration de la souffrance. Cela donnera 35 versions de la trahison amoureuse qu’elle fixera sur chaque page de gauche de son livre, en légende de la photographie immuable de la chambre d’hôtel de New Delhi. Une photographie unique comme un arrêt sur image, comme si la photographie nous enfermait dans l’instant de la « douleur exquise » parce que la souffrance, c’est du temps qui ne coule plus. Calle raconte donc 35 fois ce qui ne s’est passé qu’une seule fois et inscrit ce récit répétitif dans une sorte de compte à rebours inversé… jusqu’à : « Il y a 98 jours, l’homme que j’aimais m’a quittée. » Les 35 versions sont imprimées sur un support noir, sont de plus en plus courtes et d’une encre de plus en plus estompée (d’un blanc net jusqu’à un gris difficilement lisible). Le noir est choisi pour sa richesse sémiotique : signe de deuil, il est aussi ce fond obscur sur lequel le récit de Sophie Calle apparaît de moins en moins nettement jusqu’à ce que la nuit d’encre l’engloutisse quand la douleur se sera épuisée d’être ressassée. Tous les textes commençant par « Il y a x jours, l’homme que j’aime m’a quitté », x croît au fur et à mesure que les textes diminuent et que le foyer de la douleur vive s’éloigne. Seul le commencement du dernier texte comporte une variante : « Il y a 98 jours, l’homme que j’aimais m’a quittée. » L’apparition de l’imparfait manifeste l’exténuation de la douleur et de l’amour à coup de répétitions.

Il y a 98 jours, l’homme que j’aimais m’a quittée.
Le 25 janvier 1985. Chambre 261. Hotel Imperial. New Delhi. Suffit. 

Dans cette ultime version, Sophie Calle reprend la légende de la photographie de la chambre d’hôtel présente au centre du livre (198-199). Quelques variantes sont observables : la disparition de l’heure, la présence de l’article défini « le » qui montre le passage du discours au récit et qui met à distance l’épisode, le remplacement des virgules par des points au caractère plus définitif et l’adjonction du verbe « suffir » qui interrompt définitivement le soliloque radoteur. Dans les premières versions de son texte, Sophie Calle ne fait que répéter la souffrance à vif de l’abandon et la douleur suscitée par la lâcheté du compagnon. Toutefois, dès le quatorzième texte, elle commence à prendre de la distance, se livrant à une analyse ironique du télégramme envoyé qui disait la trahison de l’amant :

Il y a 30 jours, l’homme que j’aime m’a quittée.
Par télégramme et téléphone interposés. J’avais quitté Paris quatre-vingt-douze jours auparavant, et nous devions nous retrouver, le 24 janvier 1985, à l’aéroport de New Delhi. Il n’est pas venu. Je fus accueillie par un message : « M. ne peut pas vous rejoindre. Accident Paris. Hôpital. Contacter Bob. Merci. » Pour ce qui est du style, on pourrait le qualifier d’économique et de dramatique à la fois. Emploi de la troisième personne, le héros ayant perdu ses facultés, utilisation du père comme intermédiaire, choix des mots hôpital et accident pour injecter du pathétique. (230)

L’irruption du métadiscours manifeste l’entrée en scène de l’écrivain et la prise en main de sa souffrance. Si les treize premiers textes nous immergent sur le mode dramatique ou pathétique dans la douleur brute, le quatorzième marque une rupture et les textes suivants prennent le parti de l’ironie, du parodique, de la dépréciation de l’histoire vécue. Les conclusions de plusieurs d’entre eux en témoignent :

C’est bien fait pour moi. J’ai voulu cette histoire d’amour, il s’est laissé faire. J’aurais pu éviter cette souffrance. Comme mon amie D., qui ne s’intéresse qu’aux hommes déjà épris d’elle. La prochaine fois, j’en prendrai un qui m’aime. (232)

Je fus remerciée dans ce triste décor : une moquette grise mangée aux mites, deux lits jumeaux recouverts de couvre-lits bleus, et un téléphone rouge vif. Peu chevaleresque comme limogeage, surtout de la part d’un homme qui aspire à la sainteté. (252)

Quatre répliques et moins de trois minutes pour me dire qu’il en aimait une autre. C’est tout. Pas fameux comme souffrance. L’histoire ne mérite pas d’être rabâchée interminablement. (264)

La règle des trois unités fut respectée, mais les répliques étaient pauvres, la sortie bâclée, l’intrigue ordinaire. (270)

Notre œil, diverti et amusé, finit par danser sur l’écriture fuguée de la page de gauche, et c’est sur les pages de droite qu’il va s’embuer.

La contrepartie expérimentale : Sophie Calle en voleuse d’histoires

Parce que souffrir, comme l’indique son sens premier, est passif, Sophie Calle, dont le rôle coutumier est de mener le jeu, se trouve placée dans une posture inhabituelle. Pour échapper au tourment fixe de sa douleur, pour reprendre le contrôle de la situation, il lui reste à renouer avec ses pratiques de questionneuse, de là l’idée de demander à ses « interlocuteurs, amis ou rencontres de fortune : “Quand avez-vous le plus souffert ?” » (202). Une série de 36 textes, résultant de cette démarche, s’inscrit sur la page de droite. Dans 34 cas, le narrateur est homodiégétique. Deux cas (l’antépénultième et le dernier) sont plus complexes : dans l’antépénultième (271), on note la succession d’un narrateur hétérodiégétique et d’un narrateur homodiégétique ; dans le dernier cas, on a un récit emboîté présenté par la médiation d’un narrateur anonyme : « Lu cette brève dans Libération » (275). Sur les 36 narrateurs, 30 présentent un genre identifiable : 22 sont de sexe masculin, 8 de sexe féminin. 14 des 36 textes disent la perte de l’amant(e), plusieurs évoquent la mort d’un père, d’une mère, d’un frère, certains disent des blessures enfantines enfouies (incompréhension, humiliation). Les textes sont graves, sobres, évoquent le choc de ces événements destructeurs qui « vous ôtent littéralement la vie pour bien longtemps, quelquefois pour toujours10 », nous renvoient aux instants fulgurants où nous sommes confrontés à des pertes jugées irréparables. Deux narrateurs seulement se dérobent d’une certaine manière à la consigne donnée par Sophie Calle, invoquant la pudeur ou le manque de matière pour répondre à la question posée :

Cela se passait en Afrique, dans la brousse. Au début du mois de janvier 1980. Je me tapais la tête contre un mur en hurlant : « Je te tuerai, Budin, je te tuerai ! » Budin, c’est mon dentiste, et il m’avait assuré de la bonne fin du traitement. Un peu vulgaire comme douleur, mais au moins, ce jour-là, j’avais des raisons objectives pour souffrir. Le reste ne se dit pas. (217)

Si j’avais de la chair fraîche de malheur, je ne vous la donnerais pas. Il y eut autrefois des épisodes, la pudeur m’empêche de les raconter, en faire une histoire équivaudrait à les exagérer. On peut être doué pour le malheur, je ne le suis pas. (233)

Ces deux dérobades ne font que souligner la bénévolence des autres locuteurs, se livrant à Sophie Calle. Sans doute l’anonymat facilite-t-il les confessions ; sans doute Sophie Calle sait-elle pouvoir compter sur le désir d’« extimité » de beaucoup de ses contemporains, ce désir défini par le psychanalyste Serge Tisseron comme le besoin de soumettre au regard d’un autrui privilégié une part intime de soi qu’il s’agit de faire reconnaître et valider ; sans doute y a-t-il quelque chose de secrètement fascinant et apaisant de pouvoir s’en remettre aveuglément à la question désirante de l’autre.

Quoi qu’il en soit, quel statut donner à cette seconde partie « Après la douleur » ? Est-elle vraiment une co-création ou les autres anonymes ne sont-ils qu’un simple instrument au service de la création de Sophie Calle ? En recueillant et prenant en charge une parole dispersée et anonyme, qui n’aurait bénéficié, peut-être, ni de reconnaissance ni de légitimité, et en lui prêtant une mise en œuvre pour se faire entendre, Sophie Calle ne se fait-elle pas écrivaine publique dans une nouvelle acception ? L’entretien qu’elle nous a donné éclaire utilement les conditions de la genèse d’ « Après la douleur » :

[…] pour les textes de la deuxième partie de Douleur exquise, là je parle des récits que vous avez recueillis, est-ce que vous avez fait des rencontres ou interviews au moment où vous écriviez vos propres textes sur la souffrance, ou est-ce que tout ça s’est fait à des phases chronologiques très différentes ?
— Les échanges ?
— Oui.
— Un peu des deux. Si j’enregistrais la conversation, j’enregistrais mon propre récit, et je me suis servie dans ces extraits recueillis, j’ai dû réécrire mon propre récit.
— Comment avez vous fait pour convaincre les gens de vous raconter ça ? Parce que ce n’est pas facile tout de même.
— Je n’ai dû convaincre personne, ils l’ont fait immédiatement.
— C’est vrai ?
— Oh oui. Sans même… enfin, comme ça, tout de suite.
— Et même des gens que vous ne connaissiez pas du tout ?
— Il y avait surtout des gens que je ne connaissais pas du tout.
— Et vous les rencontriez comme ça, dans différentes occasions ?
— Oui, si je pleurais dans un bar, par exemple, le barman me demandait « Pourquoi pleurez-vous ? », je répondais, et voilà.
— Tous les textes sont assez courts. Je suppose qu’il y a des récits qui étaient plus longs au moment où ils ont été faits. Vous les avez coupés ?
— Je ne me souviens plus exactement. Peut-être. De toute façon, ce sont des textes entièrement réécrits11.

Le lecteur est effectivement frappé par l’homogénéité des textes sélectionnés dont la plupart commencent par une référence spatio-temporelle et l’indication de l’âge du locuteur au moment de l’événement douloureux. Les textes se caractérisent également par leur resserrement dramatique et l’efficacité de leur chute. On ne s’étonne donc pas de l’existence d’une réécriture et qu’un seul et même coup de patte leur ait conféré leur forme définitive. En assumant son rôle de « voleuse d’histoires », Sophie Calle porte au grand jour ce que beaucoup d’écrivains taisent ou tentent ordinairement d’effacer, leur propension à écornifler la vie de ceux qu’ils côtoient, et elle réévalue par là même la notion d’auteur.

Le montage polyphonique d’« Après la douleur » permet à Sophie Calle de dire et d’exténuer sa propre souffrance sur un mode ludique et quasi-oulipien tandis que les récits de locuteurs anonymes laissent s’éployer la voix lyrique de la souffrance. Du côté de Sophie Calle, l’émotion est maîtrisée et le pathétique évacué. Du côté de ses interlocuteurs, l’émotion est beaucoup plus palpable mais les textes de cette série de droite, livrés sans contexte, au narrateur anonyme, sont limités par l’espace d’écriture qui leur est concédé. Ce cadre minimaliste (deux tiers d’une page) restreint les épanchements et canalise l’affectif. C’est presque l’équivalent en écriture d’une photographie que Sophie Calle fixe ici, constituant un album scriptural des douleurs exquises de 36 anonymes : des textes bornés par un cadre strict qui disent une souffrance intense dont une mémoire de par le monde porte encore l’empreinte vive comme une vibration sur la rétine, des petits scénarios impeccablement réglés et facilement mémorisables.

Le dernier texte de la série de droite face à la page entièrement noire — et sans texte — de la série de gauche ne manque pas d’interroger le lecteur, perplexe devant cette brève (réécrite) de Libération dont Sophie Calle garantit dans son entretien l’authenticité :

C’était dans Libération ?
— Oui.
Parce que ça paraît étrange, comme histoire.
— Non, non, c’était une brève dans Libération, que j’ai gardée au mur pendant des années et des années, qui m’a toujours bouleversée. Donc j’ai vécu avec cet article de journal sur mon mur pendant des années12.

Cette brève présente les caractéristiques habituelles du fait divers : le récit de fait divers est un récit autosuffisant, contenant en lui-même toutes les informations nécessaires à sa compréhension. Un des procédés narratifs récurrents du récit de fait divers — la disproportion entre le motif et l’acte (Maria se suicide parce qu’elle a été accusée à tort du vol d’un petit pot de crème) — est présent ici. La mort, chargée d’irrationalité, saisit le lecteur en lui suggérant à côté du quotidien normatif et de la logique sociale une autre réalité plus incontrôlable qui nous conduit du côté des souffrances anéantissantes, des gestes destructeurs inéluctables. Le suicide, évoqué plusieurs fois dans Douleur exquise par des membres de l’entourage — suicide du frère aîné (209), suicide de l’amant (215 et 245), suicide de la femme aimée (229), suicide du frère (253), suicide raté du père (263) —, est pris ici dans la perspective de la suicidée elle-même par la reconstitution des faits qui ont précédé l’acte et par le biais de la brève lettre testamentaire laissée au fils.

Documentaliste de la souffrance

Pour évoquer sa douleur, Sophie Calle utilise aussi un ressassement iconographique, utilisé comme un moyen d’exhaustion. Répétition stricte de l’image, qui dit le choc originel, le téléphone rouge sur le lit, à laquelle s’oppose la disparition progressive du texte imprimé. Chaque récit collecté se présente avec une photographie, toujours en lien avec ce qui est raconté : un accouchement tragique est accompagné de la photo d’une maternité, un autre de celui d’un stéthoscope, etc… On a vu que ces récits n’étaient pas des témoignages bruts, mais des réécritures : pourtant, l’énonciation, le pacte référentiel présupposé par cette écriture aux allures autobiographiques détournent la méfiance du lecteur, plutôt tentée de s’exercer, dans un premier temps, sur les photos. En effet, à l’exception de deux photographies (tirées, semblerait-il, de l’album personnel des interviewés), on ressent la profonde unité de la facture iconographique, de bout en bout marquée par la « patte » de Sophie Calle : cadrages hyper-symétriques, disposition régulière des objets. Les photos seraient-elles alors plus que des illustrations à proprement parler, joueraient-elle comme des métaphores, des métonymies visuelles de l’événement décrit ? Concentreraient-elle la part fictionnelle que paraît, a priori, rejeter le témoignage textuel, pour laisser place à l’imagination de l’artiste ? L’entretien que nous a accordé Sophie Calle dément cette hypothèse. La plasticienne s’est en effet livrée à un travail de documentaliste, tendant autant que possible vers le référentiel et recherchant, à parfois quarante ans de distance, des appartements, des bâtiments, des immeubles, suivant à l’occasion, nous a-t-elle dit, des indications téléphonique précises pour retrouver l’endroit exact, comme les boîtes aux lettres ou la porte de l’appartement à Lyon. D’autres images sont, comme dans la première partie, des fac-similés de documents : une carte d’appelé au service militaire, la reproduction du faire-part mortuaire de John Fitzgerald Kennedy paru dans la presse américaine. Dans les cas extrêmes, où il n’était pas possible de prendre directement et soi-même la photographie du référent, Sophie Calle en a emprunté une à son interlocuteur; comme celle de l’homme aux yeux verts décédé au Mount Cedar Sinaï Hospital.

— Donc, ça c'était bien la photo de la personne. Ca se sent, on perçoit un petit décalage
— Il y avait pas d’autre choix. Comment voulez-vous que ce soit moi qui ai pris cette photo puisque l'homme était mort quand on m'a raconté son histoire?
— Vous auriez pu choisir d'illustrer ça autrement.
— Non, non... c'est le mort.

Dans cette perspective, la dimension esthétique ne serait que secondaire, ou en tout cas ne devrait pas occulter la valeur testimoniale de l’image, qui obéit à la même logique de véridicité que dans la première partie. Cette volonté peut aller jusqu’au refus d’intégrer certaines images, jugées trop artificielles. Ainsi, Sophie Calle nous a expliqué avoir renoncé à introduire la photo de la chambre d’un défunt, celle où avait eu lieu la veillée mortuaire :

L’interrogation génétique contribue donc à dévoiler le dispositif, qui inverse les polarités attendues du vrai et du faux, et surtout la représentation que le lecteur s’en fait : la parole intime a été retouchée, réecrite, transformée peut-être, tandis que l’image, fabriquée a posteriori par une personne étrangère à la douleur répétée se tend au contraire vers l’authenticité du vécu.

Pourtant, on ne peut considérer les photographies de la deuxième partie comme une simple illustration, ni comme des documents ne visant qu’à identifier un référentiel donné. D’abord parce qu’elles subissent le même traitement esthétique que celles de la première partie : l’une des images, celle de la voiture bleue, est ainsi colorisée, tandis que d’autres représentations, comme l’assiette de choucroute, obéissent à une géométrie toute « callienne », que l’on retrouve par exemple dans les photographies des repas monochromes13. D’autre part, l’artiste introduit une polysémie que n’a pas toujours le texte de référence. Ainsi, le récit d’une rupture et d’un moment de désespoir intense dans le métro est illustré par une photographie de la station Opéra. Mais Sophie Calle a fait en sorte d’y englober, sur la gauche, un slogan publicitaire qui proclame « L’abus de curiosité n’est pas dangereux pour la santé », formule qui n’aura manqué de la séduire. Ailleurs, elle a renoncé à la représentation photographique pour lui substituer un carré monochrome, qui est à la fois le degré zéro de l’illustration et l’ouverture vers un champ connotatif presque infini : rouge comme le voile de la cécité, vert pâle comme la chemise de nuit de la mère agonisante, blanc comme l’absence de douleur de celui qui dit n’avoir « pas encore rencontré [s]on histoire » (233). Dans la mesure où Sophie Calle a opéré un travail de sélection des histoires, on peut supposer qu’elle a conservé celles-ci, entre autres, parce qu’elles entraient en résonance avec sa propre sensibilité chromatique, hypothèse qu’elle accepte volontiers. D’autre part, la démarche qui consiste à confronter son imaginaire à celui de parfaits inconnus, puisqu’elle nous dit avoir recueilli les récits « surtout des gens qu’[elle] ne connaissait pas du tout », suppose l’introduction dans l’ouvrage d’une altérité radicale. Deux hypothèses de lecture sont alors possibles, non exclusives l’une de l’autre, au demeurant : soit l’on considère que Sophie Calle donne le droit d’exister à des récits anonymes, avec une stratégie énonciative homodiégétique qui place leur énonciateur en position de sujet et fait basculer leur confidence de l’intime à l’extime. Soit on pense le livre comme une unité — le récit de la douleur de Sophie — auquel cas les voix extérieures convoquées sont là pour venir nourrir la narration d’une souffrance individuelle, lui donner d’autres dimensions et permettre, en définitive, une forme de représentation transcendante de ce qui, justement, ne se peut représenter. S’il nous est impossible de trancher entre ces deux lectures, c’est bien parce que l’artiste, dans la relation qu’elle noue entre texte et image, ne cesse de ménager ce basculement entre soi et autrui, de croiser les représentations attendues, et de brouiller les pistes en faisant de tous les intimes (le sien et celui des autres) le matériau d’une construction photo-autobiographique d’une grande complexité.

Douleur exquise est, d’une certaine manière, un livre ouvert:né d’une douleur sentimentale singulière, il collecte les douleurs des autres, ceux que l’auteur a côtoyés par hasard, ou celle dont un quotidien national lui fait éphémèrement entrevoir l’existence engloutie. Du faux-vrai journal de voyage au fait divers réécrit d’un quotidien national, le livre gris et rouge de Sophie Calle est un univers en trompe-l’œil, déstabilisant de bout en bout, qui, s’il désamorce ainsi le pathétique, ne tait pourtant pas l’essentiel : le grand chœur anonyme des douleurs partout présentes et singulières qui se côtoient dans les bruissements du monde. Le livre, qui n’est ni œuvre photographique, ni œuvre littéraire mérite bien l’appellation d’Objet Artistique Non Identifié : car si un biographème, la rupture, est son moteur, la part de réécriture, de stylisation, d’esthétisation, la nature composite de ses matériaux interdisent de le considérer pleinement comme une autobiographie. Il n’est pas davantage possible, compte tenu de la part essentielle des éléments référentiels, de le lire comme une fiction. Nous nous trouvons en face de ce que François Soulages appelle un « livre-objet », fruit d’une « dialectique […] entre le voir, le lire et l’union des deux »14, qui oblige le lecteur à une véritable lecture poétique des photos, à laquelle le compte à rebours donne un sens particulier, mais qui le force aussi à un engagement personnel. Difficile, en effet, de se confronter au récit de ces douleurs multiples sans se remémorer sa propre douleur exquise et succomber à la tentation de la revivre à son tour. Sophie Calle, par cette composition inattendue, a réussi le tour de force d’écrire une sorte d’autobiographie de tout le monde, qui utilise la banalité d’une situation pour en faire le paradigme du phénomène profondément humain qu’est la souffrance. Néanmoins, cette traversée de la douleur n’est, paradoxalement, guère doloriste : l’artiste, qui en agence les éléments, reconstruit le souvenir, le dépassionne, en organise les épisodes, redonnant sens et cohérence, au travers d’un échafaudage artistique subtil, à ce qui fut rupture et déliaison.

1  G. Scarpetta, « Sophie Calle le jeu et la distance », Art Press, n° 111, février 1987, p. 18.

2  Ibid.

3  H. Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie cité in S. Calle, Douleur exquise, Actes Sud, 2003, p. 74.

4  J.-M. Schaeffer, L’image précaire, Seuil, « Poétique », 1987, p. 81.

5  H. Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie cité in S. Calle, Douleur exquise, op. cit., p. 78.

6  H. Guibert, « Panégyrique d’une faiseuse d’histoires » dans Sophie Calle, A suivre, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1991.

7  R. Barthes, La Chambre claire, Gallimard, 1980, p. 49.

8  S. Calle, M’as-tu vue ?, éditions du centre Pompidou, Editions Xavier Barral, Paris, 2003, p. 82.

9  Ibid., p. 81.

10  M. Proust, A la recherche du temps perdu, t.III, Gallimard, coll. « la Pléiade », 1988, p. 165.

11  Transcription d’un extrait de l’entretien téléphonique réalisé avec Sophie Calle le 23 mars 2005.

12  Ibid.

13  S. Calle, Le rituel d’obéissance, Actes Sud, 1998.

14  François Soulages, Esthétique de la photographie, Nathan, 1998, p. 242.