Sommaire
Zola en sait plus qu'il ne veut bien nous en dire. Il nous cache des choses sur le compte de ses personnages en escamotant des éléments d'information qu'il a pourtant d'abord inventés dans ses dossiers. Ainsi, au regard de l'avant‑texte, les fiches des personnages telles qu'elles sont produites en roman ne sont pas complètes. C'est dire que Zola n'est pas un écrivain qui se contente de recopier ses notes préparatoires. C'est dire aussi que l'horizon de l'écriture romanesque n'est plus tout à fait celui de l'écriture du dossier. Alors que le romancier dans les fiches‑personnages apparaît bien souvent comme un incorrigible bavard, avide de petits faits vrais, il sait faire preuve d'une plus grande réserve dans la présentation de ses personnages en roman. Cette discrétion ne relève pas d'un effet recherché — comme cela arrive parfois lorsque Zola souhaite maintenir un certain flou autour du personnage1. Du reste, dans le roman, elle n'est pas pointée comme telle, sous la forme d'un blanc explicité. Des anecdotes et des précisions concernant la vie des protagonistes, répertoriées dans les fiches‑personnages du dossier, ont simplement disparu sans que pour autant le texte ne signale cette absence.
Cette perte de complétude qui a lieu au moment où le personnage entre en roman intrigue dans un texte — le texte zolien — qui a la réputation de gâcher peu de matière. C'est pourquoi il y a lieu de distinguer personnage à usage privé et personnage à usage public. Même si, à l'évidence, Zola consulte ses fiches pour faire le portrait de ses héros au moment de la rédaction, le romancier ne les conçoit pas dans les mêmes termes quand il prépare son roman et quand il écrit son roman. Au moment de les faire passer dans le domaine public de l'oeuvre et de la lecture, le romancier ne se borne pas à insérer ses fiches dans la trame romanesque, mais il estompe les contours, il allège, il retranche.
La lecture des fiches‑personnages dessine l'image d'un Zola très "commère", bavard incorrigible, soucieux d'en savoir toujours plus. Sauf que, dans la circonstance de la création romanesque, le savoir se confond avec l'invention. Le souci de spécification constitue un signe manifeste de cette écriture. Ce souci, mais ne s'agit‑il pas plutôt d'une pulsion, se manifeste notamment dans la spécification, dont la pertinence peut laisser rêveur. Il n'est qu'à lire la fiche de Clarisse Bocquet dans le dossier de Pot‑Bouille :
« Clarisse Bocquet. 28 ans. La Maîtresse de Duverdy. Une roulure rencontrée par lui, un soir qu'elle était sans gîte, après une bataille après un amant qui venait de la jeter à la porte. Elle lui donne l'adresse d'une amie. Elle est fille d'une famille de camelots, d'un ancien petit marchand de jouets de faubourg, qui exploite les fêtes, avec les joujoux parisiens : la question d'Orient, Cherchez le chat, les médailles, les pantins qui font la culbute, etc... Le père est mort, la mère, un oncle, quatre frère et une cousine. »2
Visiblement, il ne suffit pas à Zola de noter que la famille de Clarisse était marchande de « joujoux parisiens », puisqu'il fait immédiatement suivre le terme générique de sa déclinaison, précédée des deux points :
« la question d'Orient, Cherchez le chat, les médailles, les pantins qui font la culbute... » Or, dans le roman cette série aura disparu, lors de la présentation du personnage faite par Gueulin :
« ... Gueulin donna des détails sur Clarisse. Elle se nommait Clarisse Bocquet, et était la fille d'un camelot, d'un ancien petit marchand de jouets, qui maintenant exploitait les fêtes, avec se femme et toute une bande d'enfants malpropres. »3
Alors que dans la fiche l'écriture détaille l'univers des forains, comme entraînée vers les « choses vues » des champs de foire, dans le roman, elle passe rapidement sur la question. Si Gueulin donne des « détails », comme dit Zola, ils sont quand même moins « détaillés » que ceux du romancier dans son avant‑texte. Les jeux n'ont plus de noms. Tout comme le mari de Madame Caroline dans L'Argent qui, dans la fiche de la jeune femme, il s'appelait pourtant Monsieur Durieu :
« Un homme tombé amoureux d'elle quand elle était placée, un brasseur. M. Durieu. Elle a 26 ans. Mais il la bat, jaloux, ivrogne. [...] Elle suit son frère en Orient, où des compagnises l'envoient pour des études. Le Durieu achève de se ruiner, il est mort fou. »4
Avant le nom de Durieu, Zola avait d'ailleurs noté un autre nom, celui de Combarel, qu'il a ensuite rayé. Le fait de nommer ce personnage d'arrière‑plan avait donc apparemment de l'importance puisque l'écrivain l'a modifié. Or le mari de Caroline n'est plus que "le mari de Caroline" dans le roman, qui se contente fort bien de la périphrase. Il est privé de son patronyme même s'il est toujours « brasseur » de profession. Mais il est des personnages (certes très périphériques) qui perdent, entre le texte et l'avant‑texte, jusqu'à leur profession. C'est ce qui arrive à l'ancien amant dont il est fait état dans la fiche de madame Hennebeau :
« [...] elle a habité Paris où elle se croyait bien fixée ; mais là, elle a eu un grand chagrin, quittée par un amant qu'elle adorait, un auditeur au Conseil d'Etat qui s'est marié. »5
Dans le roman, Zola se contente de dire qu'elle a eu une « liaison publique avec un homme », reléguant l'amant parisien dans le plus total anonymat car en l'occurrence il est difficile de faire plus général qu'un « homme ».
Titre, patronyme, noms de jouets : Zola sait tout cela, ou, en tous cas, l'a su, et ne nous l'inflige pas. Il est vrai que le texte du roman en déclenche chez le lecteur nul sentiment de manque, qui se passe très bien du nom du mari de Caroline et du reste. Et pourtant Zola n'a pas pu s'en passer. D'abord il a fallu que cela soit écrit avant que l'écrivain ne juge qu'il valait mieux ne pas le conserver. On a, en somme, affaire à un effet de réel à usage interne. En lestant ses personnages de noms, de titres, de choses, il se donne les moyens d'y croire, tout en sachant que le lecteur, de son côté, n'a sans doute pas besoin de tant de précisions pour y croire. Ou plutôt, le temps de l'écriture venue, le romancier songe que tous ces détails qui l'ont aidé à créer l'illusion de vie peuvent nuire à la cohésion de son récit. Car, lorsque l'équilibre entre les impératifs de la forme et ceux de la vie est rompu au profit de de ces derniers, l'effet de réel a toutes les chances de se dégrader en incongruité. Trop en dire peut en effet produire une certaine étrangeté, fondée sur le sentiment d'une inadéquation entre la quantité d'informations données et la quantité d'informations attendues. La relative discrétion à laquelle se range l'écriture romanesque repose donc probablement sur une évaluation et une régulation empirique des risques d'impertinence. Si dans l'espace privé de l'avant‑texte, Zola peut sans dommage ne pas respecter l'élémentaire maxime conversationnelle de la pertinence, dans l'espace ouvert de l'oeuvre, il la réactive et l'articule à la maxime d'exhaustivité.
L'estompe, qui consiste à s'en tenir au terme générique, peut se radicaliser en coupe franche, qui prive le personnage de tout un pan de son existence, l'abandonnant à l'incomplétude qui est le propre des êtres de fiction. C'est ce qui arrive au syndicaliste de Germinal, le futur Pluchart, Marsoulan dans le dossier préparatoire. Zola y imagine la vie privée de son personnage alors même qu'il semble déjà conscient qu'il en sera très peu question dans le livre :
« Il tient Ecole de socialisme, est un chef de région dans L'Internationale. Donne toute sa vie à la propagande, sans qu'on sache de quoi il vit. A une petite femme qu'on ne voit jamais, qu'on dit bonne et qui fait des chapeaux à Lille. Peut‑être lui a‑t‑elle apporté quelque argent. »6
Or, de la situation conjugale du syndicaliste, rien n'est dit dans le roman, où le romancier ne s'inquiète même plus des ressources de son personnage. Le syndicaliste est libéré de l'illusion de complétude qui caractérise l'écriture des fiches et en cela devient un véritable personnage de fiction puisqu'on peut dire de lui indifféremment, qu'il est marié ou qu'il est célibataire, sans avoir tort ou avoir raison.
Que l'on songe encore à un personnage bien moins secondaire, l'évêque de Hautecoeur dans Le Rêve. Dans sa fiche, Zola s'intéresse longuement à son père :
« Le père de Jean XII est rentré de l'émigration, où il a perdu une fille morte et deux fils, tués à Quiberon. L'amnistie est du 26 avril 1802. Lui aura attendu jusqu'en 1806, et il ne rentrera que pour s'enfermer à hautecoeur; où il enverra seulement sa femme faire ses couches à Hautecoeur, pour que son fils, Jean XII naisse. »7
Se dessine alors à gros traits la trame d'un roman de l'Emigration, empruntant aux récit et aux personnages balzaciens — le noble qui revient d'exil pour s'enfermer dans son château et se couper du monde, une descendance décimée tandis que l'espoir de la lignée est reportée sur le dernier fils8... Zola change d'époque, campe, provisoirement, sur un territoire balzacien et esquisse un roman historique autour d'une figure... qui sera absente de son roman. On peut penser que Zola consolide par cet ajout son personnage d'évêque, en inventant l'histoire de son père. Il a besoin de cet arrière‑plan pour rendre à la fois vivant (comme tous les êtres humains, il a un père dont on peut raconter l'histoire) et cohérent (il est né dans le malheur...) Monseigneur de Hautecoeur (personnage qui connaît par ailleurs dans le dossier du Rêve bien des péripéties). Il faut croire que Zola a estimé que le lecteur, quant à lui, n'avait pas besoin de ces informations pour y parvenir à son tour. En tout cas, ce complément d'information se révélait plus gênant qu'avantageux, dans la mesure où il risquait de déconcentrer le lecteur (en l'attirant sur les terres du roman balzacien) au lieu de l'aider à s'identifier au personnage et à le mieux comprendre.
« Jusqu'où ne pas aller trop loin » dans l'élaboration de « l'effet‑personne »9 ? Zola est manifestement confronté à ce questionnement et l'allègement dont bénéficient de nombreux personnages en est le symptôme. Le texte romanesque fait pièce aux indiscrétions de l'avant‑texte qui pourraient tourner en incongruités dans le texte. Et Zola de réajuster le portrait des personnages, pour qu'ils ne gênent pas la lecture et qu'ils s'intègrent au récit en toute discrétion, sans disperser l'attention. L'écrivain disait de lui‑même qu'il avait « l'hypertrophie du détail vrai ». A proprement parler, c'est inexact, car Zola sait très bien laisser les détails à leur place, les ramener à de justes proportions, voire les supprimer comme on l'a vu. Cette régulation explique en partie pourquoi les biographies des personnages dans le roman zolien se font au pas de charge. Ainsi, ils procèdent souvent par un enchaînement heurté de participiales en apposition qui produit le sentiment de vies données en vrac et à toute allure. Voici le sort, peu enviable peut‑être pour un personnage de roman censé faire‑vrai, qui est fait à Silvine dans La Débâcle :
« Elle une fille brune aux beaux yeux de soumission, ayant perdu tout jeune sa mère, une ouvrière séduite qui travaillait dans une usine de Raucourt ; et c'était le docteur Dalichamp, son parrain d'occasion, un brave homme toujours prêt à adopter les enfants des malheureuses qu'il accouchait avait eu l'idée de la placer comme petite servante chez le père Fouchard. »10
Dans la fiche de la jeune servante, Zola notait (et inventait) que sa mère s'était conduite assez mal après la naissance de sa fille, qu'elle était morte quand la petite avait dix ans et que le médecin avait placé Silvine dans une ferme afin de la soustraire à la mauvaise influence de la vie en usine. Autant de détails permettant de comprendre l'articulation des faits que le portrait romanesque balaie comme s'il était sommé de parer au plus pressé.
Plus ample, mais par pour autant moins expéditive, la présentation de Maurice Levasseur est caractéristique des biographies zoliennes.
« Petit‑fils d'un héros de la Grande Armée, le jeune homme était né, au Chêne pouleux, d'un père détourné de la gloire, tombé à un maigre emploi de percepteur. Sa mère, une paysanne, avait suucombé en les mettant au monde, lui et sa soeur jumelle Henriette, qui, toute petite, l'avait élevé. Et, s'il se trouvait là, engagé volontaire, c'était à la suite de grande fautes, toute une dissipation de tempérament faible et exalté, de l'argent qu'il avait jeté au jeu, aux femmes, aux sottises de Paris dévorateur, lorsqu'il était venu faire son droit et que la famille s'était saignée pour faire de lui un monsieur. Le père en était mort, la soeur, après s'être dépouillée, avait eu la chance de trouver un mari, cet honnête garçon de Weiss, un Alsacien de Mulhouse, longtemps comptable à la Raffinerie générale du Chêne‑Populeux, aujourd'hui contremaître chez Delaherche, un des principaux fabricants de drap de Sedan. »11
Les données biographiques sont données en coup de vent, selon une syntaxe accumulative qui ne permet pas de souffler — le récit en cours étant impatient de reprendre. Zola n'a alors plus le temps de s'attarder et de rêver sur des détails, comme il pouvait encore le faire dans ses fiches. Il résume, à grand renfort de termes généraux (sottises, grandes fautes, les femmes, le jeu...). Du reste, la méthode n'est pas sans poser problème car, on peut se demander si, à force de passer vite, "l'effet‑personne" de la biographie n'est pas un peu déficient et si même il a réellement lieu. À force de ne pas sonder les marges de l'existence, à force de se contraindre à la discrétion, les biographies zoliennes ne sont en effet guère propices au déclenchement de l'identification. Cela reste à démontrer, mais on peut penser que l'effet‑personne de Coupeau dans L'Assommoir n'est pleinement réalisé que lorsque le zingueur est fugitivement pourvu d'un souvenir d'enfance, resurgi inopinément à la façon des réminiscences proustiennes12 ; il faut reconnaître que les personnages de Zola ne bénéficient pas tous de ce privilège.
Toutefois, si on veut bien revenir aux fiches des dossiers préparatoires, on constatera que la surcharge du personnage qui s'y produit ne relève pas simplement de la compulsion d'un auteur réaliste‑naturaliste qui a besoin de tout se dire à son sujet pour lui donner la vie et une logique de comportement. L'invention du personnage procure à l'auteur l'opportunité d'une intimité avec les êtres de fiction que le Zola des romans a tendance à réduire et encore plus celui des déclarations officielles — qui semble ne porter à ses personnages aucune attention affective. Car Zola a rêvé sur ses personnages avant de les jeter dans le domaine public. Si « rêve » il y a, il ne s'agit pas de cette mythologie un peu systématique à laquelle Zola a souvent recours et qui sert davantage à typer le personnage qu'à faire surgir de lui une réelle dimension onirique13. Il s'agirait plutôt de ces propos de empathiques que Zola tient, à l'occasion, sur ses personnages, comme il le fait avec Madame Caroline, à propos de ses extraordinaires cheveux blancs :
« Dès 25 ans, ses cheveux se sont mis à blanchir, et elle est toute blanche maintenant à ce point qu'elle n'a pas besoin de se poudrer. »14
L'absence de poudre est un joli détail de toilette dont se passera le texte romanesque. En fait, il faudrait plutôt parler d'un détail en creux, puisqu'il s'agit de noter un non‑usage. Pour l'évoquer, il faut assurément que l'écrivain ait rêvé sur l'intimité de son personnage (intimité qui n'est pas exhibée dans le roman, contrairement à celle de Nana ou Renée), qu'en somme il l'ait « vue » à sa table de toilette, coiffant ses cheveux. Or ce privilège — sur lequel les romanciers, dans leurs confidences ou entretiens, s'étendent parfois complaisamment contrairement à l'auteur des Rougon‑Macquart, Zola ne le partagera pas avec son lecteur. De la même façon, il n'y a que lui à savoir que Mademoiselle Saget du Ventre de Paris, « a dû être jolie » dans son jeune temps15. Pour dire cela, il faut avoir sans doute un peu rêvé à la jeunesse de l'acariâtre commère, il faut avoir eu envie de lui accorder un jardin secret, même infime, un peu à la manière de ces acteurs qui, pour incarner leur personnage, imaginent ce qu'ils lisent ou encore ce qu'ils aiment manger…
Qu'en serait‑il si Zola donnait à lire cette intimité (féminine en l'occurrence) rêvée par lui ? Sans doute, aurions‑nous affaire, encore une fois, à des notations hors de propos, passablement étrangères au contexte, relevant d'un bavardage inconséquent, quelque chose comme une sous‑conversation pour laquelle Zola n'est pas encore prêt — même si elle a eu lieu. On ne peut pourtant nier qu'il y ait du « trop loin » dans l'écriture romanesque de Zola et qu'il existe un Zola indiscret dont les renseignements frisent l'inconvenance, quand l'effet de réel s'affole et oublie les exigences de la cohésion. Car le récit zolien peut temporairement perdre sa boussole, et dérouter le lecteur par des digressions impertinentes. Même si ce n'est pas la première de ses qualités, le texte zolien peut déconcerter et déconcentrer, en développant et hypertrophiant par exemple des détails de façon inattendue. C'est ce qui arrive aux souvenirs de Mignon à la fin de Nana :
« Et Mignon, en face de ce monument magistral, se rappelait de grands travaux. Près de Marseille, on lui avait montré un aqueduc dont les arches de pierre enjambaient un abîme, oeuvre cyclopéenne qui coûtaient des millions et dix années delutte. A Cherbourg, il avait vu le nouveau port, un chantier immense, des centaines d'hommes suant au soleil, des machines comblant la mer de quartiers de roche, dressant une muraille où parfois des ouvriers restaient comme une bouillie sanglante. Mais, ça lui semblait petit, Nana l'exaltait davantage ; et il retrouvait devant son travail, cette sensation de respect éprouvéd par lui un soir de fête, dans le château d'un raffineur qui s'était fait construire un palais dont une matière unique, le sucre, avait payé la splendeur royale. Elle, c'était avec autre chose. »16
Les infrastructures du Second Empire finissent par éclipser le personnage de Nana qui leur est comparée. Par le procédé de la spécification (les différentes espèces de grands travaux sont mentionnées) dont on a vu les effets dans les fiches, le récit se désaxe et nous fait faire un très curieux tour de la France industrielle.
À une autre échelle, la biographie de Christine Hallegrain dans L'Oeuvre produit un dérangement similaire : contrairement aux sommaires biographiques précédemment citées, elle est particulièrement développée au point qu'elle fait figure d'excursus, certes contrôlé car, comme à l'accoutumé chez Zola, l'expansion est légitimée, en étant attribuée à la nature enjouée et bavarde de la jeune fille :
« Vingt fois elle lui avait raconté son enfance à Clermont et elle y revenait toujours. »
Des noms de rues clermontoises sont données : rue de l'Eclache, rue des Gras, Place de Jaude... , ainsi que des détails domestiques sur la maison d'enfance :
« [...] Vers le midi, dominant des cours intérieurs, les fenêtres de leur logement avaient la joie du grand soleil. [...] La salle à manger ouvrait sur un large balcon, une sorte de galerie de bois, dont les arcades étaient garnies d'une glycine géante, qui les enfouissait dans la verdure. [...] Elle avait, dans la salle à manger qui servait aussi de salon, une fenêtre à elle, une profonde embrasure, grande comme une pièce, où se trouvait sa table de travail et ses petites affaires. C'était là que sa mère lui avait appris à lire. » 17
Le texte se laisse aller au bavardage du personnage au point de faire surgir un roman dans le roman, celui de la léthargie et de la douceur provinciales, mais aussi celui de l'enfance et de ses peurs que cristallise le détail du "paratonnerre toujours en feu" au dessus du musée. Plus question de courir la poste ; Zola, avec Christine, prend son temps pour parler du temps qui passe, des ombres et des lumières, des plantes qui poussent et des recoins de la maison où on se love. Narrateur, personnage et lecteur régressent et digressent doucement au pays de l'enfance, car Christine, dans la chaleur de l'atelier de Claude, s'est émancipé heureusement du récit — comme Mignon s'est échappé de Nana en rêvant aux grands travaux de Marseille et Cherbourg. Alors Zola regarde ailleurs, oublie l'itinéraire fixé et le but à atteindre, en faisant sortir ces personnages du rôle et de l'histoire qui leur sont assignés.
On a parlé à propos de Stendhal de sécheresse et de tendresse18, cette dualité vaut également pour Zola si l'on songe au traitement qu'il réserve à ses personnages. Il y a sans doute chez lui une manière d'assécher le personnage (pour des raisons de cohérence semble‑t‑il) et cela donne ces biographies expéditives parfois quasi‑abstraites. Mais on ne peut pour autant faire l'impasse sur les tendresses d'une écriture que l'invention des personnages laissent apercevoir dans les dossiers et que le texte parfois retrouve en bravant les régulations de l'économie narrative. C'est alors que le romancier ose en dire un peu trop en développant inopportunément (sans pour autant les mythifier) les détails d'une existence. Il en résulte une détente certaine du personnage, qui cesse d'être sollicité par les impératifs de la narration et enfin rendu à une temporalité intime ; détente, à n'en pas douter, communicative car elle permet l'escapade du lecteur et de l'auteur.
1 « Ne pas le nommer » recommande Zola à propos du cocher de Pot‑Bouille, dans le dossier préparatoire du roman.
2 Ms 10321, f°291.
3 Pot‑Bouille, Gallimard, La Pléiade, 1964, t.III, p. 131.
4 Ms 10268, f°278.
5 Ms 10308, f°61.
6 Ibid., f°87.
7 Ms 10323, f°207.
8 On songe, entre autres, à Une Ténébreuse affaire, au Cabinet des Antiques, à Béatrix...
9 La formule est de Vincent Jouve dans L'effet‑personnage dans le roman, PUF, 1992.
10 La Débâcle, t.V, p. 477.
11 Ibid., p. 405.
12 « Et Coupeau, amusé par les rares passants qui enjambaient le ruissellement continu des eaux savonneuses, disait se souvenir d'un pays où l'avait conduit un de ses oncles, à l'âge de cinq ans. » (t.II, p. 466)
13 Hélène Grandjean est qualifiée de "Junon châtaine" dans sa fiche du dossier d'Une Page d'amour, Blanche Hennebeau de « Cérès aux belles épaules », dans le dossier de Germinal.
14 Ms 10268, f°278.
15 « Toute blanche. Elle a dû être jolie, air fin et rusé. Un peu dévote. » (Ms 10 338, f°107)
16 Nana, t.II, p. 1467.
17 L'OEuvre, t.IV, p. 96‑97.
18 J.‑P. Richard, « Connaissance et Tendresse chez Stendhal », Littérature et Sensation, Seuil, 1954.