Rappelons que le dossier de la critique proustienne de Flaubert comprend, pour le versant « pratique », les pastiches repris dans Les Plaisirs et les jours1et Pastiches et mélanges2; pour le versant théorique, les quelques feuillets intitulés « À ajouter à Flaubert » du cahier 293, et l’article publié le 1er janvier 1920 dans La Nouvelle Revue Française, « À propos du “Style” de Flaubert »4. Ce dernier ensemble est lacunaire : on ne sait toujours pas à quoi devaient venir s’« ajouter » les pages du cahier 29 ; et on ignore où se trouve, si elle exista jamais, l’« étude sur Flaubert prête qui ne paraîtra que plus tard » évoquée par Proust à Antoine Bibesco dans une lettre de janvier 19135.

On ne connaissait enfin aucun état de l’article de 1920 antérieur à sa publication, hormis la dactylographie conservée au Département des manuscrits, et qui servit de copie d’impression6. C’est cette lacune qui peut être comblée aujourd’hui, avec la présentation des trois états manuscrits autographes de l’article conservés dans des collections privées : le premier jet, très bref ; un développement incomplet de six pages ; le manuscrit définitif lui-même, qui intègre la copie de l’état précédent, et compte 63 pages.

On présentera ensuite un fragment inédit datant du début de l’été 1922, et qui confirme l’intérêt persistant porté par Proust au style de Flaubert. Pour la petite histoire, je précise que ce manuscrit avait été offert par Suzy Mante-Proust à mon père, Claude Mauriac, qui souhaitait beaucoup me voir le publier. C’est enfin chose faite. L’ouvrage de Thibaudet qui l’inspira, et que je présente également, provient lui aussi de la collection de Suzy Mante-Proust.

1. « À propos du “ Style” de Flaubert » : des manuscrits retrouvés

L’article de Thibaudet

Rappelons les circonstances de la publication de l’article de Proust. Durant l’été 1919, une polémique se développe entre Louis de Robert et Paul Souday7 : Flaubert savait-il écrire ? Albert Thibaudet (1874-1936) s’immisce, et veut trancher le débat. Il publie en novembre dans sa chronique « Réflexions sur la littérature » de La Nouvelle Revue Française « Sur le style de Flaubert »8.

« Flaubert savait-il écrire ? ». La question, écrit Thibaudet, peut « être posée à bon droit » : « Flaubert n’est pas un grand écrivain de race et […] la pleine maîtrise verbale ne lui était pas donnée dans sa nature même ». Le « style des Œuvres de jeunesse […] est d’une insignifiance absolue », et « les grandes œuvres [...] laissent apercevoir souvent dans la trame de leur style une nature verbale un peu courte et indigente ». Si on peut réunir chez lui tout un « sottisier », c’est qu’« il fallait bien que son oreille grammaticale et littéraire ne fût pas très sûre ». Thibaudet cite ensuite les propos de Maxime Du Camp :

[Flaubert] prétendait, il a toujours prétendu que l’écrivain est libre, selon les exigences de son style, d’accepter ou de rejeter les prescriptions grammaticales qui régissent la langue française, et que les seules lois auxquelles il faut se soumettre sont les lois de l’harmonie… Il disait que le style et la grammaire sont choses différentes ; il citait les plus grands écrivains qui presque tous ont été incorrects, et faisait remarquer que nul grammairien n’a jamais su écrire.

Thibaudet commente : « Ni Flaubert ni aucun homme sensé n’a jamais pu penser que les seules lois auxquelles il faille se soumettre soient les lois de l’harmonie. Il n’y a pas […] de style sans grammaire ». Au fil des siècles, « le style et la grammaire se sont joints davantage, et leur adhérence croissante est un fait inévitable […] et sur lequel il n’y a pas à revenir » : « il y a des époques de la langue où […] les ruptures de rapports logiques et les dissonances grammaticales retombent en anacoluthes, et d’autres époques, comme la nôtre, où elles s’étalent platement en incorrections. » La langue et la syntaxe de Flaubert « sont courtes et timides, avec des qualités scolaires » : « à la moindre tentative de haute école elles tomberaient par terre ». « Ce n’est point par un sens puissant de la langue que Flaubert en est devenu un maître, c’est par la longue patience qui fait la moitié de son génie verbal et surtout par son gueuloir ». Thibaudet conclut néanmoins sur la « solidité substantielle de [la] forme flaubertienne » ; Flaubert « a trouvé le grand courant du style classique » par sa « délicatesse de rythmes » et sa « science et […] variété de coupe incomparables » ; il est « grand par lui-même, […] plus grand peut-être encore par ses élèves »9.

Première réaction de Proust

Le court texte que voici constitue, sans aucun doute, la première réaction de Proust à la lecture de l’article de Thibaudet. Elle prend la forme d’une « lettre » au directeur de La Nouvelle Revue Française, Jacques Rivière :

Mon10 cher ami
Je viens de lire – avec beaucoup de retard malheureusement, ce qui ne me laisse pas le temps de répondre d’une fa[çon] manière approfondie – l’article de la N. R. F. sur le “ style de Flaubert ”. Cet article, bien que signé du nom d’un de vos plus distingués collaborateurs, m’a, si vous // me permettez de vous le dire, un peu scandalisé. Il me semble que nous ne savons plus lire les maîtres. Flaubert n’est pas pour moi le plus grand de tous parce que, pour des raisons que je développerai ailleurs, c’est par les métaphores qu’un écrivain donne un caractère éternel à ses livres et dans ceux de Flaubert il n’y a // peut’être pas une seule belle métaphore. Mais enfin la métaphore n’est pas tout le style ; et on ne peut guère douter que par le grâce au sien Flaubert n’ait accompli, dans les Lettres en littérature une révolution aussi importante que ne fit Kant dans la Philosophie en philosophie, quand il transporta dans l’esprit, sous le nom de Catégories, toute l’armature du monde extérieure11. Aussi dire que Flaubert n’était peut’être pas très doué pour écrire, voilà de ces choses qui confondentLe « un peu scandalisé », on le sent, est euphémistique, mais sera encore jugé trop fort pour la version définitive, d’où il disparaîtra, comme disparaîtra la chute où éclate toute l’indignation, et la stupéfaction, de Proust : « […] voilà de ces choses qui confondent ». Aux antipodes de l’identification scolaire et réductrice du style au respect de la grammaire prôné par Thibaudet, Proust définissait précisément, dès 191012, l’« originalité immense, durable » de Flaubert comme « une originalité grammaticale » 13, et déjà comparait la « révolution de vision » exprimée par sa syntaxe à la révolution kantienne14.

Le 13 novembre, Proust écrit à Rivière :

S’il pouvait vous être agréable de publier une lettre de moi sur le Style de Flaubert (en réponse à M. Thibaudet) et sur la manière défectueuse qu’on a de juger les grands écrivains, en général, je pourrais écrire un très court article, une note […] On pourrait tout simplement feindre que c’est une lettre privée adressée à vous et que je vous ai autorisé à publier (ce qui vous embarrasserait d’autant moins que je ne nommerais ni M. Thibaudet ni personne) ; ou bien, si on renonçait à la forme : lettre, ce serait une Note, ou un article (mais TRÈS court).15

« TRÈS court » : bien qu’il emploie le conditionnel, Proust a certainement déjà rédigé la brève note d’humeur retrouvée.

Le développement de l’article

Rivière, toutefois, écrit qu’il « aimerai[t] mieux un article qu’une lettre »16 . Proust feint alors d’être « persécuté »17, fait mine de s’embrouiller dans les dates18, évoque un article « pas prêt » mais « pas tout à fait inintéressant » : « Car je ne vois pas que personne se soit placé à mon point de vue pour juger Flaubert »19. Mais devrait-il paraître à la NRF, car il y « contredi[t] M. Thibaudet un peu plus qu[’il] ne croyai[t] » ?20 « L’article ne sera pas long mais les idées importantes », écrit-il encore le [2 ou le 3 décembre], en finissant par promettre, ou presque, au patient Rivière de le finir « en deux heures »21.

Entre temps, Proust a repris et développé sa note de premier jet sur un second ensemble de feuillets. Ce deuxième état retrouvé est déjà très proche du texte définitif. Il est incomplet, pour une raison qu’on verra plus loin.

Proust y renonce finalement, comme l’en avait prié Rivière, à la forme de la lettre fictive. Il démarre là où il avait fini dans l’ébauche de premier jet, en inversant l’ordre des termes de la démonstration critique :

122
Mon cher ami
En lisant hier l’article de votre distingué critique des livres, sur le “ Style de Flaubert ”, j’étais stupéfait de voir qu’on pouvait considérer comme peu doué pour écrire Je lis à l’instant seulement (ce qui m’empêche d’en parler d’une manière approfondie) l’article du distingué critique de la N. R. F. sur le style de Flaubert. Et je suis stupéfait je l’avoue de voir traiter d’homme peut23 de24 peu doué pour écrire un homme qui par l’usage entièrement nouveau et  //

2
personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, a tellement renouvelé notre vision des choses que je considère de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé à peu près presque presque25 autant notre vision26 des choses que Kant, par ses Catégories, a changé de fond en comble les théories de la connaissance et la réalité de  //

3
l’univers du monde extérieur. Ce n’est pas que j’aime beaucoup l’œuvre de Flaubert, ni même le style de Flaubert. Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au style, et il n’y a pas peut’être pas dans <tout> Flaubert une seule belle métaphore. Bien plus ses images sont  //

4
généralement médiocres. Dans la scène qui est le sommet de son œuvre quand Frédéric Moreau et Me Arnoux disent des choses comme si faibles qu’elles ne s’élèvent guère au dessus de celles que27 pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants. Sans doute quand Me Arnoux et Frédéric Moreau dans une scène sublime, disent des choses comme échangent des phrases telles que: “ Quelquefois vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent28 -. J’avais toujours au fond de moi-même la musique de votre //

5
voix et la splendeur de vos yeux ”, sans doute c’est un peu “ trop bien ” pour Frédéric et une conversation entre Frédéric et Me Arnoux. Mais, même dans ses plus beaux livres, Flaubert ne faisait pas parler ses personnages, mais lui-même <si au si au lieu de ses personnages c’était lui qui avait parlé il29> n’aurait pas trouvé beaucoup mieux. Il n’a rien écrit de plus parfait que St Julien l’Hospitalier. Il veut évidemment dire quelque chose de ravissant pour exprimer Pour exprimer <d’une façon ravissante30> dans la plus parfaite de ses œuvres le silence <qui régnait dans le> du château de Julien et il dit que l’on entendait “ le frôlement d’une écharpe ou l’ //

6
écho d’un soupir ”. Et à la fin quand St Julien devient le Christ31 cette minute ineffable est ainsi décrite <à peu près ainsi> : “ Ses yeux prirent une clarté d’étoiles, ses cheveux s’allongèrent comme les rais32 du soleil, le souffle de ses narines avait la douceur des roses etc. ” Cela n’a Il n’y [a] là dedans rien de mal mauvais , il n’y a là aucune chose chose disparate33, choquante ou ridicule comme dans une description de <de la Loire par> de Balzac ou de Renan, mais enfin il semble que même sans le secours de Flaubert, [la suite manque]

Le manuscrit définitif de « À propos du “ Style ” de Flaubert »

Le 5 décembre, Proust révèle dans sa correspondance un projet beaucoup plus ambitieux: il informe Rivière qu’il s’est « mis à un long Flaubert »34. Assez bizarrement, il s’exprime comme si l’article était déjà achevé, faisant allusion à sa conclusion, consacrée comme l’on sait à l’anticipation d’une page importante du Temps retrouvé: « Lisez le jusqu’au bout. Vous verrez que cela va un peu au-delà du style de Flaubert »35. Il lui faudra pourtant un peu plus des deux jours promis pour se décider à envoyer à Rivière ce « long Flaubert » entretemps devenu « énorme »36, et qui partira [le 8 ou le 9] décembre. Paginé « de 1 à 61 », le manuscrit est composite : « Ayez la bonté de remarquer (pour éviter des pages perdues) qu’il y a des feuillets de tout genre, très grands pour commencer, puis des doubles feuilles plus ou moins grandes ”37.

Qu’était devenu ce manuscrit ? Après la publication dans La N.R.F., Jacques Rivière écrivit à Proust qu’il le tenait « à [sa] disposition » : « Mais je ne veux pas vous cacher que vous me feriez un grand plaisir en me le laissant »38 – ce que Proust fit en effet39.

Le manuscrit définitif de « À propos du “ Style ” de Flaubert » correspond bien, matériellement, à la description qu’en avait donné Proust : paginé de 1 à 61, pour un total de 63 pages40, il est de formats divers, avec de nombreuses « doubles feuilles plus ou moins grandes ».

Le manuscrit a été placé par Proust dans une grande feuille pliée (33x40.5 cm), qui porte le titre autographe : Marcel Proust / A propos du « Style » de Flaubert. Le titre est repris de la main de Proust en tête du f°1.

A. ff os 1, 2, 3 : papier non vergé, non filigrané (20.5x26.5 cm) ; copie de la main d’Henri Rochat, corrections autographes de Proust ; EA, p. 586-587 : « Je lis <seulement> à l’instant […] le secours de Flaubert, //». Béquet autographe au f°2 (10x17.3 cm), qui correspond au texte de la note, EA, p. 586.

À partir d’ici, le manuscrit est entièrement autographe :

B. ffos 7 4 ; 8 5 ; 9 6 , 10 7 ; 11 8 , 12 9 ; 12 13 10, 13 14 11 ; 14 12, 15 13 ; 16 14, 16 15 : papier vergé, non filigrané (17.5x22 cm). 2 demi feuilles ; 5 feuilles pliées en deux. EA, p. 587-589 : « un Frédéric Moreau […] une grande variété de verbes. //».

C. ffos 16, 17 : papier vergé, filigrané STAEL PAPER avec buste féminin (17.5x22 cm ). 1 feuille pliée en deux. EA, p. 589-590 : « Je prends absolument au hasard […] éternel imparfait (on me permettra bien de //». Au verso de la p. 17, de la main de Rochat, ces mots biffés ligne à ligne :

Mais le cidre, pendant sa démonstration, souvent leur jaillissait en plein visage, et alors l’ecclésiastique, avec un rire opaque, ne manquait jamais cette plaisanterie :
- sa bonté saute aux yeux !
Il était brave homme, en effet, et même, un jour, ne fut point scandalisé du pharmacien, qui conseillait à Charles « de mener sa femme au théâtre de Rouen »
________________
À tout à l’heure                Page 30141.

D. ffos 18 à 39 : papier non vergé, non filigrané (21x27 cm) ; 12 feuilles pliées en deux ; deux pages portent le numéro 29, une le 38 bis. EA, p. 590-595 : « qualifier d’éternel […] Flaubert vient de décrire, //».

E. ffos 40 à 43 : papier vergé, non filigrané (17.5x22 cm), identique à celui de B. ; 2 feuilles pliées en deux. Un béquet collé au bas du f°42 donne le texte de la note p. 596. EA, p. 595-596 : « de rapporter […] mais quelqu’un // ».

F. ffos 44 à 49 : papier non vergé, non filigrané (21x27 cm), identique à celui de D. ; 3 feuilles pliées en deux. EA, p. 596-598 : « a-t-il jamais manqué […] voulant il est vrai montrer que l’//».

G. ffos 50 à 61 : papier vergé, non filigrané (17.5x22 cm) ; 6 feuilles pliées en deux. EA, p. 598-600 : « usage de l’anacoluthe […] les fautes du mien ».

Les trois premiers feuillets sont de la main du secrétaire de Proust Henri Rochat42 et constituent la copie des 6 pages autographes données plus haut. Proust y a apporté quelques minimes modifications autographes, les dernières jusqu’à la version imprimée. Mais il a renoncé à faire transcrire la suite de l’article par son secrétaire, comme il l’avait d’ailleurs précisé à Jacques Rivière : « j’avais bien essayé de faire copier le début par l’ami [Henri Rochat] qui vous écrit ce mot, mais je vois que ce serait trop long »43. Il a ainsi directement transféré les p. 7 et suivantes de la version donnée ci-dessus dans le manuscrit définitif, en les repaginant jusqu’à 16 (ffos 7 4 ; 8 5 ; 9 6, 10 7 ; 11 8, 12 9 ; 12 13 10, 13 14 11 ; 14 12, 15 13 ; 16 14, 16 15). On comprend donc maintenant pourquoi les six premières pages ont été séparées du manuscrit définitif.

Il n’y aurait donc eu, en novembre et décembre 1919, que deux états manuscrits pour l’article : l’ébauche de premier jet, note « d’humeur » très brève ; la version définitive, développée sur plus de soixante pages manuscrites, et dont le début seul a été mis au net par un secrétaire. On peut préciser la date de rédaction de cette version définitive grâce à l’allusion aux obsèques de Renoir (« qu’on enterre demain »), allusion qui figure en ajout interlinéaire à la p. 34 du manuscrit. Philip Kolb précise que l’événement est annoncé dans Le Figaro du 5 décembre 191944 : à cette date au plus tard par conséquent, c’est-à-dire quand il écrit à Rivière pour lui dire qu’il s’est mis « à un long Flaubert », Proust a déjà rédigé plus de la moitié, au moins, de son article – tout peut-être, puisque, on l’a vu, lui « échappe » dans la même lettre une allusion à sa conclusion. Il le remit au dernier moment à Rivière, qui en fit faire la copie dactylographiée par sa femme45 ; les délais ne permirent aucune révision ou enrichissement sur épreuves46.

L’ensemble est d’une belle écriture, ample et ferme, et a visiblement été écrit rapidement – « en courant », dira Proust47 –, voire d’une seule traite : ratures et repentirs sont peu nombreux, et constituent seulement un travail d’ordre stylistique ; les feuillets, et les groupes de feuillets sur papiers divers, s’enchaînent sans aucune interruption, « blanc », ni modification dans la graphie. Les citations enfin, relativement abondantes, sont dans leur grande majorité exactes, si parfois incomplètes48. Cette fluidité et cette rapidité de la rédaction, cette absence ou presque de ratures et repentirs, et cette exactitude des citations alors que Proust vient d’emménager rue Hamelin, et affirme avoir « fait [s]on article dans un appartement sans livres »49, amènent, inévitablement, à s’interroger : sept ans auparavant, en janvier 1913, il évoquait dans une lettre à Antoine Bibesco, on l’a rappelé, une « étude sur Flaubert prête qui ne paraîtra[it] que plus tard »50. – « étude » dont le manuscrit demeure inconnu. À supposer qu’il ait jamais vraiment existé, Proust l’aurait-il soudain retrouvé, et mis à profit ? C’est l’hypothèse avancée par Philip Kolb dans la Correspondance51.

Elle est séduisante. Mais comme la texture matérielle de l’article est si suivie, si cohérente et si uniforme, qu’il est impossible d’y retrouver un élément hétérogène (soit le moindre feuillet dont l’écriture, l’encrage ou le support trahissent une origine plus précoce, le réemploi d’un manuscrit ancien), il faudrait imaginer Proust se recopiant, pour emprunter à l’« étude » de 1913 des pans entiers de texte, et les fondre52, ou les juxtaposer, aux nombreux éléments qui, dans son article, s’écrivent en référence directe à l’actualité littéraire – qu’il s’agisse des pages de Thibaudet dans La N.R.F., de l’article récent de Daniel Halévy dans le Journal des Débats sur Sainte-Beuve53, des Pastiches reparus au début de 191954, de la Recherche et de ses précurseurs enfin55. Travail de marqueterie qui aurait dû laisser des traces, et accidenter la genèse : il n’en est rien.

L’exactitude d’ensemble des citations n’implique pas forcément, elle non plus, le recours à une étude préexistante. Le stock dans lequel pioche Proust est limité56 : jamais Bouvard et Pécuchet ni Un Cœur simple, à peine Madame Bovary, très peu Salammbô et Hérodias. Ce sont La Légende de Saint Julien l’Hospitalier, et surtout L’Éducation sentimentale, qui ont sa faveur, avec une prédilection pour les premier et dernier chapitres de ces deux œuvres. Aussi Proust aurait-il fort bien pu, comme il l’affirme, avoir rédigé son étude sans « livres […] sous la main », et « cite[r] de mémoire »57. Il semble toutefois qu’il ait eu rue Hamelin au moins un volume de l’édition Conard, celui de Madame Bovary, puisque Rochat en note une citation au dos d’une page de l’article58. Le témoignage de Jacques Boulenger, relayé par Charles Du Bos, va, quoiqu’un peu plus tardif, dans le même sens d’un environnement de livres59.

Lisse et magistral, le manuscrit retrouvé d’« À propos du «Style » de Flaubert » n’offre ainsi que peu de prise à l’analyse de genèse60 : il semble qu’on puisse croire Proust lorsqu’il affirme au cours de son article qu’il a été « improvis[é] en “dernière heure” »61. Manuscrit décevant ? Pas tout à fait, car il pourra, en cas de réédition critique de l’article, permettre de corriger quelques leçons erronées62, et fournir un petit choix de variantes63. Et il nous invite, une fois n’est pas coutume, à nous détourner de la trace matérielle comme expression et signe d’une élaboration littéraire, pour privilégier le travail, invisible, du mûrissement et de la mémoire.

2. « Mon cher Thibaudet » : une réponse inédite. 1920-1922

Après le grand article de 1920 (et si on met à part quelques lignes dans « Pour un ami. Remarques sur le style », l’article repris en guise de préface aux Tendres stocks de Paul Morand64) Proust prendra encore quatre fois la défense de Flaubert – mais quatre fois qui demeureront privées. La première dès mars 1920, dans une réponse à une lettre de Léon Daudet qui ne nous est pas parvenue, mais qui devait être assez sévère pour que Proust y défende à nouveau avec ardeur celui qui avait instauré « une espèce de prose à la Courbet » tout en maintenant « la tradition de Bossuet » : « vous pouvez pourrez me condamner avec Flaubert. Je ne sais pas de plus “noble compagnie” »65. La deuxième fois en août 1921, dans une « Réponse » à un article de Jacques Boulenger66, qu’il envoie précipitamment à La N.R.F., pour la reprendre aussi vite à Jacques Rivière : il l’a imprudemment rédigée avant même que la seconde livraison ait eu le temps de paraître67. Quelques jours plus tard la réponse « a fort grossi »68, mais Rivière, qui a ses propres démêlés avec Boulenger, ne facilite pas les choses à Proust, qui saura lui donner des regrets : « cela eût permis un livre de critique en me permettant de continuer Flaubert »69. La troisième en mai 1922, dans une réponse (épistolaire à nouveau) à l’article de Paul Souday sur Sodome et Gomorrhe II – réponse qui prend la forme d’un pastiche de Souday lui-même, pastiche aussi drôle qu’insolent, où Proust défend la « vivante beauté grammaticale » de Flaubert70. C’est la quatrième et dernière fois qui va nous retenir ici. Proust réagit, au début de juillet 1922, au Gustave Flaubert que vient de publier son adversaire de 1920. Ces quatre pages autographes intitulées « Mon cher Thibaudet », sorte de « remake » fragmentaire du grand article de La N.R.F., étaient demeurées inédites.

Albert Thibaudet, Gustave Flaubert : l’exemplaire personnel de Marcel Proust

C’est vraisemblablement à la fin du mois de juin 1922 que Marcel Proust recevait, assez platement dédicacé71, le Gustave Flaubert. 1821-1880. Sa Vie – Ses Romans – Son Style d’Albert Thibaudet72.

Cet exemplaire, comme ses autres exemplaires personnels, a été relié après sa mort73. C’est alors, vraisemblablement, que furent avec soin « coupées » les pages qui ne l’avaient pas encore été. Même si ce travail avait été dû à Marcel Proust, il demeurerait facile de constater qu’une vingtaine de pages ici, plus d’une trentaine là, ont elles été coupées grossièrement, hâtivement, par une main pressée : il s’agit des dernières pages du chapitre VI, où il est question du style de Salammbô74, de l’essentiel du chapitre VII, consacré à L’Éducation75, enfin du chapitre dixième et dernier76 intitulé « Le style de Flaubert »77. Nous surprenons donc Proust dans son activité la plus quotidienne de lecteur, de penseur, d’écrivain, mais aussi d’homme de lettres engagé dans le débat littéraire de son temps : il reçoit un livre, en lit la table des matières, découpe grossièrement du doigt, d’une enveloppe ou d’un papier qui traîne les quelques pages qui l’intéressent. Il les parcourt, et réagit : il a déjà eu un débat avec l’auteur, et à nouveau se sent en désaccord avec lui. Il se met à rédiger une réponse, quelques pages à peine.

Le texte de la réponse

Mon78 cher Thibaudet
Vous me mettez très gentiment en cause dans votre beau “ Gustave Flaubert ”, (si plein, si riche de sens) à propos de “ l’amicale discussion que j’eus dites-vous avec Marcel Proust, dans la Nlle Revue Française ”79. Cette discussion si je n’en étais présentement empêché, je la poursuivrais volontiers, car je ne vous donne pas partout gain de cause80. Par exemple j’avais cité comme phrase dont raffolait Flaubert celle-ci de Montesquieu : “ les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus. Il était terrible dans la colère. Elle le rendait cruelle81 ”82. Vous enchérissez vous dites: Il fait mieux que de citer cette phrase83 il l’imite. L’exemple que <que vous donnez> de cette imitation, pris dans ne me semble pas très frappant84. Je J’aimerais beaucoup vous voir lui substituer celui où vous trouvez la coupe de Labruyère85 et où je trouve moi celle de Montesquieu. “ Tout //
passait après les ouvriers. On briguait l’avantage de leur appartenir. Ils devenaient des nobles ”86 “ Ils devenaient des nobles ” est exactement “ Elle le rendait cruel ”. Il serait bien pédantesque et bien vain de s’arrêter là-dessus si le le mécanisme principal de<s> l[a] phrases de Flaubert n’y était visible. Un mot est tiré du génitif ou de l’ablatif où il gît dans la ph[rase] une phrase et par renversement devient sujet de la phrase suivante. Et une fois commencé cela ne s’arrête plus, il n’entrera pas d’air extérieur entre les phrases de Flaubert qui ont, comme on dit en automobile, leur conduite ou leur commande à l’intérieur. Plus le sujet mot qui commence la phrase est inattendu comme sujet, plus la surprise renversement est co surprise grammaticale est agréable. Dans les dernières œuvres de Flaubert comme, dans un Coeur simple par exemple, il faut souvent relire plusieurs fois ce //
qui précède pour être bien sûr qu’il s’agit de Félicité et non de Me Aubain, ou d’un autre personnage. Le Il ou le elle peut être obscur87, n’importe il vaut surtout par sa puissance de levier, c’est un moteur88. Je connais de grands esprits à qui cette On peut rester indéfiniment sous cette cloche89 qui progresse et ne s’ouvre pas, à moins qu’on n’étouffe et qu’on ne se sauve. J’ai pris autrefois des bai[ns] sous une cloche analogue des “ bains d’air comprimé ” qui m’étaient odieux et m’ont rendu fort malades90. Dans la prose herméti non moins hermétiquement fermée de Flaubert91 je me trouve au contraire on ne peut plus à l’aise. De grands esprits de grands écrivains comme Léon Daudet92 y éprouvent au contraire l’étouffement que je ressentais dans mes bains d’air comprimé.
Remarquez que je ne veux nullement dire que Flaubert se soit dit analytiquement //
“ Quel agrément que le génitif devenant sujet relève la phrase et la propulse ”. Il en a plutôt d’une façon tout instinctive imité, musicalement93, la phrase de Montesquieu. Il est même probable qu’il ne l’a pas imitée et mais que retrouvant égarée dans Montesquieu, anticipatrice, une phrase précursive94 de lui Flaubert, il l’a aimée, comme tout créateur qui rencontre dans le Passé95 quelque chose qui pourrait être de lui96.

« Mon cher Thibaudet » dans la correspondance, ou comment éviter de publier

Le [2 ou le 3 juillet]1922, Proust terminait ainsi une lettre à Gaston Gallimard :

Croyez-vous que je ferais plaisir à Jacques en faisant pour la revue d’Août ou Septembre une réponse à Thibaudet : « Mon cher Thibaudet » sur Flaubert.97

Réponse immédiate de Rivière informé par Gallimard98, et évidemment « ravi » :

Gaston me transmet votre intention de répondre à Thibaudet au sujet de Flaubert. Je suis ravi de la perspective que vous m’ouvrez ainsi et j’accepte d’avance avec plaisir tout ce que vous voudrez bien écrire sur la question.99

Rivière, qui est sur le point de quitter Paris, demande à Proust de « fixer tout de suite Paulhan sur la date où [il] lui remettr[a son] manuscrit et sur sa dimension approximative »100. Il n’en faut pas plus pour que, dans la lettre à Gallimard du 7 juillet, la N.R.F. ne soit devenue, sous la plume de Proust, la « demandeuse », et déjà presque déboutée :

Jacques Rivière m’écrit un mot fort pressant au sujet de cette réponse à Thibaudet sur Flaubert. Mais il faudrait surtout qu’il sût qu’elle sera (si je la fais) sur Flaubert, non sur Thibaudet, et donc qu’elle ne prive en rien Thibaudet de l’article sur son livre auquel il a droit dans la N.R.F.101

« (Si je la fais) » : Philip Kolb précise que la parenthèse est ajoutée en interligne. À peine engagé, Proust se retire : il entend signifier qu’il ne se sent nullement engagé (et ne tient aucune rubrique de critique littéraire102). Deux semaines plus tard, le 22 juillet, dans une lettre au même Gallimard, il n’hésitera pas, inversement, à imputer à la N.R.F la responsabilité de la stagnation du projet :

Jacques m’avait dit (à moins que je n’aie mal compris) que Paulhan me préciserait comment je devais faire ma réponse à Thibaudet sur Flaubert. Les semaines ayant passé sans recevoir une seule communication à cet égard, je n’ai pas fait la réponse à Thibaudet sur Flaubert.103

La N.R.F. cherche à comprendre par quelle maladresse elle a bien pu indisposer Proust : le 24 juillet, Gallimard lui écrit qu’« en ce qui concerne [sa] « Réponse à Thibaudet ” », il va « voir Paulhan ce matin et lui parler de cette question »104. Entretemps, la lettre de Proust à Gallimard s’est croisée avec celle que lui envoie le même 22 juillet Rivière, où, au terme d’un long éloge de Sodome et Gomorrhe II (« C’est la vie même ! »), le directeur de La NRF revient sur le projet Thibaudet :

Je suis un peu inquiet de n’avoir reçu aucune réponse à la lettre rapidement dictée avant mon départ et où je vous disais avec quel plaisir j’accueillerais vos nouvelles réflexions sur Flaubert. Auriez-vous changé d’intention ? J’espère que non. 105

Nonobstant la lettre de Proust à Gallimard qu’il connaît pourtant106, Rivière réitère sa demande le 7 août : « Je voudrais bien que vous me disiez si votre projet de répondre à Thibaudet sur Flaubert subsiste et vers quel moment vous pensez rédiger l’article »107. Le 8, il rend visite à l’écrivain.

Proust lui fait-il alors clairement part de son intention d’abandonner le projet ? Non, c’eût été renoncer à ses inévitables et persistants détours ; il lui écrit encore à la fin du mois d’août: 

Il eût été je crois préférable que je complète Flaubert, ou vous donne un extrait de la Fugitive (mais je vous préviens que ce serait plus long à vous livrer que le reste qui est quasiment prêt) que de vous donner les Extraits de la Prisonnière (même si je m’y décidais). 108

« Que je complète Flaubert » : le terminus ad quem de notre ébauche serait donc la fin du mois d’août 1922. Pourtant, tout porte à croire qu’elle était déjà rédigée le 22 juillet, date où Proust affirme qu’il n’a « pas fait la réponse à Thibaudet sur Flaubert ». Car ce « je n’ai pas fait… », et quelques jours plus tôt déjà le « si je fais… », ne seraient-ils pas en effet à entendre comme des : « je n’ai pas fini… », « si je finis… » ? L’annonce à Gallimard du titre « Mon cher Thibaudet » dès le 2 juillet, l’emploi pour cette note d’un papier identique à celui utilisé au même moment dans la correspondance109, invitent à remonter encore dans le temps, et plaident pour une rédaction très proche de la réception du Gustave Flaubert, c’est-à-dire à la fin de juin ou au début de juillet 1922 : une réponse rédigée dans le mouvement même de la lecture de l’ouvrage.

Quand Proust s’adresse enfin directement au directeur de La NRF, premier intéressé par sa réponse à Thibaudet, c’est qu’il est trop tard, et qu’il ne « risque » plus rien : la fin du mois d’août est dominée par la difficile négociation avec Gallimard en vue d’une prépublication de La Prisonnière aux Œuvres libres. « Mon cher Thibaudet » n’est plus, semble-t-il, qu’un moyen de faire pression sur Rivière, en le menaçant de ne lui céder aucun extrait de ce volume. L’enjeu s’est déplacé sur À la recherche du temps perdu.

Il en sera une dernière fois question, dans une lettre de Rivière du 20 septembre. Ce dernier a renoncé :

Thibaudet m’a dit hier qu’il aurait une joie infinie à faire votre connaissance. Il se demande sur quel point de son Flaubert vous vouliez combattre son opinion.110

« Vous vouliez » : l’imparfait marque l’abandon définitif du projet. Mais ce n’aura jamais été Proust lui-même qui l’aura formulé.

« Comme tout créateur… » : les écrivains lecteurs

La brève réponse à Thibaudet témoigne ainsi à nouveau d’un trait essentiel à Proust : sa « réactivité »111. Ce qui se donne d’abord libre cours – en décembre 1919 quand il réplique au critique de La N.R.F. en se disant « scandalisé », en août 1921 dans la réponse à l’article de Boulenger et en juillet 1922 au Gustave Flaubert – c’est le désir, presque la pulsion, de « répondre du tac au tac »112.

Que de tels mouvements d’humeur de la pensée ne soient pas toujours suivis d’une publication en bonne et due forme, c’est d’autant moins étonnant que, dans le cas de Flaubert, Proust avait livré dans l’article de La N.R.F. une étude fournie, mûrie, étayée, et sans doute à peu près complète : aussi le texte de 1922 constitue-t-il pour l’essentiel, j’y reviens un peu plus loin, une variatio d’un fragment de celui de 1920. En outre, il manqua sans doute en 1922 à Proust pour qu’il allât plus loin un élément crucial à l’économie de l’article de 1920 : la critique de Flaubert avait alors été, en partie, prétexte – prétexte pour, dans près du dernier tiers de l’article, chercher querelle à Daniel Halévy, rédiger le deuxième chapitre du Contre Sainte-Beuve ébauché dans la Préface à Blanche l’année précédente, et faire, en bonne et due forme, la défense du « style » de Du côté de chez Swann, en anticipant, dans un autre registre, sur une page charnière du Temps retrouvé113. C’est sans doute l’autre raison, fondamentale, des abandons successifs des « réponses » de 1921 et 1922, même si Proust s’arrange pour en faire porter la responsabilité à la N.R.F. : Flaubert, seul, ne « suffit » pas.

En 1922, d’autres facteurs ont bien sûr pu jouer : le travail harassant sur La Prisonnière, tout d’abord. La publication de la Recherche demeure la priorité par excellence, et Proust y avait nommément subordonné, dans une lettre à Jacques Rivière, la poursuite de son activité critique : « Je sais que, mon œuvre finie, je vous donnerai des articles de critique. Mais je sais que tant qu’elle durera je ne pourrai faire guère autre chose que vous donner des fragments d’elle »114. A pu jouer aussi, et contradictoirement en apparence, un certain éparpillement115 : pour être absorbé par son travail sur Sodome et Gomorrhe III, Proust n’en répond pas moins à des enquêtes journalistiques, et particulièrement à celle de la Renaissance politique, littéraire et artistique sur « le renouvellement du style » : C’est précisément le 22 juillet 1922, jour où il écrit à Gallimard qu’il n’a « pas fait la réponse à Thibaudet sur Flaubert » (mais a fait celle à la Renaissance ?) qu’elle paraît, léguant ses ultima verba publics sur la question : « La continuité du style est non pas compromise mais assurée par le perpétuel renouvellement du style »116. Exit Flaubert? Le lendemain 23 juillet, Proust écrit à Charles Du Bos une lettre enthousiaste sur les pages de ses Approximations consacrées à… Baudelaire117.

Née d’un certain agacement de voir Thibaudet rappeler dans sa monographie une prétendue inexactitude de ses analyses à lui, Proust, en 1920 – et peut-être même sans avoir pris le temps de lire, à la page suivante, l’amende honorable, assortie d’un éloge, que lui offre Thibaudet118 – la réponse de juillet 1922 retrouve d’emblée l’exemple privilégié de la continuité « hermétique » du style commenté au début de l’article de 1920 : la phrase ternaire de Montesquieu chère à Flaubert, celle-là même qui, depuis 1913, revient de manière quasi obsédante dans la critique proustienne119.

Rappelons l’analyse de 1920 :

Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu, par exemple : “ Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel ”. Mais si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n’était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu’en permettant de faire jaillir du cœur d’une proposition l’arceau qui ne retombera qu’en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l’étroite, l’hermétique continuité du style.120

Dans le texte de 1922, non seulement « l’hermétique continuité » va donner lieu à un développement métaphorique filé et totalement original (l’automobile, elle-même assimilée à une « cloche »), mais le commentaire est considérablement développé : délaissant le style imagé (il ne sera plus question d’« arceau »), Proust repère dans Bouvard une parfaite « imitation » flaubertienne de la « coupe » de Montesquieu («“Ils devenaient des nobles ” est exactement “ Elle le rendait cruel ” »), investit le lexique grammatical pour en donner la description (« un mot est tiré du génitif ou de l’ablatif où il gît dans une phrase et par renversement devient sujet de la phrase suivante »), enfin énonce une loi (c’est là le « mécanisme principal des phrases de Flaubert »), avant de retrouver, comme dans l’article de 1920, un procédé parallèle de progression « hermétique » dans certain emploi des pronoms personnels.

Texte d’une grande cohésion, « Mon cher Thibaudet » revient à la clausule sur son thème de prédilection, la phrase flaubertienne de Montesquieu, mais délaisse alors la vision rase de l’analyse stylistique pour réfléchir aux relations qu’entretiennent entre eux les créateurs :

[…] je ne veux nullement dire que Flaubert se soit dit analytiquement « Quel agrément que le génitif devenant sujet relève la phrase et la propulse ». Il a plutôt d’une façon tout instinctive imité, musicalement, la phrase de Montesquieu. Il est même probable qu’il ne l’a pas imitée mais que retrouvant égarée dans Montesquieu, anticipatrice, une phrase précursive de lui Flaubert, il l’a aimée, comme tout créateur qui rencontre dans le Passé quelque chose qui pourrait être de lui.

Où se retrouve, en guise de conclusion et par renversement, ce qui, dans l’article de 1920, introduisait la phrase de Montesquieu : « Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu, par exemple ». Or Proust entretient depuis longtemps un dialogue avec cette idée, que l’artiste, parfois, découvre chez autrui comme une « réminiscence anticipée » de son propre « effort d’art »121 : cette notation du cahier 4122 reparaît transposée dans Le Côté de Guermantes II123, puis dans Sodome et Gomorrhe II, publié au printemps 1922 :

[…] certains artistes d’une autre époque ont dans un simple morceau réalisé quelque chose qui ressemble à ce que le maître peu à peu s’est rendu compte que lui-même avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien comme un précurseur ; il aime chez lui, sous une autre forme, un effort momentanément, partiellement fraternel. Il y a des morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu124.

Il y a plus que ce fil paradigmatique. Dans l’article de 1920, un contrepoint s’établissait en effet entre l’« étroite, hermétique continuité » du style flaubertien (illustrée par la phrase anticipatrice de Montesquieu), et, à l’autre pôle du texte, le style de Du côté de chez Swann, où la « jointure » avait pu être confiée à un « phénomène de mémoire », provoquant dans l’épisode de la madeleine une « brusque transition » : style intermittent, en quelque sorte – et non plus hermétiquement clos –, et qui se cherchait des précurseurs non pas du côté de Montesquieu, mais de Chateaubriand et de Gérard de Nerval.

« Le témoignage éclatant et désintéressé de tous les grands morts », la « survie protectrice des grands écrivains »125 : cette captatio benevolentiae, au seuil de la défense du style de Du côté de chez Swann qu’elle plaçait sous des ombres augustes, celle de Chateaubriand surtout, prévenait (a fortiori peut-être au lendemain de l’attribution du prix Goncourt) toute tentation de ricanement. Le jeu de contrepoint entre le début et la fin de l’article, entre des styles opposés et leurs précurseurs respectifs, se devait de demeurer discret, presque invisible, puisqu’il faisait rien moins qu’établir deux équations croisées : entre Proust et Chateaubriand d’abord126 ; entre Proust et Flaubert ensuite.

S’il y a longtemps déjà que Marcel se sait devenu Proust, et ne s’inquiète plus de ressembler à Frédéric Moreau127, il n’y a guère, à ma connaissance, que dans sa correspondance que lui échappe, et encore rarement et à demi-mots, une assimilation à Flaubert128 – même si l’insistance à le défendre à partir de 1920, quand son œuvre commence à paraître à un rythme accéléré, sent trop souvent, chez un auteur pressé et qui sait laisser passer des « fautes », le plaidoyer pro domo. De quel ordre est, selon Proust, sa parenté avec Flaubert ?

Conduit par l’analyse de Thibaudet à parler d’« imitation », à propos de la phrase de Bouvard et Pécuchet construite comme celle de Montesquieu, et gêné sans doute de transformer ainsi Flaubert à son corps défendant en « pasticheur involontaire » (« Il a plutôt d’une façon tout instinctive imité, musicalement, la phrase de Montesquieu »), Proust rectifie aussitôt le tir, en déplaçant le point de vue en amont, de l’écriture à la lecture :

Il est même probable qu’il ne l’a pas imitée mais que retrouvant égarée dans Montesquieu, anticipatrice, une phrase précursive de lui Flaubert, il l’a aimée, comme tout créateur qui rencontre dans le Passé quelque chose qui pourrait être de lui.

« Il l’a aimée, comme tout créateur qui rencontre dans le Passé quelque chose qui pourrait être de lui ». La parenté de Proust et de Flaubert n’est pas de l’ordre de la poiesis – l’« anneau » de la métaphore proustienne rivalise en complétude stylistique avec l’« arceau » syntagmatique flaubertien129, La parenté de Proust et de Flaubert est plutôt de l’ordre de la lecture qui précède : comme « tout créateur », chacun a la faculté de reconnaître chez autrui la présence anticipée de sa musique, de « son son »130, aux antipodes d’une volonté ultérieure de pastiche, d’emprunt ou de plagiat, puisque c’est soi, déjà advenu, qu’il reconnaît, présent fragmentairement, chez des précurseurs différents, Montesquieu ou Nerval.

Quand Proust découvrit dans les lettres à George Sand ces mots de Flaubert :

Je vous ai dit, n’est-ce pas, que j’avais relu Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt […] Pourquoi suis-je amoureux de Siverain ? C’est que j’ai les deux sexes, peut-être131.

Sans doute trouvèrent-ils en lui une résonance particulière, le rendant de Flaubert lecteur plus proche encore. Parenté, fraternité même peut-être de Proust et de Flaubert lecteurs ; assimilation de Proust critique à Flaubert lecteur, puisqu’il « lit » Montesquieu avec l’oreille rythmique de Flaubert ; rencontre objective, enfin, de Proust et de Flaubert sur une « phrase précursive ». Pour Proust aussi, la citation de Montesquieu put résonner comme une « réminiscence anticipée » de sa propre œuvre. Personnage précurseur de tant de personnages de la Recherche en effet que cet Alexandre chez qui la colère engendre la cruauté132, et d’abord du narrateur-Assuérus, nouveau despote oriental à « l’air terrible quand [il était] en colère »133, mais que Proust place à l’ombre d’un autre « ramier fraternel » : Racine.

1  On sait que Proust avait déjà publié en 1893 dans La Revue blanche « Mondanité de Bouvard et Pécuchet », repris et enrichi en 1896 dans Les Plaisirs et les jours sous le titre « Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet » ( voir Les Plaisirs et les jours, Pléiade, p. 57 sq.)

2  « L’Affaire Lemoine par Gustave Flaubert » et son pendant, le pastiche de Sainte-Beuve critiquant Flaubert, avaient paru dans Le Figaro du 14 mars 1908 (voir Pastiches et mélanges,Pléiade, p. 12 sq., et l’édition des Pastiches de Jean Milly, Slatkine reprints, Genève, 1994, p. 83 sq.)

3  Cahier 29, ffos 43 r°-v°, 44 r°-v°, 45 r° (voir Contre Sainte-Beuve ; éd. Clarac, Pléiade, p. 299-302) ; « Ajouter à Flaubert », ibid., f° 52 r°. Voir Mireille Naturel, « “À ajouter à Flaubert”, une énigme », BIP, 1992, n° 23, p. 7-12. La datation globale du cahier 29 doit selon Akio Wada (BIP, 1998, n°29, p. 49) être repoussée entre fin 1909 et début 1910. L’allusion au discours de réception de René Doumic à l’Académie française en repousse d’ailleurs une partie de la rédaction au moins après le 7 avril 1910 . Voir cahier 29, f°45 r° : « discours de réception de Doumic à l’Académie, ce qui intéresse les imbéciles » (CSB, Pléiade, p. 300, dont il faut corriger la transcription – “ intéresse ” au lieu de « [met] en liesse »).

4  Essais et articles (= EA), p. 586-600.

5  Corr., t. XII, p. 34. Lettre de [peu après le 15 janvier 1913].

6  N.A.Fr. 16634, ffos 166-179. Voir aussi infra, la note 45. En fait, la dactylographie de la BnF constitue moins la copie d’impression elle-même (probablement restée chez l’imprimeur ou à la revue), qu’un autre exemplaire de la même dactylographie, transmis à Proust sur sa demande (voir Corr., t. XVIII, p. 500). On y retrouve les rares bévues de l’article publié. Voir aussi Marcel Proust, l’écriture et les arts, BnF/Gallimard/RMN, 1999, notice n° 242.

7  Le 14 août 1919, Louis de Robert publie dans La Rose rouge « Flaubert écrivait mal » ; Paul Souday lui répond dans Le Temps du 29août : « Flaubert savait-il écrire ? » ; réponse de L. de Robert à la réponse de Souday le 5 septembredans Le Temps, sous le même titre, et réponse de Souday (ibid. ) le même jour(voir Sur Baudelaire, Flaubert et Morand, articles de Proust réunis par Antoine Compagnon, Éditions Complexe, 1987, p. 230). Proust s’en fait l’écho auprès de Louis de Robert dans les [premiers jours de septembre 1919]: « […] on m’a dit que vous aviez écrit quelque chose de très remarquable, et dont tout le monde parle, sur Flaubert. Pourriez-vous me dire où cela a paru ? Je suis sûr que je ne serai pas d’accord avec vous, car j’admire infiniment Flaubert (du moins, L’Éducation sentimentale, titre incompréhensible et qui est une faute de français) […] », (Corr., t. XVIII, p. 391).

8  Repris sous le titre « Une querelle littéraire sur le style de Flaubert » dans Réflexions sur la critique, Paris, Gallimard, 1939.

9  L’article de Thibaudet a été repris dans Sur Baudelaire, Flaubert et Morand, éd. Antoine Compagnon, Complexe, 1987, p. 153-168.

10  1 feuillet autographe 17.5x22.3 cm, plié en deux ; 1 demi feuillet autographe, 11x17.5 cm. Papier vergé non filigrané. Collection privée.

11  Sic.

12  Voir aussi la lettre, souvent citée, à Madame Straus, [6 novembre 1908], Corr., t. VIII, p. 276-278.

13  Cahier 29, f°43 r° : « C’est un génie grammatical » ; CSB, Pléiade, p. 299.

14  Ibid.

15  Corr., t. XVIII, p. 471-472.

16  Corr., t. XVIII, p. 477 ; lettre du 18 novembre 1919.

17  Ibid., p. 479.

18  Ibid., p. 486-487 ; [le 26 ou 27 novembre 1919].

19  Ibid.

20  Ibid.

21  Ibid., p. 495-496.

22  3 feuillets autographes 17.5x22.5 cm, pliés en deux ; papier vergé, filigrané STAEL PAPER avec buste féminin ; pagination de Proust. Collection privée.

23  Sic

24  Ce “ de ” surcharge le “ d’ ” précédent. Le mot a été souligné, plus tard, et par une autre main, comme l’indique l’encrage et l’empâtement différent du trait. Il semble qu’il s’agisse d’Henri Rochat. Voir les notes infra.

25  Sic.

26  Soulignement du mot par Rochat, qui place également une croix dans la marge.

27  En face de cette phrase, Rochat place une croix dans la marge.

28  Idem.

29  Ce mot, rajouté en surcharge, est de la main de Rochat ; il ne figure pas dans la version définitive.

30  Addition interlinéaire entourée par Proust pour préciser son point d’insertion, et soulignée par Rochat.

31  Version définitive conforme au récit de Flaubert : « Et à la fin, quand celui que porte saint Julien devient le Christ… »(EA, p. 587).

32  Soulignement de Rochat, qui place une croix dans la marge.

33  Idem.

34  Corr., t. XVIII, p. 499.

35  Ibid.

36  Ibid.

37  Ibid., p. 500.

38  Ibid., t. XIX, p. 66.

39  Coll. privée. Je remercie vivement M. Alain Rivière de m’avoir laissé consulter ce document.

40  L’ensemble comporte deux pages 29, et une page 38 bis. Voir Corr., t. XVIII, p. 501.

41  Madame Bovary, Deuxième partie, chapitre XIV, Œuvres complètes de Gustave Flaubert, Paris, Louis Conard, 1909, p. 301. La fin de la citation, placée par Rochat entre guillemets (« de mener sa femme au théâtre de Rouen »), résume le texte de Flaubert : « … pour distraire Madame, de la mener au théâtre de Rouen voir l’illustre ténor Lagardy ». Les citations de Madame Bovary dans l’article de Proust sont rares (EA, p. 588, 593).

42  Au même moment, en décembre 1919, Rochat effectue pour Proust la mise au net – ou, en tout cas, le début de la mise au net – du cahier XIV en vue de la publication dans Feuillets d’Art de l’extrait « À Venise ». Voir N.a.fr. 16729, f° 195.

43  Corr., t. XVIII, p. 499 ; lettre du [vendredi 5 décembre 1919].

44  Voir la note 2, p. 499, Corr., t. XVIII ; cette note et la note 4, t. XIX, p. 66, indiquent que Philip Kolb a pu consulter ce manuscrit.

45  Voir Corr., t. XVIII, p. 500. La dactylographie d’Isabelle Rivière est conservée au Département des Manuscrits, N.A.Fr. 16634, ffos 166-179.

46  Proust parvint néanmoins, par lettre, à faire deux petits “ ajoutages ”, fidèlement reportés par Rivière ; voir Corr., t. XVIII, p. 506-507.

47  Voir Corr., t. XX, p. 422, la lettre du [26 août 1921] à Jacques Boulenger.

48  Voir Pléiade, les notes aux p. 589 (n. 1), 590 (n. 2), 591 (n. 2 et 4).

49  Corr., t. XIX, p. 58, lettre à Paul Souday, [10 janvier 1920]. Voir aussi ibid., p. 88 : « mon étude dictée d’après mes souvenirs, sans pouvoir me reporter à un texte exact » (à René Dumesnil, [janvier 1920]) ; EA, p. 596.

50  Corr., t. XII, p. 34. Lettre de [peu après le 15 janvier 1913].

51  Corr., t. XVIII, p. XV, et p. 502 note 4.

52  L’entrée en matières de l’article, comme le montre l’avant-texte retrouvé cité plus haut, a bien été rédigé en 1919, en réaction directe à Thibaudet : dès l’étape suivante, le groupe : « dans [les livres ] de Flaubert il n’y a peut’être pas une seule belle métaphore. Mais enfin la métaphore n’est pas tout le style » a éclaté ; sont venus s’insérer entre les deux phrases, en guise d’exemples, une série d’images tirées de l’Éducation et de Saint Julien.

53  « La mémoire de Sainte-Beuve, 13 octobre 1869-13 octobre 1919 », Journal des Débats, 13 octobre 1919. Voir EA, p. 596-597.

54  Voir EA, p. 594.

55  Voir EA, p. 598-600. L’allusion, biffée, à « M. Jacques Blanche » (f° 34, voir infra la note 0 p. 00) est une réminiscence directe de la Préface aux Propos de peintres récemment parue.

56  Cf. Gérard Genette, « Flaubert par Proust », Palimpsestes, Seuil, 1982, coll. Essais, p. 156 : « On dirait volontiers qu’il s’est constitué son Flaubert sur deux ou trois phrases caractéristiques, retenues par cœur et vaguement réécrites par une mémoire égoïste […] ».

57  EA, p. 596, 591.

58  Au verso de la p. 17.Voir ci-dessus, la note 41. Évidemment, Rochat pourrait être allé se documenter ailleurs !

59  Voir Charles Du Bos, Journal 1921-1923, éd. Corrêa, 31 août 1921 : « [Jacques Boulenger et moi] parlons de ces fausses citations constantes chez Proust, et dont je dis que si on n’aimait pas tant Proust, ce serait un devoir que de les relever. Boulenger me confirme ce que l’on m’avait déjà dit : cette manie est chez Proust une coquetterie, un dandysme auquel il tient : il a toujours tous les livres nécessaires autour de lui ».

60  On peut bien sûr retracer les emprunts, parfois littéraux, au cahier 29.

61  EA, p. 596.

62  Essentiellement introduites lors de la transcription dactylographiée.EA : p. 589, bien lire « après coup » ; p. 590, l. 17, ajouter la phrase « Tout était tranquille maintenant » après le point (la citation reste à identifier) ; p. 593, l. 29, lire « Paris, bientôt, serait etc. » au lieu de « Paris, bientôt [aurait] été. » ; p. 595, l. 23-24, lire « préparations » ; p. 596, l. 3, lire : « mon ami » au lieu de « à mon avis » ; p. 599, l. 23 : « l’incite » ne figure pas dans ms aut ; p. 600, l. 7, lire « ses rêves » au lieu de « des rêves ». La fin du ms. donne : « Nous voilà bien loin, mon cher Rivière, du style de Madame Bovary et de l’Éducation sentimentale. En raison de la hâte de cette lettre, excusez mon cher Rivière, les fautes du mien » (cf. N.a.fr. 16634, f°179 ; voir dans Corr., t. XVIII, p. 552, les explications de Rivière).

63  EA, p. 588 l. 20, « est scrupuleusement employé » ; p. 593 l. 15, « finissant massivement non seulement » ; ibid., l. 32, « écrivant “Une telle confusion d’images l’étourdissait bien qu’il y trouvât du charme, pourtant ”» ; ibid., l. 41 : « pointus »). Qu’il soit avec la Maréchale ou avec Madame Arnoux, Frédéric “se met à leur dire des tendresses”. » ; p. 594, l. 1 : « vulgaires. M. Jacques Blanche » ; ibid., l. 17 : « bruit régulier intermittent » ; ibid., l. 23 : « traitent, font involontaire[ment] soumis » ; ibid., l. 34 : « suivre le rythme d’un l’arythmie d’ le rythme » ; p. 595, l. 9 : « beautés mérites » ; ibid., l. 11 : « le génial l’aboutissement » ; p. 598, l. 21 : « jusqu’à Tartuffe au Misanthrope » ; p. 599, l. 4-5 : « narrateur qui dit “ je ” et qui n’est guère pas toujours moi ».

64  Voir EA, p. 612.

65  Corr., t. XIX, p. 147-150, lettre de [peu après le 7 mars 1920].

66  « Flaubert et le style », Revue de la Semaine, 19 août 1921 ; suite et fin le 26 août.

67  Corr., t. XX, les lettres 242 à 245, des 25 et 26 août 1921.

68  Ibid., p. 433, la lettre à Rivière du [4-5 septembre 1921].

69  Ibid., p. 451, la lettre à Rivière du [12 ou 13 septembre 1921]. La réponse à Boulenger ne nous est pas parvenue.

70  Corr., t. XXI, p. 187-189, la lettre à Paul Souday datant de [vers la mi-mai 1922].

71  “ À Marcel Proust // en cordial hommage // Albert Thibaudet ”. On voit clairement que Thibaudet avait commencé par écrire “ en cordial et ”, puis a surchargé ce dernier mot en “ hommage ”. Après leur controverse, les deux hommes avaient ébauché une relation épistolaire (voir Corr., t. XIX, p. 173 sq, 328 sq ; t. XX, p. 122 sq.)

72  Paris, Librairie Plon, achevé d’imprimer le 21 juin 1922, 338 p., 12 x 19 cm. L’exemplaire personnel de Marcel Proust a été exposé à Londres en 1955 (Marcel Proust and his time, n° 366). Pas d’annotations.

73  Demi-reliure chagrin vert. Voir d’autres exemplaires d’ouvrages dédicacés à Proust dans le catalogue cité dans la note précédente, ainsi que dans : Marcel Proust, l’écriture et les arts, BnF/Gallimard/RMN, 1999, nos 248, 250, 252, passim, jusqu’à 271.

74  P. 153-156. Le chapitre VI couvre les p. 129-156.

75  P. 157-160, 169-176, 185-188, et peut-être 189-192. Le chapitre VII couvre les p. 157-192.

76  Les neuf précédents sont consacrés, dans l’ordre, à : “ La jeunesse de Flaubert ”, “ Louise Colet ”, “ Le voyage d’Orient ”, “ Le laboratoire de Flaubert ”, “ Madame Bovary ”, “ Salammbô ”, “ L’Éducation sentimentale ”, “ La Tentation de saint Antoine ”, “ Bouvard et Pécuchet ”.

77  P. 251-256, 265-272, 281-288, 297-304, 313-316. Le chapitre X couvre les p. 245-323.

78  4 feuillets manuscrits autographes, 22x17,5 cm ; papier vergé filigrané JEAN BART avec buste. Entre la mi-juin et le début juillet 1922 Proust utilise le même papier pour ses lettres à André David, Jacques Boulenger, Camille Vettard, Antoine Bibesco, Gallimard, la princesse Soutzo (Corr., t. XXI, lettres nos 199, 200, 218, 219, 220, 236, 241).

79  Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, p. 277 : « Au cours d’une discussion amicale que nous eûmes ensemble dans la Nouvelle Revue française, Marcel Proust […] » Proust est mentionné à plusieurs reprises dans le chapitre X : p. 276, 277, 278, 296-297. De « l’amicale discussion », Thibaudet rappelle seulement que, dans sa réponse, il avait objecté à Proust la prétendue « nouveauté » de l’usage flaubertien de l’imparfait dans le discours indirect libre (EA, p. 590), en lui citant quelques vers de La Fontaine (« Lettre à M. Marcel Proust », La N.R.F., 1er mars 1920 ; voir Sur Baudelaire, Flaubert et Morand, éd. citée, p. 179-181 ; Gustave Flaubert, p. 277-279). Proust avait dit à Léon Daudet trouver les « raisons [de Thibaudet] parfaites » (Corr., t. XIX, p. 150).

80  Proust commence donc sa réponse sur un mouvement d’humeur : il veut bien « donner gain de cause » à Thibaudet sur l’usage de l’imparfait (voir la note précédente), mais à condition de le contester ailleurs. Thibaudet faisait pourtant amende honorable sur la question dès la page suivante, concédant que sa réponse avait été « un peu artificieuse » : « […] je crus que la forme était courante dans la grammaire de nos classiques. Or il n’en est rien ». Proust avait donc montré « le flair d’écrivain le plus heureux » pour avoir repéré chez Flaubert « l’originalité de cette tournure ». La Fontaine serait, selon Thibaudet, « le seul qui l’ait employée (à l’imparfait ) au dix-septième siècle » (Gustave Flaubert, p. 278).

81  Sic.

82  Cette phrase a une longue histoire proustienne. Elle figure en effet dans « À propos du “ Style ” de Flaubert » : « Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu, par exemple : “ Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel ”. Mais si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n’était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu’en permettant de faire jaillir du cœur d’une proposition l’arceau qui ne retombera qu’en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l’étroite, l’hermétique continuité du style » (EA,p. 587-588 ). Comme l’a montré Yvan Leclerc (Bulletin Marcel Proust, 1989, no39, p.140), c’est dans une lettre à George Sand, à la fin de décembre 1875, que Flaubert cite et commente cette phrase tirée du Lysimaque (Pléiade, II, 1237) : « Je donnerais toutes les légendes de Gavarni pour certaines expressions et coupes des maîtres comme “ l’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ” de Victor Hugo, ou ceci du président de Montesquieu : “ Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus. Il était terrible dans sa colère. Elle le rendait cruel ”. Enfin, je tâche de bien penser pour bien écrire. Mais c’est bien écrire qui est mon but, je ne le cache pas ». Évoquée dans plusieurs cahiers de 1909 (cahiers 6, 8, 10 et 29), la correspondance Sand-Flaubert a pu être découverte par Proust dans l’édition Calmann-Lévy de 1904, ou dès l’édition Charpentier (Lettres à George Sand, 1884, reprise dans l’édition de la Correspondance, 1887-1893). En janvier 1913, Proust cite la phrase de Montesquieu à Antoine Bibesco en l’assortissant de cette mise en garde : « Tu me ferais plaisir en ne la communiquant pas, autant que possible, à des littérateurs. Car j’ai une étude sur Flaubert prête qui ne paraîtra que plus tard et où elle joue un assez grand rôle » (Corr., t. XII, p. 34). En mars 1920, Proust, défendant à nouveau Flaubert auprès de Léon Daudet, revient sur cette phrase et son importance stylistique : « […] lorsqu’il fait des fautes de français, c’est pour obtenir un effet de continuité […] Quand on pense à Flaubert, il faut toujours se rappeler que la phrase qu’il admirait le plus dans la langue française est cette phrase de Montesquieu “ Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel ” ». Et je pense me figure qu’il l’aimait surtout à cause de la façon merveilleuse dont la continuité y est assurée. Certes cette phrase est malgré cela plus légère, plus spontanée que celles de Flaubert. C’est pourtant pour arriver à des réussites de ce genre qu’il se donnait une peine à laquelle Jules Lemaître ne voulait pas croire. » (Corr., t. XIX, p. 148-149). À la fin d’août 1921 enfin, Proust écrit à Jacques Boulenger : « D’autre part mon article sur Flaubert écrit jadis en courant, je ne me souviens plus exactement de ce qu’il y a dedans. De sorte que ma “ Réponse ” [à votre article] repose en partie sur “ Les vices d’Alexandre étaient extrêmes etc. ” que je ne savais plus avoir cité. Et comme je le vois (non [dans] cet article, disparu je ne sais où, mais dans le vôtre) j’ai peur d’avoir l’air de vous prendre une citation que j’ai faite un an auparavant. Perplexités » (Corr., t. XX, p. 422 ; voir aussi p. 430). Il est remarquable que Proust n’ait jamais cité sa source ; rappelons que toutes les allusions à la correspondance Flaubert-Sand présentes dans les avant-textes (cahiers 6, 8, 10, 29) ont disparu du texte définitif.

83  « Flaubert n’admirait rien tant, paraît-il, que telle coupe de Montesquieu. “ Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus. Il était terrible dans sa colère ; elle le rendait cruel ” »(Gustave Flaubert, p. 270). Chez Thibaudet, la citation de Montesquieu est rigoureusement exacte (« sa » et non « la » colère), et, ce que Proust n’a jamais fait, la référence à la correspondance précisée (Œuvres complètes de Gustave Flaubert. Correspondance, quatrième série, 1910, p. 246).

84  « Flaubert n’admirait rien tant, paraît-il, que telle coupe de Montesquieu […] Et il fait mieux que l’admirer : il l’imite. “ Quand on l’avait pris et lié avec des cordes, les soldats devaient le poignarder s’il résistait ; il s’était montré doux. On avait mis des serpents dans sa prison ; ils étaient morts. ” » [Trois Contes, éd. Conard, p. 146] La coupe lui sert à briser, à assouplir la période ”, Gustave Flaubert, p. 270. Proust y voit au contraire un instrument de la continuité du style.

85  Sic.

86  Gustave Flaubert, p. 267-268 : « On relève, dans Par les champs (son école de style) et dans l’Éducation, plusieurs imitations de La Bruyère qui était, nous disent les Goncourt, avec quelques pages de Montesquieu et quelques chapitres de Chateaubriand, son bréviaire de style. […] Et voici la coupe des Caractères. “ Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après les ouvriers. On briguait l’avantage de leur appartenir. Ils devenaient des nobles. ” »[Bouvard et Pécuchet, éd. Conard, p. 196].

87  Cf. l’article de 1920 : « […] dans la deuxième ou troisième page de L’Éducation sentimentale, Flaubert emploie “ il ” pour désigner Frédéric Moreau quand ce pronom devrait s’appliquer à l’oncle de Frédéric, et quand il devrait s’appliquer à Frédéric pour désigner Arnoux ” » (EA, p. 588). Sur l’emploi du « pronom à référent variable » au début d’un Un Cœur simple, voir Anne Herschberg-Pierrot, Stylistique de la prose, Belin, 1993, p. 246-247.

88  Cf. l’article de 1920 : « […] dans cette deuxième page de l’Éducation, s’il s’agit de relier deux paragraphes pour qu’une vision ne soit pas interrompue, alors le pronom personnel, à renversement pour ainsi dire, est employé avec une rigueur grammaticale, parce que la liaison des parties du tableau, le rythme régulier particulier à Flaubert, sont en jeu » (EA, p. 588).

89  On rapprochera de ce passage de La Prisonnière : « On a beau vivre sous l’équivalent d’une cloche pneumatique, les associations d’idées, les souvenirs continuent à jouer » (III, 534).

90  Sic. Je n’ai pas trouvé à quelle thérapeutique Proust fait ici allusion ; est-ce un exemple de la « pneumatothérapie » prônée par le docteur Brissaud dans L’Hygiène des asthmatiques ?

91  Cf. l’article de1920 : « […] si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n’était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu’en permettant de faire jaillir du cœur d’une proposition l’arceau qui ne retombera qu’en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l’étroite, l’hermétique continuité du style » ; (je souligne ; EA, p. 588 ) ; cf. : « maçonner ces phrases compactes, boucher les moindres trous » (ibid., p. 593) ; et, dans le cahier 29, f° 45v° : « ce style uni de porphyre sans un interstice, sans un ajoutage » (CSB, Pléiade, p. 300).

92  Allusion probable au contenu de la lettre, non retrouvée, que Léon Daudet adressait à Proust au début de mars 1920, et qui, à en juger par la réponse de Proust, devait être sévère pour l’auteur de Madame Bovary (voir Corr, t. XIX, p. 147 sq., et la note 2 p. 150).

93  Pique à Thibaudet, qui écrit que « Flaubert n’était nullement musicien » ? (Gustave Flaubert, p. 257).

94  « Précurseur », substantif masculin parfois employé adjectivement, ne connaît pas, selon les dictionnaires (Littré, Robert), de féminin.

95  La capitale est ajoutée en surcharge.

96  Où on retrouve encore l’article de 1920 : « Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu, par exemple ” (je souligne ; EA, p. 587). Voir aussi infra.

97  Corr., t. XXI, p. 332.

98  Voir Marcel Proust-Gaston Gallimard, Corr., p. 554, la lettre du 4 juillet 1922 à Proust : « Je communique à Jacques le passage de votre lettre où vous lui proposez une réponse à Thibaudet sur Flaubert ».

99  Corr., t. XXI, p. 338 ; lettre du 4 juillet 1922.

100   Ibid.

101    Ibid., p. 346.

102   Le compte rendu du Flaubert de Thibaudetparaîtra dans La NRF du 1er août 1922 (“ Note ” de Benjamin Crémieux).

103   Ibid., p. 379.

104   Marcel Proust-Gaston Gallimard, Corr., p. 574. Dans un billet du [24 ? juillet], Paulhan cite à Rivière les termes exacts de la lettre de Proust à Gallimard du 22 le concernant (la date du 20 qu’il donne semble erronée), et cherche ce qui, dans sa propre conduite, aurait pu provoquer quelque animosité de Proust à son égard (Corr., t. XXI, p. 383-384).

105   Ibid., p. 377.

106   Voir la note 104.

107   Ibid., p. 408.

108   Ibid., p. 446.

109   Voir la note 78.

110   Ibid., p. 481.

111   Trait déjà signalé à propos de Flaubert par Mireille Naturel. Voir « Le rôle de Flaubert dans la genèse du texte proustien », BMP, 1993, n° 43, p. 74.

112   Corr., t. XX, p. 418 ; lettre à Jacques Rivière du [25 août 1921], dictée à Céleste Albaret, d’où son évidente oralité.

113   On rapprochera ainsi EA, p. 598-599 de IV, 498-499.

114   Corr., t. XIX, p. 385 ; lettre de [vers le 2 ou 3 août 1920].

115   Françoise Leriche a fort bien montré cette activité tous azimuts de Proust en 1922, dans « Le dernier volume de la Correspondance », BMP, 1993, n° 43, « Hommage à Philip Kolb », p. 18 sq.

116   Voir EA, p. 645.

117   Voir Corr., t. XXI, p. 381. Les Approximations de Du Bos ont été achevées d’imprimer chez Plon une semaine après le Flaubert de Thibaudet, mais l’ouvrage a été expédié à Proust avec retard (ibid., p. 382, note 2).

118   Sur ce jeu, voir supra, les notes 79 et 80.

119   Voir supra, note 82.

120   EA,p. 587-588.

121   Voir Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Seuil, 1989, p. 294-297.

122   Voir CSB, Pléiade, p. 311.

123   II, 713 : Elstir « avait pour son compte refait devant le réel […] le même effort qu’un Chardin ou un Perroneau et […] admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments anticipés d’œuvres de lui ».

124   III, 211. Je souligne.

125   EA, p. 598.

126   Que Proust l’ait déjà écrite ou non en cette fin 1919, la page correspondante du cahier du Temps retrouvé (IV, 498-499) est de ce point de vue tout aussi inattaquable : d’abord parce que, située dans le champ de la fiction, elle ne permet d’établir aucune continuité entre le signataire de l’ouvrage et un « je » narrateur, qui de toute façon n’a encore rien écrit ; ensuite parce que l’image de la « filiation […] noble » place forcément l’écrivain potentiel dans la position subalterne du fils.

127   Voir Corr., t. V, p. 320 ; cf. CSB, Pléiade, p. 403.

128   Voir t. XIII, p. 72 ; t. XX, p. 180. A contrario, avec coquetterie: t. XVIII, p. 556.

129   IV, 468.

130   Corr., t. VIII, p. 276.

131   Cité, ou plutôt rappelé à Proust par Robert de Montesquiou, Corr., t. XX, p. 354 ; lettre du 18 juin1921. Philip Kolb précise que la lettre de Flaubert date du [12-13 janvier 1867].

132   Françoise, Charlus, Morel notamment.

133   III, 896.