Sommaire
Depuis une quinzaine d’années, tout exposé ou conférence consacré aux brouillons d’écrivains suscite immanquablement l’objection suivante : « Mais, avec le traitement de texte, le brouillon disparaît ! ». Laissant à d’autres plus qualifiés le soin d’analyser le fonctionnement et les conséquences de l’usage de l’ordinateur en tant qu’instrument d’écriture1, j’aimerais m’interroger ici sur la nature d’une telle « disparition ». En effet ce n’est pas le processus d’élaboration du texte qui est en jeu dans cette affirmation, mais bien le brouillon comme agrégat de traces, comme objea&t matériel qui est à la fois le produit et le témoin du processus de rédaction, ce manuscrit de travail dont la critique génétique a fait son objet d’étude2. Or l’existence du brouillon, dont les caractéristiques graphiques sont souvent perçues négativement par référence au contexte scolaire (le brouillon y apparaît comme « sale » par opposition à la mise au « propre »), est historiquement liée à la pratique de l’écriture manuelle sur support papier – il a existé sur d’autres supports, notamment les tablettes de cire, mais ces documents n’ont été que rarement conservés en raison de leur fonction transitoire. La conservation des brouillons d’écrivains est un phénomène relativement récent, qui accompagne l’hégémonie atteinte par la diffusion imprimée des textes dans le monde occidental à la fin du XVIIIe siècle3.
Quelle « image » de l’écriture ces documents nous offrent‑ils ? Alors que l’on tend trop souvent, dans la culture contemporaine, à opposer l’écrit, considéré comme statique par référence au support imprimé, et l’image perçue comme mobile, par référence à l’écran télévisuel et informatique, l’examen du brouillon – objet qui donne à voir le mouvement même de l’écriture –ne permet‑il pas de renverser un tant soit peu la perspective ?
De l’autographe à l’allographe
On a pu souligner, notamment dans une perspective didactique, l’adaptation du traitement de texte à la pratique du premier jet, en assimilant la mobilité virtuelle procurée par l’écran (apparition / disparition, déplacement du curseur, non linéarité, réversibilité des opérations) à celle de l’avant‑texte4. Pourtant la forme visualisée à l’écran, dotée d’une mise en page conventionnelle largement automatisée, donne bien plutôt l’image d’un texte dactylographié, voire imprimé. Parmi les caractéristiques de l’écriture à la main, le traitement de texte supprime justement celles de la pratique cursive, qui sont exacerbées dans le brouillon autographe : la variabilité des formes et l’empreinte individuelle du tracé que les paléographes désignent par le terme de « ductus », la liberté de la mise en page affectant en cours de travail l’orientation des lignes sur la surface rectangulaire et le rythme des interlignes ainsi que le calibrage des lettres5. Ainsi la vitesse de frappe n’a aucune incidence sur la forme écrite, alors que Stendhal déformait le tracé des lettres afin d’écrire plus vite, au point qu’il peinait parfois à se relire lui‑même. Il lui arrivait aussi d’utiliser un même feuillet de vélin in‑8° dans plus de quatre orientations différentes. Hugo et Proust quant à eux altèrent constamment les proportions de leur écriture et l’écartement des interlignes en fonction de l’espace encore disponible à mesure qu’une feuille, puis ses marges, se remplissent jusqu’à saturation totale6. Mais lorsque apparut le traitement de texte, les principes normatifs de la lisibilité, fréquemment mis à mal dans la page de brouillon autographe, étaient déjà instaurés dans les manuscrits d’écrivains depuis près d’un siècle, avec le recours à la dactylographie7 : le clavier constitue de fait l’élément commun à la machine à écrire et à l’ordinateur. Prenant la relève du secrétaire d’antan, l’outil dactylographique, qu’il soit mécanique ou électronique, permet le passage direct à la performance allographe, lisible et graphiquement normée – et ce même lorsqu’il est utilisé par l’auteur lui‑même.
Plus spécifique du traitement de texte, la substitution automatique des chaînes de caractères à l’écran lors des corrections élimine la rature du paysage visuel de la genèse textuelle, la phase de l’impression, toujours différée, délivrant un texte perpétuellement « au net ». Frappée au clavier ou ajoutée à la main, la rature demeurait fréquente dans le dactylogramme : le traitement de texte l’élimine en principe, même si les usagers des premières générations, formés au 20ième siècle dans une institution scolaire dépourvue d’ordinateurs, s’adonnent encore volontiers à la correction manuelle sur copies d’imprimante, la correction à l’écran n’étant employée que pour ces substitutions immédiates et de faible ampleur quantitative que l’on qualifiait naguère de corrections « au fil de la plume ».
À ce niveau l’écran efface instantanément et définitivement l’inscription virtuelle supprimée, confondant en une seule coulée scripturale d’apparence homogène les différentes strates d’intervention, là où le papier conservait la trace des alternatives et des repentirs, témoignant – ne serait‑ce que visuellement – de la diversité des intentions et de l’accumulation des moments d’inscription8. De plus, tous les interstices, marges et interlignes – où viennent se surajouter signes de renvois, notes de régie et graphismes non verbaux dans la page de brouillon – ne sont pas accessibles à l’inscription selon les conventions usuelles du traitement de texte. Du point de vue graphique, le brouillon en tant qu’espace d’écriture « pour soi‑même » se caractérise par une exacerbation des marques personnelles : tandis que le tracé tend vers l’illisible, des codes à usage privé viennent souvent compenser l’absence de repères normalisés à usage collectif.
Modalités d’appropriation du support : le bricolage
Cependant les caractéristiques du brouillon littéraire moderne ne sont pas seulement graphiques, ce type de documents se distingue aussi par une spécificité plastique. Pour les générations de scripteurs ayant appris à écrire à la main avant de se familiariser avec le clavier et l’écran, écrire est une activité qui engage le corps dans un contact non avec une machine électronique et une image virtuelle, mais avec un instrument manuel et un support matériel, à l’ère moderne généralement une feuille de papier9. Comme le rappelait Roland Barthes, le choix de tel stylo, à plume ou à bille, de telle encre et de tel cahier, telle feuille de papier relève d’un véritable plaisir sensuel pour qui aime écrire10. Cet engagement tactile n’est que l’un des aspects kinesthésiques de la pratique d’écriture, guidée par une recherche de confort et d’efficacité du geste : le choix du format et de la qualité du papier, son utilisation au recto seulement ou bien sur les deux faces, la préférence pour un support relié, carnet ou cahier, ou pour des feuilles volantes correspondent à des habitudes de travail les plus variées que le dispositif électronique, désormais portable, tend à éliminer ou standardiser.
Or ces choix eux‑mêmes sont sujets à variations, sous l’effet de contraintes extérieures (déplacements géographiques, changement d’approvisionnement en papier) ou de décisions liées précisément au déroulement de la rédaction. Ainsi, lorsqu’il se fournit sur place, les pages rédigées par Condorcet en Picardie se distinguent et par leur format et par leur texture de celles rédigées à Paris sur du papier d’Auvergne ou de Hollande. Par ailleurs, nombre d’écrivains ressentent le besoin de différencier les phases de leur travail en changeant la couleur des encres ou le format des supports employés11. Qu’elle soit d’origine fortuite ou intentionnelle, l’hétérogénéité matérielle donne au brouillon son allure composite : porteur de marques et de traces, l’objet écrit rend visible et tangible le processus qui l’a produit. À l’inverse de l’écran qui la masque, il présente une mémoire de la genèse accessible en permanence 12.
Dans le cadre d’une pratique d’écriture intensive et créative, les opérations préparatoires comme les phases rédactionnelles s’organisent selon des procédures de travail qui supposent une appropriation individuelle du support par le scripteur. Citons parmi tant d’autres exemples les pages de cahier d’écolier que Raymond Roussel arrache de leur reliure à mesure des campagnes de rédaction, afin de les insérer en tant que feuilles volantes parmi les feuillets déjà rédigés des brouillons d’Impressions d’Afrique, ou les ajouts que Roland Barthes fixe par des agrafes ou du ruban adhésif sur les pages manuscrites du Plaisir du texte ou de La chambre claire13. Or, il me semble que les manipulations courantes du support matériel, telles que les collages et autres formes d’assemblage, pliages, découpages et déchirures qui manifestent une telle appropriation n’ont pas d’équivalents dans l’opération virtuelle simple et répétitive du « couper‑coller », même lorsque son application en chaîne et à diverses phases du travail permet des remaniements extrêmement complexes du matériau textuel en gestation.
En effet la pratique manuelle implique des manipulations du support qui ne font généralement pas l’objet d’une procédure systématique, programmée14, et dont les résultats seraient prévisibles, si bien qu’au‑delà de l’intention de modification textuelle voulue ou décidée consciemment par l’écrivain, elles peuvent infléchir la genèse à l’insu de l’auteur lui‑même : leurs incidences seront volontiers mises au compte d’« accidents de parcours » ou de « hasards féconds », tandis qu’elles fournissent au généticien d’utiles indices15. Une erreur de manipulation du traitement de texte peut altérer le cours de la genèse (car l’inconscient se joue aussi des machines), mais non modifier les conventions qui régissent la transmission des signes du clavier à l’écran. Résistant au caprice souvent subversif de l’écrivain, s’interposent désormais deux niveaux de contrainte : celui du logiciel et celui du matériel – ainsi la page écrite obtenue par traitement de texte grâce à la visualisation à l’écran est à la fois allographe puisqu’elle est l’image d’une écriture normée, impersonnelle, et – en dépit des apparences – inaltérable, puisqu’en tant qu’image virtuelle elle ne peut faire l’objet de manipulations matérielles visant à l’appropriation du support. Comme le rappelle Jacques Anis, avec l’écriture électronique sur écran, « l’avant‑texte disparaît comme tel, car la surface textuelle est sans plis et toujours propre »16. Maints utilisateurs ont d’ailleurs souligné le bénéfice d’une telle mise au net permanente, projection d’un texte à l’allure d’emblée définitive, achevée, quasi‑typographique17.
Contrainte matérielle et dynamique créative
Dans l'atelier de l'écrivain, la pratique matérielle du « couper‑coller » (sélection et déplacement) avait anticipé de plusieurs siècles l'apparition de l'écriture électronique : on connaît la procédure du découpage des fragments chez Pascal, dont le manuscrit des Pensées, susceptible de classements multiples, modifiables en cours de rédaction, n’a subi un collage qu’après la mort de l’auteur18. Intervention posthume dont l’effet fut paradoxal puisqu’elle masque, en cherchant à préserver une « forme » textuelle, le principe même de son élaboration, qui est celui de la mobilité. À l’inverse, les feuillets de brouillons considérés comme « rejets » de l’Esprit des Lois, conservés intacts sans doute précisément parce qu’ils échappaient à toute « forme » identifiable, permettent d’entrevoir les vastes dimensions du chantier permanent entretenu par Montesquieu : mobilité des fragments fixés par de simples épingles, possibilité de réemploi de tel feuillet ou groupe de feuillets dans divers contextes, notes de régie affectant ou ré‑affectant tel élément à un chapitre ou à un projet en attente19. Le support de travail (conçu comme non définitif) prend une allure complexe marquée par l’hétérogénéité : liasses cousues ou temporairement reliées par un ruban ou une ficelle, fragments ou bandelettes de papier minuscules épinglés dans les marges de feuillets souvent associés en cahiers...
L’existence de la reliure mobile chez ces deux écrivains suppose une prise en compte matérielle de la nécessaire mobilité du « work in progress », faite d’allers et retours permanents entre plusieurs strates du travail en cours, à la recherche d’une forme qui ne connaît pas de modèle pré‑établi. Une telle complexité du dispositif avant‑textuel est d’ailleurs indissociable des modalités d’inscription : au XVIIIe siècle et jusqu’après l’avènement de la machine à écrire, la participation de secrétaires à l’édification d’une œuvre ne consiste pas seulement à copier au net (duplication allographe), voire à offrir à l’écrivain malade ou vieillissant une main et des yeux plus rapides ou plus efficaces. Il s’agit aussi de recourir à un tiers pour la gestion et le classement de masses d’avant‑textes enchevêtrés, ayant subi plusieurs rédactions et paginations successives.
Mais l’accumulation et la superposition des traces d’intervention auxquelles se prête le support papier au cours de la genèse procède d’une logique d’utilisation liée justement aux contraintes qu’inflige au scripteur la matérialité du support : ses dimensions, la reliure ou l’absence de reliure entre les feuillets, etc. C’est en fonction de telles contraintes que le scripteur développe des stratégies d’utilisation qui altèrent le support lui‑même (pliage, déchirure, agrafage, collage) ou les modalités d’inscriptions (instruments d’écriture différents, choix affectant la mise en page : rectos et versos, orientation de l’écriture, interlignes et calibrage des lettres). L’objet écrit modelé par ces altérations est porteur de marques non seulement à sa surface, mais dans sa structure plastique. Cet enrichissement sémiotique du manuscrit au fil des manipulations, d’ordre surtout indiciel, peut également être investi d’une charge symbolique. Ainsi Violette Leduc préfère coller les unes sur les autres, sur le support du cahier initial, les pages portant les versions successives de ses romans, effaçant la version antérieure par une ou plusieurs couches superposées, composant son archive en l’annulant20. Bien que la seule version accessible soit la dernière, le cahier‑palimpseste, gonflé de strates accumulées, pèse le poids de sa propre élaboration.
La machine à écrire, puis le traitement électronique de l’écriture visent à simplifier et à normaliser l’espace graphique, à des fins de rentabilité. En réduisant le nombre des manipulations matérielles, artisanales, nécessaires à la fabrication d’un objet textuel, l’évolution technologique tend à restreindre les répercussions créatives des contraintes matérielles, tout en dissociant le corps du scripteur de la page écrite. L’ambivalence ressentie par l’écrivain à l’égard d’une écriture de premier jet médiatisée par la machine est fort bien exprimée par Yves Bonnefoy :
« me placer devant un clavier ouvre un espace intérieur, c’est un peu comme un état de demi‑sommeil d’où peuvent surgir les phrases imprévues dont on s’aperçoit que plus elles sont cela, imprévues, plus elles sont ce que votre besoin demandait à avoir, ou être. Mais la machine peut jouer un rôle tout opposé : lorsque quelque chose prend forme, elle l’objective, elle le place devant vous comme une page déjà imprimée, déjà vouée à l’irréversibilité de la publication, déjà séparée de vous »21.
Ambivalences et déplacements des pratiques d’écriture
À chacune des étapes marquantes de la technologie, certains scripteurs professionnels manifestent des réactions de rejet qui traduisent une résistance à cette dématérialisation des processus d’écriture, l’innovation étant perçue comme un risque de dépossession d’un mode de production familier, mais aussi de perte de valeur esthétique : ainsi Barthes méprise la littérature « pisse‑copie » écrite au stylo à bille comme Flaubert refusait jadis d’adopter la plume métallique, instrument préfabriqué qui ne pouvait produire selon lui que de la « littérature industrielle ». Valéry ou Gide s’excusent les premiers temps de recourir à la dactylographie pour leur usage personnel, mais finissent bientôt par se prendre au jeu.
Et à mesure qu’ils explorent les possibilités et les limites de ce nouvel instrument, puis l’intègrent à leurs habitudes de travail, les écrivains s’adaptent bon gré mal gré aux contraintes matérielles nouvelles que leur impose la machine22, telles que l’uniformité des formats de papier et la couleur d’encre unique, la prépondérance des feuilles volantes non pliées et la préférence pour l’utilisation de celles‑ci sur une seule face, la régularité de l’interligne, etc. Toutefois, et ce dès la phase d’apprentissage23, certains en viennent à déplacer leurs interventions ludiques ou transgressives à l’égard du « bon usage » graphique, envers ou parfois contre les possibilités techniques de la machine : Valéry dessine par clavier interposé une série de calligrammes figuratifs, Kerouac invente un rouleau dactylographique continu, Ponge obtient des lignes courbes imitant l’espace graphique manuel de ses propres brouillons. Anticipant sur notre rapport à l’imprimante électronique, Balzac lui‑même n’avait‑il pas détourné la presse pour mieux rédiger sur épreuves, à partir de pages de brouillon typographiées ?
Moins bien repérés sans doute, de semblables déplacements par réaction à l’innovation technologique affectent également les usages des supports. Le manuscrit entièrement « fait main » de la Vie de Henry Brulard n’apparaît‑il pas justement à l’époque de la mécanisation de la production papetière ? Les paperolles de La recherche ne viennent‑elles pas démultiplier et magnifier l’espace du cahier d’écolier, support banal choisi par Proust parce qu’il est éminemment pratique et maniable, mais qui s’avère aussi particulièrement contraignant – quitte à le rendre impraticable, non linéaire et presque impossible à manipuler ? Quant à Céline, s’il recourt à l’emploi du papier carbone pour éviter le recopiage manuel, il s’ingénie à faire proliférer diverses versions à partir d’un incipit de page graphiquement identique, en utilisant séparément les duplicata, ce qui suscite une genèse arborescente24.
Au‑delà des solutions fonctionnelles qu’ils ont pu y trouver, de nombreux écrivains prirent conscience, lors de l’avènement de la machine à écrire, de la valeur proprement créatrice de l'interaction dynamique entre l'écriture manuelle et son support. Apollinaire et Cocteau mêlent le dessin et l’écrit, Queneau et Dos Passos exploitent littérairement le procédé du collage, Duchamp reproduit en fac‑similé ses propres brouillons pour le Grand verre publiés en vrac dans la « Boîte verte », remettant en cause l’invention de l’imprimerie et la forme du codex. Valéry quant à lui théorise le phénomène et suggère un recours systématique à l'examen des manuscrits de travail, sur les traces du génie créateur25. Si nous les mesurons mieux aujourd’hui, grâce au recul historique dont nous bénéficions, les conséquences de la mécanisation de l’écriture privée au début du vingtième siècle annoncent à bien des égards celles de l’irruption de l’informatique moins d’un siècle plus tard.
Pour les générations récentes, et notamment celle qui a été le témoin de l’hégémonie culturelle de l’écran télévisuel et du passage de l’activité écrite professionnelle à l’ordinateur, il semble que le besoin de bricolage se soit reporté sur une « invention » précoce du multimédia : le recours à la photographie, à l’enregistrement vocal, à la vidéo et au film sur divers supports alors non compatibles entre eux se répand chez les écrivains, tantôt pour les étapes préparatoires (Guyotat), tantôt comme moyen d’expression à part entière (Duras).
Une fois intégrés à la pratique quotidienne par les nouvelles générations de scripteurs et d’écrivains, l’ordinateur et le traitement de texte donnent lieu à leur tour à diverses formes de projections affectives, d’inventions fonctionnelles et de détournements26. Toutefois, du fait même de l’immatérialité des opérations et du produit, il est vraisemblable que les « transgressions » rendues possibles par le support électronique porteront plus atteinte aux normes de la communication, de l’institution littéraire pré‑existantes (statut individuel de l’auteur, opposition avant‑texte/texte publié, etc.) qu’à la structure même du support‑instrument électronique.
Collages, découpages et bricolages témoignent de la coexistence, au cœur des processus de genèse, d'une pensée du virtuel et d'une manipulation du matériel27. Le « travail » de l’écrivain consiste à créer un espace et une temporalité propres à l’acte d’écriture, et surtout une interaction singulière et processuelle entre les deux, qui demeure l’articulation la plus subtile, la plus difficile à reconstituer et à interpréter lorsque l’on analyse les brouillons du passé : quels qu’en soient les instruments, les finalités, le véritable « mystère » de la création, ou plutôt « l’énigme » génétique, n’est pas d’abord auctoriale – liée au référent individuel et social de l’œuvre en devenir –, mais scripturale – liée à la culture, notamment technique, dans laquelle le corps du scripteur effectue le geste d’inscription.
1 Jacques Anis, Texte et ordinateur, l’écriture réinventée , Paris, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1998 ; Jean‑Louis Lebrave « Hypertextes ‑ Mémoires ‑ Écriture », Genesis, 5, 1994, p. 9‑24, et « Lire et écrire au XXIe siècle », Lecture‑écriture et nouvelles technologies, CNDP, Paris, 2000, p. 13‑22 ; Yves Jeanneret, infra.
2 Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique, Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994, et Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, sous la direction de Michel Contat et Daniel Ferrer, CNRS Éditions, 2001, en particulier pour notre problématique le remarquable essai de Daniel Ferrer « Le matériel et le virtuel : du paradigme indiciaire à la logique des mondes possibles », p. 11‑30.
3 Voir Louis Hay, « L’écriture vive » et Florence Callu, « La transmission des manuscrits » dans Manuscrits des écrivains, CNRS Éditions, Hachette, 1993.
4 Voir Jacques Anis, op. cit., p. 62, qui reprend pour la nuancer la notion d’« avant‑texte généralisé » proposée par Jean‑Louis Lebrave dans « Le traitement de texte : machine à écrire ou instrument d’écriture ? », Linx n°17, Le texte et l’ordinateur, C. R. L., Paris X, Nanterre, 1987, p. 12‑20 ; également Lebrave, op.cit., 2000, p. 16.
5 Voir la notion d’espace graphique chez Jean Hébrard, reprise par Jacques Anis qui oppose l’écriture manuelle à l’écriture mécanique selon les critères de « continuité » du tracé – notion qu’il faudrait à mon sens relativiser – et d’« appropriation personnelle des formes de lettres et des traits de liaison » (op. cit., 1998, p. 28).
6 Cf. Jacques Neefs, « Marges », De la lettre au livre. Sémiotique des manuscrits littéraires, Paris, Éditions du CNRS, 1989, p. 57‑88.
7 Cf. Jacques Anis, op. cit., 1998, p. 51 et Catherine Viollet, « Écriture mécanique, espace de frappe. Quelques préalables à une sémiotique du dactylogramme », Genesis n° 10, 1996, p. 193‑208 et « Une petite machine à re‑monter le temps. Claude Mauriac et la machine à écrire dans Le Temps immobile et Le Temps accompli », Ritm n° 28, « Claude Mauriac ou la liberté de l'esprit », éd. Claude Leroy et Nathalie Mauriac‑Dyer, Univ. Paris X, à paraître en 2003.
8 Cf. Lebrave, op. cit., 2000, p. 21 : « Dans l’écriture manuelle traditionnelle, toute scription laisse une trace difficile à corriger. Sans doute, on peut annuler la trace en gommant ou en biffant le déjà écrit. Mais ce geste d’effacement ou d’annulation lui‑même laisse une trace ». Les fonctions d’enregistrement et de visualisation des modifications proposées par les traitements de texte ne compensent pas cette différence fondamentale.
9 Cf. Annie Ernaux, table ronde publiée dans Texte et ordinateur, Linx n° 17, 1987, citée par Jacques Anis, op.cit., 1998, p. 64.
10 Roland Barthes, cité par Jean‑Luc de Rambures, Comment travaillent les écrivains, Paris, Flammarion, 1978.
11 Cf. Claire Bustarret « Les instruments d’écriture, de l’indice au symbole », Genesis, n°10, Printemps 1997, et « L'énigme de l'Extra Strong », Cahiers de médiologie, n° 4, « Pouvoirs du papier », 1997, p. 85‑97.
12 Jacques Anis souligne dans son chapitre « Les limites du traitement de texte » : « un certain nombre d’éléments de la dynamique du brouillon sont perdus (…). Le scripteur est dépossédé de l’histoire de la production du texte », op. cit., 1998, p. 63.
13 Cf. Claire Bustarret et Anne‑Marie Basset, « Les Cahiers d’Impressions d’Afrique : l’apport de la codicologie à l’étude génétique », Genesis, n° 5, Printemps 1994, p. 153‑166 ; Sabine Boucheron‑Pétillon : « Roland Barthes ou l’écriture ramifiée : formes et opération d’ajout dans le manuscrit du Plaisir du texte », Langages, n°147, 2002, p. 72 et sa contribution ainsi que celle de Jean‑Louis Lebrave à Genesis, n° 19, « Roland Barthes », 2002, passim.
14 Sauf exception : voir Claire Bustarret, « Enquête sur les papiers dans les dossiers préparatoires : Zola ou le degré zéro du support ? », Zola : genèse de l’œuvre , Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 263‑279.
15 Daniel Ferrer, « Reflections on a Discarded Set of Proofs », Genetic Studies in Joyce. Ed. by David Hayman and Sam Slote.‑ Amsterdam‑Atlanta, Rodopi, GA, 1995, p. 49‑63. European Joyce Studies, 5.
16 Jacques Anis, op. cit., 1998, p. 61.
17 Résultats d’enquête publiés dans Linx n° 17, op. cit., 1987, qui présentent l’avantage de fournir un instantané des réactions à la période charnière de l’adaptation ; pour un état des lieux plus récent voir D. Bermond et M. Gobin, « Comment la technologie modifie l’écriture », Lire, avril 2000, p. 50‑63.
18 Voir Jean‑Louis Lebrave, art. cité, 1994, p. 15.
19 Voir Catherine Volpilhac‑Auger, avec la collaboration de Claire Bustarret, L’Atelier de Montesquieu, Manuscrits inédits de La Brède, Liguori Editore, Napoli, Voltaire Foundation, Oxford, 2001 et Claire Bustarret, « Mobilité des supports, dynamique de l’écriture : l’apport des indices matériels », Actes du Colloque Montesquieu, Oeuvre ouverte ?, Bordeaux, décembre 2001 (à paraître en 2003).
20 Cf. Violette Leduc, l’incipit de Ravages, présenté par Catherine Viollet, Genesis n°16, « Autobiographies », p. 171‑174 (avec reproductions photographiques).
21 Yves Bonnefoy, « Enchevêtrements d’écriture », entretien avec Michel Collot, Genesis, n°2, 1992, p. 127.
22 Cf. Alain‑Marie Bassy « Machines à écrire : machines à séduire ou machines à détruire ? », Écritures II, sous la direction d’Anne‑Marie Christin, Paris, Le Sycomore, 1985, p. 367‑379.
23 Hubert Nyssen insiste sur l’importance du contexte initial : « Pour avoir appris à écrire en même temps avec la plume 131, sous la dictée de mon premier maître, et à la machine avec un grand‑père qui possédait une Smith‑Corona belle comme une locomotive, (...) je n’ai jamais participé aux querelles des anciens et des modernes dans l’écriture ».
24 Cf. Corinne Chuat « Genèse de Féérie pour une autre fois de L.‑F. Céline » dans Iazyki rukopissiei [Les langages du manuscrit ], St Pétersbourg, Union des écrivains, 2000, p. 299‑346 (trad. russe).
25 Cf. Judith Robinson‑Valéry, « Valéry précurseur de la génétique », Genesis n° 5, 1994, p. 89‑98.
26 Voir l’enquête menée par Philippe Lejeune : « Cher écran... », Paris, Seuil, 2000.
27 « Inséparable à la fois des documents matériels à travers lesquels il se laisse appréhender, sur le mode de la présence‑absence, et des univers virtuels successifs qu’il projette au fur et à mesure de son déroulement, cet objet (le processus d’écriture) a un mode d’existence très singulier », Daniel Ferrer, op., cit., 2001, p. 29.