Sommaire
« Une heure n’est pas qu’une heure. C’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément [...] — rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, [...] et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style».1
Les lecteurs des manuscrits proustiens savent combien ceux-ci, bien différents des dossiers flaubertiens, affichent assez souvent un désordre apparent, en ce sens que des textes surgissent sur le verso ou même sur la même page sans lien évident avec ce qui est en face ou ce qui précède. Les Cahiers semblent ainsi avoir servi de dépotoir à quelqu’un qui voulait « écrire sans fin », et qui remettra à plus tard, la composition et l’organisation de La Recherche, telle que nous la connaissons.
Le narrateur proustien donne en quelque sorte une clef de lecture dans l’extrait ci-dessus qui me fait demander si nous ne pouvons pas comparer l’ensemble des Cahiers à ce « vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats » et si l’art d’écrire de Proust ou ces processus de création ne découlent pas de cette conception du temps où une heure n’est pas qu’une heure, mais le contenant de mille choses parmi lesquelles l’écrivain en choisit plusieurs et pose leur rapport.
Partis de textes critiques rassemblés sous le nom de Contre Sainte-Beuve et d’un roman posthume, Jean Santeuil, les Cahiers peuvent être considérés d’abord comme un lieu de déformation, de déstabilisation ou de dégénérescence, dira René Thom, qui ensuite se reconstitue peu à peu dans l’ensemble plus ou moins stable que nous connaissons sous le nom de La Recherche du Temps Perdu.
Dans ce parcours, Proust recherchait certainement une identité, « une unité ultérieure » comme le narrateur l’affirme dans La Prisonnière : « unité qui s’ignorait, donc vitale et non logique, qui n’a pas proscrit la variété, refroidi l’exécution. Elle est (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer au reste ». 2
Cette quête vers la cohérence, vers une identité ou vers une stabilité, la recherche « d’une unité qui s’ignorait », (ce qui est insister sur son aspect inconscient), implique que Proust n’écrivait pas n’importe comment, ou mieux, que le scripteur proustien couchait ses mots sur le papier dans un dessein précis, bien que souvent insu, mais non par hasard comme une première lecture pourrait le faire penser. Autrement dit, il doit y avoir une logique sous-jacente à l’écriture qui explique des rapports implicites entre des folios qui se font face et qui à première vue n’ont aucun rapport entre eux. C’est ce que je voudrais montrer dans un exemple pour ensuite en tirer quelques éléments plus généraux qui contribueront, je l’espère, à ajouter un pièce à l’élaboration d’une théorie génétique entreprise depuis mes premiers contacts avec l´Institut des Textes et Manuscrits Modernes (CNRS) en 1981.
Les folios du Cahier 28 (1909-1910)3, que j’analyserai, font partie d’un ensemble intitulé « Reprendre la visite à Elstir » comprenant les rectos des folios 17 à 20 et le verso do folio 16, tous transcrits dans le tome II de la Pléiade aux pages 974 et 975, ayant des rapports avec l’intitulé contrairement aux versos des folios 18 et 19 absents de cette même édition sans lien avec cet ensemble aux yeux des éditeurs.
Examinons d’abord le folio 20, curieux en lui-même puisqu’il comporte trois parties séparées par un tiret, ce qui isole chacune d’entre elles.
Cinq lignes terminent l’ensemble sur Elstir :
« si la 1re partie de l’oeuvre d’Elstir eût fait trouver nus et communs de purs paysages sans signification humaine, ces paysages que je voyais d’Elstir m’initiaient à une vie mystérieuse de la nature, vie qui n’avait rien d’humain, ni de comparable à l’humanité et où l’humanité m’eût choqué comme... »
Trois lignes sur Brummel, ce dandy londonien endetté et ruiné :
« Ne pas oublier Brummel à
Caen (comparé au paysan vendéen de
Chateaubriand Outre Tombe II, 168) »
et enfin, l’espace restant occupé par un essai raturé sur la tisane de la tante, recommencé en fin de page.
« C'était l'heure où ma tante prenait sa tisane. et Françoise prenant le sac de
tel
pharmacie < >} Les} beaux} dessins} de maîtres}, disposant les} répandait d'abord la quantité voulue tiges, les feuilles} dans un lointain musée, disposant et entrecroisant les tiges, les feuilles et les fleurs du en tirent une beauté précieuse
C'était l'heure où ma tante prenait sa tisane ; Françoise secouant le sac de pharmacie faisait tomber sur leplateau les tiges fleur} séchées et} fleuries qui}, incurvées... »
Les trois passages du folio 20 font allusion au même sujet sous des apparences bien diverses. Le premier évoque la vie mystérieuse de la nature, le deuxième l’ignorance des habitants de Caen sur le passé du dandy tout comme celle de la famille du héros sur les hautes fréquentations de Swann et le troisième les feuilles desséchées du thé qui ressemblent à un tableau de maître.
Dans les trois cas, le narrateur traite de la différence entre le visible et l’invisible, entre le su et le secret, entre l’apparaître et l’être, comme dirait Thom, mettant la vérité dans l’être, position apparemment contraire au mathématicien.
Le folio 19vº qui lui fait face, rapporte la visite du héros à l’église abandonnée de St Jean à Granville, visite qui a peu à voir avec la peinture moins encore avec Elstir et qui a disparu de La Recherche, sous cette forme pour le moins.
19 vº
dont j’avais lu les noms
demandais
J’étais curieux de toutes ces églises, je {voulais les connaître
comme des femmes, aller les {chercher} trouver} où elles
se trouvaient, je voulais aller les voir comme des femmes. Parfois
ce n’était pas facile et il fallait se Madame de Villeparisis m’attendait
très vieilles,
car il y avait de { » abandonnées, que personne ne fréquentaits plus}
{Une autre} {Il fallait que j’aille chercher} {sont très loin de
tout} que personne ne fréquentait plus, isolées loin des domaines habituels.
L’église
Mme de VilleparisisJe voulais aller voir St.Jean dans Grandville. On nous
n’était pas disposée à m’
attendre depuis que j’dit que l’église était assez loin du pays village ; elle ne servait
avais fait attendre la voiture
au bord d’un champ pour allerplus au culte et n’était même plus entretenue ; il fallait descendre par
voir St. Jean dans Grandville.
Le soleil se couchait surin petit chemin qui passait on m’indique un chemin pierreux qui
m’avait dit de prendre
un chemin où la voituredescend dans les bois. Je glissais sur les pires plus arrivé au
ne pouvait s’engager.Bien tout au creux, dans une silencieuse harmonie j’entendis un ruisseaux je le passai
tôt il descendait dans lesfond du vallon, je passai sur tout un monde en ruine sur une planche
bois, pierreux, les et
paysans m’avaient prévu {Il faisait un silence extraordinaire} {puis} j’arrivais à un
: il y a dans la cavée de terre redressée
Je courais pour ne pasgrand espace grand espace {redressé}, {C’est là que seule
faire attendre la voiture
Puis arrivant audes hommes dans cet enclos qui leur était réservé, jouissant du silence
creux j’entendis
un ruisseau je le traversaientdes bocages vivait seule l’église} comme une plate
sur une planche et
je me trouvais dans bande où s’élève seul un bel arbuste. Là s’élevait l’
un grand espace de terresemblait
retournée comme une église hérissée qui avec ses innombrables clochettes était hérissée
plate bande on résumée
à un seul arbuste. Là d’épines et fleurie comme un rosier.4
On pourrait tout au plus rapprocher la visite du folio qui lui fait face si l’on mettait d’un côté Mme de Villeparisis et le bruit du monde et de l’autre le héros et le « silence extraordinaire » de l’enclos réservé à l’église, opposant une réalité extérieure à ce qui la soutient, le silence environnant. Mais ce n’est pas le chemin que je prendrai.
Recherchant en effet dans l’oeuvre la trace de Granville ou de l’église St Jean, je retrouve non pas la ville normande, mais bien une église d’un nom semblable, l’église de Saint-Jean de la Haise dans Sodome et Gomorrhe : « qui n’est plus fréquentée par personne et est connue de très peu, difficile de se faire indiquer, impossible à découvrir sans être guidé, longue à atteindre dans son isolement ».5
Il s’agit du même environnement puisque non seulement le cadre géographique est très semblable, mais certaines phrases sont aussi trop ressemblantes : « ce creux humide », « La voiture ne pouvait nous conduire jusqu’à l’église » et quelques pages plus loin, « Je courais dans la raide cavée6, passais le ruisseau sur une planche... et trouvait ... l’église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissant comme un rosier », phrases que nous retrouverons telles quelles dans le texte ou dans la marge du folio 19vº.
Le cadre géographique et linguistique presque identique nous porte à lire le contexte où le héros et non plus, Mme de Villeparisis du folio 19vº, conduit Albertine en voiture vers cette église perdue dans la forêt. Elle veut y peindre les anges du tympan : « imitant Elstir, elle donnait de grands coups de pinceau, tâchant d’obéir au noble rythme qui faisait, lui avait dit le grand maître, ces anges-là si différents de tous ceux qu’il connaissait ».7
Remarquons cependant que le transfert des informations du folio 19vº au texte publié n’est pas direct, mais passe par plusieurs relais qui se trouvent certainement dans de nombreux Cahiers que je n’ai pu consulter, mais dont l’un tout au moins fait partie du second tome, A l’ombre des jeunes filles en fleur et aurait pu servir de tremplin au texte de Sodome et Gomorrhe en quatre occasions :
La même Mme de Villeparisis emmène le héros et sa grand-mère en voiture pour visiter l’église de Carqueville, « cette église couverte de vieux lierres ».8
La belle pêcheuse du folio 10 verso apparaît après la visite de l’église, mais comme personnage et non plus sur un tableau d’Elstir.9
Quatre lignes identiques à l’extrait de Sodome et Gomorrhe sur les Océanides « ces oiseaux musiciens » de la forêt de Chantepie, qui précèdent l’arrivée du héros et d’Albertine à l’église, se retrouvent lors des promenades du héros avec Mme de Villeparisis mais dans « les bois de Chantereine et de Canteloup ».10
Mme de Villeparisis « faisait des aquarelles de fleurs »11.
Des sèmes de peinture, de personnages et d’atelier accompagnent les promenades dans les vieilles églises, malgré le changement des personnages qui semblent, telle la lettre volée d’Edgar Allen Poe, transmettre un message sur la peinture.
Le personnage du peintre se dégrade sans doute puisqu'il passe successivement de l’atelier — avec ses fleurs, ses personnages ou ses objets transposés et transformés sur la toile — au plein air et aux fleurs peintes sur nature de Mme de Villeparisis pour se retrouver dans Albertine en pleine forêt, devant une vieille église « photographiant » ses personnages sculptés.
Plusieurs lignes sont tracées : de la mémoire du peintre à l’imitation sur nature de Mme de Villeparisis pour aboutir à la copie des anges chez Albertine, de la ville à la forêt passant par la ville ou la campagne, du mystère de l’origine de la création dans l’esprit d’Elstir à la transparence des origines de la fleur et de la sculpture peintes.
Le même mouvement ou la même trajectoire relie les extraits. Le sème de la peinture se désagrège ou se recompose, suivant la perspective que l’on adopte, entraînant l’origine, les personnages, les lieux et l’objet.
Pouvons-nous placer chacune de ses unités sémantiques sur une trajectoire et découvrir en quel point elles se déforment ou changent, pour aboutir au texte de Sodome et Gomorrhe ou vaut-il mieux s’inspirer de la région de Prigogine, plus facile à comprendre que la théorie des catastrophes ?
Une fois dans la région, tous les points de la trajectoire se dispersent pour reformer une autre trajectoire à la sortie, ce qui donne une explication très simple, mais avec l’inconvénient que nous ignorons ce qui se passe dans la boîte noire constituée par la région, ici l’esprit de l’écrivain ni ne connaissons les processus de création qui se développent et dont nous avons à peine le résultat sur le manuscrit.
Reprenant cependant les notions de stabilité et d’instabilité appartenant aux deux théories, sans doute pouvons-nous imaginer un peu mieux le travail de la pensée à l’aide de la théorie des catastrophes sans nous référer directement aux calculs difficiles à comprendre pour un littéraire en général, mais que Mallarmé soupçonnait.
L’acte de peindre est invariant dans sa substance, mais variable dans ses qualificatifs puisque nous avons dénombré au moins trois situations. Cet acte varie sous l’action de valeurs catastrophiques ou discontinues, qu’elles s’appellent lois du récit, demandes de l’écrivain, contexte de l’écriture, tiers ou autres facteurs inconnus. Poussé par ces forces, le désir d’écrire attire d’autres variables portant sur les lieux, les personnages, les objets peints et les buts poursuivis dans les extraits relevés.
Rappelons cependant que ces rapprochements n’ont été possibles que par l’intermédiaire du folio 19vº qui ne parlait que de la forêt et de Mme de Villeparisis, rattachés eux-mêmes à l’acte de peindre dans les textes édités. Alors que l’église située dans la forêt ne vient qu’en fin de parcours dans ces textes, elle joue le rôle principal dans le folio 19vº en ce sens qu’elle motive les allées et venues du héros conduit par l’amie de sa grand-mère.
Dans les textes édités par la Pléiade, nous pouvons établir un circuit, un système ou un module
sujet → acte de peindre → objet peint
↓ → effet ou but
lieu origine de l’objet
sur le folio 20rº :
Elstir → peint → paysage ↓
→ vie mystérieuse ↓
atelier mémoire
À l’ombre des jeunes filles en fleur
Mme Villeparisis → peint → fleurs ↓ → beauté
Jardin nature
Sodome et Gomorrhe
Albertine → peint → anges
↓ → obéir au noble rythme ↓
église/forêt tympan de l’église
Dans le folio 19vº, nous n’avons comme constituants que le sujet, le désir, l´objet vu/le lieu, l´objet senti :
le héros connaît l´ église
le silence mystérieux
dans église/forêt avec Mme Villeparisis
Ces modules pourraient aussi être stratifiés « en chambres » séparées par des « cloisons » se rejoignant le long « d’arêtes » convergeant elles-mêmes en « sommets ».12
Cela donnerait quatre chaînes :
Le peintre ou le voyant
/ / \ \
/ / / \ \
sujet : Elstir le héros Mme Villeparisis Albertine
↓ ↓ ↓ ↓ ↓
verbe: peint voit peint peint
↓ ↓ ↓ ↓ ↓
objet: paysage église fleurs anges
↓ ↓ ↓ ↓ ↓
but : vie mystérieuse silence mystérieux beauté obéir au noble rythme
↓ ↓ ↓ ↓ ↓
lieu : atelier église jardin église
↓ ↓ ↓ ↓ ↓
origine : mémoire Mme Villeparisis nature tympan de l’église
~ ~
manuscrit texte
Supposant qu’il n’y a que ces quatre témoins, nous constatons que le chemin de la création passe par la chaîne du héros et saute d’une chambre à l’autre sans respecter l’ordre syntagmatique pour aboutir à la dernière chaîne. Le motif de l’église en est un exemple puisqu’il prend successivement la place du lieu, de l’origine et de l’objet. Les témoins ou extraits de cahiers intermédiaires peuvent être considérés comme le résultat d’instabilités qui contribuent à la stabilité de l’étape suivante. Si « une forme instable doit être conçue comme l’involution de latences qui demande à « s’exprimer »13, l’instance Elstir comporte les deux autres représentants : Mme de Villeparisis et Albertine et à la rigueur le héros tout comme le paysage à la vie mystérieuse de Elstir comprennent les fleurs de Mme de Villeparisis et les anges de l’église Saint-Jean.
Par contre, comment articuler l’acte de peindre et l’acte de voir du folio 19vº qui débouche de nouveau dans la chaîne sur l’acte de peindre ?
Peindre inclut le voir, que nous parlions du regard ou de l’oeil qui capte par la lumière mille choses que le moi ne voit pas.14 Voir un paysage ou un tableau revient globalement au même d’un point de vue psychanalytique, à savoir que le sujet se laisse prendre dans le filet de la lumière et fait partie de ce qu’il voit. Mais le peintre a cependant cette particularité, et heureusement pour l’art, de « donner quelque chose en pâture à l’oeil » et d’inviter l’admirateur « à déposer là son regard comme on dépose les armes ».15 Le tableau dirige le regard du public alors que le paysage le laisse libre de percevoir ce qu’il veut au gré de sa sensibilité. Dans le folio 19vº, le héros recherche dans le paysage une chose bien précise où déposer son regard, les vieilles églises, et adopte dans ce sens le regard de l’artiste.
Dans ce parcours une géométrie « stabilise par petites déformations »16 le choc initial des pages 20rº et 19vº et permet une stratification ou une mise en position différente de certains éléments17 dans les textes qui suivent. La dimension ou la qualité qui déstabilise Elstir, par exemple, est justement celle d’être un personnage tout comme le héros et d’être soumis au narrateur. Cela permet au scripteur de se déplacer de l’un à l’autre sans difficulté pour reconstituer une autre stratification. Cette même codimension18 jouera également dans la constitution des autres chaînes.
Un travail de l’esprit s’effectue comme en sourdine mû par les deux modes d’instabilité, la bifurcation ou le conflit19 et prépare le texte de Sodome et Gomorrhe. Sans doute, pouvons-nous nous hasarder à suivre cette longue naissance du texte en refaisant le tracé des singularités20et en accompagnant les conflits entre invariants et variants21 dans les textes successifs.
Nous avons remarqué trois causes d’instabilité : l’intervention d’un tiers qui provoque la bifurcation ou le conflit, l’action d’une codimension et la poussée de la latence.
Constatons donc que les folios étudiés non seulement se regardent, mais échangent des informations qui accompagnent en sous-main l’un et l’autre texte et que le scripteur, le sachant ou non, transcrit dans le texte publié. Les deux folios constituent par conséquent un ensemble, ne sont pas à côté l’un de l’autre par hasard ni ne sont à étudier séparément. Ils sont à prendre comme tous les textes qui se suivent comme des indications métonymiques de l’ensemble.
Me faisant fort de ces définitions et de la démonstration qui a précédé, j’aimerais indiquer en parcourant le Cahier28 que, malgré son contenu, « composite » selon La Pléiade parce qu’il renferme « des brouillons pour Du côté de chez Swann et A l’ombre des jeunes filles en fleurs, des pages sur le style proche des Cahiers Sainte-Beuve et divers fragments sur les noms [....] un fragment sur les généalogies, etc. ... »,22 ce cahier possède une certaine unité ou une certaine logique si nous admettons la définition du style du folio 33rº : « Comme la réalité artistique est un rapport, une loiréunissant des faits différents (par exemple ces sensations différentes que la synthèse de l’impression fait naître) la réalité n’est posée que quand il y a eu style c’est-à-dire alliance de mots. » Ces brouillons définissent par conséquent un travail de la pensée intéressant pour les cognitivistes et bien sûr pour les généticiens.
Procédant ainsi, je me distance des deux attitudes qui selon Bernard Brun « sont concevables devant les avant-textes : faire une coupe chronologique en prenant les différents états d’une unité narrative ou considérer un ou plusieurs groupes de brouillons rédigés à une époque déterminée, sur un thème précis, à l’intérieur du contexte qu’il avait ou qu’ils avaient à ce moment-là et qui a pu évoluer ensuite, à mesure du développement de l’oeuvre ».23 Par ailleurs, je me rapproche du même auteur qui affirme plus loin : « Il faudrait partir de ces phénomènes de relecture et de réécriture à travers les avant-textes : d’un Cahier à un autre, à l’intérieur d’un même état ou d’une même unité rédactionnelle. Se pencher sur tous les phénomènes de microgenèse, avoir le temps d’examiner chaque rature, et de chercher comment ou pourquoi une correction vient modifier ou un « ajoutage » compléter un brouillon. ».24
Je soutiens donc que les Cahiers ou tout au moins ce Cahier 28, a une cohérence, « une alliance de mots » pour reprendre l’expression proustienne qui dépasse sûrement la raison cartésienne ou l‘intelligence et qui se situe à un autre niveau.
Il ne s’agit certainement pas de relation causale immédiate puisqu’elle n’apparaît pas à première vue et que la notion de cause elle-même est fort discutée.25 Nous pouvons dire qu’il y a tout au moins des rapports topologiques ou de voisinage entre les deux folios qui se font face, rapports que nous avons détectés en examinant les différentes couches d’être du manuscrit au niveau des personnages, de l’action et de l’espace.
La richesse de l’invention proustienne consiste à compter non pas seulement sur la dimension temporelle, le début et la fin du folio 20rº suivi du folio 21, mais à faire jouer l’espace et les couches d’êtres qui étalent une autre logique des événements.
Le vase rempli de mille choses rappelle la “région” de Prigogine qui, abolissant les trajectoires initiales, permet la réorganisation non plus ici de particules, mais très poétiquement « de parfums, de sons, de projets et de climats ». La différence réside dans le genre d’opérateur. Alors que dans l’expérience physique, les particules se réorganisent suivant des critères détectés à travers le calcul des probabilités et non suivant un principe extérieur, l’opérateur proustien, à la fois interne et externe, réunit souvent sans le savoir des éléments qui entraînent les autres, il est vrai, des mille qui se côtoient.
Ce n’est donc pas par hasard que le folio 19vº fait face au folio 20rº et se situe dans Reprendre la visite à Elstir. Outre des rapports de voisinage certains, le scripteur a vu, — le scripteur et non l’écrivain, vu au sens du « voyant » de Rimbaud —, ou le scripteur a perçu dans le folio recto des esquisses au sens d’Husserl ou « des moments de l’objet » comme le souligne Petitot commentant Husserl, invisibles à beaucoup26 et qu’il est possible de soupçonner, voire de reconnaître dans le manuscrit.
En d’autres mots, le scripteur a saisi des aspects du folio 20rº insaisissables au lecteur ou au critique, qui nous font imaginer les nombreuses associations sous-jacentes qui sont intervenues.
Procédé de création insu dans la mesure où le scripteur agit aux dépens de l’écrivain, mais qui peut être su si les deux agissent de concert.
Mais sans doute, pouvons-nous aller plus loin dans la réflexion et nous demander ce qui pousse l’écrivain à établir ces rapports ? Y a-t-il une pensée sous-jacente, un mobile inconnu, une poussée mystérieuse qui force l’écrivain à écrire le folio 19vº dans le contexte de Reprendre la visite à Elstir qui suit celui d’Intercalage (fº 14 à 16) ? Ou encore, le scripteur – et je ne m’attacherai pas à savoir si le procédé est inconscient ou non ou si le scripteur agit de connivence avec l’écrivain puisque la distinction ne nous intéresse pas en principe, mais bien le résultat —, a-t-il perçu une forme particulière, une discontinuité différente dans Reprendre la visite à Elstir qui le prédispose à écrire ensuite le contenu du folio 19vº sur ce folio et non sur un autre ?
Reprenant Petitot, demandons-nous s’il y a « des règles d’enchaînement des vécus »,27 ou des règles dirigeant les associations à partir de Reprendre la visite à Elstir ; demandons-nous ensuite par quel mécanisme « l’apparaître de l’objet » ou « l’objet se donnant comme apparaître sur le mode du perçu », ici l’écriture pour le scripteur, surgit sur ce folio 19vº. Ou encore, « quelle est la nature de l’équivalence entre les esquisses », — les choses perçues sur le folio 20rº — et l’objet non pas écrit sur le folio 19vº, mais l’objet écrit sur le folio pour le scripteur ?, « quelle est la relation entre le vécu (le sens) que sont les esquisses » et l’ensemble des singularités couchées sur le papier pour le scripteur ?
Une première réponse soulignera que le scripteur en survolant le folio 20 par exemple remarquera ou percevra des saillances ou des discontinuités. Terme de René Thom, la saillance se traduira pour nous en terme de sons, — Proust, imitant en cela Flaubert, lisait son texte à voix haute28 — de mots ou d’expressions qui frapperont le scripteur pour diverses raisons. Soit parce que ces éléments vont à l’encontre de son esthétique, soit parce qu’au contraire, ils s’en différencient, soit parce qu’ils sortent de l’habituel ou de la continuité. Soit, enfin pour résumer, parce que le scripteur a dans l’esprit « un sens intentionnel » ou « un contenu déterminant le mode d’apparaître de l’objet ».29 Ces probabilités n’éliminent pas bien sûr pas un travail de la pensée hors du texte, impossible à prouver par ailleurs.
Ces saillances ou discontinuités pourront être localisées dans les couches d’être, c’est-à-dire au niveau de la structure et de la régulation des éléments qui la forment ou au niveau du sens ou du symbolique. Quand nous parlons de structure et de sens en littérature, nous revenons essentiellement à la notion de valeur relevée par Saussure où les mots ou expressions acquièrent leur sens suivant leur place dans la chaîne et non selon leur « substance » définie par le dictionnaire.
En d’autres mots encore, le scripteur rencontrant un folio déterminé ayant une identité qu’il lui a donnée auparavant, identité qui a été confirmée par l’auteur dans un moment précédent lors de l’écriture du folio 20rº par exemple, ou encore, le scripteur étant en face des invariants d’un folio structuré, lui en retire quelques éléments affaiblissant par conséquent son invariance, son identité et le discours du scripteur précédent.
Pouvons-nous aller plus loin dans nos réponses ? Pouvons-nous pénétrer plus à fond dans le mode d’agir de Proust ? Le critique peut-il imaginer le « sens intentionnel » de l’écrivain ? Ne sommes-nous pas limités pour la simple raison que Proust lui-même ne saurait discerner pleinement ce qui le porte à relever tel élément ou tel autre, les processus étant inconscients la plupart du temps ? Que nous reste-t-il d’autre à faire sinon inventorier les rapprochements comme je l’ai fait au départ, et définir une logique non rationnelle et de voisinage qui nous permet de soutenir que le hasard agit très peu dans la création. Autrement dit, nous soutiendrons que le verso d’un folio a toujours à voir avec le recto qui lui fait face tout comme des paragraphes apparemment disparates sur un même folio sont toujours en rapport les uns avec les autres.
J’invoquerai à ce sujet le témoignage de Stéphane Mallarmé qui, tiraillé dès le départ entre le calcul et le hasard, n’hésitait pas à affirmer dans une lettre à son ami Charles Morice, qu’« éviter quelque réalité d'échafaudage demeuré autour de cette architecture spontanée et magique, n'y implique pas le manque de puissants calculs et subtils, mais on les ignore ; eux-mêmes se font mystérieux exprès »30 et dans le brouillon, il ajoutait que « ces calculs se passent au fond de nous, refoulés, muets, mystérieux résumés ».31
Cela revient à dire qu’il existe des processus de création implicites auxquels se prête le scripteur et que le généticien se contentera de souligner.
Nous avons parlé de hasard et de calcul, mais sans doute devrons-nous régler nos paramètres sur ce qui remplace aujourd’hui l’imprévisibilité du hasard et la prévisibilité du calcul dans les sciences physiques, à savoir l’instabilité et la stabilité. Ce nouveau paradigme nous fera considérer la page du manuscrit comme essentiellement instable dès que l’écrivain y reporte son regard ; toute nouvelle perception de l’écrivain fera de la page non plus un ensemble fixe ou stable, mais un bouillon d’éléments prêts à changer de place, à être remplacés ou raturés, à être prolongés dans la page d‘en face ou à être supprimés définitivement. Ce fait ne supprime pas les calculs implicites présumés par Mallarmé qui étant tels sont appelés hasard.
Nous supposerons par là que les théories cognitivistes, la philosophie husserlienne, la théorie des catastrophes inventée par René Thom, le chaos déterministe, les structures dissipatives de Prigogine et la morphodynamique structurée par Jean Petitot ont à voir avec ce que nous faisons, et que cette constatation exige de notre part l’intégration de ces disciplines aux nôtres et un essai de part et d’autre de franchir le fossé qui sépare habituellement les sciences dures de celles qui nous font travailler, inventer et réfléchir à partir de notre objet, le manuscrit.
Je conclurai en insistant pour que les généticiens ne se laissent plus trop prendre par une attitude de bibliothécaire ou d’imprimeur où les divisions en page, en recto et en verso, sont importantes parce qu'elles délimitent un sens et permettent de s’y retrouver. Le généticien devra considérer ces divisions et les incohérences d’une même page comme des formes qui ont été stables un moment, mais qui perçues et retravaillées par l’écrivain redeviennent instables, fruit d’une pensée toujours en mouvement dans un champ instable.
Relever les rapports de voisinage ou de contrainte mutuelle, souligner le rapport du perçu au texte et sa conséquence, non pas le hasard, mais l’instabilité, remarquer les relations transversales souvent ignorées, différencier les couches d’être qui s’appellent l’une l’autre, rappeler l’apport possible d’autres sciences à la génétique, tel était mon but en écrivant cet article.
1 Proust. Le Temps retrouvé .A la recherche du temps perdu .(sous la direction de J-Y Tadié et la collaboration d´Yves Baudelle, Anne Chevalier, Eugène Nicole, Pierre-Louis Rey, Pierre-Edmond Robert, Jacques Robichez et Brian Rogers) Paris, Gallimard, Pléiade, 1989. p.468
2 Proust. La Prisonnière. (sous la direction de J-Y Tadié et la collaboration de Pierre-Edmond Robert) Paris, Gallimard, Pléiade,1988. p.667
3 Le conservateur général du Département des manuscrits a autorisé la reproduction du manuscrit inclu dans le dossier coté NAF 16668.
4 Transcription du Cahier 28 par Guilherme Ignácio da Silva. Centre d´Etudes Proustiennes de l´Université de São Paulo.
5 « Quand Albertine trouvait plus sage de rester à l’église de Saint-Jean-de-la-Haise pour peindre, je prenais l’auto » . Proust. Le côté de Guermantes. A la Recherche du Temps Perdu. Paris, Gallimard, 1988 (La Pléiade)p.382
6 Id., p.1564
7 Id., ibid.
8 « Mme de Villeparisis voyant que j’aimais les églises me promettait que nous irions voir une fois l’une, une fois l’autre, et surtout celle de Carqueville “toute cachée sous son vieux lierre”, dit-elle avec un mouvement de la main qui semblait envelopper avec goût la façade absente dans un feuillage invisible et délicat. Proust. A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Paris, Gallimard, 1988. (La Pléiade).T.II. p.68
« Le jour que Mme de Villeparisis nous mena à Carqueville où était cette église couverte de vieux lierres et qui, bâtie sur un tertre, domine le village. [...] ». Id., ibid., p.75
9 « Comme je quittais l’église, je vis devant le vieux pont des filles de village qui, sans doute parce que c’était un dimanche, se tenaient attifées, interpellant les garçons qui passaient. Moins bien vêtue que les autres, mais semblant les dominer par quelque ascendant – car elle répondant à peine à ce qu’elles lui disaient -, l’air plus grave et plus volontaire, il y en avait une grande qui assise à demi sur le rebord du pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit pot plein de poissons qu’elle venait probablement de pêcher. » Id., ibid., p.75
10 « Une fois que nous connûmes cette vieille route, pour changer, nous revînmes, à moins que nous ne l’eussions prise à l’aller, par une autre qui traversait les bois de Chantereine et de Canteloup. L’invisibilité des innombrables oiseaux qui s’y répondaient tout à côté de nous dans les arbres donnait la même impression de repos qu’on a les yeux fermés. Enchaîné à mon strapontin, comme Prométhée sur son rocher, j’écoutais ces Océanides. Et, quand par hasard j’apercevais l’un de ces musiciens qui passaient d’une feuille sous une autre, il y avait si peu de lien apparent entre lui et ses chants que je ne croyais pas voir la cause de ceux-ci dans le petit corps sautillant, humble, étonné et sans regard. Proust. T.II. p.79
« Mais Albertine avait eu très chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet à pied, et j’avais peur qu’elle ne prît froid en restant ensuite immobile dans ce creux humide, que le soleil n’atteint pas. D’autre part, et dès nos premières visites à Elstir [...] je m’étais entendu avec un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vînt nous chercher. Pour avoir moins chaud, nous prenions par la forêt de Chantepie [...] A côté d’Albertine, enchaîné par ses bras au fond de la voiture, j’écoutais ces Océanides. Et, quand par hasard j’apercevais l’un de ces musiciens qui passaient d’une feuille sous une autre, il y avait si peu de lien apparent entre lui et ses chants que je ne croyais pas voir la cause de ceux-ci dans le petit corps sautillant, humble, étonné et sans regard. La voiture ne pouvait nous conduire jusqu’à l’église. Je la faisais arrêter au sortir de Quetteholme et je disais au revoir à Albertine ». Id. Sodome et Gomorrhe. Paris, Gallimard, 1988. (La Pléiade). T.III.p.382
11 « Elle ne voulait pas entendre parler des tableaux achetés on ne sait comment par un Crésus, elle était d’avance persuadée qu’ils étaient faux et n’avait aucun désir de les voir. Nous savions qu’elle-même faisait des aquarelles de fleurs ». Proust. A l’ombre des jeunes filles en fleurs. T.II. p.69
12 Jean Petitot-Cocorda. Paris, Les catastrophes de la parole. Paris, Maloine, 1985. p.160
13 une forme instable doit être conçue comme l’involution de latences qui demande à « s"exprimer », l’expression étant en l’occurrence un déploiement (le Drang de Leibniz), c’est-à-dire une stabilisation qui s’identifie à une différenciation. Id., ibid., p.155
14 Jacques Lacan. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. p.85-95,
15 Id.,ibid.,p.93
16 Jean Petitot. Physique du sens. Paris, édition du CNRS, 1992. p.151
17 la stratification comme réalisation géométrique du concept de classification. Lorsqu’il concerne des caractères discrets d’entités déformables, le concept de classification est d’essence géométrique et consiste à identifier ces entités à des identités de position, c’est-à-dire à des valeurs positionnelles définies par un système discriminant de différences distinctives. Petitot-Cocorda. Les catastrophes de la parole. p.158
18 La notion de stratification tire toutes les conséquences du fait que la codimension d’une singularité « mesure » son degré d’instabilité. Id., ibid.
19 Il y a donc deux causes d’instabilité structurelle : la dégénérescence des points critiques correspondants aux catastrophes dites de bifurcation (lorsqu’un minimum disparaît par fusion avec un autre point critique), et l’égalité des valeurs critiques correspondant aux catastrophes de conflit (lorsqu’un autre minimum devient à son tour le minimum absolu). Id., Physique du sens. p.12
20 (La notion de déploiement) montre que comme centres organisateurs, les singularités sont en quelque sorte des principes morphogénétiques et c’est donc elles qui, bien que ne pouvant se manifester qu’à travers les déploiements qui les expriment, contiennent « l’information » morphogénétique. Id.,ibid.,p.155
21 la morphodynamique permet de réinterpréter la dialectique de l’expression de conflits internes par les morphologies externes à partir de la dialectique entre variation et invariance/..../ le concept d’invariance était un principe a priori (principe de relativité) imposant que les lois de la nature soient invariantes par changement de repère, i.e d’observateur. Id., ibid., p. XXIV
22 Proust. Sodome et Gomorrhe II, A la Recherche du Temps Perdu. Paris, Gallimard, 1989. p.1825
23 Bernard Brun. Brouillons des aubépines. Cahiers Marcel Proust. Paris, Gallimard, 1984. 12. p.259
24 Id., ibidem, p.283
25 “les concepts de cause et d'effet sont des notions bien trop naïves; causalité et finalité relèvent d'un statut anthropologique préscientifique ou d'une heuristique mal comprise [...] la notion de cause est une notion trompeuse, intuitivement, elle paraît claire alors qu'en réalité elle est toujours faite d'un réseau subtil d'interactions”, rappelle René Thom suivant en cela Spinoza dans Paraboles et Catastrophes. Flammarion, 1980. p.133
26 Petitot. Physique du sens. p.71
27 Id., ibid., p.72
28 Proust. Correspondance. T.IX (1910). Ed. Philip Kolb. Paris, Plon, 1970-1993
29 Ce que Petitot à la suite d’Husserl appelle un noumène. Id.,ibid.,p.86.
30 Stéphane Mallarmé. Oeuvres Complètes. Paris, Gallimard, 1945. p.872
31 Jacques Schérer. Le “Livre” de Mallarmé. Paris, Gallimard, (1957) 1977