Le banc du B.B. où s’assirent B. et P.
Par une chaleur de trente-trois degrés
Est peut-être celui qui se trouve
Devant les laboratoires Valda
Bâtiment construit en 1922
Par un architecte nommé
Hommet

Raymond Queneau, « Pastilles » dans Courir les rues

Queneau a écrit trois préfaces pour Bouvard et Pécuchet. Dans l’une d’entre elles, il évoque comme postérité du roman de Flaubert : À Rebours, Ulysse et « le roman de l’un de nos contemporains où l’on voit un proviseur collectionner les œuvres des « fous littéraires » pour en constituer une encyclopédie 1». Il s’agit bien sûr des Enfants du Limon paru en 1938, mais la fascination pour Bouvard traverse l’œuvre de Queneau.

Le point commun le plus évident entre les deux romans est bien sûr le rapport à l’encyclopédie, la mise en fiction de ses gestes, de sa fabrication érudite, le mimétisme vertigineux entre les personnages et l’auteur, qui entre même dans le roman des Enfants du limon, et toutes sortes d’allusions : l’ancien professeur de philosophie s’appelle Bouvard, Astolphe collectionne les vieux papiers… Mais aussi le rapport à la « folie littéraire ». Le proviseur Chambernac définit un fou littéraire comme un auteur d’écrits excentriques qui n’a ni maître ni disciple, puis à la fin de son encyclopédie voit la folie comme « l’autodéification d’un individuel dans lequel ne se reconnaît aucun collectif »2. Aidé du pauvre diable Purpulan, Chambernac constitue une Encyclopédie des sciences inexactes sous-titrée Aux confins des ténèbres, qui pourrait bien le transformer à son tour en « fou littéraire », comme l’idée en est évoquée dans le roman.

Bouvard et Pécuchet a partie liée avec la folie littéraire à plusieurs titres. Flaubert a pris des notes pour la question du « mysticisme », sur Les Farfadets de Berbiguier (1821), un auteur commun à l’encyclopédie de Queneau et celle de Chambernac (bien que celui-ci le rejette comme trop connu). Les notes de Flaubert résument le texte, et vont à la chasse aux curiosités, et bizarreries (une des rubriques de la copie), ce qui le distingue probablement du regard de Queneau, plus ethnographe ou mythologue sur ce sujet. Flaubert retient par exemple pour la « copie » cette idée baroque de « Mesures prises par le préfet de la Lozère contre les farfadets » et ajoute « chercher ». Et il cite Berbiguier : « En avant, allons habiter le département de la Lozère  »3.

En elle-même, l’entreprise encyclopédique des deux bonshommes tient d‘une forme de folie et de vertige. Ils sont d’ailleurs fous de littérature, à l’image de leur auteur. Et surtout leur questionnement incessant des valeurs établies les fait exclure par la société de Chavignolles :

On les accuse d’avoir attenté à la religion, à l’ordre, excité à la révolte, etc. […]
Foureau [le maire] veut traîner Bouvard et Pécuchet en prison.
Vaucorbeil [le médecin] (attiré par le bruit) parle pour eux « c’est plutôt dans une maison de fous qu’il faudrait les mener ».
Ceci pour expliquer à la fin du 2e volume sa lettre au Préfet, — car le Préfet a eu vent de ce mot — et lui demande son avis « faut-il les enfermer »4.

Le scénario du chapitre XII, celui de la conclusion, prévoit que Bouvard et Pécuchet trouvent dans des vieux papiers une lettre du médecin au préfet, qui « lui avait demandé si Bouvard et Pécuchet n’étaient pas des fous dangereux. La lettre du docteur est un rapport confidentiel expliquant que ce sont deux imbéciles inoffensifs »5. Cette lettre, Bouvard et Pécuchet décident de la copier, de l’intégrer à leur monument. Elle est même ce qui déclenche leur désir de copier. « Imbéciles » dit le Dictionnaire des Idées Reçues, « ceux qui ne pensent pas comme vous ». C’est exactement ce que dit Queneau en 1934 de « l’attitude des psychiatres (français) envers leurs malades » : « ils les méprisent — parce qu’ils ne pensent pas comme eux !! »6.

Mais je crois que l’un des points forts qui rassemble Bouvard et Pécuchet et Les Enfants du limon est le rapport du projet encyclopédique à la société et à l’histoire. Le texte des Enfants du limon met en cause à plusieurs reprises la définition de la folie et l’encyclopédie des « fous littéraires » propose un commentaire en miroir de la société et de l’histoire. Une note de Queneau place en parallèle la « mission historique » que s’attribuent les fous, celle de Chambernac, et celle d’Agnès qui anime le parti fasciste du N.S.C., la Nation Sans Classes et qui comprend, en entendant lecture des fous littéraires que « pas plus Jeanne d’Arc qu’Amélie Seulart »7. La critique a souligné la présence de l’histoire contemporaine dans Les Enfants du limon8 : les frères de l’épicier Gramigni sont morts dans les geôles de Mussolini, le roman montre la formation des ligues, évoque la journée du 6 février 1934. De même, le chapitre 6 de Bouvard et Pécuchet, au centre du roman, inscrit le mouvement de la révolution de 48, le succès du parti de l’ordre et le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte. En parallèle, la 4e partie de l’encyclopédie de Chambernac, « l’histoire comprise entre le couronnement de Napoléon 1er et l’abdication de Napoléon III » comprend un chapitre sur « le 2 décembre », sur les zélateurs du coup d’état, parmi lesquels figure Paulin Gagne. Dans le cas de Flaubert, comme dans celui de Queneau, le projet encyclopédique s’écrit sur fond d’un horizon politique et social très sombre, celui des années 1870 et des années 1930.

« Les hommes sont de petits soleils ambulants… »  écrit Pierre Roux, un des « fous littéraires » de Chambernac. Mais dans sa cosmogonie, « le soleil est impur » et son « noyau » « excrémentiel »9.

1  Cité par Emmanuël Souchier, Raymond Queneau, éd. Du Seuil, « Les Contemporains », 1991, p. 155.

2  Raymond Queneau, Les Enfants du limon dans Romans I (Œuvres complètes II), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 891.

3  Bibliothèque municipale de Rouen, ms g 2265, f° 307.

4  Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Le Livre de Poche classique, 1999, p. 416 et 417.

5  Ibid., p. 456.

6  Raymond Queneau, « Comprendre la folie », dans Jacques Jouet, Raymond Queneau, La Manufacture, 1989, p. 143.

7  Les Enfants du limon, éd. citée, respectivement, p. 1331 et 880.

8  Voir la notice de la Pléiade par Madeleine Velguth, et, sur la relation entre l’encyclopédie et la politique, notamment, Jacques Birnberg, « La Politique, la mieux partagée des sciences inexactes. Une lecture des Enfants du limon », Temps mêlés, 35-36, juillet 1987, Luc Rasson, « Queneau politique : une lecture des Enfants du limon », Les Lettres romanes, vol. 42, n°3, août 1988, et les réflexions de Shuichiro Shiotsuka, « La restitution d’un échec chez le premier Queneau. De l’encyclopédie au roman », Revue de langue et littérature françaises, n°19, Tokyo, Université de Tokyo, 1999.

9  Les Enfants du limon, éd. citée, p. 757.