L'an 1443, Simon de Plumetot, chanoine de Bayeux et Conseiller au Parlement de Paris, mourait à l'âge de soixante douze ans au terme d'une longue carrière, menée avec habileté et bonheur à travers des temps troublés, mais trop obscure pour nous léguer d'autres traces mémorables qu'une plaque tombale et une inscription au mur de la cathédrale de Caen. Il fallut attendre plus de cinq siècles pour qu'une toute récente découverte une restitution plutôt, car la bibliothèque de Simon était dispersée dans les fonds de l'Abbaye de Saint-Victor –révèle, derrière le canoniste, un second personnage auquel les chercheurs d'aujourd'hui se doivent de dresser un tout autre monument. Érudit passionné, Simon de Plumetot a consacré une partie de sa vie à une activité de collectionneur d'autographes, de brouillons, de minutes et d’autres reliquats, parfois surprenants, du travail de la plume, témoins d’une curiosité qui anticipe de plusieurs siècles les recherches de notre temps. L'intérêt de cette découverte n'est pourtant pas de retrouver au fond des âges un précurseur des études “ génétiques ”. C'est le constat d'histoire qui nous apprend quelque chose. Les collectes de Simon commencent avec l'essor de l'Humanisme, qui va répandre la pratique de l'écriture autographe. Cette curiosité d’un amateur précède d’un siècle celle des érudits qui vont se pencher, en Italie tout d’abord, sur les écrits de leurs illustres contemporains. L'Histoire  vient ainsi confirmer une idée trop simple pour avoir été admis sans débat : c’est que l'intérêt des collectionneurs, puis des érudits, est né avec la pratique de l’autographie. Ainsi, le destin des manuscrits - conservation et  transmission –relève-t-il d’une recherche (à faire) qui remonte loin en amont de l’époque contemporaine.

Ce n'est pas dire qu'à la fin du Moyen Age les intérêts de Simon de Plumetot (ce que, du  moins, nous en pouvons deviner) aient été les mêmes que les nôtres. Les études de genèse,

quand elles se retournent sur leur passé, découvrent combien la conception de l'écrit a varié au fil des siècles et s’est nourrie de visions opposées. Notre temps ne manque pas à cette tradition. En témoignent trois débats qui mettent en cause, l'objet manuscrit, le phénomène de l'écriture et la relation de la genèse au texte.

Commençons par le commencement : les manuscrits existent-ils ? La question aurait, à coup sûr, étonné Simon de Plumetot quand il les tenait sur son pupitre. Mais l'évidence naïve est aujourd'hui subvertie par un litige sur le statut de l'objet : quelle cohérence entre sa matérialité et sa signification ?  La question est posée à partir des positions croisées d'une esthétique et d'une philosophie. La première décompose l'objet en une apparence qui “ éclate en un ensemble de traits et de caractères dotés chacun de sa propre cohérence ” (Louis Marin). La seconde, que marque l'influence de Jacques Derrida, déconstruit les significations pour n'accorder en fin de compte de réalité qu'à la présence matérielle des signes sur la page. Placées aux bords extrêmes de l’interprétation, ces positions peuvent servir de garde-fous à toute vision simplificatrice du manuscrit. Elles sont aussi, au sens propre du terme, des vues de l'esprit : c'est le regard du critique qui dévisage à chaque fois un autre pan, un autre niveau de l'œuvre. Mais la démarche inverse est également possible : s’emparer des fils qui nouent ensemble ces divers fragments du réel et font qu'un écrit est un écrit : à la fois support et message, complexité d’un sens et sa cohérence. On s'aperçoit alors que ces fils tiennent à plusieurs piliers. Dès l'origine, chaque écrit prend place dans une configuration de l’Histoire : le manuscrit comme livre, comme substrat de l’imprimé, comme instrument de travail autonome. Ses caractéristiques matérielles deviennent ainsi indices d'une fonction et d'une appartenance culturelle qui constituent la première signification de l'objet. En second lieu, celui-ci est un témoin de sa propre histoire, inscrite dans ses matériaux (papiers, encres,

crayons) comme dans sa structure (dossiers, plans, brouillons). Ce recoupement entre indices externes (historiques) et internes (individuels) est aujourd'hui au service d'une nouvelle archéologie de l'écrit nouvelle, puisqu'elle est une archéologie du mouvement et vise à reconstituer le manuscrit dans sa dimension temporelle. Enfin, le manuscrit véhicule un système de signes dont il assure la circulation parmi le public et la transmission à travers le temps et l'espace. Cette fonction et ce pouvoir lui viennent précisément de la relation entre un support et une inscription. Il faut y ajouter ceux qu’il conquiert à l'époque moderne, lorsqu’il se confronte au seul regard de l'écrivain et fait naître ainsi un nouveau rapport à l'écriture : “ Voilà donc une page qui vous manifeste immédiatement ce que vous lui confiez (... ). Elle collabore à la facture, à la formulation de l'expression. Elle réagit sur l'expression; l'expression est modifiée par elle. Peut-être est-ce justement le fait qu'elle réagit qui la rend capable de mémoire ? ” (Francis Ponge).

De ce rapport tout neuf entre la main et la page surgit une floraison de signes dont l'image seule peut offrir un reflet. Celle qui figure ici (Fig. 1) montre l'une (parmi près d'une quinzaine) des tentatives de Paul Valéry pour commencer son poème Été. Si cette page ne possède pas la beauté graphique de certaines compositions du poète, elle illustre les figurations d’un imaginaire  paysage de mots, paysage de traits  ou d’une pensée. Quelques traits indiquent l’idée plutôt que la réalité d’un paysage, font surgir une silhouette, un visage vers lesquels l’esprit s’est déporté pendant le travail (“ Toujours je pense…à autre chose ”). Dynamomètre et bissectrice empruntent à la physique et aux mathématiques le symbolisme de la tension, d’une résultante de forces. Le lexique déroule une combinatoire, verticale et horizontale, d'associations sémantiques : "nasse- réseau- filet ”, de longues chaînes qui conduisent de “ golfes ” à “ nappe ”, à “ flottes ”, à “ courants “, d’équivalents phoniques

 ( ” natte - nasse ”) ou symboliques ( “   poreux - poudreux ”). L'essentiel s'inscrit en marge : anamorphose des thèmes ( “  peau de femme - peau d'eau ”) stèles symboliques du sens ( “  goutte ” , “ bulle ”). En tête s’inscrit la genèse du vers. “ Là haut marche la mer ” se transforme en “ bruit qui t’aère ”, laissé à son tour en suspens sur un schéma métrique (“ /../../ ”), mais orienté vers la synthèse terminale : “ Là haut, bruit qui t’aère, une mer marche, heureuse ”. Ce foisonnement de formes et de significations – que je suis loin d’avoir épuisé - est pourtant régi, chez Valéry, par une constante orientation de l’écriture  : un engendrement sans retours en arrière, un flux de mots et d’images. Qu'elle se fasse espace ou tracé, langage ou dessin, la page se compose en un tout. Ses aspects multipliés communiquent par un réseau de significations qui irrigue l'ensemble : il instaure le sens plein du manuscrit.

                 C'est sur le sens de ce sens qu'un autre débat s'engage. Il ne porte plus sur la cohérence, mais sur la signification de l'objet. Le manuscrit est-il le résultat d’un mouvement de la pensée : une production verbale ? D’un mouvement du corps : la trace de la plume ? De façon déclarée ou implicite, cette opposition surgit de façon récurrente dans nombre d’études. Et au terme de tant de tous ces déchiffrements, de tous ces travaux, il est déroutant de constater que nous ne savons toujours pas comment on écrit. Cette étrange faille du savoir face à un geste aussi familier se lit clairement dans le modèle classique de l'écriture : d'un côté l'inaccessible “ boîte noire ” des opérations mentales, de l'autre la réalité ostensible des traces graphiques. Il est vrai que ce schéma a pu servir les études de genèse en les prémunissant, dans leur jeunesse, contre les tentations du psychologisme. Mais il ne permet pas d'aller plus loin : la dichotomie de l’esprit et du corps fait violence à la réalité, et du même coup obstacle à l'intelligence des faits d'écriture. On tente, aujourd'hui, de mieux connaître un parcours qui associe en séquence des phénomènes très complexes : représentations mentales, formulations verbales, influx nerveux, gestes du corps et veille du regard. C'est ce courant que l'écrivain (comme d'autres artistes) perçoit comme une sensation immédiate, “ circuit de bout en bout animé et sensible unissant le cerveau qui conçoit et enjoint à la main (... ) circulation sans temps mort aucun, tantôt artérielle, tantôt veineuse, qui semble véhiculer à chaque instant comme un esprit de la matière vers le cerveau et une matérialité de la pensée vers la main ”. (Julien Gracq). Dans l'ordre de la connaissance positive, la science mobilise un ample dispositif pour suivre ce mouvement de proche en proche : neurophysiologie, sciences cognitives, linguistique, histoire des écritures, analyses de tracés. Elle manifeste ainsi l’unité du savoir sur la nature, sur la société et sur la personne. En explorant le geste qui la fonde, l'étude de la genèse reconnaît mieux aussi sa place dans le concert des disciplines.

De là part une recherche qui tente d'aller au-delà de l'acte d'écrire vers une création qu'il rend visible et durable. Figure de l'activité humaine, l'écriture peut prendre sa place dans une histoire et une sociologie des civilisations. La première donne à voir, dans l'éclairage de la longue durée, les successions des techniques : volumen, codex, imprimé, ordinateur, et des codes culturels : littérature sacrée, récits profanes, traditions collectives, œuvres personnelles, exigence d'originalité. La seconde étend l'étude aux conditions de diffusion; l'écrit se trouve alors intégré au processus général de la circulation des produits et des marchandises. Il devient justiciable de catégories sociales et économiques : production, marché, valeur. Les travaux de Pierre Bourdieu en France, de la Produktionsästhetik en Allemagne, ont souligné avec force le poids de ces déterminations matérielles sur les productions de l'esprit. Mais ils ont été, parfois, victimes d'un effet de mirage qui croit saisir dans le statut marchand de l'œuvre son essence ou, comme le dit Pierre Bourdieu, son principe. Du coup, la genèse ne peut plus qu'exhiber les empreintes (ou les plaies) d'un destin social. Or, c'est précisément ce principe de causalité linéaire que l'écriture dément. Rien ne la caractérise plus fortement, sans doute, que la résistance opposée aux classifications de la critique. À tout instant, le poids des mots fait dévier une idée, l’effet d’une sonorité vient traverser d’une phrase  et ces effets réagissent les uns sur les autres. Les études de genèse ne peuvent définir l’écriture du manuscrit sans prendre en compte le mouvement de création qui la traverse et l'aimante. Elles sont conduites à réfléchir pour leur propre compte, et avec leurs propres concepts, sur une problématique de l’invention.

Leur démarche est bien simple dans son principe : il s'agit de comprendre une œuvre par son histoire et non plus par son seul aboutissement. En apparence, le déplacement du point de vue est léger. Cela suffit pourtant pour le placer en contrechamp d'une phénoménologie de l'objet qui s'épaule à la forte tradition des études classiques. Elles n'ont, à l'origine, connu leurs mondes que par des objets isolés  ruines, statues, entailles – dont la seule contemplation a fait surgir l’image (et souvent le rêve) d’une civilisation et d’un art. Une confusion s'est ainsi établie entre l'objet et l'art même  et le principe de contemplation a pris la force d'une règle qui s'est étendue aux études littéraires, confrontées à des textes à jamais immobiles et figés. Pour rompre cette glace, il faut traverser la surface du texte pour pénétrer dans l'espace et le temps d'une création.

Ce temps est multiple. En amont de l'œuvre, le vécu se transforme en imaginaire et se charge, par cette transmutation, d'une énergie qui va, à un moment donné, lancer en avant l'écriture. Celle-ci fonctionne à son tour comme une mémoire en mouvement : annulations du temps par des retours sur le déjà écrit, anticipations jetées sur le papier loin en avant du texte, conjonctions soudaines entre le temps de l'écriture et celui de la vie (souvent par des notations

marginales). Et quand ce mouvement parvient à son terme (s'il y parvient) l'écriture a instauré un temps perpétuel : “ dans le livre, l'art tend à abolir le temps, en conférant à tous les instants de sa création une présence plénière, tout en les fixant par la magie de son nunc status ”. (Thomas Mann). Pour exercer ces pouvoirs sur le temps, l'écriture fait jouer de multiples espaces : espaces feuilletés du manuscrit où s'opèrent les grandes classifications et s'effectuent les structurations du récit, rectangle de la page où les représentations viennent se constituer en figures de signes, “ le cadre, la page, la fixité du tracé, tout ce qui semble faire de la vision fugitive un fait ”. (Yves Bonnefoy).

À travers ces temps et espaces, l'écriture déploie ses propres logiques. Elle va de l'informe à la forme, de l'implicite  au sens, d'un imaginaire au présent d'un texte. Dans ce mouvement, une hiérarchie des opérations est en action ; elle ordonne les parties en une totalité et structure un monde de mots en une œuvre. Reconnaître ses lois, c'est constituer une poétique de l'écriture, en rapport (ou en compétition) avec celle de l'écrit, mais à coup sûr différente. Car la genèse n'est pas un processus de bout en bout réglé. Elle est déstabilisée par une double rupture : entre les représentations et les mots, entre les mots et les significations, et “ cette disjonction entre dire et signifier constitue déjà un phénomène de production, une création ” comme l'écrit Paul Ricœur. Au bord de ces failles se manifestent des turbulences, des déséquilibres qui instaurent dans l'écriture un principe permanent d'incertitude. Le texte surgit de cette polarité entre systèmes ordonnateurs et moments aléatoires, et le manuscrit nous montre le mouvement de l'écriture entre  deux pôles comme le crépitement d'un arc électrique. On l'aperçoit, dans ces pages de la poétesse Annette von Droste-Hülshof  (Fig. 2), où la diversité des papiers et des encores correpond à la dynamique plurielle d’une écriture qui traverse dans un même mouvement plusieurs unités textuelles: ébauches pour le poème “Die Schmiede” (La forge), “Das Haus in der Haide”, (La maison dans la bruyère), “Der Hunenstein” (La pierre des huns) et la dernière partie de “Die Krähen” (Les corneilles). Cette indifférenciation première des textes qui s’élancent sous la plume tout à la fois est d’ailleurs une caractéristique fréquente du brouillon. Elle contribue à le différencier de l’œuvre et il y aura encore lieu d’en parler. Entre l’instant de l’écriture et la durée du texte passe la ligne d'ombre qui sépare livre et genèse et dont on ne sait pas toujours si elle laisse sa trace dans la fiction (et donc sur le corps  du texte) ou dans la critique (et donc sur un corps imaginaire). Celle-ci y trouve  en tout cas matière à confronter ses positions.

La critique moderne s'est constitue comme une critique du texte. Il est vrai qu’à l’intérieur de ce champ,coexistent une poétique structurale qui s'intéresse aux systèmes et fonctions des formes, et une phénoménologie à qui importe le pouvoir du texte à dire l'essentiel. Elles concordent néanmoins pour établir le texte dans une autorité, voire une autonomie, plus impérieuse encore que celle de l'œuvre. On sait toute la force de cette position critique. Mais elle rencontre également des obstacles qui sont en vérité les bornes d'une méthode. Identifier des systèmes formels, c'est assigner au texte sa place dans la série des genres, procédés ou modèles. Mais en tant qu'événement singulier, un texte ne peut jamais être totalement réduit à sa place dans un système ; une part demeure qui ne se résout pas dans une classification. La phénoménologie, à l'inverse, ne s'intéresse qu'à l’unique du texte, mais qui défie alors la raison critique par sa transcendance, “ ce je ne sais quoi de souverain qui disparaît dès qu'on cesse de l'éprouver pour le saisir dans un savoir positif ” (Roger Dragonetti). Et quelle que soit l'approche, le cristal dur du texte apparaît comme un effet sans cause. Il ne peut avoir d'autre relation à l'écriture que celle d'un arrachement, d'un surgissement tel que l'évoque Gilbert Durand : “ Sur la page blanche et vide comme le désespoir de la mort, l'écrivain soudain marque un récit (... ) aussitôt s'envolent les images, les réminiscences et l'élan du désir ”. Il est rare que le manuscrit donne à voir un tel envol. Rien de moins vide que ces pages de Breton, de Walser ou de contemporains comme J.-P. Goux, dont l’encre semble avoir dévoré toute la blancheur, que ces brouillons de Proust où l’écriture déborde de la page pour s’en écouler en longues “ paperolles ”, ou que ces placards de Balzac (Fig. 3) où l’écriture vient, au contraire, densifier encore les lignes serrées du plomb en leur injectant comme de force un surplus de texte. Rien de moins soudain que ce long travail qui se fore un chemin à travers le temps et à travers l'épaisseur de tant d'alluvions textuelles. À la poétique de l'immanence s'oppose une poétique de la variation créatrice : “ D'aucuns tiennent pour principe que chaque ligne doit rester à l'état de premier jet  comme si toute correction n'était pas à son tour mouvement et jaillissement. ” (Jean Paul). Cette opposition, et plus généralement le conflit entre texte et genèse, ne peut être résolue que dans une autre perspective, par une autre logique ou, comme le dit Louis Marin, par “ une connaissance du troisième genre qui a pour objet non seulement les structures objectives, les systèmes signifiant implicités dans l'œuvre, mais le processus générateur, le mouvement d'effectuation des structures dans l'œuvre, la force et le travail de la production dans le produit ”. Un tel projet ne peut, me semble-t-il, avoir de consistance sans prendre appui sur la réalité des manuscrits. L'exploration de ce champ n'efface pas nécessairement la diversité des positions critiques, mais permet de les porter sur un terrain plus solide : le manuscrit se trouve dans la réalité et non dans la théorie. C'est précisément cette existence autonome de leur objet qui peut permettre aux études de genèse, pour peu que la chance leur sourie, d'apporter quelque lumière dans des coins mal éclairés du champ théorique. Je voudrais m'essayer à le montrer à propos des notions de cause, de parcours et d'effets du texte.

La vision “ génétique ” du texte lui rend un sujet écrivant. Sa présence, que le manuscrit manifeste, permet de penser différemment le rapport de l’auteur à l'œuvre, rapport devenu comme une aporie de la réflexion critique. Elle permet aussi d'entrevoir les principes de production qui déterminent, chez chaque écrivain, les conditions de l'émergence du texte et de sa constitution en une œuvre : écritures ininterrompues, dont des textes se détachent comme par l'accident d'une coalescence, d'une cristallisation (Jean Paul, Paul Valéry) ; grandes constructions cycliques, programmées à longue échéance (Zola, Jules Romain) ; livres hasardés, dont la suite est toujours incertaine (Julien Gracq). Le sujet est aussi présent dans le rapport de l'œuvre au monde. Les manuscrits (du moins ceux des siècles derniers) semblent bien montrer que les pratiques d'écriture se distribuent selon une typologie des auteurs et non sur le parcours d'une histoire, qu'elle soit littéraire ou sociale. Ainsi se trouve confortée l'hypothèse d'un pôle individuel de l'écriture, opposé dans une relation dialectique à son pôle social. C'est dans ce champ que peuvent s'observer les transformations créatrices de sens et de formes dont la critique ne perçoit d'ordinaire que les effets extérieurs.

En même temps qu’une cause, la genèse donne à l’œuvre un point de départ : le moment où elle se fait écriture. Notion féconde en ce qu’elle permet de composer des logiques de parcours. Qu’elles aillent des modèles culturels de la création aux codes de la réception, de l’imaginaire de l’auteur à celui du lecteur (peu importe ici qu’il soit implicite ou réel, unique ou collectif), des pulsions de l’écriture à l’inconscient du texte – elles ont toujours pour objet une intelligibilité de l’intention en acte.

Tendu entre l'écriture et l’œuvre, le champ du texte s'illumine de tous les possibles, ceux de son histoire et ceux de son avenir. Les accidents, les échecs, les triomphes de la création viennent, autant que ceux de la lecture, le mettre en mouvement, le faire bouger. Mais ce mouvement, cette vibration ne le déconstruit pas, elle le fait vivre. Entre la liberté de l'écriture et celle de la lecture, une relation s'établit qui n'est jamais gagnée, mais jamais perdue non plus : c'est probablement pour cela que la littérature existe.