Sommaire
La question évoquée dans ce titre ne renvoie pas à la logique intellectuelle qui conduit Zola lorsqu’il compose ses dossiers préparatoires. Elle se voudrait plus concrète, proche de la réalité biographique vécue par le romancier. L’idée est toute simple. On tentera de décrire, aussi précisément que possible, les circonstances qui entourent ce moment où l’écrivain se penche sur sa table, s’empare des feuillets qu’il a disposés devant lui, et se met à les couvrir de son écriture…
Les conditions de la création
On sait quel est le rythme de travail…Un roman par an, à l'époque des Rougon‑Macquart, avec un partage temporel qui est à peu près le suivant : quatre, cinq mois pour l’élaboration du dossier ; six à huit mois pour la mise en forme de la fiction.
Prenons le romancier lorsqu’il se met véritablement à écrire, une fois ses recherches achevées. Quand il commence, il ne s'interrompt pas. Il ne doit pas s'interrompre : le début de l'écriture est le moment le plus difficile, avoue‑t‑il ; après, cela devient plus facile, et à la fin, même de plus en plus facile ; il « s'emballe », pour reprendre son expression... Un roman, c'est donc un plan, un schéma qu'il faut dérouler sans rupture, pour que la logique de la création tienne.
La décision de l'écriture s'appuie sur deux autres décisions : le départ pour Médan ; le choix d'un moment fixe dans la journée.
En général, le départ pour Médan, au printemps, coïncide avec le moment de ce démarrage de l'écriture. Cela n'est pas toujours le cas, bien sûr, mais les exemples sont suffisamment nombreux pour qu'on y voit une sorte de loi de la création – ou du moins un idéal que Zola s'efforce de réaliser chaque fois qu'il le peut. Ainsi Au Bonheur des Dames a été commencé à Médan le 28 mai 1882 (Zola s’est installé à la campagne quelques jours plus tôt) ; Germinal a été commencé à Médan le 2 avril 1884 (l’arrivée à Médan date du 28 mars) ; La Terre a été commencé à Médan vers le 10 juin 1885 (l’installation à Médan date du 11 mai) ; La Bête humaine a été commencé à Médan le 5 mai 1889 (l’arrivée à Médan date de la veille, du 4 mai) ; L'Argent a été commencé à Médan le 16 juin 1890 (l’installation à Médan date du 6 mai) ; La Débâcle a été commencé à Médan le 12 juillet 1891 (Zola se trouve à Médan depuis le début du mois de juin), etc.
Zola a besoin, presque mécaniquement, de ce déplacement vers Médan. On voit bien ce qu'il signifie, comme rupture : opposition entre la vie publique parisienne et la vie intime de la création ; opposition entre la discontinuité temporelle de la vie mondaine1 et la continuité temporelle de l'écriture.
Médan offre une double clôture : l'isolement de la campagne, mais aussi l'enfermement du cabinet de travail. Le cabinet de travail a été imaginé d'une façon particulière (Zola en a été l'architecte) : il se situe au somment de la tour carrée construite en 1878‑1879 ; on n'y accède que par un escalier étroit. Personne pratiquement ne s'y rend, hormis le romancier lui‑même : aucun visiteur, en tout cas. Quand des visiteurs arrivent à Médan, ils sont reçus au rez‑de‑chaussée, dans un salon.
Quelle place l’écriture occupe‑t‑elle dans l’emploi du temps de la journée ?
Au début de sa carrière, lorsqu'il est employé à la librairie Hachette, Zola écrit le soir, n'ayant pas d'autre liberté. Selon le Dr Toulouse qui rapporte le fait, cette habitude lui est alors si forte qu'il éprouve le besoin, quand il travaille le dimanche après‑midi, de fermer les fenêtres et d'allumer des bougies pour se donner l'illusion de la nuit2. Anecdote intéressante : faire en sorte que l'après‑midi devienne le soir, instaurer le rituel, abolir le plus possible la discontinuité. Car la discontinuité crée l'angoisse.
Mais dès qu'il devient autonome, maître de son emploi du temps, Zola choisit d’écrire le matin. Ayant découvert que ce moment est pour lui le plus favorable, il observera cette décision jusqu'à la fin de son existence.
Un point qu’il règle progressivement, c'est la façon d'aménager cette matinée de travail. Dans les années 1870, il attaque la tâche journalière au saut du lit, à jeun. A dix heures, il prend son petit déjeuner (le plus souvent, des œufs à la coque avec du thé), puis se remet au travail jusqu'à une heure, heure du déjeuner. Au bout de quelques années, il modifie cette organisation : il préfère alors ne pas interrompre son labeur pour manger, et il prend son petit déjeuner avant neuf heures, se contentant, à dix heures, d'une tasse de thé3. Selon le témoignage du Dr Toulouse, il écrit avec une grande lucidité pendant la première heure, puis la tâche devient de plus en plus pénible : il se lève de son bureau la tête vide, des crampes dans l'estomac4.
L'après‑midi, c’est l'après‑écriture, occupé par tout le reste. Par les tâches accessoires, du point de vue de l'écrivain – définies comme accessoires par cet emploi du temps même : le travail du journalisme, la correspondance, la correction des épreuves. Ou par les occupations sociales : les rendez‑vous, les visites, les promenades…
La trace de l'écriture
Zola rédige sur des feuillets de petit format, contenant de vingt à vingt‑cinq lignes. Il utilise pratiquement les mêmes feuillets pour tout ce qu'il écrit : le manuscrit du roman, les notes du dossier préparatoire, les pages de la correspondance… Si l'emploi du temps répartit et classe (en les hiérarchisant) les types d'écriture, en revanche, là, aucune distinction ne s'opère. C'est toujours le même espace d'écriture, la même feuille – unité de base, polymorphe – qui s'intègre à des ensembles différents : le chapitre romanesque, la section du dossier préparatoire, la série des questions / réponses de la correspondance.
Son écriture possède une apparence très soignée. C’est une écriture de forme linéaire et non de forme tabulaire, pour reprendre une distinction faite par Almuth Grésillon5. Le feuillet, de petit format, n’arrête pas le développement de la plume. Celle‑ci court de page en page, de fiche en fiche. Aucune rupture n’est provoquée par le support.
Ce dernier est neutre, et demeure toujours le même. Zola lui est fidèle, par fétichisme. La page blanche se présente toujours à son regard d’une manière identique – qu’elle doive accueillir une note documentaire ou un développement romanesque.
Veut‑on un exemple précis ? Soit le corpus des treize lettres écrites à Edouard Montagne, le délégué de la SGDL, entre 1891 et 1898 6. L’observation codicologique montre que le même papier est utilisé pendant ces huit années : le même vergé mécanique, avec les mêmes filigranes, sauf pour deux lettres. Même quand il voyage (l'une de ces lettres est écrite de Pau, en septembre 1891), Zola emporte son papier, qu'il conserve avec lui. Ces lettres font une ou deux pages. Elles sont constituées d'une feuille pliée en deux : Zola écrit sur la première et sur la troisième page, laissant les autres vides. L'espace de ces deux feuillets délimite une aire d’écriture. Le cadre est fixé ; la communication ne doit pas en sortir ; aucun débordement n’est autorisé.
La correspondance ne « s'emballe » jamais. Prenons encore l'exemple que fournissent les lettres envoyées à Alexandrine (lorsque cette dernière voyage en Italie) : les lettres de l'automne 1897, par exemple, ou celles qui datent de 1899 ou de 1901. Ces textes sont magnifiques ; ils constituent une sorte de journal de la vie quotidienne, riche en détails de toutes sortes. Mais ce journal, quel que soit son degré d’extension, demeure un compte rendu découpé, scandé, maîtrisé par des limites graphiques. Zola écrit sur trois pages, plus rarement quatre. Dans les cas extrêmes, il peut encore ajouter quelques lignes écrites verticalement, mais il ne va pas au‑delà. L’utilisation des marges demeure exceptionnelle. L’écriture reste sagement linéaire. Sans doute, la communication se montre‑t‑elle plus généreuse que dans le cas des messages utilitaires adressés à Edouard Montagne, mais le cadre des quatre pages lui impose une limite qu’elle trouve naturelle et qu’elle ne souhaite pas transgresser.
Zola va jusqu'au bout de cet espace d'écriture prédéfini, puis il termine en signant. La signature est une clôture qui joue un rôle essentiel. Il faut noter la forme qu’elle prend. Car cette forme est surprenante. Toutes les lettres (sauf pendant l’affaire Dreyfus) sont signées « Emile Zola ». Y compris les lettres à Alexandrine. Le nom est écrit en entier. Pas d'« Emile », encore moins de «mimile»... Dans ses lettres à ses enfants également, quand il s’adresse à Denise et à Jacques, Zola signe « Emile Zola » : pas de « papa » ou de « ton père ». Geste mécanique et absolu à la fois de la signature : un bloc, un dessin, un pictogramme, indécomposable, où le signifiant l'emporte sur le signifié.
Abordons maintenant la question de la vitesse… Le matin, les séances de travail durent entre trois et quatre heures. Comment Zola avance‑t‑il dans sa tâche ? À quel rythme compose‑t‑il ? «En moyenne, trois pages par jour», dit‑il lui‑même dans une lettre à Boborykine ; cinq feuillets en trois heures, note le Dr Toulouse ; «trois pages d'impression» dans une matinée de travail, disent d'autres sources7. Ces témoignages concordent à peu près. En somme, environ une page et demie en une heure.
Tel est le rythme atteint au moment des Rougon‑Macquart. En revanche, Thérèse Raquin, le premier roman important qu'il ait écrit, lui a donné plus de mal : une demie page à l'heure seulement. Au même moment, il écrit, l'après‑midi, le roman‑feuilleton des Mystères de Marseille à la vitesse de sept à huit pages dans l'heure 8 ! L'après‑midi est ainsi réservé à l’écriture abondante. La correspondance quotidienne, les chroniques et les articles de critique littéraire, tous les types d’écrits qui sont cantonnés dans cette plage horaire sont expédiés, en général, au rythme de trois cents lignes en trois heures, soit quatre pages à l'heure.
Zola laisse assez peu de ratures. C'est lui‑même qui le dit, qui le répète. Il s'efforce d'écrire directement, sans recopier, comme il le déclare à Piotr Boborykine :
« Imaginez‑vous une femme qui brode de la laine, point par point ; naturellement, je fais des fautes, quelquefois je rature, mais je ne mets ma phrase sur le papier que lorsqu'elle est parfaitement disposée dans ma tête »9.
Mais il ne faudrait pas croire cependant qu'il écrit tout du premier jet10. La progression de son écriture le montre bien, d'ailleurs, puisqu'il ne compose qu'une quarantaine de lignes dans une heure. Comme il utilise des feuillets de petit format, il peut facilement recommencer ce qui ne le satisfait pas. En fait, c'est l'attaque qui compte. Mais dès qu'un développement s'inscrit correctement sur un feuillet, il le poursuit jusqu'au bout.
Il effectue ses corrections de préférence sur des épreuves, car il a besoin de voir la page imprimée pour sentir le mouvement de son écriture, un peu comme un écrivain moderne face au texte dactylographié. Il supprime alors les répétitions, s'efforce de condenser ou de clarifier l'expression. Il manifeste un grand souci pour la ponctuation et la présentation typographique, notamment la disposition des paragraphes, comme le montrent ses lettres aux directeurs de journaux qui publient ses feuilletons11.
Deux sortes d'épreuves ont joué ce rôle pivot de support du travail de correction : les épreuves du feuilleton, puis, plus tard, selon un processus plus complexe, celles de l'édition en librairie.
Premier cas de figure, le plus simple : les épreuves du feuilleton fournissent la base des corrections. C'est ce qui se passe lorsque Zola compose L'Assommoir en 1876, ou Nana, en 1879. Il corrige les colonnes imprimées par le journal et leur apporte des modifications avant de livrer ce nouvel état à son éditeur.
« À mesure que les feuilletons paraissaient, explique Paul Alexis, Zola les découpait, séparait les unes des autres les six colonnes du feuilleton, et collait chaque colonne à l'angle d'une feuille de papier à copie ordinaire, de manière à conserver une large marge blanche pour les corrections. Ces corrections [...] consistent à peu près uniquement en courtes suppressions. Pas cinquante lignes ajoutées en tout. La valeur d'une vingtaine de pages, effacée ça et là, par toutes petites quantités. Puis, quelques mots répétés, changés par un équivalent. Voilà. Mais l'enlevage de ces barrures et répétitions coûte tout de même de longues heures inquiètes »12.
Ensuite, l'imprimeur compose les premières épreuves du volume : Zola les corrige, puis revoit les épreuves de mise en pages qui incorporent ses modifications.
Le deuxième cas de figure, dans lequel les épreuves du livre à paraître fournissent la base des corrections, est beaucoup plus subtil. Le manuscrit est envoyé à l'impression. Les placards qui en résultent servent à la publication du feuilleton ou à la réalisation des traductions. Les corrections se font alors sur les placards, puis sur le feuilleton issu des placards, et enfin sur les dernières épreuves de mise en page. Le travail de correction se fait ainsi à trois niveaux : les placards livrés par l'imprimeur, corrigés pour le feuilleton ; les feuilletons qui viennent de paraître, à nouveau corrigés ; les épreuves définitives de mise en page, qui ont intégré les corrections faites sur le feuilleton.
Ce système a surgi probablement pour Pot‑Bouille (premier roman pour lequel on conserve la trace de placards corrigés). Il s'est mis en place progressivement. Grâce à la Correspondance, on peut suivre son développement avec assez de précision, pour Germinal et pour les romans postérieurs13. Ainsi, en 1884, avec Germinal, Zola donne directement son manuscrit à Charpentier, qui fait composer des placards. Il en livre un jeu corrigé au Gil Blas, pour le feuilleton, et envoie d'autres jeux à ses traducteurs. Le texte du feuilleton est corrigé à son tour ; mis en pages, il donne le texte définitif de l'édition Charpentier.
Zola en fait la remarque à un journaliste du Gaulois qui l'interroge, en novembre 1892 : il ne rature pas sur le manuscrit, mais sur les épreuves.
« Si ma copie ne porte pas toujours beaucoup de ratures, mes épreuves, par contre, en sont criblées. Aussi, mes manuscrits ne doivent‑ils pas être considérés comme étant les manuscrits réels de mes livres, puisqu'il m'arrive parfois d'apporter des changements considérables sur les épreuves. »14
Ce système de production à différents niveaux a été imaginé pour plusieurs raisons. Il permet, d’abord, de contourner le feuilleton et de réduire son importance dans le processus de genèse éditoriale. Le texte du feuilleton est impropre pour l'édition : il peut être déstructuré typographiquement ou amputé de certains passages à cause de phénomènes de censure. En faisant imprimer son texte d'abord par son éditeur, Zola affirme le caractère passager du feuilleton, qui ne constitue pas à ses yeux une pré‑édition, mais simplement une édition transitoire. Premier chronologiquement, le feuilleton est second matériellement.
Dans un tel choix éditorial, ont également joué les contraintes qu'imposent les traductions publiées simultanément dans plusieurs pays européens15, parallèlement au feuilleton donné dans un périodique français. Conséquence de cette distribution éclatée du texte, il arrive que, dans les traductions, on puisse retrouver la trace d'un texte primitif absent de l'édition définitive. Certaines expansions, supprimées dans le texte français après le feuilleton ou après les placards, subsistent dans le texte traduit16. Zola a négligé de demander à son traducteur de faire les corrections qu'il a réalisées lui‑même : il est sans doute dans l'impossibilité de le faire, une fois lancée la machine de sa production éditoriale.
Commentaires génétiques
On peut ouvrir ses dossiers, observer ses documents de travail, lire sa correspondance... Zola n'a rien à cacher. Ce rêve d'une transparence absolue, il le formule à plusieurs reprises... En répondant à Henry Céard quand ce dernier l’avertit d’une mise en vente prochaine de lettres autographes signées de lui :
« Je n'ai pas de secrets, les clefs sont sur les armoires, on peut publier toutes mes lettres un jour : elles ne démentiront ni une de mes amitiés, ni une de mes idées, ni une de mes assertions. »17
Ou dans la préface qu’il donne à l’Enquête médico‑psychologique d’Edouard Toulouse :
« Je n'ai jamais rien caché, n'ayant rien à cacher. J'ai vécu tout haut, j'ai dit tout haut, sans peur, ce que j'ai cru qu'il était bon et utile de dire. Parmi tant de milliers de pages que j'ai écrites, je n'ai à en renier aucune. Tous ceux qui pensent que mon passé me gêne, se trompent singulièrement, car ce que j'ai voulu, je le veux encore, et à peine si les moyens ont changé. Mon cerveau est comme dans un crâne de verre, je l'ai donné à tous et je ne crains pas que tous viennent y lire. »18
Citons encore cette déclaration, peu connue, en réponse à une interview de Jean de la Faye, en 1896 : le publiciste demandait à Zola son avis sur la question de savoir s’il convenait ou non de publier, après leur mort, les lettres et papiers intimes des écrivains…
« En principe, je ne suis pas du tout opposé à la publication posthume de la correspondance des écrivains. Quelques auteurs ont critiqué les lettres de Balzac, de Flaubert ; pour moi, j’ai lu ces lettres avec le plus grand intérêt, je les ai trouvées admirables dans leur simplicité !… Sous ces phrases non travaillés, on sent passer un souffle de passion violente ou amère, on devine les souffrances de la vie qui ont torturé l’âme de Balzac… de Flaubert !
Certains hommes peuvent être amoindris par la publication de leurs papiers intimes, mais tant pis pour ceux‑là ! Ces lettres qu’on retrouve, qu’on réunit en volumes, leurs auteurs en connaissent l’existence ; s’ils ne les ont pas détruites, c’est donc qu’ils n’éprouvaient aucune gêne à la pensée que leur famille, leurs amis, les retrouveraient, les liraient et peut‑être les publieraient.
C’est à l’auteur à prévoir et à faire disparaître tout ce qu’il ne veut pas qu’on connaisse de lui.
Quant au public, il a tout intérêt à savoir ; c’est par les lettres qu’on connaît l’homme ; elles sont l’expression exacte d’une vérité – il n’est jamais mauvais de connaître la vérité.
Pour moi, romancier, je suis heureux de savoir tout ce qui peut me faire pénétrer l’âme, la vie intime d’un homme.
Que peuvent perdre à cela des hommes tels que Hugo, Dumas ? D’autant mieux que leurs amis sauront faire un choix. Oh ! je comprends qu’en certains cas la famille ait intérêt à enrayer une publication !… Ou bien encore quand, de son vivant, l’écrivain a exprimé la volonté qu’on ne sortît de l’oubli aucun de ses papiers, ou bien quand il laisse un testament indiquant exactement ce qu’il veut qu’on livre à la publicité.
Autrefois on écrivait beaucoup plus que maintenant ; de belles curieuses vous adressaient des lettres ; on y répondait et une correspondance s’établissait ; mais les hommes de notre génération – de la mienne – n’écrivent presque pas ! Ca n’est plus dans nos mœurs. Je suis certain que de Daudet… de nous tous, on ne trouvera rien !
Mais quel inconvénient y a‑t‑il, en somme, à ce qu’on connaisse a vie privée d’un écrivain par sa correspondance ? Autrefois la vie du romancier, du poète était entourée de mystère, mais actuellement nous vivons en pleine lumière, on nous voit tous les jours en pantoufles, et cela ne diminue en rien notre prestige, ne nuit pas à notre réputation, ne nous enlève rien de notre valeur.
Pour me résumer, je suis très favorable à la publication de la correspondance posthume des hommes célèbres » 19.
Aussi comprend‑on que Zola ait fait le choix d'exposer ouvertement sa méthode de travail à quelques amis privilégiés. Par ailleurs avare de confidences personnelles, c'est cette part de lui‑même qu'il accepte de dévoiler. Il montre ses manuscrits, ses dossiers, ses pages d'écriture, ses épreuves. D’où un certain nombre de récits biographiques autorisés, qui tirent leur force et leur légitimité de cette intimité partagée avec le romancier, pendant quelques heures, dans le sanctuaire du cabinet de travail. Rappelons les noms de ces confidents : Edmondo de Amicis, rencontré au début de juillet 1878 ; Fernand Xau, rencontré en avril 1880 ; Paul Alexis, l'ami de toujours, auteur des « Notes » qui paraissent en 1882 ; Louis Desprez, auteur de l’étude sur l'évolution naturaliste, publiée en 1884 ; Robert Sherard, auteur de la première biographie anglaise publiée en 1893 ; Edouard Toulouse, enfin, avec sa fameuse Enquête publiée en 189620.
Ces témoignages conservent la trace d'états primitifs des dossiers préparatoires – qu'il est intéressant de comparer avec ce que nous pouvons observer aujourd'hui grâce aux collections de la BNF. À quoi ressemblait le dossier qui se trouvait sur la table de travail de Médan ? Il n'avait pas la forme reliée, l'aspect de volume ordonné que nous connaissons aujourd'hui. Les feuillets étaient mobiles ; ils s'inséraient dans des « cahiers »21, distincts les uns des autres. Songeons également aux « chemises de fort papier bleu » qui sont évoquées dans Le Docteur Pascal22. Le dossier correspondant à un roman était donc composé de plusieurs « cahiers » ou de plusieurs « chemises ». Ces liasses constituaient des ensembles probablement plus touffus et plus riches que ce qui nous est parvenu. Le dossier de L'Assommoir, par exemple, comportait un certain nombre de croquis ou de dessins qui ont disparu par la suite, si l’on se réfère au témoignage de Amicis :
Les croquis des lieux me passèrent sous les yeux, croquis faits à la plume, exactement, comme des dessins d'ingénieur. Il y en avait un amas ; tout l'Assommoir dessiné : les rues du quartier où se déroule le roman, avec les coins et l'indication des boutiques ; les zigzags que faisait Gervaise pour éviter ses créanciers ; les escapades dominicales de Nana ; les pérégrinations de la compagnie des buveurs, de bastringue en bastringue et de bousingot en bousingot ; l'hôpital et la boucherie, entre lesquels elle allait et venait, dans cette terrible soirée, la pauvre repasseuse déchirée par la faim. La grande maison de Marescot était dessinée en détail ; tout le dernier étage, les paliers, les fenêtres, l'antre du croquemort, le trou du père Bru, tous ces corridors lugubres où l'on sentait « un souffle de crevaison » [...]. Il y avait aussi le plan de la boutique de Gervaise, chambre par chambre, avec l'indication des lits et des tables, et des corrections en plusieurs endroits. On voyait que Zola s'y était amusé pendant des heures, oubliant peut‑être jusqu'à son roman, et plongé dans sa fiction comme dans un souvenir personnel.23
Avec une étonnante lucidité, Zola a programmé lui‑même sa propre lecture génétique, laissant à la postérité des dossiers qu’il a construits avec soin, faisant presque de ces dossiers une œuvre posthume. On ne dira jamais assez l’importance qu’un tel exemple offre, par sa richesse, pour une réflexion générale sur les processus de genèse. À côté de l’analyse des étapes de la genèse qui a déjà été longuement menée par les travaux d’Henri Mitterand et de Colette Becker24, deux autres directions, au moins, peuvent être explorées avec fruit :
Une génétique du tracé : elle concerne l’écriture dans sa réalité matérielle, le manuscrit tel qu’on peut l’analyser d’un point de vue codicologique, ou tel qu’on peut l’examiner dans sa surface matérielle, son utilisation de l’espace du feuillet et sa calligraphie.
Une génétique de l’imprimé : elle porte sur le mécanisme de l’édition en librairie, notamment sur la part qu’occupent le feuilleton et les placards dans le jeu typographique qui donne progressivement naissance au texte définitif.
1 Pour autant que Zola se prête aux mondanités… Mais à Paris, dès qu'il est célèbre, il reçoit un nombre considérable de visiteurs.
2 E. Toulouse, Enquête médico‑psychologique sur la supériorité humaine : Emile Zola, Flammarion, 1896, p. 276‑277.
3 «Je travaille trois heures et demie ou quatre heures tous les matins, posément» (à Louis Desprez, in L'Evolution naturaliste, Tresse, 1884, p. 230). ‑ «J'ai l'habitude d'écrire le matin seulement, de neuf heures à une heure de l'après‑midi» (interview au Gaulois du 1er octobre 1889, in Entretiens avec Zola, éd. D. Speirs et D. Signori, Presses de l'Université d’Ottawa, 1990, p. 48).
4 Enquête médico‑psychologique, op. cit., p. 278.
5 Eléments de critique génétique, PUF, 1994, p. 54.
6 Voir mon article, « Le discours de la correspondance », Les Cahiers naturalistes n°73, 1999, pp. 9‑23.
7 Voir la Correspondance (Presses de l'Université de Montréal / CNRS Editions), t. II, lettre 251 ; l’Enquête médico‑psychologique, op. cit., p. 277 ; ou encore le témoignage de F. Champsaur, Les Hommes d'aujourd'hui, 1878, n°4, p. 3.
8 Voir la préface à la réédition des Mystères de Marseille, en 1884 : «Lorsque le matin j'avais mis parfois quatre heures pour trouver deux pages de ce roman [Thérèse Raquin], je bâclais l'après‑midi, en une heure, les sept ou huit pages des Mystères de Marseille.»
9 Correspondance, t. II, lettre 251)
10 Voir C. Becker : « Retour sur les dossiers préparatoires. Cela “s’établira en écrivant”… », Les Cahiers naturalistes n°67, 1993, p. 227.
11 Voir la Correspondance : t. III, lettre 224 ; t. V, lettre 143 ; t. IX, lettre 111.
12 «Une “première” en librairie», Le Figaro, Supplément littéraire, 15 février 1880.
13 Pour la série des Rougon‑Macquart, on conserve des placards corrigés non seulement pour Pot‑Bouille et Germinal, mais aussi pour La Joie de vivre, La Terre, Le Rêve, L'Argent, La Débâcle, Le Docteur Pascal (cf. les indications fournies par l'édition de la Pléiade). Ce système atteint un très haut degré de complexité pour La Terre, où se succèdent deux séries de placards corrigés et des épreuves de mise en page avant l'édition en librairie. Par la suite, Zola a, semble‑t‑il, eu tendance à réduire le nombre de ces corrections. Il passe de trois séries de corrections à deux ou même à une seule, par exemple, au moment de Rome, où il n'a travaillé que sur les épreuves de mise en page : voir l'ouvrage d'E. Toulouse sur ce point, op. cit., p. 274.
14 Entretiens avec Zola, op. cit., p. 105.
15 Faites pour éviter le piratage.
16 C'est le cas des traductions espagnoles : la remarque a été faite par Simone Saillard à propos de Nana («La première traduction espagnole de Nana», Les Cahiers naturalistes n°70, 1996). Elle demanderait à être confirmée avec des romans postérieurs pour lesquels les placards ont joué un rôle déterminant. Et il faudrait, bien sûr, faire une étude comparative des traductions réalisées au même moment dans différents pays européens. Cette recherche reste à entreprendre.
17 Cet éloge de la transparence est publié sous une forme erronée dans le tome V de la Correspondance (lettre 60, p. 125). Il faut avoir recours aux «errata» du tome X pour connaître le texte exact (t. X, p. 565).
18 Enquête médico‑psychologique, op. cit., préface, p. VI.
19 Nouvelle Revue Internationale, 15 juillet 1896 (article repris dans le Mercure de France, 1er avril 1928, p. 254).
20 Edmondo de Amicis, Ricordi di Parigi, Treves, 1879, ‑ traduit en français sous le titre de Souvenirs de Paris et de Londres, Hachette, 1880. ‑ Fernand Xau, Emile Zola, Marpon et Flammarion, 1880. ‑ Paul Alexis, Emile Zola. Notes d'un ami, Charpentier, 1882. ‑ Louis Desprez, L'Evolution naturaliste, Tresse, 1884. ‑ Robert Sherard, Emile Zola. A Biographical and Critical Study, Londres, Chatto‑Windus, 1893. ‑ Edouard Toulouse, Enquête médico‑psychologique sur la supériorité humaine : Emile Zola, Flammarion, 1896.
A ces références il faudrait ajouter les ouvrages d'un biographe non autorisé, mais qui a quand même livré des renseignements intéressants : Antoine Laporte, avec Le naturalisme ou l'immoralité littéraire, en 1894. Relation bizarre, faite de haine et de fascination. Zola lui fera un procès en décembre 1896 pour ses Erotika naturalistes : Laporte s'en tirera sans condamnation, en février 1897 (voir les Entretiens avec Zola, op. cit., p. 174‑176).
21 Zola lui‑même, dans son propre langage, parle de ses «cahiers» de notes documentaires. Et il n'emploie le mot de «dossier» que pour désigner le contenu des fiches consacrées aux personnages : le terme est alors employé dans le sens (biographique) de dossier judiciaire. Voir également le témoignage de L. Desprez dans L'Evolution naturaliste, op. cit., p. 230.
22 Cf. Le Docteur Pascal, éd. de la Pléiade, tome V, pp. 1198‑1201. Voir sur ce point le commentaire que fait A. Dezalay dans « Un dossier de preuves : les manuscrits de Zola », Travaux de littérature, 1998, II (Le manuscrit littéraire. Son statut, son histoire, du Moyen Age à nos jours), pp. 325‑335.
23 Texte cité par P. Alexis dans les Notes d'un ami, op. cit., p. 160‑161. Voir, par comparaison, le dossier de L’Assommoir, B.N.F., Ms. 10 271… Il comporte les dessins suivants : le plan de la maison (f°102), deux plans du quartier, l’un détaillé, l’autre plus général (f° 103 et 104), ainsi que deux petits croquis, le schéma de la disposition des convives autour de la table, lors de la scène du repas donné par Gervaise (f° 33), et la disposition des meubles dans la boutique de la blanchisserie (f° 208).
24 Voir également le travail récent conduit par Chantal Pierre‑Gnassounou dans Zola, les fortunes de la fiction, Nathan, 1999, coll. « Le texte à l’œuvre » (3ème partie : « Au laboratoire »).