Sommaire
On pourrait, et en un sens on doit, supposer que l'étude textuelle d'une oeuvre, en tout ou en partie, offre une communauté de problèmes et de réflexions méthodologiques, voire théoriques. C'est dans cet esprit que je vais m'attacher à la série des manuscrits qui préparent le dernier paragraphe d'Un cœur simple. Cependant, l'étude pratique autant que théorique d'un excipit1 m'incite, dès maintenant, à mettre en évidence plutôt des divergences et des écarts que des similitudes entre les brouillons et l'état final. Les hasards de l'évolution génétique ne sont pas exactement les aléas du texte arrêté, non plus que les blocages de l'une les nécessités de l'autre.
A quelque étape de son travail qu'il soit, il semble que l'écrivain qui cherche à clore un récit ait toujours la même visée : je ne dis pas résumer, « sommer », parachever le texte qui précède, mais simplement signifier qu'il n'y a plus rien à dire, qu'il ne peut ou ne veut plus rien dire. Et pourtant la comparaison avec les incipit met en évidence une différence fondamentale. On peut en effet résumer les études sur les incipit en un paradoxe : tout aléatoire qu'il peut être, un incipit n'en conserve pas moins son caractère primordial (littéralement et dans tous les sens) et décisif. Or on pourrait, à la limite, renverser ce paradoxe à propos de l'excipit : tout programmé qu'il semble devoir être par le début et le cours du récit, il n'en conserve pas moins son caractère arbitraire, au point qu'il peut parfois disparaître, de gré ou de force, sans entamer la réputation et l'efficacité d'un récit (au hasard : Urfé, Marivaux, Novalis, Stendhal). Il est des récits sans queue, il n'en est pas sans tête, sans quelque chose qui fasse tête. Le renversement du paradoxe, on le voit, empêche l'égalité des fonctions de ces deux extrémités du récit. D'autre part, il désigne la spécificité du fonctionnement de l'excipit : grande probabilité de la programmation, et pourtant large part faite à l'aléatoire ou, plus précisément encore, à la diversité, voire à la diversion.
Cela explique qu'on puisse rencontrer tant de divergences entre l'état d'élaboration et l'état final, bien que la visée soit la même. Le lecteur est livré à plusieurs effets différents, engagé avec l'écrivain sur des voies qu'il ne retrouvera pas, par le recours à des moyens très divers et, semble-t-il, choisis librement. Ainsi d'Un cœur simple. On y verra que la banalité, la prévisibilité du moment final (mort d'un personnage) autorisent les avatars dans la gestation : échafaudage des prédicats et des circonstances, invasion des modèles internes à l'oeuvre de Flaubert, de modèles plastiques, de stéréotypes idéologiques et culturels, nombreux « essayages » stylistiques, comme si la simplicité abritait l'efflorescence. On pourrait y appliquer le « théorème de Valincour » : la valeur du paragraphe serait définie par la différence obtenue en soustrayant la motivation de la fonction. On passera effectivement d'une fin surmotivée à une fin « vraisemblable ou à motivation implicite » qui parachève le fonctionnement général.
Une fois de plus l'étude génétique fait surgir la toujours vivante question de la clôture du texte (sinon de tout texte). Ici encore, au « par où commencer ? » de Roland Barthes2 ne répondra pas exactement un « par où finir ? ». La structuration est alors déjà installée, elle comporte sa tablature et ses capacités de saturation. Toute analyse structurale prend en compte, dès son origine, la fin d'un récit. Mais si, en cela, elle favorise la notion de clôture, elle met en valeur un organisme plus qu'une organisation ; elle valorise les développements possibles plus que l'arrêt d'une séquence. En un sens, la présupposition d'une (ou de) clôture(s) libère, du fétichisme de la clôture.
À s'en tenir au récit classique, dont relèvent les Trois Contes, on peut estimer que le plus achevé des récits est celui qui fait coïncider sa fin avec celle de son objet principal3. L'effet sémantique (dire la fin) et l'effet sémiotique (signifier la fin) se recoupent alors, ou plutôt s'additionnent. Si l'on considère Un cœur simple, on constate que Flaubert, dans le texte publié, a bien dit la fin, fût-ce par euphémisme (« elle exhala son dernier souffle »), signifié une fin de récit (nous en verrons élus plus loin les marques), mais, comme l'indique Philippe Hamon4, il a évité la clôture du sens, donc la clôture du récit. Il y a du reste une sorte de dissymétrie voulue entre l'incipit suivi du chapitre I et l'excipit précédé du chapitre V. Le premier chapitre et sa célèbre phrase : « Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité », s'énoncent à partir de l'histoire ultérieure ; ils dessinent le portrait d'une servante, « femme en bois, fonctionnant de manière automatique ». De toutes les façons possibles, Félicité y est un objet efficace, enviable, invariable. C'est un objet fini. Le chapitre V, au contraire, évoque un sujet conduit à son ultime maturation et particulièrement individualisé, de par le cours de ses expériences, de par la façon originale dont il prend en charge sa propre mort. On ne peut dire que la fin accomplit le début. Elle semble plutôt l'ignorer ou, si l’on veut forcer la dissymétrie, le contredire. L'incipit multiplie les signes de clôture, l'excipit ceux d'ouverture. De ce point de vue, les trois morts qui achèvent les trois contes sont des morts expansives. Il y a donc, dans ce récit publié, quelque chose, même in fine, qui résiste aux systèmes ordinaires de clôture.
Bien plus encore si l'on considère l'avant-texte. De façon générale, la lecture d'un avant-texte par rapport à celle du texte est à la fois partielle, morcelée, mais aussi ouverte et même tentaculaire. Comme on l'a dit, la prévisibilité y est plus faible et les perturbations jouent un rôle essentiel. On va de consistances en résistances, de résistances en changements. A cette description générale s'ajoute une particularité de l'excipit. Ce dernier est, par expérience, un lieu d'affrontement des divers codes (entre autres, ceux dont parle Roland Barthes dans S/Z) eux-mêmes surcodés par le genre du récit auquel ils appartiennent. Les éléments stéréotypés ont tendance à y abonder, tant sociaux, esthétiques, culturels que proprement littéraires. Ils ne sont productifs que s'ils sont travaillés, dépassés ou intégrés par conversion. L'avant-texte qui nous occupe en donne un échantillonnage pour ainsi dire exemplaire. Reste une dernière question, éternellement préalable, ou éternellement invoquée en dernier recours : celle des intentions de l'auteur. Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, l'expérience des manuscrits permet, moins encore que celle du texte imprimé, de s'en assurer, même si l'auteur se donne à lui-même des injonctions. La fabrique l'emporte sur le fabricant. Les manuscrits le montrent bien : l'écrivain est un apprenti, l'écriture est son maître.
C'est ce qu'on va regarder de près, une fois présenté l'ensemble du corpus5. Douze folios le composent, de nature différente : trois plans ou résumés (le mot « résumé » chez Flaubert ne signifie pas forcément une étape finale), trois scénarios, un sous-scénario, deux brouillons, deux mises au net, le manuscrit du copiste. Le mot « scénario », emprunté à la correspondance de Flaubert, implique une écriture par séquences, au titre généralement souligné, faite de notations, de verbes le plus souvent au présent, mêlée parfois d'indications de régie. Le brouillon recherche en principe la syntaxe et le style. Le sous-scénario participe du scénario et du brouillon. Il est parfois difficile de décider de l'ordre comme de la place des plans ou résumés, écrits souvent en même temps, voire après les scénarios ou même les brouillons. Mais on verra que, pour cet excipit, il ne se pose pas de grave problème de classement. Comme tout un chacun s'intéresse a priori au conte fini, j'en rappellerai le texte édité, volontairement détaché en dernier paragraphe par Flaubert, tout en écartant encore une fois l'idée qu'il se trouvait pressenti tel quel par l'écrivain 6. Ce dernier dit seulement en fin de gestation : « Il faut finir ma Félicité de façon splendide » (à Caroline, 7 août 1876). Le conte a été écrit de la mi-février au 16 août 1876, après Saint Julien. Comme à l'ordinaire, Flaubert achève le paragraphe précédent sur un détail qui établit une continuité métonymique avec le début du paragraphe suivant :
Et les encensoirs, allant à pleine volée, glissaient sur leurs chaînettes.
Une vapeur d'azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s'épuise, comme un écho disparaît ; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête.
Pour la clarté de la lecture et du repérage, je donnerai la liste numérotée des folios où apparaît l'élaboration de cet excipit :
Bibliothèque municipale de Rouen, ms g8 226 :
1) f° 195 r° : « Perroquet » (plan primitif).
Bibliothèque nationale, naf. Ms 23663 :
2) f° 387v° : proto-scénario ou plan détaillé (rayé d'un long trait oblique) ;
3) f° 394r° : scénario
4) f° 381v° : « Résumé » en sept parties primitives (rayé obliquement au début) ;
5) f°340v° : scénario ( rayé d’une croix de Saint-André ) ;
6) f°349v° : sous-scénario (rayé d’une croix de Saint-André) ;
7) f° 376v° : « Plan » en cinq parties ;
8) f° 352r° : brouillon
9) f° 353r° : brouillon ;
10) f° 268r° : mise au net (ms 1) ;
11) f° 30r° : mise au net (ms 2) ;
12) f° 140-141r° : ms du copiste.
Première occurrence
Le numéro 1 (f° 195r°) est un manuscrit classé à Rouen dans le dossier Bouvard et Pécuchet.
Comme pour Saint Julien (plan de 1856), on possède ainsi un plan primitif, mi-plan, mi-scénario, intitulé « Perroquet ». A. Cento essaie de le dater et le place entre 1853 et 18547. Le plan est centré sur les rapports d'un perroquet et de Mlle Félicité (rapports déjà métonymico-métaphoriques)8 :
la couleur de sa peau grise semblable à la couleur des pattes du perroquet
Action centrale : le perroquet est malade et meurt. Long dénouement : l'après-perroquet, l'empaillement, émotion de la Fête-Dieu et de son reposoir, l'attaque :
à l’hôpital <vision mystique. Son perroquet est le St Esprit>
elle meurt saintement
- il m’a semblé que les chaînette des encensoirs étaient le bruit
de sa chaîne. – est-ce un péché mon père
- non mon enfant
& elle expira
Ce premier plan-scénario (deux répliques de dialogue sont, on va le voir, essentielles à la stratégie narrative) porte en lui coprésents deux systèmes sémantiques, deux lignes d'isotopies différentes qui vont entrer en conflit et provoquer une perturbation de sens constante que seul le dernier folio résoudra. Dans les manuscrits, les lieux de la perturbation changeront, mais jamais la perturbation en elle-même comme incitation à la production textuelle. En effet, à première lecture, le sens final voulu ici ne fait aucun doute. Il s'agit de la mort d'une sainte. Les mots « simple » ou « cœur simple » n'apparaissent nullement (juste « battements du cœur-appréhension »), avec toute l'ambiguïté qu'entraînerait l'idée de simplicité d'esprit liée à la simplicité du cœur. Aucune référence non plus, et jamais elle ne surviendra, à la parole évangélique : « Heureux les pauvres en esprit... Heureux ceux qui ont le cœur pur... » (Mt 5, 3-8). Le modèle culturel sous-jacent est celui que nous appellerons la « mort mystique », la mort béate. Elle est caractérisée ici par l'identification totale entre l'objet transitionnel et l'objet absolu, traduite par l'addition : « vision mystique. Son perroquet est le St Esprit ». Pour une mystique, il n'y a pas d'hiatus entre le terrestre et le céleste ; on peut même dire que le glissement est naturel, de la copulation sublimée à la copule. C'est ce qu'exprime le verbe être dans sa maladresse et, je dirais, sa pureté. Le plan pourrait finir sur cette clôture thématique, narrative, symbolique.
Mais, dans ce même plan, il y a aussi une autre chaîne sémantique qui, contrairement à la première, est ouverte et susceptible de prolongements et variations diverses. Elle est formée dans ce texte (car il y a bien mise en texte, d'ores et déjà) de trois éléments : d'abord une modalisation (« il m'a semblé ») dont on retient l’idée de mise en doute ; ensuite établissement de rapports métonymiques spatiaux entre la chaîne du perroquet et les chaînettes des encensoirs, entre l'espace humain domestique et l’espace religieux divin du Saint-Esprit. Ces rapports métonymiques permettent immédiatement la mise en ressemblance des signifiants (« chaîne », chaînettes ») et la coalescence métaphorique potentielle des signifiés métonymiques : le perroquet est le Saint-Esprit. C'est ce qui explique peut-être la bizarrerie grammaticale : « les chaînettes des encensoirs étaient le bruit de sa chaîne » (je souligne). On passe de la coprésence à la coïncidence imaginaire forcée. Dans ce plan, Félicité n'est pas sourde, elle est myope. D'où son penchant à la confusion visuelle, aidée par la sensibilité de son ouïe. L'addition initiale, qui fait remarquer la ressemblance entre sa peau grise et la couleur des pattes du perroquet, relève du même système et le conforte. Ainsi racontée, l'histoire permettrait de passer de l'analogie progressive entre la servante et l'objet de son désir à l'identification de l'objet et de la valeur qui autorise et sanctifie la confusion. Si Félicité ressent cette confusion comme un péché, c'est que seule la confusion entre le profane et le sacré fait problème. Le prêtre a beau ici lever le doute, la discordance reste dans l'esprit du lecteur. On remarquera que l'essentiel est dit dans le dialogue. L'expérience des manuscrits flaubertiens nous apprend que les répliques rédigées dans les scénarios sont presque toujours des lieux où travaille l'invention, dans le sens rhétorique du mot. Elles sont des sortes d'articulations argumentatives et narratives. Il en va de façon opposée dans le texte final (« haine du dialogue »). Troisième et dernier élément textuel : après ce dialogue, Flaubert éprouve le besoin de réécrire la mort de Félicité : « et elle expira ». Terme plus euphémistique, pour l'instant, que technique, mais promis à un bel essor.
Dès ce plan, donc, il y a mise en texte, non seulement parce que la formulation ne se contente pas de notes télégraphiques et parce qu'il y a une histoire, fût-elle mince, mais surtout parce qu'il s'organise des réseaux, jouant plutôt sur la motivation, sur le détail (du signifiant ou du signifié) dont dépendra l'accent du récit. C'est là une construction proprement flaubertienne : la microstructure doit coiffer, sinon gouverner la macrostructure. Mais Flaubert a déjà écrit beaucoup de fins, d'excipit, spécialement des morts. Comme on l'a déjà dit, les fins de récit sont surcodées et l'on ne s'étonne pas d'y rencontrer les clichés, les stéréotypes, plus généralement des modèles. Et d'abord les modèles propres à Flaubert. Comme créateur, on sait qu'il était très sensible à ce phénomène de réécriture personnelle. Il avait peur de retomber, d'une oeuvre à l'autre, dans les mêmes effets. Et, en un sens, il le faisait, ou presque, parce que, comme le narrateur proustien le dit à Albertine à propos des « phrases types » de Vinteuil, « les grands littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule œuvre 9». C'était particulièrement au moment de finir un roman qu'il s'inquiétait (Salammbô, la Tentation). Car entre en jeu alors la lutte entre la spécificité du récit et l'influence de la modélisation qui permet de prévoir la fin, au plutôt de la reconnaître (car on sait bien ici que Félicité va mourir). La mort, en l'occurrence, est le lieu commun par excellence, le tombeau des idées reçues, le placard aux euphémismes endormants. Enrubannée ou faisandée, elle suscite la socialité du texte, pour parler comme Claude Duchet, plus que l'individuation.
D'un point de vue plus théorique, la réécriture d'un même « passage », comme obligé, d'une oeuvre à l'autre, chez un même auteur, relève de l'étude de l'hypertextualité : chaque oeuvre antérieure devient en partie l'hypotexte de l'hypertexte en train de s'écrire. Le fait que ce soit de l'autotextualité ne change pas grand-chose au phénomène et à ses lois. Chez Flaubert, les variations sur le thème de l'agonie commencent, d'une façon même obsessive, dès les oeuvres de jeunesse. Laissons les fantasmes classiques (ou romantiques, comme on voudra) de l'agonie de l'homme enfermé vivant dans son cercueil (Rage et Impuissance, décembre 1836). On rencontre à la même époque une agonie plus intéressante pour notre propos, parce qu'elle offre une version profane de la béatitude, celle du sceptique docteur Mathurin dans Les Funérailles du docteur Mathurin, lequel décide de mourir en plein été, comme Félicité, entouré de ses disciples, comme d'autres des Anges :
Il se plongea avant de mourir dans un bain d'excellent vin, baigna son cœur dans une béatitude qui n'a pas de nom, et son âme s'en alla droit au Seigneur, comme une outre pleine de bonheur et de liqueur10 (p. 585).
On voit travailler ici de conserve deux clichés fondamentaux, celui, antique et païen, de la coupe de vie qu'on épuise (renforcé par l'imagerie stoïcienne du suicide, sénéquien, dans une baignoire) ; celui, chrétien, de l'ascension vers un ciel accueillant. Il est nettement indiqué que le cliché chrétien devient ironique par rapport au païen. Quand Flaubert reprend, dans le plan primitif d'Un cœur simple, le système de double registre, double version (mort béate # mort profane ; vision # confusion), il reprend un modèle d'engendrement du sens, mais en transformant son effet. Le système relève de la transformation sérieuse ou transposition11. La reprise de modèles-clichés contraires, ou simplement contradictoires, jouant l'un contre l'autre, ou l'un sur l'autre, atteste la fidélité de Flaubert à l'écriture problématique du déjà-vu, déjà-entendu, déjà-perçu 12. Dans l'exemple cité, l'analyse des supports transformationnels se complique de ce que leur citation même relève déjà de la parodie ludique. Dans les différents stades de l'excipit d'Un cœur simple, on verra la parodie ludique disparaître au profit de la parodie sérieuse ou transformation. De façon générale, seul le contexte permet d'affecter d'un signe positif ou négatif le développement d'un même modèle. Pour épuiser dès maintenant le rôle de cette forme d'hypertextualité qu'est l'autotextualité, il faut citer à l'avance, dans Madame Bovary, un exemple cette fois-ci d'imitation, et donc plutôt de pastiche, ou de double pastiche. Emma (comme plus tard saint Julien) a des visions au moment où elle croit mourir d'amour et d'abandon :
Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes séraphiques et apercevoir en ciel d'azur, sur un trône d'or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le père tout éclatant de majesté, et qui d'un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pour l'emporter dans leurs bras.
Ce texte imite toutes les écritures de mort sainte, en extase,et plus encore, bien sûr, nous l'étudierons plus loin, les évocations plastiques sulpiciennes d'un baroque dégénéré. Toutes les harpes sont « séraphiques », le ciel « d'azur », les anges « aux ailes de flamme ». Ici, l'énoncé prend une valeur ironique, uniquement parce que nous savons qu'Emma vit dans la confusion mentale et déporte vers Dieu les élans que Rodolphe a repoussés. Ce pastiche de ce qui est déjà un pastiche d'extase mystique, de béatitude, va revenir, sous forme citationnelle, dans les scénarios et brouillons suivants d'Un cœur simple. Flaubert s'y citera lui-même citant une écriture ou des images déjà clichées. Donc les procédés d'autotextualité sont efficaces dans le développement génétique d'un hypertexte, qu'ils se produisent par transformation d'un genre ou par imitation d'une écriture. Efficaces, au sens où iIs travaillent la genèse de l'excipit, tantôt le relançant, tantôt l’embourbant. Le trait commun à presque toutes ces agonies béates flaubertiennes va se retrouver dans tous les manuscrits qui nous occupent : la coprésence, indispensable à l'élaboration textuelle d'une lecture simple d'une part, fondée sur l'évidence, la fusion immédiate du profane et du sacré, la sainteté, et d'une lecture complexe d'autre part, fondée sur le doute, la mésalliance du profane et du sacré, la confusion d'esprit, une sorte de péché. Ces deux lectures sont en rapport d'analogie par les constituants, mais d'incompatibilité par les « ordres » auxquels elles se réfèrent, au sens pascalien du terme, la chair et la charité. Dans la reprise de, ce plan primitif, plus de vingt ans après sans doute, l'élaboration des étapes cherchera à fondre cette structure binaire en une indétermination parfaite, qui garde cependant la trace des essais et des modèles impliqués.
Deuxième occurrence
On s'accorde généralement à penser (G. Willenbrink, G. Bonaccorso) que l'étape première, en février-mars 1876, est un plan détaillé ou proto-scénario (f° 387v°). Début d'une série, parfois incomplète, de scénarios13, il est numéroté 2, le n° 1 nous manque. Relativement détaillé sur le neveu, le père Colmiche, le perroquet, il est laconique sur la fin :
maladie et mort de Félicité. Le perroquet St Esprit à la fête dieu sur un reposoir
Ce plan est, dans cette partie, presque régressif par rapport au plan primitif. Le perroquet sur un reposoir n'indique pas la vision finale ni l'expiration. On peut tout de suite anticiper une conclusion partielle : partout où il y a plan proprement dit, Flaubert se contente, pour l'excipit, de quelques mots neutres. Cette fin ne laisse pas d'intermédiaire entre la nomination et l'expansion phrastique, l'organisation textuelle, la mise en place globale. Ou bien on dit, ou bien on construit pour « montrer ».
Troisième occurrence
C'est ce qui se passe au scénario f° 394r°, qui a servi à toutes les campagnes de scénarios restantes, puisqu'il est désigné par XI, regratté E, regratté enfin III. Il offre deux régimes d'écriture, celui du scénario, celui du brouillon :
Il se peut que la reprise stylistique et phrastique après le trait appartienne à deux moments différents. La remarque sur la préparation du perroquet aussi, qui est du reste barrée. Trois phénomènes dominent ici. D'abord la réactualisation du modèle déjà rencontré dans le plan primitif, celui de la fin béate : la clausule de la dernière phrase : « planant au-dessus de sa tête » demeurera inchangée dans toutes les versions à venir. Elle inscrit l'appel à monter vers un ciel protecteur et accueillant. Nous verrons simplement cette partie céleste se peupler ou se réduire, mais il restera toujours ce dernier noyau. Deuxième phénomène, apparemment contradictoire : Flaubert affirme la confusion puis, dans des notes de régie, s'impose de préparer cet effet. Il hésite entre deux motivations. Il pense d'abord à une motivation verbale, la réactivation de la formule « par la grâce du St Esprit ». Or, parmi toutes les grâces qu'accorde le Saint-Esprit, et que Flaubert a notées d'ailleurs, il y a, comble d'ironie pour la silencieuse Félicité, le don des langues, celui dont sont dotés, « cadotés » dirait Flaubert, les perroquets. Il explorera finalement une motivation bien mieux intégrée narrativement, celle de la rêverie. C'est la scène du catéchisme qui va s'inscrire dans le plan en sept parties, mais en marge, scène où Félicité prend à la lettre, c'est-à-dire en confondant le signe et le référent, les paroles de l'Évangile, et tente de se représenter la personne physique du Saint-Esprit. S'y ajoutera plus tard l'image d'Épinal dans sa chambre, face au perroquet. La réactivation de clichés religieux banalise, autant qu'elle autorise, ce qu'aurait de miraculeux et d'exceptionnel la vision de l'agonisante. Enfin, troisième phénomène, Flaubert travaille, pour reprendre le « elle expira » primitif, sur les stéréotypes syntaxiques et stylistiques. J'entends la fabrication d'« une phrase très longue », dont la longueur est aussi désignée comme un signifié, ou plutôt un diagramme. De quoi ? D'abord d'un ralentissement solennel, de ce « magnifique » dont il écrira un peu plus tard. Il y a une aspiration du sens par des formes sémantiquement vides comme la longueur de la phrase, les points de suspension, les anaphores, les verbes métaphoriques, un climax (« elle crut voir »), la clausule dont nous avons parlé. C'est bien ici que « la forme a dicté la pensée 14 », mais d'une façon contradictoire. Car, tandis que Flaubert déploie grammaticalement l'extase de la vision, il introduit un modalisateur analogue à celui du plan primitif, « il m'a semblé », mais portant cette fois-ci sur la vision même et non l'ouïe : « elle crut voir ». D'autre part les euphémismes métaphoriques : « exhaler son dernier souffle », « cette vie terrestre s'éteignit », signifient autant la douceur physique de cette mort que sa grandeur.
Quatrième occurrence
C'est sans doute à ce moment que se place ce que Flaubert intitule « Résumé » (f° 381v°). C'est plutôt un plan en sept chapitres qui cherchent leur répartition. Le chapitre III, qui deviendra V, s'intitule :
< procession de la Fête-Dieu> | |
mort de Felicité | Apothéose du Perroquet |
Rien de bien nouveau, sinon que l'accent est mis sur l'apothéose du perroquet, plutôt que sur l'expiration et la vision. Rien de décisif.
Septième occurrence
C'est pourquoi on peut y adjoindre immédiatement le dernier plan (f° 376r°), présenté sous forme de résumé plus net, qui, même s'il doit être classé assez tardivement, indique, parmi les cinq parties, la dernière de façon aussi laconique :
V. | La Fête-dieu |
« agonie » est plus précis que « mort »; « vision » résume l'idée centrale sans la détailler. La seule certitude est donc que Flaubert veut détacher cet épisode, mais qu'il réserve aux brouillons le travail non seulement de détail, mais de fond.
Cinquième occurrence
Le folio suivant (340v°, barré d'une croix de Saint-André) est encore un scénario, très détaillé en ce qui concerne la procession et son ordre, mais aussi plus travaillé que le scénario 394r°. La plupart des verbes restent au présent, mais le surgissement des détails impose immédiatement une lecture proprement textuelle :
Voir Figure 4 (placée en annexe)
Il ne saurait être question de tout commenter, mais on peut suivre les quelques fils de départ et voir s'il s'en ajoute de nouveaux. Ce qui frappe d'abord, c'est que Flaubert amplifie, varie une série d'expressions métaphoriques qui expriment le passage de la vie à la mort, parallèlement à la « suprême confusion » : la vie s'éteint, l'âme part, ou le lien se rompt. Plutôt que d'euphémismes, il a besoin d'effacer tout hiatus entre les accélérations du cœur et le dernier battement. Il ne cesse d'affirmer la « confusion » ; il est naturel qu'il écrive et affirme : « elle voyait ». Notons l'imparfait qui aurait ainsi terminé chacun des trois contes, dans une sorte de duratif infini, assez contraire ici à la contemporanéité de la diégèse. Flaubert revient aussitôt au « elle crut voir » primitif qui laisse à la vision la possibilité d'être mise en doute et au récit son ambiguïté. De façon plus générale, il s'applique à moduler l'équation perroquet = Saint-Esprit par deux traits de style assez décisifs : l'adjonction de l'adjectif gigantesque qui mythifie l'objet et le passage de l'article défini (le perroquet du conte) à l'indéfini (un perroquet, qui ne sera pas précisément Loulou), celui qui accueille des fantasmes. En ce cas, la lourde traduction « qui était le St Esprit » plaque à nouveau le texte, bloque l'expansion du sens.
On est ici devant un exemple parfait du travail de l'invention : la question ne relève pas du travail stylistique, mais bien de la portée du conte, de tout son sens qui afflue vers cet excipit. Enfin affleure ici une nouvelle notation qui engendrera, on le verra plus loin, plus qu'un thème, un véritable pont donnant accès à la résolution finale. Pour l'instant, Flaubert écrit « accélération de sa poitrine », notation purement physiologique. Mais, parallèlement, il affirme deux fois en addition (dont une, marginale, barrée) : « de ce cœur qui n'avait battu pour rien d'ignoble ». Il y a là un jugement de valeur tranché tout à fait discordant par rapport à l'impersonnalité générale adoptée. Félicité ne serait pas même un cœur simple, mais un cœur pur et tout de charité, sans aucune ombre. C'est bien un des versants du conte (« pour de pareilles âmes le surnaturel est tout simple »), mais ce n'est pas le seul. Il y a, par l'intermédiaire de la métonymie du physique au moral et/ou de la synecdoque, un jeu sur le mot
« cœur », qui est un peu déréglé 15. Flaubert n'a donc pas encore vu l'importance des ressources les plus simples. C'est pourquoi, sans doute, il travaille sur la deuxième partie, la vision (qui n'est donc pas, contrairement à ce que dit Juliette Frølich, mise au point tout de suite, hormis le « planant au-dessus de sa tête »). Il s'appuie alors sur des modèles plastiques externes à l'écriture, divergents. Le premier est l'image du gisant de pierre : elle « resta sur le dos souriante ».J’ajouterait tout de suite les éléments qui reparaissent dans les trois folios suivants :
Elle était à plat comme une statue sur un tombeau couchée. Un sourire (f°349°)
elle se tenait comme une statue sur un tombeau – souriante (béate) (f°352°)
(Elle se tenait comme une statue sur un tombeau) (f°353°)
le dernier définitivement barré. Ce modèle est archaïque, presque archéologique, et, surtout, il ne renvoie à aucune référence culturelle intégrable à l'imagination de Félicité, ni même à l'univers du conte. Il n'y a pas non plus de gisant dans l'église du catéchisme. Mais c'est une figuration accréditée de mort béate. L'autre modèle est d'une plasticité très large : tableaux religieux ou image d'Épinal, voire image pieuse à mettre dans les missels, la figuration de Dieu assistant un mourant, ou une belle âme montant au ciel. Je vais, comme pour le gisant,regrouper tout de suite les occurrences jusqu'à leur effacement final :
entre elle et (le Paradis) les Anges (f°340°)
entre des (nuées) nuages d’or … entre Jésus et le Père (f°349°)
(entre parmi des nuages d’or, à la droite du fils, à la gauche du père) (f°352°)
L'imagerie est alors très proche de celle de Madame Bovary que nous avons citée, lors de sa pseudo-agonie. Entre Emma et Félicité, il n'y a que la largeur d'un cœur. Toutes deux renvoient à une imagerie pieuse, sulpicienne, sorte de dégénérescence du baroque classique, à l'usage des foules. Il se peut que ce modèle apparaisse et grossisse à partir du moment où Flaubert a l'idée de placer dans la chambre une image du Saint-Esprit en face de celle du perroquet (f° 391) 16. L'ensemble de ces images pieuses, après avoir grossi, se résoudra aux « cieux entrouverts » purement allusifs, qui laissent le lecteur en suspens, en même temps que peuvent venir affleurer toutes les images-clichés possibles. L'accent sera porté ailleurs. Mais ces inscriptions momentanées confirment bien le rapport de chacun des trois contes avec des représentations plastiques (images, vitraux, sculptures), toujours subordonnées finalement à des effets propres à l'écriture : celle-ci est capable de suggérer sans jamais traduire ni copier 217.
Tout en gardant l'idée d'une mort béate, tout en l'étoffant même, Flaubert conserve l'idée de, confusion d'une part, de sensualité de l'autre, chacun des éléments étant mal intégré. Trois brouillons suivent, dont les deux premiers contiennent le développement stylistique maximal. Tout, alors, entre en concurrence et en intersection.
Sixième occurrence (f°349v°)
Voir Figure 8 (placée en annexe)
L'hésitation la plus sensible se rencontre dans la recherche de la confusion d'une part, de la conscience de l'autre, d'où l'« intervalle d'un éclair ».
D'autre part, outre l'image d'Épinal dont j'ai parlé, se développe très clairement en marge le modèle du gisant. Mais il se met à vivre : les narines aspirent, les lèvres vibrent, soit par pitié, soit par douleur. On a bien toujours les deux interprétations, l'une béatifiante, « soit qu'elle priait mentalement », l'autre physiologique, réaliste, « ou que c'était convulsif ». S'il est vrai que l'image d'une mort béate semble dominer celle d'une mort « convulsive », Flaubert tient à maintenir une suspension de sens, puisque, après avoir écrit : « elle voyait », il barre à nouveau et inscrit : « elle crut voir ». Le sourire, toujours attribué au gisant, n'a pas encore été intégré à la volupté des narines, ni aux lèvres vibrantes, soit d'une prière, soit d'une grimace. On a perdu momentanément les battements du cœur. Félicité est toute corps, ou plutôt toute tête, sensualité et/ou sainteté.
Il apparaît ici un phénomène nouveau mais fréquent dans les manuscrits de Flaubert et sur lequel, je crois, on s'est un peu mépris. Flaubert s'aperçoit, et c'est donc qu'il en est déjà à l'épreuve du gueuloir, des répétitions phoniques et souligne le è dans « gigantesque perroquet qui était ». L'arbre lui cache la forêt. Nous sommes en effet plus sensibles au caquetage des trois k qu'au bêlement des è ouverts. Or il me semble que, d'une façon générale (et j'ai tenté de le montrer plus haut pour un texte de Francis Ponge), lorsqu'un écrivain est gêné par quelque chose, un mot, un son, c'est presque toujours un autre phénomène contigu qui est en question, et non pas ce sur quoi il bute. Ici c'est la copule elle-même : « un gigantesque perroquet qui était le St Esprit ». Cette identification absolue, trop nette, empêche le texte de jouer. C'est là qu'est le blocage. J'ai dit le texte, car il est évident que nous sommes de plus en plus dans un réseau extrêmement complexe, surdéterminé, en pleine conversion et expansion. Mais tout reste ouvert, justement parce que tout bute sur cette équation : perroquet = Saint-Esprit.
Il reste deux brouillons à regarder, dont le premier est syntaxiquement le plus développé. L'un et l'autre ont en commun, non seulement l'ordinaire saturation de la marge gauche, mais aussi une sorte de poussée paradigmatique vers le bas à droite, où Flaubert essaie, inscrites en colonnes, des équivalences. Deux séries de paradigmes vont entrer en concurrence. L'une concerne la mort béate qui atteint l'apogée de sa représentation. L'autre concerne ce que nous appellerons, avec Juliette Frølich, la « mort douce », c'est-à-dire l'expression physiologique adoucie de la mort. Pour y arriver, il faut passer par les douleurs de l'agonie, la mort réaliste.
Il est difficile d'extraire de telles hésitations et de telles concurrences les faits essentiels. C'est la dernière fois qu'apparaissent le modèle plastique de la statue couchée et, surtout, celui d'un ciel de gloire dont nous avons parlé. Ils sont à leur maximum d'amplification ; il faudra donc s'interroger sur leur disparition. Jamais non plus Flaubert n'a autant essayé de métaphores pour exprimer le passage de la vie à la mort. Or la plupart de ces métaphores sont des clichés qui expriment soit la rupture brutale, soit le glissement et le dénouement progressif, ce qui donne deux lectures bien différentes. Ou bien les ressorts se cassent, s'arrachent, c'est la rupture de l'âme et du corps.Flaubert va même jusqu'à évoquer le « hoquet », la « nausée suprême ». Il y aurait alors une continuité dans les horreurs de l'agonie, le délire, la sueur froide, le râle, les bouillons d'écume, le tremblement évoqués auparavant. Il y aurait également similitude avec toutes les morts qui, dans le conte, ont précédé celle de Félicité. Ou bien il se passe quelque chose d'exceptionnel qui prépare la vision : es attaches se délient, tout naturellement, jusqu'à l'exhalaison de son dernier souffle. Les deux types de clichés sont parlants, mais d'une langue commune, galvaudés, autant que l'imagerie ou les imageries évoquées. Soit Flaubert réécrit la mort d'Emma, soit il installe une image pieuse, totalement béatifiante, qui ne concorde pas avec le registre réaliste maintenu tout au long du récit et donné dès son ouverture. Un cœur simple est un tissu double dont l'avers est un roman de moeurs, le revers un conte hagiographique. Or les deux aspects, l'un sensuel, voire sexuel, et l'autre sublimant, de la religion ont toujours été unis dans la pensée de Flaubert sur le mysticisme (les mots « sensualité » et « amour mystique » s'inscrivent quelques lignes plus haut, quand Félicité hume le nuage parfumé). Il y a un passage, souvent repris ensuite, dans les Pensées intimes de 1840, où Flaubert explicite très jeune une pensée qui ne le quittera pas :
Je voudrais bien être mystique; il doit y avoir de belles voluptés à croire au paradis, à se noyer dans les flots d'encens... c'est un sensualisme bien plus fin que l'autre, ce sont les voluptés, les tressaillements, les béatitudes du cœur (p. 599).
Félicité hume avec tant de sensualité l'encens qui monte de la rue que Flaubert écrit narrines avec deux r jusque dans la dernière copie. Certes, c'est sa graphie habituelle du mot, mais peut-être faut-il lire parfois les fautes d'orthographe comme des symptômes, et non comme des étourderies.
Autre point de blocage dans cette page, une recherche tatillonne du passage du perroquet au Saint-Esprit. Cette fois-ci Flaubert souligne la fin de « gigantesque, perroquet, était », mais on voit bien ici que la fameuse chasse aux assonances et aux répétitions n'est pas un phénomène purement stylistique : l'insistance est une lourdeur et une redondance de sens plus que de sons. Si le perroquet est « gigantesque », « démesuré », voire « monstrueux », cela devrait suffire à le caractériser comme un phénomène divin surnaturel sans avoir besoin de réécrire pour la cinquième fois : « qui était le St Esprit » (au reste barré) ou « à la place du St Esprit ». On remarquera concurremment le retour subreptice du plan primitif : « est-ce un péché mon père » sous la forme du perroquet « l'absolvant ». Félicité, comme saint Julien, ne peut mourir saintement que si elle a péché, ici par confusion ou « brahmanisme », comme le dit Flaubert dans une note.
Dernière remarque, la plus importante, qui nous conduit au dernier brouillon. En liant les narines sensuelles et les lèvres par un grand trait de plume, Flaubert découvre soudain une contiguïté et une continuité métonymique (ou plutôt synecdochique) avec les « pulsations » ou « mouvements saccadés de son cœur... de plus en plus lents comme ». On attend une ou des comparaisons. Le cœur va donc devenir le lien fédératif entre l'expression du corps et celle de l'âme, la liaison métonymique de la souffrance et son équivalent métaphorique dans le registre de la mort, non plus béate, mais douce.18 C'est le travail du folio suivant.
Neuvième occurrence (f°353v°)
Voir Figure 9 (placée en annexe)
L'image du gisant, inscrite une dernière fois, disparaît. Aucun modèle extérieur à l'écriture n'a besoin maintenant de conforter la production littéraire du sens. Toutes les métaphores de la rupture de l'âme et du corps s'effacent également et l'on revient au « quand elle exhala son dernier souffle » du folio 394r°sans répétition anaphorique de « quand » ou « pendant que ». L'idée d'une longue phrase est reportée sur l'extension des mouvements de son cœur, liés au sourire, détachés de la vision proprement dite. Il y a donc une double atténuation, ou plutôt aphanie : celle
de l'ensemble des images qui évoquent une mort purement béate ; celle des indications d'une mort hoquetante, nauséeuse, et même saccadée, version réaliste. Les deux termes s'annulent au profit d'une sorte de laïcisation poétique de l'agonie. Flaubert se met à travailler en colonnes, en déplaçant sans cesse les pièces du puzzle, d'une part le ralentissement progressif à coups d'adverbes (« toujours - chaque fois - de plus en plus ») et de prédicats entre lesquels il n'arrive pas à choisir (« plus longs - plus lents - plus doux », termes toujours dissyllabiques). D'autre part, le voici qui retourne à ce qui l'a toujours dévoré, les métaphores et les comparaisons. Force est de constater qu'il retombe à nouveau dans des clichés romantiques, séquelles de Chateaubriand, voire d'un Lamartine tant détesté, que l'on retrouverait facilement dans ses propres oeuvres de jeunesse. Exemple : « comme les vibrations d'une corde d'argent sur laquelle on a joué, ou bien l'écho tombant au fond d'un précipice ». C'est rechuter dans des excès bovaresques bien déplacés pour un personnage d'un ton volontairement amorti comme Félicité 19. Ces glissades de plume vers les excès et les poncifs trahissent bien la fascination de l'écrivain, comme de certains de ses personnages, pour l'attirail « pohético-religieux » dont il prétend se moquer ou se tenir à distance. On a immédiatement envie de renvoyer au Dictionnaire des idées reçues : « HARPE : Produit des harmonies célestes – Ne se joue, en gravure, que sur des ruines ou au bord d'un torrent. » En écrivant ces formules ampoulées, un peu trop « splendides », Flaubert lâche la bonde au langage stéréotypé et nettoie, pour ainsi dire, son esprit et sa plume des scories du déjà-dit, déjà-écrit. Dans le coin de la marge gauche, opposé, il lie restreint à l'essentiel : « comme une fontaine s'épuise, comme un écho disparaît ». Les deux comparaisons rendent à la fois l'écoulement liquide et la sonorité des pulsations, dans un registre champêtre nullement déplacé.
Dixième occurrence
Ce qu'on appelle malencontreusement, comme le dit Bonaccorso, le manuscrit 1, est une dernière mise au net avant la copie. Ce folio 268 comporte à la fois des mises au point et des options qui restent ouvertes :
Après plusieurs hésitations sur « lents - longs – faibles », Flaubert invente « plus vagues » et garde « plus doux »; « lents » est passé dans « se ralentirent ». A l'emphase de la mort béate et des clichés qui l'accompagnent, comme aux précisions physiologiques, Flaubert a substitué la simplicité estompée, soudain apaisée et douce, orchestrée plutôt par le rythme, qui fait alterner le binaire et le ternaire :
3 | 2 | 3 | 2 |
un à un - | plus vagues | - chaque fois | - plus doux |
Douzième occurrence
A cet égard, l'édition finale et surtout le manuscrit du copiste (f° 140-141r°), avec ses fantaisies, ne laissent pas percevoir les six tirets de la dernière phrase du manuscrit final dit ms 2 qui sont la cicatrice du travail que nous venons de décrire, et la respiration du texte.
Onzième occurrence (f 30r°) ms 2
Les mouvements du cœur se ralentirent – un à
un – plus vagues chaque fois, plus doux – comme
une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît,
- et quand elle exhala son dernier souffle, elle
crut voir dans les cieux entr’ouverts – un
perroquet gigantesque – planant au-dessus de
sa tête
Si l'on résume, Flaubert part de deux éléments coexistant dans sa pensée générale sur la religion comme dans le scénario primitif : les pulsations sensuelles qui animent toute religiosité (et il hésitera jusqu'à la mise au net entre « joie », « volupté », « sensualité ») et le dépouillement ascétique qui permet d'accéder à une forme de mysticisme ici tout en douceur. Le passage de l'un à l'autre repose sur l'expression de la confusion du registre corporel et du registre spirituel. En passant par une série de saturations et préconstruits sociaux, de modèles extralittéraires, de moules plastiques, d'effets stylistiques, il va d'expansion en blocages, de blocages en déplacements. Finalement, c'est en jouant sur le mot « cœur », en réinscrivant pour ainsi dire son titre (trouvé très tôt) dans sa fin qu'il invente un troisième terme qui inclut la lecture réaliste et la lecture spirituelle. Il est alors impossible au lecteur de se décider pour l'une ou l'autre. Ce dernier est amené à faire l'une et l'autre lecture. Ainsi ne se pose plus la question de l'ironie de Flaubert ou de son adhésion à l'égard de Félicité. Toute trace de jugement du type : « elle meurt saintement », ou : « soit qu'elle priait mentalement ou que c'était convulsif », est effacée au profit de ce qu'on voudrait appeler une « exacte incertitude ». En cela, l'excipit d'Un cœur simple est peut-être exemplaire et marqué de la double fonction d'une fin de roman : fermer la diégèse, ouvrir la réflexion. Ce qui évite peut-être, une fois de plus, la bêtise de vouloir conclure. Si toute conclusion naît de la bêtise, et donc en vit, c'est-à-dire en traite, toutefois elle n'en meurt pas, puisqu'il ne saurait y avoir de mot de la fin. Elle est donc immortelle, et c'est toute la félicité qu'on peut souhaiter au roman comme à ses lecteurs.
1 Il me semble que ce terme a le mérite de nommer avec exactitude l'inverse de l'in-cipit. Visant un point de vue plus général, P. Hamon, dans son riche articlede Poétique, n°24, 1975, parle de clausule. L'expérience montre que ce terme, trop marqué par une tradition rhétorique, ne s'est pas acclimaté. La modestie avenante des termes « début » et « fin » incline à les employer, mais on tombe souvent dans l'imprécision. N'ouvrons pas cependant à nouveau la vieille et longue querelle entre l'honnête homme et le spécialiste.
2 Poétique, n° 1, 1970.
3 Le roman moderne cherche à échapper à toute forme nette d'excipit. Pourtant, souvent, il ne peut s'empêcher de faire allusion aux modèles évités. Ainsi, la fin des Géorgiques de Claude Simon (Paris, Ed. de Minuit, 1981) —« ...et encore une fois croyez-vous que j'aie tant d'années à jeter par les fenêtres ?... » : annonce la mort du personnage initial (ou, mieux, la fin de tout homme).
4 Art. cité, p. 517, n. 56 : « On notera, dans l'exemple de Flaubert, la juxtaposition d'une thématique de la terminaison (mort de l'héroïne, " dernier souffle ") et d'une thématique de l'ouverture (" cieux entrouverts ", " elle crut voir "). »
5 Le travail de classement était déjà fait, quand il a été conforté par la lecture de G. Willenbrink, The Dossier of Flaubert's « Un cœur simple », Amsterdam, Rodopi, 1976, et par des entretiens, lors d'un séminaire à Messine, en mars 1982, avec G. Bonaccorso qui, depuis, a publié une magnifique édition diplomatique et génétique, Corpus Flaubertianum. Un cœur simple, Paris, Les Belles Lettres, 1983, avec des signes de transcription différents très particuliers.
6 Sur les éléments qui ont pu jouer dans cette gestation, je renvoie à l'article fondamental d'A. Fairlie, « La contradiction créatrice », in C. Carlut (éd.), Essais sur Flaubert, Paris, Nizet, 1979.
7 A. Cento, « Il plan primitivo di Un cœur simple » Studi francesi, n° 13, 1961. Le séjour à Trouville en août 1853 peut servir de relance au milieu de la rédaction de Madame Bovary. Mais pourquoi quitter la rédaction de Madame Bovary ? Il n'est pas nécessaire, me semble-t-il, de lier la naissance de ce plan à un voyage à Trouville. Le plan ne mentionne pas le lieu. L'idée de la structure amoureuse est plus fondamentale et, pour ainsi aire, primitive dans la pensée de Flaubert.
8 La transcription des emplacements sur le manuscrit essaie de rendre lisible la gestuelle des pages, mais en matière d'imprimerie il n'y a que compromis. Les lacunes et bizarreries sont en principe attribuables à Flaubert. L'emploi de [ sic] surchargerait le texte.
9 A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1973, t. III, p. 375.
10 Œuvres complètes, Pais, Club de l’honnête homme, t. XI.
11 Voir G. Genette, Palimpsestes, Paris, Ed. du Seuil, 1982, p. 36.
12 Voir Anne Herschberg-Pierrot, La Fonction du cliché chez Flaubert : la stéréotypie flaubertienne, thèse de troisième cycle, Université de Paris III, 1981. Également, Shoshana Felman, « Gustave Flaubert, folie et cliché », in la Folie et la Chose littéraire, Paris, Ed. du Seuil, 1978, p. 159-169.
13 Sans doute : série (1), 2 ; série I à XI ; série ABCDE ; série I, II, III. Le folio 394 sert de fin aux trois dernières séries, il aurait été repris ou utilisé comme convenant trois fois.
14 M. Riffaterre, « Fonctions de l'humour dans les Misérables », Modern Language Notes, novembre 1972, p. 75.
15 Dans un article intitulé « Battements d'un simple cœur » (Littérature, n° 46, mai 1982), J. Frølich montre fort justement et très finement (p. 31) que « s'offre dès lors, virtuellement du moins, le projet de thématiser les derniers moments de Félicité par une évocation des derniers mouvements de son cœur ». Mais, engagée dans son propos général sur la stéréographie et la sonorisation du conte, elle ne retient, dans les manuscrits, que les détails qui vont dans son sens. Or, me semble-t-il, c'est sur des réseaux complexes et contradictoires que se bâtit cet excipit. Flaubert ne tend pas d'emblée vers une mort douce. L'interêt pourrait être de montrer la résolution par zigzag de postulations divergentes et de tensions. On ne peut évoquer des manuscrits les seuls moments où « ce matériel peut « étoffer » l'argumentation et donner du relief à la mise en texte définitive » (p. 130, n. 9). C'est bien là qu'on s'aperçoit que les microstructures des manuscrits ne sont pas celles du texte final, bien qu'elles travaillent à leur formation. De même pour les clichés que nous allons rencontrer. Flaubert n'y cherche pas quelque chose qui sonne juste. L'intérêt est plutôt qu'il doive passer ici inévitablement par eux comme points successifs de fixation et qu'on en perçoive l'ombre portée sur le texte final.
16 Ce folio 391 est probablement un scénario tardif qui change le cours du récit : « elle achète une image d'Épinal représentant le baptême de J. Ch. – l'oiseau mal fait ressemblait à un perroquet, ailes de feu [de sorte que, peu à peu] la confusion se développa ».
17 Voir l'étude du vitrail comme élément métasymbolique par P.-M. de Biasi, Édition critique et génétique de « La légende de saint Julien l'Hospitalier », thèse de troisième cycle, Université de Paris VII, IIIe partie, chap. VI, 1982
18 Le commentaire de J. Frølich sur la mort « douce » est particulièrement pertinent (art. cité, p. 31). Il me semble, simplement, que les « images » (comparaisons ? ) et les métaphores ne viennent qu'après une mise en place considérable, des excroissances de sens différents, et que, à ce titre, elles doivent être prises dans une structuration générale. Le style, chez Flaubert, est bien affaire de vision.
19 La comparaison s'impose certes avec les moments d'agonie d'Emma : « et de tous les bruits de la terre, Emma n'entendait plus que l'intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d'une symphonie qui s'éloigne » (éd. C. Gothot-Mersch, Paris, Garnier, 1971, p. 324). L’évocation des battements du cœur est elle-même un grand cliché, spécialement romantique, qui attire d'autres clichés. On peut admettre l'écho d'une symphonie chez une dame qui tapote un piano et a été une fois écouter un opéra, mais Félicité n'a jamais entendu une corde d'argent, et il y a peu de précipices en Normandie. En revanche, écho et fontaine ont fait partie de la vie de notre héroïne.