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Au colloque de Cerisy à lui consacré, Barthes évoque son peu de mémoire : « Je vis dans une sorte d’embrumement, dans l’impression qu’il me faut sans cesse lutter avec ma mémoire, et cette brume de la mémoire. C’est une réflexion qui pourrait avoir des suites pour l’écriture ; l’écriture, ce serait le champ de la brume de la mémoire »1. Le Tramway, de Claude Simon, finit par cette métaphore :
« Comme si quelque chose de plus que l’été n’en finissait pas d’agoniser dans l’étouffante immobilité de l’air où semblait toujours flotter ce voile en suspension qu’aucun souffle d’air ne chassait, s’affalant lentement, recouvrant d’un uniforme linceul les lauriers touffus, les gazons brûlés par le soleil, les iris fanés et le bassin d’eau croupie sous une impalpable couche de cendres, l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire. »
Funèbre et protecteur, le voile de la mémoire empêche d’atteindre jamais le passé. Dans Le Tramway, plusieurs plans de récit à divers degrés de profondeur de mémoire se succèdent2, plans de l’enfance, fragments d’une hospitalisation du vieil homme, souvenirs d’autres lieux. Mais ce qui donne au livre son titre, ce sont les souvenirs d’enfance du tramway reliant la ville à la plage – auquel on accrochait l’été une « baladeuse ». Ces fragments d’un temps disparu, lié aux évocations de la mère agonisante, de la « bonne » à la fidélité et la cruauté proustiennes, aux rituels d’un monde bourgeois, ne peuvent être séparés de la construction d’ensemble de l’œuvre, du va-et-vient entre différents plans discontinus de mémoire marqués par la mort.
Cet univers d’écriture, qui a peu à voir avec celui de Roland Barthes par Roland Barthes (noté RB), le rejoint pourtant par la relation aux brumes de la mémoire autographique, le rôle profond et insistant de l’univers proustien dans ce jeu de la mémoire (avec une expérience semblable de l’univers ritualisé de la bourgeoisie provinciale), et par des éléments de référence communs, parmi lesquels le tramway et la baladeuse que le Tramway évoque dans une longue phrase :
« Aucun panneau publicitaire, par contre, n’encadrait le toit de cette remorque appelée baladeuse attelée l’été à la motrice et qu’aux fêtes du 15 août (où pendant trois jours il allait de soi que personne de la famille (ni aucune de ses relations – les locataires ou les possesseurs de villa rentrant alors en ville) n’allait à la plage, traditionnellement envahie à l’occasion de ces fêtes par le public de la Plage Mondaine qui débordait alors du cadre de planches où il était habituellement confiné) journées où dans la lumière aveuglante et blanchâtre, comme décolorée, de l’été, on pouvait voir passer toutes les dix minutes (la Compagnie des tramways quadruplant à cette occasion les horaires) les motrices qui se succédaient, traînant derrière elles ces remorques grandes ouvertes d’où, en même temps que les rideaux battant comme des ailes au vent de la course, s’échappaient les hurlements ou les chants de foules déjà quelque peu avinées ou simplement joyeuses […] » (Éd. de Minuit, p. 88-89).
La phrase continue encore pendant plusieurs lignes et elle porte le lecteur dans le mouvement fascinant de ses digressions, éludant le référent, évitant le pittoresque dans une recherche du temps. « La baladeuse » se retrouve dans l’univers de Roland Barthes. C’est le titre d’un fragment de RB, qui fait partie de la remémoration du monde de l’enfance à Bayonne, en contrepoint d’une photographie p. 20, qui porte cette légende : « Le museau blanc du tram de mon enfance ».
De cette rêverie sur la coïncidence des lieux de mémoire chez deux écrivains, la baladeuse va nous conduire vers l’étude plus spécifique de quelques traits de l’écriture de soi dans RB.
RB insiste à plusieurs reprises sur les brumes de la mémoire. Ne serait-ce que par les deux portraits photographiques qui ouvrent le livre dans le flou du souvenir : l’image de la mère et celle de la mère avec l’enfant dans les bras. Dans un ouvrage dont la collection voudrait qu’il porte sur le souvenir du grand écrivain et de son œuvre, Barthes assume dans « La coïncidence » l’écriture au présent : « Lorsque je feins d’écrire sur ce que j’ai autrefois écrit, il se produit de la même façon un mouvement d’abolition, non de vérité. Je ne cherche pas à mettre mon expression présente au service de ma vérité antérieure (en régime classique, on aurait sanctifié cet effort sous le nom d’authenticité), je renonce à la poursuite épuisante d’un ancien morceau de moi-même, je ne cherche pas à me restaurer (comme on dit d’un monument). Je ne dis pas : “Je vais me décrire”, mais : “J’écris un texte, et je l’appelle R.B.” Je me passe de l’imitation (de la description) et je me confie à la nomination. » (p. 60)3. « Patch-work » réaffirme l’idée d’une écriture au présent : « Me commenter ? Quel ennui ! Je n’avais d’autre solution que de me ré-écrire – de loin, de très loin – de maintenant : ajouter aux livres, aux thèmes, aux souvenirs, aux textes, une autre énonciation, sans que je sache jamais si c’est de mon passé ou de mon présent que je parle. « (p. 145). L’emploi de l’imparfait, qui n’inscrit pas la chronologie, permet d’évoquer les rituels du passé à l’itératif (« Quand je jouais aux barres au Luxembourg », p. 54) mais il ne marque pas forcément le passé, il établit une distance avec ce dont il est parlé, précisément en relation avec « il » :« Il ne cherchait pas la relation exclusive (possession, jalousie, scènes) ; il ne cherchait pas non plus la relation généralisée, communautaire ; ce qu’il voulait, c’était à chaque fois une relation privilégiée […] », p. 69). L’imparfait instaure alors une temporalité indéterminée qui englobe le passé et le présent dans un habitus et marque une distance propre à la fiction. L’imparfait accompagné de « il » permet de mettre à distance et de montrer le sujet. Sinon, le présent, d’habitude ou de généralité instaure une temporalité étale. Cette amnésie recherchée – également dans « L’ordre dont je ne me souviens plus » – ouvre sur une inscription de la mémoire élidée, dispersée, allusive. « La baladeuse » évoque le passé :
« Autrefois un tramway blanc faisait le service de Bayonne à Biarritz ; l’été on y attelait un wagon tout ouvert, sans coupé : la baladeuse. Grande joie, tout le monde voulait y monter : le long d’un paysage peu chargé, on jouissait à la fois du panorama, du mouvement de l’air. Aujourd’hui, ni la baladeuse ni le tramway ne sont plus. Ceci n’est pas pour embellir mythiquement le passé, ni pour dire le regret d’une jeunesse perdue, en feignant de regretter un tramway. Ceci est pour dire que l’art de vivre n’a pas d’histoire : il n’évolue pas le plaisir qui tombe, tombe à jamais, insubstituable. D’autres plaisirs viennent, qui ne remplacent rien. Pas de progrès dans les plaisirs, rien que des mutations. » (p. 54).
Mais c’est immédiatement pour insérer le souvenir dans une morale, et dans l’histoire. D’ailleurs, Barthes supprime des détails qui développaient le plaisir de la baladeuse, un plaisir partagé (alors que la baladeuse dans Le Tramway est un spectacle) : « c’était – pour l’époque le plaisir d’une automobile découverte : on allait vite (du moins le croyait-on) ; sur sept kilomètres de villas et parfois de prés on filait à même le paysage, on pouvait tout voir, on avait à la fois ces trois jouissances : le panorama, le mouvement, l’air4. »
L’énonciation de Roland Barthes est anti-lyrique au sens où il s’agit de ne pas s’écrire directement, où la rhapsodie (notée dans « Patch-work ») est à l’origine un chant à la troisième personne. L’écriture de soi ne peut être qu’allusive, elliptique. Elle s’écrit indirectement, sans anecdote autobiographique, dans les interstices de ce qu’on dit sur les livres de l’écrivain, sur la pensée de l’écrivain dans ses livres. Les seuls « biographèmes » directs (c’est leur premier titre) sont les « Anamnèses », placées à dessein, tardivement au centre du livre, écrites en italiques pour les séparer du texte, comme pour les placer à distance de soi. Cette énonciation qui dit le souvenir d’enfance dans sa « ténuité », Barthes la compare à celle du haïku et l’oppose au modèle scolaire de la dictée, qui produit des pastiches au second degré (« Au tableau noir », « Odeurs »). Il n’y a ni ironie ni effusion lyrique dans l’expression des « Anamnèses ». Ce sont de brefs « incidents » notant l’événement quotidien, quelques métonymes du souvenir. Dans un fragment abandonné, Barthes explique pourquoi il ne peut écrire une autobiographie : « Pour Sartre, les mots sont des lois ; son autobiographie est donc légitimement critique. Mais si les mots sont tout de suite des plaisirs, quelle biographie pourrais-je donner de moi-même, sinon d’effusion? » Ceci ne l’empêche pas d’inscrire des moments privés. Mais précisément, il renonce à une anamnèse intitulée « Le trou », qui raconte un épisode de peur enfantine marquée par l’exclusion. Sans que ce thème fournisse un fragment autonome, il constitue un des « repères » de l’index qui traverse, semble-t-il, la mémoire du livre. Voici ce fragment raturé par un trait en forme de « M » :
« Le trou
Abandonné, en jouant, par des enfants dans les fondations argileuses d’une maison en construction (à Marracq dans un champ, devant leur maison). Sa mère accourut l’en sortir. Elle arriva, très grande au-dessus de lui. »
Le fragment est repris et récrit sous le titre parodique « Un souvenir d’enfance », classé à la lettre M comme « Marrac » le quartier d’enfance (autres titres abandonnés : « Le trou de Marrac », « L’exclusion ») :
« Lorsque j’étais enfant, nous habitions un quartier appelé Marrac ; ce quartier était plein de maisons en construction dans les chantiers desquelles les enfants jouaient ; de grands trous étaient creusés dans la terre glaise pour servir de fondations aux maisons, et un jour que nous avions joué dans l’un de ces trous, tous les gosses remontèrent, sauf moi, qui ne le pus ; du sol, d’en haut, ils me narguaient : perdu ! seul ! regardé ! exclu ! (être exclu ce n’est pas être dehors, c’est être seul dans le trou, enfermé à ciel ouvert : forclos) ; j’ai vu alors accourir ma mère ; elle me tira de là et m’emporta loin des enfants, contre eux. » (p. 125).
La confrontation est très expressive. On a l’impression que le premier texte allusif, elliptique, privé, est rerédigé sous la forme d’une dictée expliquant les circonstances de l’incident et répondant aux questions des différents topoi : quand, où, qui, quoi, comment. Surtout, du sentiment intérieur de l’enfant (« Abandonné ») et de son point de vue (en contre-plongée) l’on passe à l’expression d’une mémoire collective, le récit d’un exemple de cruauté enfantine et d’exclusion. « Exclusion » et « Marrac » sont les deux repères de ce fragment dans l’index. La vision de l’enfant au fond du trou est bien présente (« d’en haut ») mais elle n’est plus centrée sur la perception visuelle de la mère en un gros plan (« j’ai vu alors accourir ma mère »). L’effet est intéressant, car si on y regarde bien, le texte est écrit à la première personne, alors qu’il apparaît beaucoup moins personnel que dans son état précédent. La seule notation subjective, par contraste avec le passé simple, est l’emploi du passé composé (« j’ai vu ma mère accourir ») L’enfant est vu principalement de l’extérieur, du point de vue distancié d’un adulte (« tous les gosses », « ils me narguaient ») dans une rédaction bien ordonnée. L’intensité exclamative même dit la distance par l’hyperbole. Barthes déplace l’intérêt de la mémoire privée vers l’intérêt pour l’ethnographique5, tout en inscrivant probablement le souvenir de la première rédaction dont l’ellipse figure bien un « trou » dans les anamnèses.
Mais il n’est pas sûr que pour Barthes ce soit la dimension ethnographique qui donne du prix au souvenir. C’est bien plutôt l’inverse. À la fin du bel article sur « La lumière du Sud-Ouest (repris dans Incidents), Barthes répond à une objection qu’il imagine à propos de la subjectivité de ces impressions :
« J’entre dans ces régions de la réalité à ma manière, c’est-à-dire avec mon corps ; et mon corps, c’est mon enfance, telle que l’histoire l’a faite. Cette histoire m’a donné une jeunesse provinciale, méridionale, bourgeoise. […] Ainsi, à l’âge où la mémoire se forme, n’ai-je pris des “grandes réalités” que la sensation qu’elles me procuraient : des odeurs, des fatigues, des sons de voix, des courses, des lumières […] Ces insignifiances sont donc comme les portes d’entrée de cette vaste région dont s’occupent le savoir sociologique et l’analyse politique » (Œuvres complètes, III, Éd. du Seuil, 1995, p. 721).
Barthes montre alors la puissance du souvenir des odeurs et le lien avec une société et un artisanat disparus. Cette mémoire du corps et son romanesque historique apparaît dans le fragment « Odeurs », dans « Noms propres », et en légende de la photographie de la p. 8 :
« Bayonne, Bayonne, ville parfaite : fluviale, aérée d’entours sonores (Mouserolles, Marrac, Lachepaillet, Beyris), et cependant ville enfermée, ville romanesque : Proust, Balzac, Plassans. Imaginaire primordiale de l’enfance : la province comme spectacle, l‘Histoire comme odeur, la bourgeoisie comme discours. »
Le romanesque, c’est ce qui pourrait faire consister un roman, ce qui établit aussi cette légère distance, ce léger déport empêchant d’identifier le sujet d’énonciation et le sujet d’énoncé, comme le narrateur et le personnage, mais dans un roman sans personnages (« Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman »). Il se fonde notamment sur la dénomination variable, le « il » du roman, « je » « qui peut n’être pas moi »,ou parfois R.B. – comme H.B., les initiales pseudonymes communes à Henri Beyle et Henry Brulard, le nom et l’un des pseudonymes.
Entre Barthes et Stendhal, il est maintes affinités, ne serait-ce que la problématique du regard sur soi et de l’imaginaire. Dans Stendhal autobiographe6, Béatrice Didier rappelle cette question stendhalienne : « Quel œil peut se voir soi-même ? », qui pourrait figurer en tête de Roland Barthes par Roland Barthes. Mais si Stendhal autobiographe a horreur du roman7, Barthes joue de la fiction et de l’autofiction pour mettre à distance les genres (celui de la collection du Seuil et de l’autoportrait) et les images de soi. Créer une diction de fiction (une fiction de diction), qui n’ait jamais le dernier mot, n’est-ce pas se donner les moyens d’écrire « dans le champ de la brume de la mémoire » ?
1 Prétexte : Roland Barthes. Colloque de Cerisy, UGE « 10/18 », 1977, p. 250.
2 Voir Joëlle Gleize, « Le Tramway, “ foudroyante discontinuité de la mémoire ” », Littératures, printemps 2002, Presses Universitaires du Mirail.
3 Les pages renvoient à l’édition de Roland Barthes de 1975 aux éditions du Seuil.
4 Les manuscrits de Roland Barthes par Roland Barthes sont conservés à l’IMEC. Je remercie Nathalie Léger de m’avoir donné accès à ce fond et Michel Salzedo de me permettre de reproduire quelques citations. Ces transcriptions ne notent pas les ratures du manuscrit et intègrent les additions. Pour une étude plus approfondie du dossier, voir mon article « Les manuscrits de Roland Barthes par Roland Barthes. Style et genèse », Genesis, 19, 2002.
5 Voir Françoise Gaillard, « Roland Barthes : le biographique sans la biographie », Revue des Sciences Humaines, 1991-4 (« Le Biographique »). Le titre du fragment évoque Freud, et le sujet n’est pas loin du souvenir d’une chute dans un trou, raconté par C. Blondel, et cité par Maurice Halbwachs dans son livre sur La Mémoire collective (1950, nouvelle édition, Albin Michel, 1997, ch. 2), bien que l’histoire et son interprétation soient différentes.
6 Béatrice Didier, Stendhal autobiographe, PUF, 1983, coll. « Écrivains », p. 243 .
7 Voir dans Stendhal autobiographe le chapitre « Ne pas faire de roman ».