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Le 20 mai 1884, Zola remercie Huysmans de l’envoi d’ À Rebours. D’un côté, il lui reproche sa « confusion ». « Peut‑être est‑ce mon tempérament de constructeur qui regimbe », explique‑t‑il, en précisant ce qui le gêne, à savoir que « des Esseintes soit aussi fou au commencement qu’à la fin, qu’il n’y ait pas une progression quelconque », que les causes de sa névrose ne soient pas nettement établies, qu’on ne voie pas les relations de cause à effet entre la névrose et la vie exceptionnelle qu’il mène. Et de conclure :
« Je crois que l’œuvre aurait été d’une portée plus foudroyante, surtout dans l’au‑delà, si vous l’aviez assise sur plus de logique, toute folle qu’elle pouvait être. »
D’un côté, donc, son « tempérament de constructeur » réclame une causalité nettement établie, une progression vers un dénouement fort (il reproche à Huysmans la platitude de la fin de son roman, « la résignation [de des Esseintes] à la bêtise de vivre »), et, de l’autre, il avoue, in fine :
« Moi, je tâche de travailler le plus tranquillement possible, mais je renonce à voir clair dans ce que je fais, car plus je vais et plus je suis convaincu que nos œuvres en gestation échappent absolument à notre volonté. »
Cette notion de logique, qui revient si souvent sous la plume de Zola, notion ambiguë (ne parle‑t‑il pas dans sa lettre de logique « folle »), difficile à cerner, qui est en tout cas autre chose que simples relations de causes à effets, déterminisme, cet écartèlement entre une méthode qui se veut, qui s’affirme scientifique et la poussée mystérieuse de l’écriture, caractérisent son écriture et peuvent être approfondis mieux qu’en tout autre lieu, par la lecture des dossiers préparatoires, nous le répétons1.
Quand on les parcourt, en effet, on est frappé, surtout dans la phase préliminaire de l’Ébauche, par la « prééminence d’un langage du projet explicite, du calcul de la programmation et de la prospective », comme l’écrit Henri Mitterand qui poursuit :
« On mesure la prégnance, dans l’Ébauche, d’un discours volontariste, planificateur, et la présence massive, opaque, d’un sujet régisseur et raisonneur. Le contraire, apparemment, de l’improvisation et de la dérive. »2
On y lit, effectivement, on a déjà pu s’en rendre compte en parcourant les dossiers déjà édités, un discours de Zola sur le roman en train de se faire, et, plus largement, une réflexion critique sur le roman et les problèmes de la fiction, réflexion théorique qui poursuit les nombreux articles publiés depuis 1865 et qui – ce qui fait son originalité et son intérêt – est ici étroitement liée à une mise en pratique: interrogation sur les schémas narratifs, problème de la « distribution » (terme zolien) de la description et de l’insertion des informations, qui débouche sur une réflexion sur le personnage, son rôle, son statut dans l’économie du récit, sur le rythme du récit, l’équilibre et l’ordre des séquences, sur la recherche de l’effet, sur les procédés propres à retenir le lecteur, c’est‑à‑dire, essentiellement, un travail de mise en place de l’intrigue à travers les deux temps que distingue Zola, l’Ébauche (esquisse générale) et les deux séries de plans par chapitre. Réflexions intéressantes, qui révèlent un grand mécanicien du récit, mais qui se bornent, le plus souvent, à reprendre et à exploiter au mieux des schémas banals et peu prégnants, suffisamment vagues (Zola parle de « carcasse en grand » dans l’Ébauche de Germinal), suffisamment ouverts et porteurs pour que l’indéterminé surgisse et s’impose dans l’expérience de l’écriture. Ce surgissement, au cours duquel se multiplient les intuitions tout à fait neuves, et qui peut entraîner de véritables bouleversements de l’ensemble, fait la richesse des romans.
Le principe sur lequel repose toute la fresque, rappelons‑le, est celui de la combinaison entre une infinité de possibles. Les notes que Zola a prises sur l’ouvrage du Dr Lucas, Traité philosophique et physiologique de l’Hérédité naturelle (Baillière, 1874‑1850, 2 vol.), montrent à l’évidence qu’il a été intéressé par la pluralité des possibilités de combinaisons entre les processus héréditaires. Il a dressé une liste d’une quarantaine de possibilités que l’on peut trouver dans le volume I de cette édition, Manuscrit NAF 10345, fos 18 et 21. Elle lui ouvrait un champ infiniment plus vaste que la combinatoire des tempéraments qu’il avait trouvée dans l’ouvrage d’Émile Deschanel, Physiologie des écrivains et des artistes ou Essai de critique naturelle (1864) et exploitée dans Thérèse Raquin par exemple. De plus, l’innéité, qu’il a aussi retenue de sa lecture de Lucas, lui permettait de compenser ce que l’hérédité pouvait avoir de trop systématique, en réintroduisant l’aléatoire.
À l’imitation de l’arbre généalogique, système clos mais qui reste toujours ouvert, chaque dossier préparatoire met en place un système qui reste, lui aussi, toujours ouvert, qui est toujours susceptible de remaniements, dont certains de fond, qui évolue jusqu’au moment de l’impression en volume. En mettant en avant sa « méthode »3 et la composition de ses dossiers en sous‑ensembles toujours identiques depuis celui du Ventre de Paris, aux titres évocateurs (Ébauche, Plans, Documentation), en détruisant la plus grande partie de ses brouillons, Zola a voulu privilégier la phase de la construction logique, de la maîtrise de la matière, en masquant les moments d’hésitation, d’indécision, le corps à corps difficile avec les mots, le travail de l’écriture. Or, nous conservons, dans ces dossiers, des pages de brouillons échappées à l’autodafé, très raturées, très travaillées, parfois réécrites plusieurs fois. Ainsi dans les dossiers de Pot‑Bouille (scènes entre Marie Pichon et Octave, chap. IV, Ms, NAF 10321, f°s 419‑426), d’Au Bonheur des dames (scène entre Denise et Mouret, chap. XII, Ms, NAF 10278, fos 364, 372‑375) ou encore de Germinal (descente du cheval Trompette, NAF 10308, fos 451‑453). Par ailleurs, les manuscrits remis à l’éditeur à fins d’impression sont faits de parties collées appartenant manifestement à des rédactions antérieures. Ce travail se poursuit dans les placards, dont certains, ceux de Nana par exemple, sont abondamment corrigés. Rien n’a été facile, simple. D’ailleurs, Zola se plaint constamment dans ses lettres de ses difficultés, il exprime constamment son insatisfaction devant ce qu’il fait. Hantises, doutes qu’il met en scène plusieurs fois, ainsi à travers Claude et Sandoz dans L’Œuvre. Difficultés réelles, même si, l’œuvre achevée, il éprouve de la satisfaction à avoir une fois de plus triomphé, à avoir apporté une pierre de plus au mur de livres qu’il construit et qu’il s’est plu à photographier4. Les choses ne se sont pas passées avec la tranquillité, l’absence de fièvre, la facilité que décrit le Dr Toulouse dans son Enquête sur le romancier5.
Quand on lit de près les dossiers préparatoires, on se rend compte que la réflexion de mise en place de l’intrigue dans l’Ebauche puis les plans est jalonnée de « À voir », « Voir à », « Voir si », « C’est à voir », « Peut‑être », « Régler cela d’après la logique »,… S’y multiplient les questions qui ne sont pas immédiatement résolues sur la présence de tel ou tel personnage dans une scène, sa ou ses motivation(s), sa caractérisation, la place d’un épisode, une précision à donner, etc. Le dossier est loin de tout régler. Celui d’Une page d’amour le montre bien : ces questions y sont très nombreuses dans les plans, probablement parce qu’ils sont exceptionnellement brefs et qu’il n’y en a qu’un par chapitre. On peut, grossièrement, regrouper ces mises en suspens, qui ne concernent pas que des détails, en quatre types :
Premier cas : une question est posée dont il n’est tenu aucun compte par la suite. L’idée est abandonnée. Ainsi, Zola pense‑t‑il d’abord situer les Artaud, dans La Faute de l’abbé Mouret, « du côté d’Antibes » ( Ms, NAF 10294, f°2), puis il poursuit, f°10 : « A la rigueur on peut voir la mer, comme une tache bleue », pour finalement ne plus faire allusion à l’idée, on comprend facilement pourquoi ; dans Une page d’amour, première partie, chap. III, il imagine qu’Hélène, qui a rencontré le Dr Deberle chez la mère Fétu, part la première, que la voiture du médecin la rattrape et il ajoute, ce qu’il ne retiendra pas, parce que les choses auraient été entre les deux personnages trop rapides : « une promenade sous les arbres peut‑être » (f° 424). Autre exemple d’idée abandonnée : faire passer les Hennebeau ou les Grégoire dans la ducasse et y mêler Maigrat, idée dictée au romancier par son désir de mener tous les personnages de front (une constante de sa création), mais qu’il rejette dans la rédaction définitive. Le dossier est, d’abord, le lieu de tous les possibles, Zola le rappelle dans une lettre du 26 novembre 1879 à un destinataire non identifié :
Il ne faudrait pas donner de rigidité scientifique à la formule expérimentale dans le roman. Cela est bon dans l’exposition de la méthode. Dans l’application, nous marchons encore en aveugles. C’est pourquoi je ne vais pas jusqu’à dire qu’il n’y a qu’un dénouement possible pour chaque roman ; il y a plusieurs dénouements logiques, selon que le romancier dispose les documents dont il reste le maître, tant qu’il ne les a pas employés.
Retenons, sans insister davantage pour l’instant, cette liaison entre logique et possibles, ce refus de la « rigidité scientifique » sur lequel Zola est revenu plusieurs fois, en particulier dans une lettre à Desprez du 4 septembre 1882, où il évoque précisément « la doctrine positiviste et la méthode expérimentale », « outils qui trompent le moins » aujourd’hui, mais il ajoute :
[...] dans l’application, il faut admettre l’hypothèse, et c’est par l’hypothèse qu’on marche en avant. Elle est fatalement notre domaine, à nous autres écrivains. [...] nous devons aller à la découverte des vérités entrevues.
Il faut tenir compte, beaucoup plus qu’on ne le fait généralement, de tout ce que Zola a dit ou écrit lorsqu’il était confronté à la pratique dans les dossiers préparatoires : ces réflexions non seulement nuancent les textes théoriques, mais apportent, souvent, des intuitions, des vues neuves, parfois fort en avant des affirmations théoriques.
Deuxième cas : le narrateur peut poser une question qui ne trouvera jamais de réponse, y compris dans le roman publié. Ainsi, dans Germinal, au chapitre III de la première partie : « Chaval vient de descendre, pourquoi ? » On ne saura jamais pourquoi le mineur a devancé ce jour‑là, exceptionnellement, ses camarades d’équipe. Absence de motivation assez rare dans le récit zolien qui, habituellement, par souci de vraisemblabilisation, justifie la présence ou l’absence des personnages, leurs trajets, leurs attitudes, mais qui n’en existe pas moins. Il reste, même sur ce plan, du mystère dans le personnage, des trous dans le récit. On peut voir que le texte définitif fait l’économie d’une partie des précisions que donnaient les plans, ou de précisions au sujet desquelles ils s’interrogeaient. Un exemple : « Et Deneulin emmené par les porions (?) criant ». Le texte imprimé se contente de : « On l’emmenait » (V, 3).
Quand on compare minutieusement les plans et le texte, on constate que, assez souvent, celui‑ci gomme, estompe, laisse du jeu, l’écriture étant bien moins systématiquement pointilleuse que la réflexion de mise en place qui la précède. Bien plus intuitive, plus inventive dans le détail, bien moins sourcilleuse de mimésis, de transparence, de connaissance de tous les tenants et aboutissants, de concaténation logique, l’écriture a force d’entraînement, les exemples suivent les montrent.
Troisième cas : Zola pose une question ou une idée dans le premier plan, la laisse en suspens, et la résout ou la développe dans le second, soit après un complément de documentation, soit, surtout, parce qu’il est porté par la mise en place de l’ensemble des premiers plans, qu’il a relus avant de bâtir les seconds : c’est ce qu’il appelle, aussi, la « logique », autrement dit, la coulée, la « poussée de l’écriture », dont il parle dès 1867‑1868 dans ses Notes générales sur la nature de l’oeuvre et dont il fait un de ses deux principes de création :
Tout le monde réussit en ce moment dans l’analyse de détail : il faut réagir par la construction solide des masses, des chapitres, par la logique, la poussée de ces chapitres, se succédant comme des blocs superposés, se mordant l’un l’autre. ( NAF 10345, f° 11/2)
Télescopage d’images qui rend sensible cette dynamique du texte en train de se faire en laquelle Zola croit. À l’écriture du fragment, non morceau inachevé mais petite unité autonome, qui caractérise les romans des Goncourt, juxtaposition de petites unités reliées par un fil conducteur, le personnage de Madame Gervaisais, par exemple, Zola préfère construire une structure, un système d’épisodes solidaires, prenant leur sens de leurs relations, de leurs rapports les uns avec les autres (« des blocs superposés se mordant l’un l’autre »). Par logique n’entend‑il pas alors le principe organisateur de ces rapports, de ce système de relations latent dans chaque épisode, qui se découvre et s’impose dans et par « la poussée de l’écriture » ?
Cette dynamique est créative. Zola imagine l’accouchement clandestin d’Adèle en toute fin de mise en place et de rédaction, dans le second plan du dernier chapitre de Pot‑Bouille, le chapitre XVIII. Rappelons comment il procède pour comprendre ce processus. Il commence par mettre en place une première série de plans, un par chapitre, appelés communément « premiers plans », qui sont des mises en place générales. Puis, après avoir relu l’ensemble de ses notes (ébauche, fiches personnages, documentation, premiers plans), et les avoir réparties à la fin des premiers plans, il passe aux « seconds plans », très construits, très travaillés, comportant des embryons de dialogues ou de descriptions, mais il ne les établit pas tous l’un après l’autre, il travaille le second plan d’un chapitre à la rédaction duquel il passe immédiatement, puis il aborde le second plan du chapitre suivant, le rédige, etc. Les seconds plans entrent donc dans le processus d’écriture, au sens propre, ils en constituent la première étape. Aussi Zola, qui, avec ce dernier chapitre veut « finir » les personnages et conclure le roman par une violente diatribe contre l’hypocrisie et la vilenie bourgeoises, imagine‑t‑il la grossesse d’Adèle enceinte de Duveyrier — on sait depuis le second plan du chapitre XIII que son patron abuse d’elle — et son accouchement dans la solitude de sa misérable soupente, pendant que, dans le salon du juge, au premier étage, il y a une réception au cours de laquelle on se gargarise de morale et on stigmatise les filles infanticides, Duveyrier, qui va être nommé président de chambre et officier de la Légion d’honneur, le premier.
Quatrième cas : Zola peut poser une question qu’il ne résout pas dans le dossier. Un exemple : « Catherine a‑t‑elle des regrets, et son attitude devant Etienne. Il faut analyser cela. [...] Régler d’après la logique. » (Deuxième plan du chapitre 1 de la troisième partie de Germinal)
La « logique » est ici le travail de l’écriture mimant les personnages, endossant leurs différentes identités. Les nombreuses mises en attente que sont les « À voir, « régler »,… témoignent de la confiance de Zola dans cette invention de l’écriture, qui est expérimentation, herméneutique de l’humain. C’est alors qu’entrent en jeu, que surgissent les multiples expériences de toutes sortes, le vécu, les souvenirs de l’« écrivant », l’acquis, les strates diverses constituant sa personnalité, qui viennent s’appuyer sur les modèles, qu’ils soient implicites, assimilés, ingérés, devenus des automatismes de la pensée ou de l’écriture, ou explicites. Autant de tremplins pour le « saut dans les étoiles », dans l’hypothèse, dans l’intuition novatrice.
Tout ce qui, dans les romans, est comportement du personnage, rapport à l’Autre, rapport à l’espace, toutes ces intuitions de détail qui attirent actuellement les chercheurs et font la modernité des œuvres, relève exclusivement de ce travail de l’écriture, d’un réalisme qu’on pourrait qualifier d’ « imaginaire » et qui a plus de force, de pénétration que le réalisme documentaire, Zola le sait. Les fiches personnages qu’il établit dans ses dossiers, se bornent à poser quelques faits, quelques traits de caractère.
La dynamique de l’écriture peut, aussi, entraîner une scène plus loin que prévu initialement. On se rappelle un des moments les plus tragiques de Germinal, la mort de la petite Alzire. On peut suivre la manière dont, du premier plan au texte définitif, elle s’est modifiée.
Dans le premier plan, Zola imagine simplement qu’un des enfants Maheu est malade :
Une scène centrale, des enfants demandant du pain chez les Maheu. Un malade, le désespoir farouche du père, attitude de la mère. Voir si des enfants ne sont pas allés demander l’aumône sans rien rapporter. (f° 282)
Il développe l’idée dans le second plan en accentuant le côté mélodramatique, mais sans faire mourir la petite Alzire :
f° 287: Alzire malade [...] descendue, enveloppée dans une couverture
f° 288: Alzire grelottant
f° 291: Et la scène abominable de misère. Les petits sont rentrés. Ils étaient allés mendier. [...] Alzire de plus en plus mal. Et les petits pleurant parce qu’ils ont faim. Le docteur arrive : « Elle n’a rien, elle a faim, voilà tout »
C’est au moment de la rédaction que, porté par une émotion tout à fait réelle, mais aussi par la pensée du lecteur et la volonté de frapper, il imagine un dénouement mélodramatique :
« Tiens ! la voilà qui passe ... Elle est morte de faim, ta sacrée gamine. »
La scène devient alors exemplaire et prend valeur symbolique :
« Et elle n’est pas la seule, j’en ai vu une autre, à côté ... »
On le constate donc, cette dynamique de l’écriture est bien créative. Il arrive que le travail préparatoire, qui est aussi création mais, nous l’avons vu, essentiellement de l’ordre de la réflexion, ou, aussi important, de l’ordre du jeu6, soit bloqué à un moment. Un exemple : les difficultés rencontrées par Zola pour mettre en place le personnage d’Etienne dans Germinal. Pendant la quasi totalité de l’Ébauche, il confie le premier rôle à Catherine. Etienne, chargé d’une lourde hérédité alcoolique qui le pousse au meurtre, a pour seul rôle d’être un des deux amants de la jeune fille. Mais tout change quand, après le voyage à Anzin, Zola, qui a besoin d’un porte‑parole pour exprimer ce qu’il a vu, décide d’en faire le fil conducteur du roman et un syndicaliste. « Le pis est que cela change tout mon plan », commente‑t‑il au f° 94 de l’Ébauche, qui en comporte 96. Désormais, Etienne sera le « lien conducteur », puis, nouvelle modification entraînée par la première, « un personnage central. [...] Un héros enfin », note‑t‑il dans un feuillet ajouté à la fiche personnage. Mais celui‑ci n’en est pas pour autant clair, car Zola, ne renonçant pas facilement à ses idées, n’arrive pas à en concilier les différents aspects : meurtrier par hérédité, syndicaliste, héros. Il abandonne et note : « Le caractère complexe d’Etienne s’établira en écrivant »7. À ce moment‑là seulement, lorsque le texte est en train de se faire, l’indéterminé surgit avec sa logique et s’impose. L’écriture découvre ce que l’Ébauche ou les fiches personnages ou les plans n’avaient pas déterminé.
Un dernier exemple très connu montre comment cette « poussée de l’écriture » peut faire basculer le sens d’un roman. Ce n’est que dans un ajout au premier plan du chapitre 3 de la IIIe partie de Germinal8, donc très tardivement, après la mise en place de tous les premiers plans et au moment de la relecture de leur ensemble, que Zola développe, pour la première fois, la métaphore de la germination contenue dans le titre. Jusque‑là, celui‑ci ne renvoyait qu’à la journée révolutionnaire de Germinal An III au cours de laquelle les femmes révoltées étaient allées demander du pain. Ce développement est lourd de conséquences : il entraîne la modification du dénouement et du sens du roman. Zola avait d’abord prévu de faire se terminer l’œuvre comme elle avait commencé, Etienne quittant Montsou par une nuit pluvieuse, vision catastrophique de l’avenir qui s’exprime dès les premières lignes de l’Ébauche et qui est présente dans 17 des 23 titres qu’il a essayés. Cette « poussée de l’écriture » se heurte aux stéréotypes, modèles, peurs, essentiellement à l’œuvre dans toute ébauche (dans celle de Germinal, il s’agit du souvenir de la Commune réactivé par les attentats anarchistes récents). Elle les infléchit, ou plutôt dépose une nouvelle strate, une nouvelle couche du texte qui s’articule plus ou moins aisément à ce qui est déjà là, d’où des points de rupture, des ambiguïtés. La peur du cataclysme, en effet, continue à travailler le récit, sous les affirmations optimistes de lendemains meilleurs. On pourrait multiplier les exemples, évoquer, entre autres, dans ce même roman, l’invention tardive, dans l’entraînement de l’écriture, de Pologne, la lapine de Souvarine.
Les dossiers sont aussi le lieu du laisser‑aller à ce que Zola appelle sa « fantaisie », qu’il peut tenter de canaliser, mais qui est capitale dans sa création et que l’on a trop tendance à occulter pour ne garder que l’image du constructeur. La plume court alors, sans retenue, des zones secrètes affleurent. Ainsi dans ces traces sur la page, cinq traits en zigzags tracés d’une plume allègre à la fin de la mise ne place de cinq chapitres de Germinal. Cinq Z, cinq signatures, traces évidentes de la satisfaction d’avoir mis en place le chapitre, mais tout autant jouissance de l’ordre du fantasme. Dans les cinq cas, il s’agit de chapitres où se déroulent des scènes fortes, de violence, de mort et d’amour mêlés :
II, 4 : chez les Maheu : le retour du père, le lavage, le « dessert ».
VI, 3 : Etienne et Chaval se battent sauvagement devant Catherine.
VII, 2 : Souvarine vient de scier le cuvelage. Il voit passer les mineurs, dont il sait, et le lecteur aussi, qu’ils vont à la mort.
VII, 4 : Bonnemort tue Cécile.
VII, 5 : la nuit de noces dans la mine, la mort de Catherine.
Maupassant rappelait « que la nuit où Flaubert écrivit l’empoisonnement de madame Bovary, il fallut aller chercher un médecin, car il défaillait, empoisonné lui‑même par le rêve de cette mort, avec des symptômes d’arsenic »9. Zola sort, lui aussi, épuisé, il l’avoue dans ses lettres, de ses « rêves », qui tiennent une place capitale dans sa création. L’Ébauche de Nana en donne un bon exemple, Nana dont il sort malade, « trois jours de lit avec des douleurs nerveuses abominables », écrit‑il à Céard, le 20 janvier 1880.
Cette ébauche ne commence pas, comme d’autres, par une idée générale, du type : « Montrer le milieu peuple et expliquer par ce milieu les mœurs du peuple » (L’Assommoir), ou : « Je veux, dans Au Bonheur des dames, faire le poème de l’activité moderne », mais par le nom de l’héroïne :
Nana rêvant de tout ce qu’il y a de beau, le gaspillage, les folies ruineuses, toilettes, meubles, bijoux, dentelles, voiture et chevaux, cuisines [sic] ‑ Coulage effroyable ‑ Régnant sur la bêtise de tous et prenant plaisir à avilir. La vraie fille sans passion. Aimant ça pourtant. Bonne fille.
Un peu plus bas, sur la même première page, Zola note :
Toute une société se ruant sur le cul. Une meute derrière une chienne, qui n’est pas en chaleur et qui se moque des chiens qui la suivent. Le poème des désirs du mâle. [...] Il me faut donc montrer Nana centrale, comme l’idole aux pieds de laquelle se vautrent tous les hommes.
Deux syllabes, à « la vivacité chantante », dont Zola écrit, dans son chapitre I : « C’était une caresse que ce nom, un petit nom dont la familiarité allait à toutes les bouches. Rien qu’à le prononcer, la foule s’égayait et devenait bon enfant », et un fantasme : « la vraie fille », mettent en marche la chaîne des procédures, dans la jubilation. Un mot : le cul, une image : une chienne suivie d’une meute de chiens, une vision: des ruines et des cadavres aux pieds de la femme, vont être ressassés et amplifiés dans l’Ébauche, puis dans les plans jusqu’à cette notation : « Le c. transformé en soleil, rayonnant » (f° 143, plan du chapitre XIII), puis dans le roman.
L’Ébauche de Nana est une des plus courtes des Rougon‑Macquart. Zola a d’emblée mis en place le schéma général et les relations entre les personnages en se bornant à reprendre ce que ses informateurs lui ont dit. Sa seule difficulté est d’introduire dans ce schéma un drame, du mouvement. Il va le faire grâce à Muffat. L’essentiel, pour lui, n’est pas dans ce travail de construction, ou dans l’exacte reconstitution d’un milieu, le monde galant, dans lequel il n’a pas pénétré, mais qu’il « rêve », comme il « rêve », dans la dernière scène, la mort de la jeune femme. Il a plusieurs fois demandé à Céard, avec insistance, des notes précises sur un masque de variolique, et, alors que son ami continue à remuer ciel et terre pour le satisfaire, il lui écrit, non sans quelque désinvolture, de ne plus chercher : « mon siège est fait, et j’en suis si content que je ne le corrigerais pas, même sur des documents exacts. » Nana, idole énorme, a, dès le premier mot de l’Ébauche, imposé ses folies ruineuses, les désastres qu’elle accumule, son corps qui enflamme, « apportant le coup de folie de son sexe, ouvrant l’inconnu du désir », véritable enjeu du roman et de son écriture.
Le 9 août 1879, Zola parle à Flaubert du « petit frémissement » qu’il a « dans la plume » et qui lui a « toujours annoncé l’heureux accouchement d’un bon livre ». Poussée de l’écriture, coulée du désir, il nous invite aux métaphores. Jusqu’à quel point ? « Il me faut donc montrer Nana centrale », note‑t‑il aussi dans le début de l’Ébauche citée ci‑dessus. Ce qui nous amène à nous demander si les exhortations du dossier, les consignes si nombreuses n’étaient là, souvent, que pour canaliser les laisser‑aller, comme des garde‑fous, que pour donner un sens, que pour affirmer, quand même, la maîtrise du constructeur ? Ne devons‑nous pas les relativiser ?
En effet, à cause de l’existence des dossiers préparatoires, à cause des affirmations répétées de Zola sur sa méthode, on met souvent presque exclusivement en évidence son art de mécanicien du récit, son habileté à insérer des fiches documentaires, on insiste beaucoup sur le côté volontaire, lucide, maîtrisé de son écriture. Mais, si l’on peut dire que les dossiers sont « de part en part « artefacts », c’est‑à‑dire arrangement réglé de matières (au sens quasi rhétorique du terme), dispositifs heuristiques répartis selon une typologie stratégique »10, ils sont aussi le lieu de l’indécision, nous venons de le voir, comme aussi celui des laisser‑aller à ce que Zola appelle sa « fantaisie ». Et ces rêveries sont nombreuses et tout à fait étonnantes : qu’on relise, dans le volume II de cette édition, le dénouement rocambolesque, voire délirant, qu’il avait d’abord imaginé pour L’Assommoir (f°s 85‑86 et 169) ou l’épisode entre Archangias et La Teuse, tout aussi déconcertant sous sa plume, qu’il commença à rédiger et dont on retrouve un extrait au verso du f° 106 du dossier de Son Excellence Eugène Rougon. On peut aussi se rappeler les rêveries autour du petit estropié ou du puits de mine abandonné que contient celui de Germinal. Cette fantaisie se développe dans les dossiers, parce qu’ils ne sont pas destinés à la publication, et que la plume peut y courir au fil du rêve, sans entraves, sans autocensure.
Le texte zolien se fait à plusieurs niveaux, non selon une logique, mais selon des logiques, qui ont leur temps propre, et qu’il faudrait mieux déterminer dans leurs modalités et leur imbrication complexe. En tout état de cause, il faudrait redonner une place importante, sinon capitale, à la dynamique de l’écriture, portée par une émotion, une image, un mot, une odeur –odore di femina – un fantasme, un jeu de couleurs... Les dossiers préparatoires, irremplaçables sur ce plan, nous aident à voir plus clair dans ces processus complexes de la gestation des œuvres.
1 Voir la préface du volume II de cette édition.
2 Henri Mitterand, « Programme et préconstruit génétiques : le dossier de L’Assommoir », Essais de critique génétique, Flammarion, coll. « Textes et manuscrits », 1979, pp. 199 et 201.
3 Voir le titre, « Méthode de travail », du chapitre IX du livre de Paul Alexis, Emile Zola. Notes d’un ami, Charpentier, 1882, première biographie de l’écrivain, inspirée par Zola.
4 À l’imitation de Balzac, grand architecte, constructeur d’une « tour de Babel » Le Rappel, 13 mai 1870, O.C., t. X, p. 924).
5 Dr Edouard Toulouse, Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie, t. I, Introduction générale, Emile Zola, Société d’éditions scientifiques, 1896, 285 p.
6 Ainsi dans le dossier de La Bête humaine : « C’est une femme qui fait tuer son mari par un amant. Ou peut-être son amant tue son mari. À moins que ce ne soit le mari qui tue l’amant. » (f° 347/10)
7 Voir Colette Becker, « Du meurtrier par hérédité au héros révolutionnaire. Etienne Lantier dans le dossier de Germinal », Cahiers de l’U.E.R. Froissart, automne 1980, pp. 99-111).
8 F° 130: « Autrefois une brute. Peu à peu, il devient un homme (Germinal). Très important, c’est le pivot du chapitre. » Ce qui donnera dans le roman : « Ah ! ça poussait, ça poussait petit à petit, une rude moisson d’hommes, qui mûrissait au soleil. »
9 L’Echo de Paris, 24 novembre 1890, in Gérard Delaisement, Maupassant journaliste et chroniqueur, Albin Michel, 1956, p. 207-208.
10 Claude Duchet, Préface à La Fabrique de Germinal, édition par Colette Becker du dossier préparatoire, SEDES, 1986.