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Le 14 août 1853, en pleine rédaction de son roman, Gustave Flaubert confiait à Louise Colet :
« Ma pauvre Bovary sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même. »
Cette « généralité » d’Emma, vérifiable dans le réel, constitue‑t‑elle un « type », une symbolisation de « la femme insatisfaite » aussi universelle qu’Arpagon en figure de « l’avare » ? Flaubert précise aussi qu’Emma souffre d’une maladie commune aux femmes ‑ vouloir l’impossible ‑ mais en laissant entendre que cet irréalisme (« demander des oranges aux pommiers ») ne constitue lui‑même que le symptôme d’un mal complexe. Simplifiant le problème, Jules de Gaultier, en 1911, estime qu’il s’agit d’une « tare » affectant tous les personnages de Flaubert et invente la notion de « bovarysme « pour désigner le « pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est ». Ainsi défini, le bovarysme n’est pas spécifiquement féminin : le « bovarysme sentimental » d’Emma se retrouve chez Frédéric Moreau, il y a un bovarysme « intellectuel et scientifique » chez Homais, etc. En réalité, Emma Bovary reste réfractaire à la réduction abstraite que suppose le type : sa « vérité », à la fois complexe et paradoxale, se compose d’une constellation de caractéristiques (insatisfaction, échec conjugal, séduction, désir insatisfait ambiguïté sexuelle, assujettissement au stéréotype, fragilité nerveuse, authenticité tragique, suicide) dont la cristallisation finit, dans le récit, par acquérir la forme d’un destin et la portée d’un mythe. Si le roman tel que le pense Flaubert devient le lieu d’émergence d’un équivalent moderne du mythe, c’est au sens platonicien de mutos, comme fiction narrative contenant une vérité complexe non formulable abstraitement par la voie logique du concept. Madame Bovary contient la première expression d’un mythe sans doute toujours actuel : la difficulté fondamentale d’être une femme dans la société contemporaine.
Le mythe de l’échec conjugal
Au sens le plus communément reçu, Emma symbolise une nouvelle image de la femme « mal mariée » : celle qui se pense comme telle, sans raison caractérisée, et à l’insu même de son partenaire. Charles Bovary n’a aucun soupçon des dégoûts qu’il provoque dans l’esprit de son épouse. L’un et l’autre vivent enfermés dans un monde de valeurs opposés : pour Charles, le bien‑être bourgeois et la vie de famille, la campagne ; pour Emma, le désir de vie mondaine, de passion et d’imprévu, la grande ville. Flaubert donne à voir, à travers les répulsions d’Emma, un nouveau topos : l’incommunicabilité radicale du couple, une incompréhension réciproque d’autant plus frappante qu’elle ne s’exprime par aucune dispute ni aucun conflit déclaré. Au mythe romantique du mariage d’amour comme accomplissement, le « bovarysme » substitue celui de l’échec conjugal comme fatalité ordinaire :
« Elle se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du mariage, du ménage, ses rêves tombant dans la boue comme des hirondelles blessées, tout ce qu'elle avait désiré, tout ce qu'elle s'était refusé, tout ce qu'elle aurait pu avoir ! et pourquoi ? pourquoi ? »
Mais aux « souillures du mariage », l’infidélité ne fera que substituer « la désillusion de l’adultère ». Les déroutes sentimentales d’Emma et son échec conjugal ne sont peut‑être que les symptômes d’un malaise profond qui vient d’ailleurs.
Désespoir et stéréotypes
Emma souffre d’un véritable désespoir existentiel qui ne paraît motivé que par de vagues aspirations déçues. Élégances, luxe, haute société, inattendu, aventure sentimentale constituent les seuls manques d’une vie par ailleurs équilibrée et confortable. Flaubert est le premier romancier à faire de cette petite tragédie morale l’objet d’une mise en scène littéraire détaillée et à montrer que l’on peut mourir de ne pas jouir du superflu. Mais ces aspirations futiles et ces insatisfactions fatales agissent d’autant plus profondément sur la personnalité d’Emma qu’elles ne lui appartiennent pas en propre : elles expriment la nuisance des stéréotypes qui habitent la langue (poncifs sentimentaux, clichés romantiques, idées reçues bourgeoises, lieux communs littéraires, images toutes faites des keepsakes, etc.) et qui s’imposent à sa faculté de penser le monde, les valeurs, et le sens de sa vie. Par l’habile montage narratif d’une centaine de clichés qui préfigurent le projet du Dictionnaire des idées reçues, Flaubert installe au cœur du bovarysme l’anonymat d’un processus mortel : la vie prise au piège d’une minéralisation du sens. C’est la première fois en littérature qu’un roman met en scène des personnages peu doués intellectuellement et de classe sociale inférieure, assujettis à la toute puissance des stéréotypes. Emma souffre et finit par mourir de ne pouvoir donner forme dans son expérience à des représentations littéraires (les rêves romantiques de sa jeunesse) et à des préjugés sociaux (les fascinations de la petite bourgeoisie provinciale pour l’aristocratie locale et le grand monde de la ville). Le mythe d’Emma est inséparable d’une transcendance tragique — la toute‑puissance des idées reçues — et de sa déconstruction critique.
Les désillusions de l’adultère
Parmi les stéréotypes qui pilotent à son insu la conduite d’Emma, le mythe romantique de l’adultère passionnel la conduit avec enthousiasme à sa première aventure extra‑conjugale avec Rodolphe :
« Elle se répétait : « J’ai un amant ! un amant ! » se délectant à cette pensée comme à celle d’une autre puberté (...) Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire (...) Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire (...) »
Abandonnée par son premier amant qui la dominait et qui a fini par se lasser d’elle, Emma tente une nouvelle expérience avec le jeune Léon qu’elle domine, mais dont elle finit à son tour par se dégoûter. Flaubert conclut par une formule qui le conduira tout droit devant les tribunaux :
« Emma retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes du mariage. »
Au terme de ses expériences, l’héroïne se retrouve plus démunie que jamais, moralement mais aussi matériellement, selon un parallélisme de l’échec sentimental et de la déroute financière qui constitue probablement l’une des significations fortes de ce mythe moderne.
Démythification de « l’avoir »
Emma a cherché, sans succès, à « avoir » un amant comme elle s’est dotée, avec moins de satisfaction encore, d’une panoplie d’objets substitutifs jouant le rôle de signes du bonheur : vêtements de luxe, colifichets orientalisants, accessoires à la mode, mobilier, cadeaux à ses amants, etc. Sa vie sentimentale et rêveuse est inséparable d’un empire de plus en plus étendu d’objets‑fétiches qui matérialisent des stéréotypes et dont elle s’entoure, grâce à l’entremise du marchand Lheureux, moyennant de fortes dépenses. Dans la logique du récit, c’est cette inextinguible soif d’objets qui conduit Emma du surendettement à la ruine, et de la saisie au suicide. Il s’agit d’une parabole. Pour Flaubert, la mythologie romantique, dégradée en idées reçues, a donné naissance à un monde de fausses valeurs qui se dégradent elles‑mêmes en marchandises. Les aspirations éthérées du romantisme ont pour réciproque et pour motivation l’enjeu bien réel des intérêts marchands acharnés à vendre du rêve. Le mythe féminin qu’incarne Emma est un mythe à valeur critique : il conduit le lecteur à comprendre la stéréotypie romantique comme un processus d’aliénation mis en œuvre par la révolution industrielle. À travers les illusions fatales d’Emma et les boniments de Lheureux, ce que Flaubert saisit à sa naissance, c’est le principe même de réification induit par « l’industrialisme » : l’impact sur des psychologies faibles d’une société marchande et publicitaire, créatrice de besoins artificiels. Pour combler le manque d’être que creuse en elle le discours des clichés, Emma choisit la fuite en avant dans les substitutions métonymiques de « l’avoir » sans soupçonner qu’elle se prend au piège, réel et mortel, de la valeur d’échange. Cette démystification, qui n’a sans doute rien perdu de son actualité, trouve sa translitération contemporaine dans Les Choses, de Perec, véritable réécriture de l’histoire d’Emma.
Le mythe du désir « inassouvissable »
En novembre 1850, alors qu’il s’interrogeait sur ses projets littéraires, Flaubert écrivait d’Orient à son ami Bouilhet :
« A propos des sujets, j’en ai trois qui ne sont peut‑être que le même (...) : 1° Une nuit de Don Juan (...) ; 2° l’histoire d’Anubis, la femme qui veut se faire baiser par le Dieu. (...) ; 3° mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique entre son père et sa mère (...) ».
Une lettre de 1857, écrite après la rédaction du roman, suggère que Madame Bovary serait née du troisième sujet :
« (Emma) est une nature quelque peu perverse, une femme de fausse poésie et de faux sentiments. Mais l’idée première que j’avais eue était d’en faire une vierge, vivant au milieu de la province, vieillissant dans le chagrin et arrivant ainsi aux derniers états du mysticisme et de la passion rêvée (...) Pour rendre l’histoire plus amusante, au bon sens du mot, j’ai inventé une héroïne plus humaine, une femme comme on en voit davantage ».
Né dans le contexte d’une réflexion sur Don Juan et Anubis, le projet de Madame Bovary n’est pas séparable de la question du mythe. Anubis sera à l’origine de Salammbô, mais la psychologie d’Emma préfigure à certains égards celle dont sera dotée la fille d’Hamilcar. Comme Salammbô, Emma est animée par le désir « inassouvissable » d’un amant divin : une aspiration absolue qui, en dépit de toutes ses limites intellectuelles, fait d’elle une héroïne de dimension mythique. Quelle que soit la médiocrité de ses aventures, l’amour d’Emma et sa puissance à désirer sont donnés pour infinis, dans une sorte de suspension du relatif où le désir parvient à la transfigurer en une figure qui fascine (« Emma » = celle qui « Aima »). Il y a là un paradoxe voulu par Flaubert : après avoir désymbolisé les rêves romantiques comme stéréotypes réifiés en marchandises, l’auteur en restitue la puissance symbolique première, sous forme négative, à travers l’authenticité des souffrances d’Emma. Le « bovarysme » est bien soif de l’impossible, conscience douloureuse d’un outre‑monde inaccessible, où l’on peut voir, avec Baudelaire, le prolongement d’un idéalisme de la transcendance. Il participe aussi de cette irréductible fracture entre rêve et réalité qu’avait cherché à explorer Nerval et tout une tradition romantique, de Nodier, à Gautier. Mais le désir inassouvissable d’Emma est aussi plus que tout cela : il est la forme d’un désir rendu fou de ne pouvoir s’exprimer qu’à travers ses ratures et ses repentirs, sans jamais parvenir à atteindre sa formulation exacte, son style. Le désir d’Emma est mythique parce qu’il est, à son insu, une métaphore de l’art lui‑même. Ce qu’il postule, c’est sa propre sublimation sous la forme d’une création, d’une œuvre capable d’atteidre l’autre : peut‑être faut‑il y voir un des sens de l’énigmatique formule de Flaubert :
« Madame Bovary, c’est moi ».
Mais le drame d’Emma est précisément de ne pouvoir éprouver l’intensité de ce désir qu’à l’intérieur d’un espace où son objet constamment se dérobe : le face à face de la sexualité.
Le mythe sexuel
Emma est belle et séduisante : elle incarne un certain idéal de la femme désirable, d’autant plus efficacement que Flaubert laisse son apparence physique dans un certain flou. Mais le sex‑appeal d’Emma contient aussi quelques signes d’ambiguïté : à la manière de G. Sand,
« elle portait, comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage, un lorgnon d'écaille ».
Il lui arrive de délaisser ses robes pour des vêtements masculins, elle aime manier la cravache, etc. Avec son mari, comme avec son premier amant, Rodolphe, ce jeu ne remet pas vraiment en cause sa féminité. En revanche, avec son second amant, Léon, Emma fait l’expérience d’une inversion des rôles sexuels : Léon se féminise et finit par devenir « la maîtresse d'Emma » qui, dans le même temps, acquiert une sorte d'ascendant masculin sur son amant. Cet échange des rôles, voulu par Flaubert, s’est aussi imposé à lui, à tel point que sa plume à plusieurs reprises dérape dans les scénarios : pour désigner Léon face à Emma, il écrit « elle », et il arrive à l’écrivain d’accorder Emma au masculin. Baudelaire a pressenti ces ambiguïtés en faisant l'éloge d’une héroïne « androgyne », dont les caractéristiques viriles s'accordent mystérieusement à une profonde féminité. Parallèlement à cette image totalisante, le texte dispose çà et là les signes d’une dimension mythique de la sexualité d’Emma :
« Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset, qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. »
Enfin, les manuscrits développaient l’image exacerbée d'une Emma devenue « experte en voluptés » :
«départs de Rouen noyée de foutre, de larmes, de cheveux et de champagne (...) Manière féroce dont elle se déshabillait jetant tout à bas (...) sang au doigt de Léon qu'elle suce — amour si violent qu'il tourne au sadisme — plaisir du supplice ».
Ces tentations vampiriques et sadiennes n’ont pas franchi la limite de l'écriture privée, mais il reste dans le texte publié toutes sortes d’allusions cryptées et une certaine tendance du récit amoureux à approfondir, chez Emma, la part des ténèbres :
« Il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l'étreinte de ces bras, quelque chose d'extrême, de vague et de lugubre....»
Emma, par brèves images syncopées, préfigure quelquefois le profil nocturne d'une héroïne de G. Bataille. Et si le véritable objet de son désir était précisément la seule chose que l’on puisse se donner irréversiblement, la mort ?
Le mythe féminin qui s’invente dans Madame Bovary n’est pas celui de la femme fatale et castratrice : il faudra attendre pour cela Hérodias et la figure de Salomé, la petite Lolita qui tue. Emma incarne au contraire le mythe de la féminité comme figure fatale du manque. Son histoire se termine par un suicide qui appartient lui‑même pleinement à la cohérence d’un mythe dont Flaubert s’est par ailleurs employé à souligner, et même à mettre en scène, la théâtralité. Les illusions de jeunesse, l’horreur du mariage, le désir, l’échec de l’amour, les bouffées délirantes, le suicide et jusqu’à l’amertume de l’arsenic : toutes les composantes dramatiques du destin d’Emma se trouvent mises en abyme, à un moment clé du récit, par la scène de l’opéra, cette fameuse représentation de Lucie de Lammermoor, qui ouvre la troisième partie du roman sur la valeur prémonitoire d’une sinistre homophonie (l’amère mort). Des romans de Walter Scott, lus par Emma dans sa jeunesse, à l’œuvre dramatique de Donizetti, vue par Flaubert quelques mois avant la rédaction, et de cet opéra au roman lui‑même, le mythe de la femme mal mariée atteint avec Madame Bovary une complexité dans laquelle s’exprime une nouvelle vision du monde, qui reste en partie la nôtre : un romantisme critique déjà hanté par les promesses du freudisme mais aussi habité par la tentation du nihilisme, le romantisme de la désillusion.