Sommaire
Ce travail est issu de deux mémoires1 consacrés aux prépublications d’À la recherche du temps perdu qui ont paru du vivant de Marcel Proust dans Le Figaro et dans La Nouvelle Revue française. Je me suis également intéressé au texte « Jalousie », publié dans les Œuvres libres2 en 1921. En outre, analyser les prépublications du Figaro m’a conduit à me servir de l’ouvrage Chroniques3 qui réunit une grande partie de la production journalistique proustienne et inclut les prépublications. Bien qu’il n’ait pas été composé par Marcel Proust lui-même (il fut publié en 1952 à l’initiative de Robert Proust), ce recueil permet toutefois, par la présence indifférenciée des prépublications parues dans Le Figaro en 1912 et 1913 au sein de l’ouvrage, de poser la question de l’ambiguïté générique de ces textes.
Pourquoi parler d’ambiguïté ? Si ces textes sont bien des prépublications – il s’agit d’extraits d’un manuscrit en évolution et leur contenu introduit les grandes thématiques d’À la recherche du temps perdu ainsi que sa philosophie romanesque –, il faut toutefois considérer le montage dont ils sont le résultat et la réécriture dont ils ont bénéficié. À la lecture (du lecteur du Figaro en 1912 et 1913, ignorant de ces procédés, ou du lecteur contemporain, sensible aux différences entre le roman publié en 1913 et les textes du Figaro, ou du chercheur investi dans l’évolution du manuscrit à cette période, et soucieux d’établir l’influence de ce manuscrit sur ces prépublications, et vice versa), par les modifications que Proust inflige au texte source (le manuscrit qu’il retravaille alors sans cesse, en attendant de trouver un éditeur), ces modifications donnent à lire une prose hybride, ambiguë, à la fois poétique (la pratique du montage elle-même témoigne d’une volonté de produire un texte poétique), et proche de la chronique journalistique que l’auteur a alors l’habitude d’écrire pour Le Figaro. Cette ambiguïté des prépublications a servi de point de départ à mes réflexions. Elle m’a amené à rechercher l’origine des fragments montés et les modifications qui leur ont été apportées pour produire de tels textes. Il ne s’agit toutefois ici que d’une comparaison entre le roman publié et les prépublications, et non d’une comparaison entre les manuscrits à leur stade d’écriture en 1912 et 1913 et ces textes, bien que j’aborde le domaine génétique. Finalement j’ai été conduit à analyser une pratique d’écriture, à questionner le statut de ces textes : que sont-ils ? Sont-ils des variantes, des textes autonomes ? Quel est leur genre ? Sont-ce des poèmes en proses ? des articles ? Et enfin, à réfléchir plus largement à ce qui, dans le style, dans l’écriture, dans l’art poétique et dans la philosophie romanesque, permettrait, comme en témoignent les prépublications, de produire une infinité de textes à partir d’une même source.
Les quatre prépublications du Figaro, « Au seuil du printemps. Épines blanches, épines roses4 », « Rayon de soleil sur le balcon5 », « L’église de village6 » et « Vacances de Pâques7 » font l’objet d’une hésitation de Proust lui-même au sujet de leur genre. Le double statut de Proust, alors à la fois écrivain et contributeur régulier au Figaro, complexifie encore davantage l’exercice de détermination générique de ces textes pour le lecteur d’aujourd’hui. Enfin, et surtout, la distance des prépublications vis-à-vis de l’intrigue romanesque telle que nous la connaissons, favorise une dimension plus strictement initiatique de ces textes : elles fonctionnent en effet comme des démonstrations pédagogiques adressées au potentiel futur lecteur du roman que Proust est en train d’élaborer. Le manuscrit de ce roman, dès lors, s’apparente à un matériau indéfiniment malléable et interchangeable, susceptible d’engendrer poèmes en prose ou chroniques journalistiques, démonstrations d’un art poétique de l’ambiguïté et de l’« inachevabilité8 ».
Il semble primordial de revenir sur le contenu de ces quatre textes et sur la provenance des extraits choisis et montés, tout en tenant compte du contexte narratif dans lequel ils interviennent dans le roman publié, pour mieux mettre en avant les changements opérés au sein des prépublications et mettre en valeur leur dimension poétique et journalistique.
« Épines blanches, épines roses », publié en mars 1912, met en scène, dans une introduction inédite, écrite spécifiquement pour le journal, un narrateur qui sent son cœur battre à la lecture du mot « aubépine », et qui revient, dans un processus conscient et immédiat, sur trois moments constitutifs de sa relation aux aubépines, de son affect, ou, comme Proust l’explique dans une lettre à son ami Antoine Bibesco, sur « l’histoire de (s)on impression9 ». Les passages qui ont servi à ce montage sont disséminés dans « Combray » (RTP, I, 111, 113, 136-138, 143), où ils sont relativement peu éloignés les uns des autres, mais ne sont pas mis en rapport comme dans la prépublication. Dans le roman, le contexte est le suivant : à l’église, où le narrateur commence à fréquenter les Vinteuil, les aubépines sont « inséparables des mystères de la célébration » (I, 110) ; dans un second temps, à Tansonville, le narrateur croise Gilberte sans pouvoir l’approcher et, rappelé par son père et son grand-père, il gagne un petit chemin « bourdonnant de l’odeur des aubépines » (I, 136); dans un troisième temps, avant de retourner à Paris, le narrateur va « dire adieu » aux aubépines, se comparant alors lui-même à une « princesse de tragédie », en citant Phèdre, dans une scène presque comique (RTP, I, 143). La prépublication, comme les trois qui suivront, bénéficie d’une introduction inédite (on ne la trouve pas telle quelle dans le roman, mais le narrateur âgé qui relate ces trois temps ressemble à celui d’À la recherche du temps perdu). Les trois temps sont séparés typographiquement, et les passages sont, comme nous le verrons, sortis de leur contexte par rapport au roman. Dans une lettre de mars 1912 adressée à Georges de Lauris, Proust parle, à propos d’« Épines blanches, épines roses », d’un « extrait mais arrangé10 ».
« Rayon de soleil sur le balcon », paru en juin 1912, adopte sensiblement la même structure : le narrateur revient dans une introduction inédite sur l’histoire d’une impression, à la vue d’un rayon de soleil sur un balcon cette fois : il ressent « une espérance de rien, une espérance désaffectée de tout objet, et pourtant, à l’état pur, une timide et tendre espérance11 ». Dans le roman, cette espérance est liée à Gilberte, qu’il doit retrouver aux Champs-Élysées, dans « Noms de pays : le nom » (RTP, I, 388-390, 395, 397, 399, 405). Le jeune narrateur y interroge nerveusement le ciel pour savoir si le temps sera favorable à ses retrouvailles avec la jeune fille ; puis, lorsqu’il la voit paraître au bout de la rue, l’enthousiasme le gagne ; enfin, sa préoccupation persistante pour tout ce qui concerne sa famille et son nom suscite la curiosité de son père. En complément de l’introduction inédite, de nombreux éléments sont ajoutés entre les passages montés eux-mêmes, et une conclusion également inédite vient donner au texte une dimension fortement analytique.
« L’église de village », paru en septembre 1912, bénéficie d’une introduction plus singulière que les deux prépublications précédentes. Elle s’apparente davantage à une introduction de « chronique » journalistique, où le narrateur-journaliste se place dans la lignée de Maurice Barrès, qu’il considère comme « le véritable auteur du Génie du christianisme12 », dans un appel « en faveur des églises de village13 » (on verra que ce texte est très concrètement lié à l’actualité). Les passages qui ont servi au montage de ce texte sont issus de la description de l’église de Combray dans « Combray » (RTP, I, 58-66).
« Vacances de Pâques », datant de mars 1913, est un montage de passages très condensés dans « Noms de pays : le nom » (RTP, I, 378-383) : il rassemble des extraits relatifs à la proposition du père d’aller à Florence et à Venise (les allusions à Venise n’apparaissent pas dans le texte du Figaro) ; des réflexions sur le nom des lieux, sur leur influence sur l’imaginaire et sur les désillusions qu’ils provoquent ; l’excitation du narrateur à son paroxysme lorsque le père prévoit les horaires et les vêtements du voyage ; et enfin la maladie du narrateur et l’abandon du projet.
Ambiguïté générique
Proust se fait particulièrement pédagogue dans ces quatre textes. Il semble initier le lecteur au roman qu’il est en train d’élaborer. Les quatre prépublications fonctionnent comme des dissertations (les trois temps d’« Épines blanches, épines roses » en sont presque une caricature, et le processus conscient de retour du narrateur sur ses « impressions », beaucoup plus immédiat que dans le roman, accentue encore la dimension démonstrative). « Vacances de Pâques », qui paraît alors que Proust a enfin trouvé un éditeur, en est le meilleur exemple et fonctionne en effet comme l’illustration d’une philosophie romanesque énoncée dans l’introduction écrite pour la revue :
Les romanciers sont des sots qui comptent par jour et par année […] les jours sont peut-être égaux pour une horloge mais pas pour un homme. Il y a des jours montueux et malaisés […] puis il y a des jours dépareillés, interpolés, venus d’une autre saison […] si j’écrivais un roman je tâcherais de différencier les musiques successives des jours14.
Dans « L’église de village » le narrateur invite le lecteur à profiter des « réminiscences » de sa propre église de village, réminiscences qui font « revivre le temps15 » où chacun venait, enfant, se reposer au pied de son église. Proust invite déjà ici le lecteur à être lecteur de lui-même. En somme, ce sont les grandes thématiques de l’œuvre qui sont annoncées dans ces quatre textes : la résurgence du souvenir, les illuminations, l’histoire des impressions (la mémoire involontaire) ; la réflexion sur les noms et l’imaginaire ; une théorie de la lecture (« L’église de village ») ; la vocation littéraire enfin (« Vacances de Pâques »). En cela, elles assument bien leur fonction de prépublications.
Cependant, si ces thématiques annoncent bien À la recherche du temps perdu, une mise à distance de l’œuvre à partir de laquelle elles sont composées, résultant de la pratique du montage et de la réécriture partielle des extraits montés, engendre des textes oscillant entre poèmes en prose et chroniques journalistiques. Proust écarte également la possibilité d’interpréter ces extraits comme de bonnes feuilles (aucun titre commun ne vient mettre en lien ces quatre textes) ou comme un potentiel feuilleton : la chute des textes a davantage fonction de clôture (en écartant toute possibilité de suite) que d’ouverture vers le roman grâce à des effets de suspense typiques de ces deux pratiques.
Il est intéressant de noter que Proust lui-même hésite sur la façon dont il doit désigner ces textes. Il annonce, dans une lettre datant de la mi-mars 1912, adressée à Robert de Montesquiou : « Je vais donner au Figaro, avant l’apparition de mon livre, quelques petits poèmes en prose que j’avais fait [sic]16 ». Un mois plus tard, alors que Montesquiou, qui a lu le texte en question, répond que le texte ressemble à des « souvenirs d’enfance17 », Proust préfère parler d’« articles18 » et laisse entendre que le caractère poétique des textes avait été travaillé précisément en vue d’éloigner toute possibilité d’interprétation autobiographique. En novembre 1913, il explique à Louis de Robert : « Pour ces derniers articles […] ils ne sont qu’une réduction en petits poèmes en prose des rares pages de mon prochain livre que j’ai cru pouvoir se détacher sans trop de brisure apparente19. » En mars 1912, pourtant, il confiait à Albert Nahmias fils, après avoir envoyé ses « articles » à Gaston Calmette, qu’il ne croyait pas en leur publication dans Le Figaro car ils font « trop peu journal20 ». En février 1913, il adresse son manuscrit à Bernard Grasset et indique : « Je joins à mon manuscrit trois extraits qui ont paru dans Le Figaro pour que si cela vous ennuie de lire le manuscrit vous ayez cependant une idée (assez inexacte d’ailleurs) de la forme21. »
Que Proust adapte son discours et la désignation de ces textes en fonction de son interlocuteur est une première donnée à prendre en compte. Qu’il ait eu pour objectif de produire un texte poétique détaché de l’actualité journalistique et du référentiel devient particulièrement flagrant et curieux lorsque paraît « Épines blanches, épines roses » et que la rédaction du Figaro, qui s’est permis quelques libertés avec la version proposée par Proust, oriente précisément le texte vers une référentialité très artificielle. Le titre initial (« Épines blanches, épines roses »), se voit précédé d’un très trivial « Au seuil du printemps » ; et dans l’introduction, cette précision de l’arrivée du printemps se trouve complétée par une incise déictique plus appuyée encore, qui vient compléter la phrase liminaire : « Je lisais l’autre jour, à propos de cet hiver relativement doux – qui s’achève aujourd’hui ». Proust s’en plaint immédiatement à Georges de Lauris : « Et quand ces gens charmants mais terribles du journal ont fait paraître cet article en y ajoutant ce titre d’une banalité écœurante : “Au seuil du printemps” et pour justifier cette actualité ont ajouté : qui finit aujourd’hui22… » Ce dégoût pour la précision triviale, pour la référentialité, la saisonnalité, dans un texte qui se focalise non pas, précisément, sur la situation du narrateur-lecteur du Figaro, dans les premiers jours du printemps, mais bien sur le voyage temporel, ou plutôt sur la faille temporelle qui opère, chez ce narrateur-lecteur, à la lecture du mot « aubépine », en somme sur le Temps tel que Proust le défendra dans À la recherche du temps perdu, démontre la volonté de se situer, sinon dans un propos philosophique, au moins dans une intemporalité poétique.
Construction poétique
La dimension poétique des prépublications se construit, nous l’avons annoncé, par le biais du montage et de la réécriture. Cette dernière a lieu en utilisant essentiellement deux procédés : d’une part la généralisation, ou l’anonymisation – et, en conséquence, une fois encore, un refus de toute référentialité – et, d’autre part, la production d’un texte que nous pourrions caractériser de « clos ».
Ces procédés sont à la fois très simples et très significatifs. « L’église de village » en est, de ce point de vue, le meilleur exemple. Proust souhaitait que le lecteur y reconnaisse sa propre église de village ; ainsi, il supprime toutes les indications que l’on pourrait rapporter spécifiquement à l’église de Combray. Les précisions géographiques, qui passent par les noms de rue ou des propriétaires des lieux voisins, sont supprimées. Dans le roman, l’église de Combray « familière ; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de Mme Loiseau, qu’elle touchait sans aucune séparation » (RTP, I, 61-62) devient, pour le texte publié dans Le Figaro : « Familière ; mitoyenne, dans la rue où était son porche principal, de la maison où habitait le pharmacien et de l’épicerie23 ». La suppression des noms propres peut être interprétée comme une volonté d’ôter tout obstacle au lecteur, invité à être lecteur de lui-même ; cette suppression rejoint également la théorie des noms, trop chargés émotionnellement, qui est disséminée dans À la recherche du temps perdu.
Quant à « Rayon de soleil sur le balcon » le lecteur reconnaîtra aisément les premiers émois du jeune héros avec Gilberte ; ce sont leurs mots, leur lieu, leurs interrogations qui y sont montés. Pourtant, pour Le Figaro, Gilberte n’est plus qu’« une fillette que j’aimais24 » ; jamais le prénom n’apparaît, pas plus qu’une quelconque filiation avec les Swann qui, dans le roman, rassure le héros dans ses trop longues attentes (on trouve ici peut-être les prémisses de La Prisonnière : connaître sa famille, son nom, les fréquentations des parents, permet de localiser plus sereinement les lieux potentiels où peut se trouver la jeune fille, ce qui sera beaucoup moins évident dans le cas d’Albertine). La prépublication fonctionne ici, par certains aspects, comme « L’église de village » : cette fois, c’est une scène d’enfance similaire que le lecteur est appelé à lire en lui-même.
L’anonymisation du personnage de Gilberte a pour conséquence l’annonce, dès le début du texte, d’une histoire sans suite possible. Dès l’introduction, on constate une mise à distance du roman, du semblant d’« intrigue » romanesque :
Quand j’avais douze ans je jouais aux Champs-Élysées avec une fillette que j’aimais, que je n’ai jamais revue, qui s’est mariée, qui est aujourd’hui mère de famille et dont j’ai lu le nom l’autre jour parmi les abonnés du Figaro25.
Condamnée, l’intrigue chute en faveur d’une conclusion, inédite elle aussi, qui vient expliciter l’enjeu du texte :
Puis un jour vient où la vie ne nous apporte plus de joies. Mais alors la lumière qui se les est assimilées nous les rend, la lumière solaire qu’à la longue nous avons su faire humaine, et qui n’est plus pour nous qu’une réminiscence du bonheur26…
Sans doute la contrainte formelle du Figaro est-elle également à l’origine de la diminution de la dimension strictement narrative pour favoriser la dimension plus philosophique du roman ; l’intrigue devient explicitement utilitaire, nous le verrons, au service du chroniqueur journaliste.
Dans « Épines blanches, épines roses », ce sont de faibles réécritures des passages montés qui orientent la narration vers une dimension démonstrative et qui s’apparentent, dans l’annonce là aussi d’un texte clos, au poème en prose baudelairien. Comme l’a remarqué Mireille Naturel dans Le Fait littéraire27, la première phrase du fragment de la première rencontre avec les aubépines, que l’on peut considérer comme extraite du roman tant elle est reconnaissable et situable dans sa structure, bénéficie d’une réécriture déterminante pour l’ensemble de la prépublication : « C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines » (RTP, I, 110) devient : « C’est au mois de Marie, que je vis, ou remarquai pour la première fois les aubépines28 ». Les aubépines ne sont déjà plus, contrairement au roman, intégrées à un processus progressif de mémoire, de résurgence du souvenir. L’introduction a annulé ce travail. Si dans le roman les aubépines sont prises progressivement en compte, de façon éclatée (les passages relatifs aux aubépines sont dispersés dans « Combray »), elles sont ici utilisées comme illustrations maîtrisées du souvenir résurgent. L’aspect sentimental, mis de côté pour faire place à une rencontre qui semble au premier abord anodine (« que je vis ou remarquai »), accentue la dimension tragique de la scène finale : cette dernière interaction avec les aubépines fait figure de paroxysme de l’affectivité que le narrateur a développée à leur égard, et par là même la conclut. Par ailleurs, les aubépines sont coupées du fil narratif : par exemple, dans le roman, la messe se fait en compagnie des Vinteuil, qui auront, le lecteur le devine, une place fondamentale dans la vie affective du narrateur. Dans la prépublication, les aubépines n’existent que pour elles-mêmes.
Ces quelques exemples sont tout à fait représentatifs d’une pratique qui se déploie dans ces quatre textes. Les montages destinés à La NRF, sans doute grâce à des contraintes formelles moindres, seront davantage fidèles à la narration romanesque. Le montage y demeurera néanmoins une pratique fondatrice du genre hybride, là aussi, des textes qui en résulteront. Mais déjà, pour Le Figaro, certains montages complexes à repérer attirent l’attention en ce qu’ils permettent de questionner, d’une part, leurs propres motivations et, d’autre part, une pratique d’écriture, une construction textuelle mouvante, potentiellement infinie.
Dans « Épines blanches, épines roses », la concentration d’un système métaphorique à des fins poétiques semble être une des motivations majeures de Proust. Il réinvestit une comparaison, en la sortant totalement du contexte dans lequel elle apparaît dans le roman, pour la réutiliser dans la prépublication afin de filer une métaphore chorale et florale (relative au souvenir résurgent, ce « vieux ténor »), déjà présente dans l’introduction écrite, elle, spécifiquement pour la revue :
Aussi, l’impression faible et nue, que seule éveillent en moi d’autres fleurs, se trouve-t-elle renforcée, pour les aubépines, par des impressions plus anciennes et plus jeunes qui l’accompagnent comme les fraîches voix de ces choristes invisibles, qu’à certaines représentations de gala on fait soutenir et étoffer la voix fatiguée d’un vieux ténor, pendant qu’il chante une de ses mélodies d’autrefois29.
Dans le premier fragment des aubépines, le narrateur, sur le chemin du retour de la messe, de nuit, décrit les effets du clair de lune sur le paysage :
Dans chaque jardinet, le clair de lune semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles entrouvertes… Sur le silence qui n’en absorbait rien, se détachaient, par moments, sans bavure, des bruits qui venaient de très loin, imperceptibles mais détaillés avec un tel fini qu’ils semblaient ne devoir cet effet lointain qu’à leur pianissimo30…
Il réinvestit une comparaison qui se trouve dans le roman au moment où le narrateur prend « la résolution de ne pas [s]’endormir sans avoir revu Maman » (RTP, I, 32) ; dans le passage extrait du roman, celui de la messe avec les Vinteuil, il n’est nullement question de cette métaphore musicale, qui vient ici directement remplacer la description des Vinteuil. Cette métaphore refera également surface dans les deux autres fragments consacrés aux aubépines. Ici, c’est l’extrême malléabilité du texte qui s’illustre, et la possibilité d’utiliser différents fragments textuels, de façon presque intacte, à l’infini. Les prépublications, qui adoptent donc une forme particulièrement poétique, fonctionnent également comme une démonstration de l’art poétique proustien.
Prégnance de la chronique journalistique
Mais la lecture poétique de ces textes se trouve contrebalancée par leur dimension plus strictement journalistique. À l’image du titre du recueil qui réunira une part importante de la production de Proust pour Le Figaro, et dans lequel les prépublications seront intégrées de façon indifférenciée, ces textes s’apparentent au genre de la chronique. Il faut, bien sûr, prendre ici en considération la date et le support de parution, ainsi que les autres textes qui encadrent ces prépublications dans le journal, mais également considérer des éléments intratextuels.
Ni dans Le Figaro ni dans Chroniques il n’est fait mention d’un éventuel roman en préparation. Même lorsque paraît « Vacances de Pâques », et alors que Proust a signé un contrat d’édition à compte d’auteur chez Bernard Grasset, le roman n’est pas annoncé. Seule la correspondance, dans laquelle, on l’a vu, Proust reste flou sur la provenance de ces textes, témoigne de leur statut hybride.
Dans « “Vacances de Pâques” ou la résurrection d’une variante du premier Swann », Nathalie Mauriac Dyer souligne que « comme le texte est écrit à la première personne et qu’il juxtapose des “souvenirs d’enfance” […] et des allusions à l’actualité, il était impossible aux lecteurs non avertis d’y voir autre chose qu’une chronique autobiographique », ce que Proust voulait pourtant éviter. « Le fait que la parution ait lieu précisément le mardi de Pâques 1913 et dans la rubrique Actualités accentuait l’illusion31 ». Ce problème se pose en réalité pour les quatre prépublications ; le support de publication en oriente fortement la lecture. « Épines blanches, épines roses », « Rayon de soleil sur le balcon » et « L’église de village » seront toutes les trois positionnées en ouverture d’un journal qui, s’il appartient au champ littéraire par sa dimension historiquement satirique et la production d’un Supplément littéraire, n’est pas considéré en lui-même comme particulièrement promoteur de textes strictement littéraires. La position choisie pour ces trois textes est finalement plus proche de celle d’un éditorial, qui mêle référentialité, par la prise en compte d’une actualité immédiate qui oriente le contenu du journal, et liberté stylistique (supérieure à celle des articles plus strictement informatifs et journalistiques, modérés par le ton du journal dans lequel ils sont publiés). Les prépublications bénéficient finalement de cette position d’ouverture et de cette liberté stylistique qui alimentent leur ambiguïté générique.
« L’église de Village » semble a priori détaché de toute actualité. Pourtant, ici, l’ambiguïté générique du texte n’est pas tant due à sa position dans Le Figaro qu’à son lien presque explicite avec deux autres articles, et, plus largement, avec un fait de société, qu’il faut considérer. Le premier article en question est de Proust lui-même, publié en 1904 dans Le Figaro et intitulé « La mort des cathédrales. Une conséquence du projet Briand sur la séparation ». Dans cet article, Proust déplorait, suite à la séparation de l’Église et de l’État, que les cathédrales fussent condamnées à servir à des pratiques éloignées du culte religieux.
La protection même des plus belles œuvres de l’architecture et de la sculpture française qui mourront le jour où elles ne serviront plus au culte des besoins duquel elles sont nées, qui est leur fonction comme elles sont ses organes, qui est leur explication parce qu’il est leur âme, fait un devoir au gouvernement d’exiger que le culte soit perpétuellement célébré dans les cathédrales32.
En 1912, huit ans plus tard, le sujet hante encore Proust qui défend avec ferveur son église de village. La prépublication-chronique vient également compléter un article de Maurice Barrès, publié le 27 mars 1912 dans l’Écho de Paris, intitulé « Nos églises s’écroulent » : il s’agit d’un plaidoyer en faveur d’une aide financière à l’entretien des églises qui, depuis la séparation, tombent en ruines ou sont vandalisées. L’ambiguïté est ici très forte, car « L’église de village » accorde une importance considérable à la description architecturale de l’église. En outre, la référence à Maurice Barrès dans l’introduction place ce texte dans la lignée d’un mouvement de mécontentement, d’un fait de société qui lui confère une dimension politique. On peut imaginer que ce thème soit encore extrêmement présent dans les esprits.
« Rayon de soleil sur le balcon » est probablement la plus ambiguë des quatre prépublications. Si ce texte est certes très narratif, sa focalisation sur la résurgence du souvenir, et non sur la relation des deux enfants elle-même, aboutit à un texte clos, proche du poème en prose baudelairien. Cependant, comme s’il fallait, dans le cadre d’un journal, qui plus est d’une ouverture de journal, pallier le « trop peu journal33 » de la prépublication, le texte est encadré par deux mises à distance du poétique et du narratif via une mise en situation du narrateur comme chroniqueur du Figaro. En effet, dans l’introduction, Gilberte est « cette jeune fille dont j’ai lu le nom l’autre jour parmi les abonnés du Figaro34 », procurant à l’ouverture une dimension plutôt référentielle. Dans la conclusion, le narrateur semble reprendre également le statut de chroniqueur, et même de chroniqueur littéraire, presque de critique :
Si les poètes qui ont à peindre un lieu de délices nous le montrent habituellement si ennuyeux, c’est qu’au lieu de se rappeler à l’aide de leur propre vie, quelles choses très particulières y furent les délices, ils le baignent d’une lumière éclatante, y font circuler des parfums inconnus35.
Et Proust, auteur-chroniqueur, de condamner son propre récit, en le caractérisant de « petite “Scène d’enfant” » et de mettre finalement le narrateur-poète au service de sa propre chronique.
La réaction indignée de Proust vis-à-vis des ajouts du Figaro dans « Épines blanches, épines roses » ne doit finalement pas constituer un argument catégorique en faveur du refus de la référentialité chez l’auteur ; il faut même considérer l’extrême habileté de Proust dans son adaptation aux contraintes formelles des supports sur lesquels il publie (les longues négociations pour les montages de La NRF, avec Jacques Rivière, en seront un autre exemple). En somme, les fragments écrits expressément pour la revue et qui encadrent les passages montés sont des introductions démonstratives qui placent le narrateur âgé dans la fonction de chroniqueur littéraire du Figaro. Il n’assume donc pas celle de romancier ou de poète malgré le caractère particulièrement poétique des textes, ce qui leur confère une valeur plus strictement théorique. Les passages montés à partir du roman sont, quant à eux, composés de façon à répondre à un impératif poétique, seul capable d’illustrer la théorie proustienne du Temps et de la résurgence du souvenir. Mais c’est sans doute la dimension journalistique qui prend le dessus, à la lecture, en considérant le support originel de publication et ses effets d’actualité.
C’est finalement la faculté du texte d’À la recherche du temps perdu à adopter la forme d’une démonstration poétique au sein d’une chronique journalistique qui est intéressante ici : son utilisation comme matériau, et inversement, l’utilisation par la suite du matériau journalistique lui-même à des fins romanesques, puisque l’on retrouvera dans la quasi-totalité des écrits « purement journalistiques » de Proust des « études » qui annoncent, également, le roman.
C’est, pour conclure, l’extrême malléabilité du texte d’À la recherche du temps perdu qui s’illustre ici. Parler de variantes s’imposera beaucoup plus concrètement au sujet des prépublications parues dans La NRF. Elles sont également des montages à partir d’un texte plus avancé encore (puisqu’ils sont établis à partir des épreuves), plus longs encore également, et, comme les prépublications du Figaro, ne préparent pas une chute ouverte pour attiser la curiosité du lecteur (au profit, cette fois, non pas de démonstrations pédagogiques, mais de montages thématiques).À propos de la prépublication « En tram jusqu’à la Raspelière », Jacques Bersani parle de « l’étonnante souplesse (…) du matériau proustien », des « multiples possibilités de composition, de dé-composition ou de re-composition qu’offre le texte même d’À la recherche du temps perdu, comme si le roman, tel que nous le lisons, n’était qu’une version parmi beaucoup d’autres d’un texte original indéfiniment transformable ou plutôt transmutable36… »Giovanni Macchia, dans L’Ange de la nuit, lorsqu’il analyse « Jalousie », souligne la faculté du roman à « engendrer des mondes plus petits37 », que l’on peut rapprocher des quatre textes du Figaro. Enfin, Rainer Warning parle, du point de vue génétique, d’« inachevabilité ».
Quand Proust procède vis-à-vis de la correction des épreuves comme s’il s’agissait des manuscrits, cela témoigne d’une inachevabilité potentielle, d’une processualité de son écriture, qui dès les premières parties de la Recherche, rend difficile de considérer le « définitif » comme quelque chose de définitivement terminé, fermé, achevé38.
Les prépublications sont la démonstration même de cette « inachevabilité » et d’un texte infiniment malléable.
1 Jordy Martin, « Les Prépublications d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust dans La Nouvelle Revue française et Le Figaro », mémoire de master 1, dirigé par Christophe Pradeau, Université Paris-IV Sorbonne, 2013 et « Tentative de restitution du retable proustien. Les prépublications de Marcel Proust », mémoire de master 2, dirigé par Christophe Pradeau, Université Paris-IV Sorbonne, 2014.
2 Marcel Proust, « Jalousie », Les Œuvres libres, n° 5, 1921, p. 7-156.
3 Marcel Proust, Chroniques, Paris, Gallimard, 1952.
4 Le Figaro, jeudi 21 mars 1912, 58/3, n° 81, p. 1.
5 Le Figaro, mardi 4 juin 1912, 58/3, n° 156, p. 1.
6 Le Figaro, mardi 3 septembre 1912, 58/3, n° 247, p. 1.
7 Le Figaro, mardi 25 mars 1913, 59/3, n° 84, p. 1-2.
8 Rainer Warning, « Préface », dans Marcel Proust. Écrire sans fin, Rainer Warning et Jean Milly (dir.), Paris, CNRS Éditions, 1996, p. 9.
9 Corr., t. XI, p. 236.
10 Ibid., p. 76.
11 Marcel Proust, Chroniques, op. cit., p. 100.
12 Ibid., p. 114.
13 Ibid.
14 Ibid., p. 106-107.
15 Ibid., p. 114.
16 Corr., t. XI, p. 58.
17 Ibid., p. 83.
18 Ibid., p. 90.
19 Ibid., t. XII, p. 414.
20 Ibid., t. XI, p. 57.
21 Ibid., t. XII, p. 97.
22 Ibid., t.XI, p. 75.
23 Marcel Proust, Chroniques, op. cit., p. 115.
24 Ibid., p. 100.
25 Ibid.
26 Ibid., p. 104.
27 Mireille Naturel, « La presse et la création littéraire », Le Fait littéraire. Réception et création, Paris, Honoré Champion, 2010, p. 83.
28 Marcel Proust, Chroniques, op. cit., p. 93.
29 Ibid., p. 92.
30 Ibid., p. 94.
31 Nathalie Mauriac Dyer, « “Vacances de Pâques”, ou la résurrection d’une variante du premier Swann », dans Swann le centenaire, Antoine Compagnon et Kazuyoshi Yoshikawa (dir.), Paris, Hermann, 2013, p. 75.
32 Marcel Proust, Chroniques, op. cit.,p. 165-166.
33 Corr., t. XI, p. 57.
34 Chroniques, op. cit., p. 100.
35 Ibid., p. 104.
36 Marcel Proust et Jacques Rivière, Correspondance. 1914-1922, Paris, Gallimard, 1976, p. 323.
37 Giovanni Macchia, « Le roman d’Albertine », L’Ange de la nuit. Sur Proust, Paris, Gallimard, 1993, p. 249-250.
38 Rainer Warning, « Préface », dans Marcel Proust. Écrire sans fin, Rainer Warning et Jean Milly (dir.), op. cit., p. 9.