14/11/2023

Voir également Genèse d’un best-seller

 

« Pléiade » palinodie

Quelques remarques sur l’édition des Textes retrouvés de Céline

par Pierluigi Pellini

 

 

1. Moins de deux ans après la révélation, en août 2021, par Jean-Pierre Thibaudat, de l’existence de plusieurs milliers de feuillets manuscrits de Céline jusqu’alors inconnus[1], les textes sans doute les plus intéressants conservés dans ce « trésor » ont déjà fait l’objet de deux publications différentes : d’abord dans la collection « Blanche » de Gallimard, avec des appareils critiques limités (en mai 2022 a vu le jour un assemblage de six séquences fragmentaires, baptisé Guerre par ses éditeurs[2]; en octobre de la même année, un premier jet dont le titre de travail est de Céline : Londres[3]; en avril 2023, deux versions successives de la même fantaisie médiévale : La Légende du Roi René et La Volonté du Roi Krogold[4]) ; puis, en mai 2023, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », dans le premier volume de la nouvelle édition des Romans, qui propose les mêmes textes avec des notices et des notes plus soignées[5] ; par ailleurs, le deuxième volume de cette même édition[6] offre aussi un choix de dix séquences du manuscrit retrouvé de Mort à crédit (dont les spécialistes souhaiteraient évidemment une publication intégrale, même s’il est « incomplet et composite »[7], comme bon nombre de manuscrits céliniens), ainsi qu’une série de « scènes retrouvées » de Casse-Pipe, malheureusement à l’état de fragments, réfractaires à tout ordre syntagmatique.

Cet étonnant tour de force éditorial – dont les raisons sont d’abord commerciales, l’œuvre de l’auteur de Voyage au bout de la nuit tombant bientôt (en 2031) dans le domaine public – permet désormais de lire des textes très précieux pour reconstruire l’histoire du romancier Céline, la naissance de son imaginaire (avec ses métaphores obsédantes, que l’on retrouve dans les contextes les plus éloignés), l’évolution spectaculaire de son style (encore classique et gauche dans La Légende du roi René) et en général son modus operandi d’écrivain (ces matériaux pourraient donner du travail à plusieurs générations de généticiens). On ne peut donc qu’en savoir gré aux éditeurs de la « Pléiade », et notamment à Henri Godard, couronnant ainsi un demi-siècle de fidélité érudite et critique à l’œuvre de Céline. Que cela soit dit sans réticence et une fois pour toutes, avant que des considérations plus ponctuelles viennent éventuellement mettre un bémol à cette reconnaissance – qui n’en demeure pas moins réelle.


 

2. Force est de constater que la stratégie éditoriale en deux phases choisie par Gallimard – d’abord une édition « grand public », qu’il n’était pas souhaitable d’alourdir avec des notices et des notes trop minutieuses, puis une édition scientifique plus complète (encore qu’inévitablement dépourvue de l’exhaustivité que l’on serait en droit de demander à une véritable édition critique ou génétique) – n’aurait été logique qu’à deux conditions : que le statut de ces ouvrages manuscrits soit défini clairement, avec une démarche collective – groupes de recherche, expertises codicologiques, colloques – visant (autant que possible) au consensus de la communauté des chercheurs ; et que le texte en soit établi d’une façon (autant que possible) sûre et définitive. Il est évident que cela aurait demandé plusieurs années de travail : ce qui aurait été sans doute regrettable, non seulement pour les affaires (légitimes) de la maison Gallimard, mais aussi pour la curiosité (non moins légitime) du public des lecteurs. Et pourtant, cela aurait évité la situation paradoxale qui est désormais celle de ces textes, et notamment du prétendu Guerre, puisqu’il n’est pas exagéré de dire que la « Pléiade » – qui a pu tenir compte, encore que d’une façon presque toujours implicite, du débat ayant suivi la première publication des inédits – représente, sur plusieurs points décisifs, une véritable palinodie philologique et critique, aussi étonnante que bienvenue, par rapport à la « Blanche ».

Un regard rapide au frontispice et à la première page du petit volume qui est devenu en France le best-seller de l’été 2022 suffit pour s’en convaincre : ce premier jet composite est sans doute, dans le « trésor » de Thibaudat, le texte à la fois le plus complexe du point de vue philologique, le plus réussi du point de vue esthétique et bien sûr le plus rentable du point de vue commercial – ce n’est pas un hasard si Henri Godard a choisi d’en rédiger lui-même la « Notice » dans la « Pléiade » (qui aurait dû être confiée, selon les habitudes de la collection, à l’éditeur du texte, en l’occurrence Pascal Fouché).

Or, dans l’édition de mai 2022, dont près de 200.000 exemplaires ont été écoulés, le titre est justement Guerre, la première séquence n’est pas numérotée (les suivantes non plus), la première phrase est : « J’ai bien dû rester là encore une partie de la nuit suivante ». Le choix de donner une publication autonome de ce brouillon, même si le mot de ‘roman’ n’apparaît pas sur le frontispice, visait à le présenter comme un ouvrage à part entière – la commercialisation des deux premiers volumes céliniens dans la « Blanche » (Guerre et Londres) ayant d’ailleurs beaucoup joué sur leur appât de prétendus « romans inédits » ; ce n’est qu’en avril 2023, avec Krogold, que l’indication (correcte) de « pages retrouvées » a fait son apparition sur un frontispice.

Tout au contraire, en mai 2023, dans la « Pléiade », le titre du premier inédit devient [Guerre], les crochets signalant qu’il s’agit d’un choix des éditeurs (à mon avis discutable, puisqu’il ne s’appuie que sur deux lettres écrites en juillet 1934 et parlant d’autre chose – à savoir des trois parties du projet originaire de Mort à crédit), le manuscrit étant anépigraphe ; la première séquence conserve la numérotation du manuscrit (« 10 » ; puis la deuxième « 1 », etc.), rendant évident l’état acéphale, fragmentaire et composite du texte présenté, ces fragments sans titre appartenant à deux groupes de séquences distincts, l’un portant sur la bataille des Flandres (seule la dernière séquence nous en est parvenue), l’autre (cinq séquences) sur la convalescence de Ferdinand à Peurdu-sur-la-Lys; la première phrase est : « Pas tout à fait », renvoyant à la conclusion de la séquence précédente, qui est perdue.

Surtout, la « Pléiade » met un terme à la confusion, longtemps entretenue par la presse, entre l’œuvre romanesque proprement dite de Céline, composée des textes que l’écrivain a publiés de son vivant (ainsi que par deux livres posthumes, Rigodon et Guignol’s band II, dont l’état est proche d’un achèvement satisfaisant), et ceux qu’H. Godard appelle désormais, très judicieusement, Textes retrouvés – c’est le titre de la section consacrée, dans le premier volume de la « Pléiade », à la publication des inédits (j’y reviendrai).

Si tout lecteur peut se rendre compte, à un premier regard, de ces variantes macroscopiques, d’ailleurs signalées, dans sa « Note sur le texte », par P. Fouché, il y en a d’autres que seulement une collation minutieuse peut détecter : j’en donnerai deux exemples. J.-P. Thibaudat ayant proposé, pour [Guerre], quatre amendements au texte publié en 2022[8], P. Fouché n’en accueille partiellement qu’un seul (encore aurait-il fallu justifier le rejet des autres, même s’il semble, au moins dans certains cas, assez raisonnable), s’appropriant cinq mots (« sauf un cheval qui hennit »[9]), sans en rendre aucun mérite à leur premier déchiffreur. De même, un peu plus haut, l’éditeur de la « Pléiade » enlève deux mots à sa précédente transcription (« à cause des pleurs »[10] : il s’agit, dans le manuscrit, d’un ajout en marge appartenant à un scénario que Céline a abandonné[11]), en rendant à la phrase son sens correct (« Enfin il a joui encore un grand coup brutal en crispant les jambes […] »[12]), mais sans citer les auteurs de cet amendement[13].

Il ne s’agit évidemment pas de réclamer la gloriole philologique d’avoir changé quelques mots d’un « texte retrouvé » de Céline : c’est la déontologie du travail d’édition qui est en question, et le rôle de modèle que la « Pléiade » a toujours joué dans ce domaine. C’est notamment le silence assourdissant sur les mérites (ou éventuellement sur les fautes) de J.-P. Thibaudat dans la conservation des manuscrits retrouvés qui est très fâcheux – le nom de l’ancien journaliste de Libération, pourtant étroitement lié aux vicissitudes du fameux « trésor », est complètement absent (si je ne me trompe pas) de la nouvelle « Pléiade ». Il est sans doute possible que cette véritable damnatio memoriae ait été négociée par les ayants droit de Céline; toujours est-il qu’en l’entérinant, un éditeur scientifique (ainsi qu’une maison d’édition) porte objectivement atteinte à l’histoire et à la dignité du travail philologique.

Quoi qu’il en soit, deux versions différentes de [Guerre] circulent désormais, sans que la « Pléiade » indique ses corrections par rapport à la « Blanche ». De plus, le changement de perspective entre la première et la deuxième édition des Textes retrouvés (toujours chez Gallimard !) ne se borne pas aux choix concernant l’établissement du texte : même l’appréciation critique peut varier parfois d’une façon importante. Je me limiterai, encore une fois, à deux exemples, qui font indéniablement figure de palinodie radicale. Dans son « Avant-Propos » de 2022, François Gibault affirme que « les premières pages de Guerre paraissent correspondre à la vérité » (à savoir : aux événements vécus en octobre 1914 par le brigadier Louis Destouches)[14] ; au contraire, H. Godard précise correctement que les circonstances dans lesquelles Ferdinand a été blessé « paraissent sans lien avec les événements qui provoquèrent la blessure de Louis Destouches ». (Par ailleurs, il est curieux de constater que la confusion de la vie et de l’œuvre, entretenue en l’occurrence par F. Gibault, a pu offrir un soutien à l’hypothèse – on ne peut plus éloignée des visées du biographe et ayant droit de l’écrivain – d’un Louis Destouches déserteur et injustement médaillé[15]). Deuxième exemple : si V. Chovin choisit, dans la « Blanche », un explicit dithyrambique pour son « Avant-Propos » de Krogold (« Car dans cette légende bat le cœur de l’œuvre entière [de Céline] »[16]), Régis Tettamanzi, à la fin de sa « Notice », dans la « Pléiade », met une sourdine très judicieuse aux enthousiasmes naïfs : « Lorsque des textes inconnus jusqu’alors resurgissent, grande est parfois la tentation de voir en eux plus qu’il n’y a. La Volonté du roi Krogold [je note au passage que R. Tettamanzi met une minuscule là où V. Chovin écrivait Roi] n’est évidemment pas la clé de toute l’œuvre de Céline»[17].

Or, c’est précisément la « tentation de voir en eux plus qu’il n’y a » qui a été systématiquement alimentée par les services de presse des Éditions Gallimard, lors du lancement dans la « Blanche » des trois « inédits » céliniens, souvent présentés, dans les comptes rendus les plus retentissants, comme des romans autonomes et des chefs-d’œuvre littéraires au même titre que Voyage ou Mort à crédit. Si l’on ne peut donc que saluer avec satisfaction la prudence et l’équilibre d’H. Godard, ayant remis les Textes retrouvés de la « Pléiade » dans une juste perspective critique, il semble également légitime d’affirmer que les réactions sévères suscitées par les premières publications dans la « Blanche » – on a été assez nombreux à dénoncer ces éditions, et notamment celle de Guerre, comme hâtives et quelque peu bâclées[18] – n’étaient finalement pas injustifiées.


 

3. Peu de jours avant la parution de la « Pléiade », un très bel entretien d’H. Godard avec Jean-Louis Jeannelle, dans Critique, a mis un terme aux ambiguïtés, sciemment entretenues par les publications dans la « Blanche », concernant le statut des Textes retrouvés (« désignation capitale à mes yeux »), en distinguant une fois pour toutes « l’œuvre achevée de Céline » des « textes retrouvés, qui n’ont pas la même valeur ». Les manuscrits du « trésor » de Thibaudat « ne sont pas des ‘œuvres’ au sens plein du terme, j’insiste sur ce point : il s’agit de textes en cours, interrompus et mis de côté par Céline. On ne peut donc pas parler de romans de Céline. Leurs statut est celui de brouillons », ou, mieux encore, d’« esquisses non abouties »[19]. On ne saurait mieux dire. Il est seulement regrettable que ces précisions magistrales soient arrivées un peu tardivement.

Dès son « Avant-Propos », H. Godard réaffirme dans la « Pléiade » que seuls les huit romans achevés « constituent à proprement parler l’œuvre romanesque de Céline »[20]. Il est encore plus net dans la « Notice » de [Guerre] : les Textes retrouvés sont des « œuvres avortées »[21]. Leur auteur n’envisageait nullement de les publier ; H. Godard le reconnaît de la manière la plus explicite dans sa « Préface » du deuxième volume, en parlant du rapport que Guignol’s band I entretient avec Londres : « il [Céline] en a terminé avec les romans écrits en 1934 », à savoir [Guerre] et Londres, « il en a fait son deuil »[22].

C’est très bien dit. Au vu de cette évidence, il est pourtant inévitable de s’interroger sur l’opportunité (voire la légitimité) de la publication de Londres et, à plus forte raison, de [Guerre], comme s’ils étaient des romans à part entière, dans la « Blanche ». En fait, Céline ne cite jamais ces titres parmi les manuscrits qui lui auraient été « volés » à la Libération : dans ses lettres, il ne fait allusion qu’à Casse-pipe et à La Volonté du roi Krogold (d’où l’espoir de certains céliniens que ces deux manuscrits complets, achevés, existent quelque part). Dans sa correspondance postérieure à 1934, l’écrivain ne parle jamais de Londres (ni de [Guerre], évidemment). Il n’y a donc aucun témoignage qui permette d’affirmer qu’il considérait Londres comme un roman à part entière ; ou, encore moins, qu’il en souhaitait la publication. Au-delà des implications judiciaires éventuelles – les descendants de Colette, la fille de Céline, demandant à s’exprimer sur ce sujet[23] –, il est évident qu’un volume dont le frontispice affiche le nom d’un auteur (Louis-Ferdinand Céline) et dont le contenu est un texte que ce même auteur a certainement refusé (l’autorité d’H. Godard l’atteste), ne peut être considéré que comme philologiquement abusif.

Il était évident, au contraire, que ces textes – à maints égards intéressants – avaient leur place naturelle dans la « Pléiade ». Encore fallait-il préciser quelle place. Ayant exclu, avec d’excellentes raisons, de les présenter au même titre que les romans achevés, H. Godard aurait pu les reproduire en annexe (en publiant Londres, par exemple, dans l’appareil critique de Guignol’s band I), comme il m’était arrivé de le proposer[24] ; ou bien il aurait pu leur consacrer une section spécifique, celle justement qu’il a intitulée Textes retrouvés. C’est à mon tour de faire ma palinodie, la solution adoptée par la « Pléiade » étant certainement la plus efficace : elle facilite la lecture, en reconnaissant à ces textes leur importance (indéniable, encore que relative), sans pour autant les transformer en œuvres à part entière[25]. Une seule perplexité demeure : si, comme je le pense, les fragments de [Guerre] sont des séquences retranchées de Voyage, il aurait fallu les publier en annexe à ce roman.

Quoi qu’il en soit, il me semble évident que Londres, René et Krogold sont des « textes autonomes » (encore qu’inachevés et abandonnés par leur auteur)[26]. Il est franchement plus difficile de reconnaître l’autonomie de [Guerre]. La finesse accoutumée d’H. Godard risque en effet, sur ce point, de se transformer en tour d’équilibriste (ou, si je puis dire, en affirmation freudienne) : « Fragilisée par une numérotation discontinue des séquences et par le surgissement de deux toponymes non repris dans la suite, rendue en partie inconnaissable par l’absence des premières séquences du récit, l’unité de ce que par commodité nous intitulons Guerre n’existe pas moins »[27].

Quant à la disposition des textes, la « Pléiade » adopte un critère (approximativement) chronologique ; on aurait pu également songer à une distribution thématique, qui aurait eu l’avantage de ne pas séparer dans deux volumes différents le roman londonien, Guignol’s band I, et le premier brouillon abordant son sujet, Londres. Il est vrai que le roman de 1944 n’est pas du tout « la version révisée et mise au point de Londres »[28] ; néanmoins, les liens entre les deux textes sont très forts. Le choix d’H. Godard, séparant au contraire les deux chefs-d’œuvre des années 1930, donne à l’ensemble un plus grand équilibre (certes profitable, aussi, d’un point de vue commercial).


 

4. La palinodie n’est que très partielle, dans la « Pléiade », sur un autre problème majeur qui a divisé les spécialistes : celui de la datation des manuscrits retrouvés et notamment de [Guerre]. Si le ton de François Gibault, dans son « Avant-Propos » de la « Blanche », était tranchant (« Il n’est cependant pas douteux que ces chapitres aient été écrits après la publication du Voyage»[29]), le doute et la prudence s’installent désormais dans le discours des éditeurs de la « Pléiade » : H. Godard admet que [Guerre] couvre en quelque sorte « une curieuse lacune », ou « une ellipse », de Voyage[30]; il ajoute que « la présence de ce nom [Noirceur-sur-la Lys, comme dans Voyage, au lieu de Peurdu-sur-la-Lys] conjuguée à une numérotation discontinue des séquences ne peut être ignorée »[31] ; en conclusion, tout en prenant parti, il laisse encore quelques marges d’incertitude : « Toutefois il est improbable que ces pages aient jamais appartenu à une version ancienne ou à un passage écarté de Voyage »[32]. La probabilité remplace donc, dans la « Pléiade », les certitudes de la « Blanche » ; le manque « d’indices matériels vraiment concluants » est par ailleurs admis[33]. Et pourtant la datation de [Guerre] considérée comme très probable (« Tout en restant prudent »[34]) par H. Godard et ses collaborateurs est bien postérieure à Voyage : 1933-1934. En revanche, l’hypothèse (avancée, entre autres, par Émile Brami, Giulia Mela et moi-même[35]) que les séquences appelées Guerre soient des brouillons refusés de Voyage n’est pas sérieusement prise en compte dans les appareils critiques de la « Pléiade ».

De même, la « Notice » de Londres, par Régis Tettamanzi, arrive à conclure que « l’hypothèse la plus probable [est] celle d’une rédaction vers 1934 » : ce qui est très vraisemblable, du moins pour une partie du texte qui nous est parvenu. Et pourtant R. Tettamanzi admet qu’il serait imprudent de « totalement écarter » la possibilité « d’un début de rédaction vers 1930 » : c’est l’examen attentif de la correspondance de Céline avec son ami Joseph Garcin (proxénète à Londres), mentionnant à plusieurs reprises, en 1930 et 31, le projet d’un épisode londonien dans le plan originaire de Voyage, qui l’amène à évoquer (encore que frileusement) cette hypothèse. Précisément, l’absence de toute considération accordée à ces lettres était l’omission la plus déroutante de l’édition de Londres dans la « Blanche », due aux soins du même R. Tettamanzi. Si ce n’est pas, à la rigueur, l’énième palinodie, il s’agit néanmoins, dans la « Pléiade », d’une différence de taille[36].

Par ailleurs, en abordant cursivement ces problèmes de datation, il convient de réaffirmer, au préalable, une évidence : à défaut de preuves inébranlables, aucune hypothèse sur la composition de ces fragments ne sera concluante avant qu’une expertise codicologique sérieuse – prenant en compte écriture, encre et papier de chaque feuillet retrouvé – donne des indices sans doute plus fiables. Il aurait été souhaitable que cette expertise soit menée avant la publication des manuscrits retrouvés, puisque la datation, dans le cas de [Guerre] notamment, n’est justement pas sans conséquences sur la définition du statut du texte ; cela aurait pris évidemment beaucoup de temps – ce délai étant apparemment incompatible avec les exigences des ayants droit et de la maison d’édition.

Quoi qu’il en soit, un examen minutieux des arguments des éditeurs de la « Pléiade » demanderait des développements dont la longueur serait inappropriée dans le contexte du présent article. Je me limiterai donc à remarquer qu’H. Godard ne s’appuie désormais que faiblement sur la « preuve » maîtresse avancée par F. Gibault, à savoir la présence, au verso d’un des feuillets de la séquence « 2 ’ » de l’ébauche d’une lettre à Elizabeth Craig, datant très probablement des premiers mois de 1934 : Céline ayant l’habitude de réutiliser le verso de ses brouillons, même à distance de plusieurs années, cet argument porte évidemment à faux, d’autant plus que P. Fouché admet que certains feuillets de [Guerre] ont pu être retravaillés (« il est possible que ces six pages [les premières de la séquence « 2 ’ »] aient fait l’objet d’une réécriture »[37]), ce qui rend plausible l’hypothèse d’une reprise (vers 1933-1934) d’un manuscrit datant de deux ou trois ans plus tôt.

Pour défendre une datation postérieure à Voyage, H. Godard retient finalement dans sa « Notice » quatre indices principaux : la présence, dans la première séquence de [Guerre], à savoir la « 10 », du nom du roi Krogold ; un ajout interlinéaire (« Vingt ans, on apprend ») qui mesurerait la distance entre le temps de l’écriture (1934-1935) et le temps de l’histoire racontée (1914-1915) ; une différence onomastique, dans [Guerre], comme dans Mort à crédit et Guignol’s band, le héros s’appelant tout simplement par son prénom, Ferdinand (dans Voyage, c’est bien connu, il a aussi un nom : Bardamu) ; la présence, dans le brouillon retrouvé, de certains passages métalittéraires (du genre : « J’[ai] appris à faire […] de la belle littérature aussi »), absents de Voyage et présents au contraire dans certains ouvrages successifs.

Or, aucun de ces arguments n’est concluant.

On a déjà montré, avec G. Mela, qu’un discours métalittéraire (souvent du plus grand intérêt) est fréquent dans le manuscrit de Voyage : ce sont des passages coupés du texte définitif et vraisemblablement contemporains des fragments de [Guerre][38].

Il y a, dans Voyage, 89 occurrences de « Ferdinand », 25 seulement de « Bardamu » (si j’ai bien compté). Il y a dans le roman des passages aussi longs que [Guerre] où le nom du héros est absent. Rien d’étonnant si dans les fragments retrouvés seul son prénom apparaît.

H. Godard insiste beaucoup sur les « vingt ans » qui indiqueraient « l’espace de temps écoulé entre le moment de l’action et celui de la narration »[39]. Et d’ajouter : « Il n’y a pas de raison, par conséquent, d’ignorer les ‘vingt ans’ mentionnés par Céline dans Guerre». En fait, il y a une raison très forte de les ignorer (c’est G. Mela qui me l’a signalée : je tiens à l’en remercier) : le même syntagme revient dansVoyage, où Céline fait référence à plusieurs reprises, en 1932 !, à un passé plus ou moins indéterminé (mais toujours proche du temps de la Grande Guerre : donc 16, ou 17, ou 18 ans plus tôt), en utilisant cette même expression : « vingt ans ». Voici deux exemples : « Il était évident qu’elle allait m’abandonner mon aimée tout à fait et bientôt. Je n’avais pas encore appris qu’il existe deux humanités très différentes, celle des riches et celle des pauvres. Il m’a fallu, comme à tant d’autres, vingt années et la guerre, pour apprendre à me tenir dans ma catégorie, à demander le prix des choses et des êtres avant d’y toucher, et surtout avant d’y tenir » ; « Ça allait peut-être un peu mieux qu’il y a vingt ans, on pouvait pas dire que j’avais pas fait des débuts de progrès mais enfin c’était pas à envisager que je parvienne jamais moi, comme Robinson, à me remplir la tête avec une seule idée »[40].

Finalement, aucun document ne prouve que Céline ait écrit René et une première version (perdue) de Krogold après Voyage. Le seul argument avancé par les éditeurs de la « Pléiade » est d’un ordre négatif : il manque en effet tout témoignage antérieur à 1933 de l’existence de ces légendes. Mais comme Céline, avant la publication de son premier roman, n’était pas un homme public, ni un homme de lettres, et que l’écriture a été longtemps pour lui une activité privée, presque cachée, cette absence de témoignages n’a rien pour nous étonner.

Que l’on ouvre alors, presque au hasard, le texte de La Légende du roi René. On y trouvera par exemple ces deux alexandrins (inconscients et boiteux), qui affichent un double calque syntaxique renvoyant à un Baudelaire « grand public » : « Quand la brise soufflait fort, si quelque papillon, cet étourdi des plaines, s’égarait dans ces ombres »[41] (que l’on confronte, respectivement : « Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir » et quelques-unes des célèbres appositions métaphoriques : par exemple les « albatros, vastes oiseaux des mers » ; ou « Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité »). Un peu plus loin, encore un alexandrin involontaire, révélant sans doute une prétention bien naïve au style élevé : « Le long des berges spongieuses des tourbillons d’eau brune »[42]. Finalement, cette recherche de littérarité aboutit inévitablement au kitsch : « Au loin, les vaches dodelinent, clochant dans l’éternité »[43].

Ou encore, moins spectaculaire mais très significatif : « Thibaut bourdonnait des obscénités […] les mots lui venaient en cascades grotesques »[44] – nous ignorons ces « obscénités » et ces « mots », décrits sans être reproduits : c’est exactement le contraire de ce que fait Céline à partir de Voyage.

Face à ce florilège, est-il vraiment trop naïf de faire confiance, pour une fois, à l’intuition stylistique ? Tout lecteur dont l’oreille littéraire n’est pas sourde refusera d’admettre – j’ose le croire – qu’après avoir publié Voyage, Céline puisse avoir écrit pareilles fadaises, gauches et prétentieuses (voisinant par ailleurs avec des ébauches encore incertaines du style du chef-d’œuvre, par exemple avec des spécimens un peu grossiers de la fameuse construction « à rappel » : « Le souci de pauvreté le taquinait Thibaut, ce matin-là »[45]) ; qu’il puisse avoir écrit, après 1932, tout un récit, en réemployant – si je puis dire – les tumescents détritus d’une formation scolaire bâclée.

Et pourtant, R. Tettamanzi, dans sa « Notice », estime que René « a été rédigé probablement vers 1933 »[46]. H. Godard, quant à lui, fait preuve (si je ne me trompe pas) d’un certain nicodémisme, puisqu’il écrit que « Le dactylogramme […] est sans doute de peu postérieur à la publication de Voyage » ; et d’ajouter : « Céline est encore à la recherche d’une forme. Le texte est écrit dans une langue soutenue, où les traits proprement ‘céliniens’ sont presque totalement absents »[47]. Le dactylogramme, d’accord : mais quand Céline a-t-il rédigé le manuscrit (perdu[48]) de ce texte ?

J’en suis bien conscient : le style ne saurait faire office de preuve philologique. Il serait cependant correct – me semble-t-il – d’en tenir compte, au moins, comme d’un indice majeur[49]. Il est d’ailleurs un peu étrange que les éditeurs de la « Pléiade », d’habitude plutôt enclins à faire confiance aux témoignages (parfois, certes, quelque peu fantaisistes) de Céline, refusent de prendre au sérieux précisément celui qui fait remonter la conception de sa « légende » moyenâgeuse au début des années 1920[50]. Si pourtant le Roi René est un texte très ancien, une première ébauche de Krogold (perdue, comme la plupart – il ne faut jamais l’oublier – des innombrables gribouillages céliniens) peut être antérieure à Voyage ; la présence du nom de ce roi dans [Guerre] ne contredirait donc pas une datation de ces fragments autour de 1930-1931.

Par ailleurs, aucune inférence concernant la datation de [Guerre] n’est possible à partir de Londres(qui est postérieur à Voyage, en partie au moins). S’il est certain que les deux textes participent, à l’origine, « d’un même projet romanesque » (H. Godard)[51], celui-ci est bien Voyage au bout de la nuit(ce qui aurait demandé – je le remarque au passage – une génétique de la longue durée, à laquelle les éditeurs de la « Pléiade » ne semblent pas sensibles[52]), non le fantomatique triptyque Enfance, Guerre, Londres, qui ne désigne, dans les deux lettres désormais célèbres (et « d’interprétation délicate »[53]), écrites à Chicago en juillet 1934, que les trois parties prévues à cette date pour Mort à crédit. Les premières pages sur Londres – les lettres à Joseph Garcin de 1930 et de 1931 en font foi[54]– ont été conçues (et sans doute écrites) avant Voyage.

Il conviendrait finalement de tenir compte aussi d’un autre indice majeur. Il est fort peu vraisemblable que le docteur Destouches, occupé pendant la journée dans son cabinet médical, ait pu écrire en deux ans – 1933, 1934 – la plupart des manuscrits du « trésor » de Thibaudat : René, une première ébauche de Krogold, [Guerre], Londres, les brouillons de Mort à crédit. « Il devait écrire chaque nuit », s’étonne H. Godard[55]. On sait pourtant qu’en ces années encore assez juvéniles, les nuits de Céline étaient souvent consacrées à des activités non moins passionnantes et transgressives que son écriture littéraire.

En conclusion, les hypothèses que l’on a avancées, avec G. Mela[56], sans avoir connaissance (je tiens à le rappeler) des autres Textes retrouvés, et sans avoir pu en consulter les manuscrits, gardent donc à mes yeux – dans le cas de [Guerre] – toute leur vraisemblance (voire leur forte probabilité)[57].


 

5. Une datation fiable n’est pas seulement fondamentale pour définir le statut des Textes retrouvés. Elle est aussi décisive pour leur interprétation, la génétique étant appelée à rendre service à l’histoire et à l’herméneutique, faute de quoi elle risquerait de devenir un divertissement érudit. S’il est évident à une première lecture que bon nombre d’agencements linguistiques, d’images et d’idées (si l’on veut : de stylèmes, de thèmes et d’idéologèmes) se retrouvent à la fois dans les chefs-d’œuvre publiés par Céline, notamment dans Voyage, et (avec beaucoup moins d’envergure) dans les manuscrits du « trésor » de Thibaudat, il est également clair qu’il ne s’agirait, dans ceux-ci, que de redites, insipides et banales, si ces Textes retrouvés étaient tous postérieurs au premier roman. Au contraire, si certains d’entre eux étaient plus anciens, on aurait le privilège d’observer (avec une très grande émotion) le premier surgissement de plusieurs éléments fondamentaux dans une entreprise romanesque aussi originale que bouleversante.

Je me limiterai à quelques exemples, tirés de La Légende du roi René – en assumant donc que ce texte soit antérieur à Voyage.

La recherche incessante de Ferdinand (« C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir »[58]), incapable de se caser dans le bonheur et refusant l’amour de Molly, est déjà celle de Thibaut, rêvant « des aventures sans tendresses, sans faiblesses […] sur une route sans fleurs, sans oiseaux, sans merci »[59], docile au souffle « du Dieu des hommes légers » : « il savait que le dégoût vient aussi de manger ce qu’on aime » ; « La route est sèche qui va plus loin de l’amour ; cette beauté des formes, de la vie dans la forme, le sacrifice de connaître, cela dure plus longtemps que l’extase et retient mieux la jeunesse en soi »[60]. Il y a ici (déjà) toute l’éthique de Bardamu, dont l’inquiétude aventureuse se voue précisément au « sacrifice de connaître », au-delà de l’amour.

Un peu plus loin dans René, on trouve d’ailleurs, très explicite (et dans un style encore assez boursouflé), l’idée centrale – à sa manière existentialiste – de l’anthropologie de Voyage : « Car la mort, je le pense bien, est la vérité des hommes dans ce monde, la vie n’est qu’une ivresse, une pourriture immense, l’espérance de serments »[61] ; et encore : « L’ivresse de cette existence doit un jour cesser et la vérité de notre univers c’est la mort »[62]. Même aphorisme dans Voyage, presque méconnaissable pourtant (et combien plus efficace !), dans le rythme pressant d’une parataxe saccadée aux allures orales : « La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer moi »[63].

Encore plus émouvantes, peut-être, sont certaines agnitions menues et ponctuelles : deux d’entre elles annoncent (encore) une des pages les plus mémorables de Voyage, l’abandon de Molly. Voici l’adieu du poète à sa mère : « Thibaut lui parlait, elle ne l’écoutait pas, déjà elle était seule, absolument »[64]. Ainsi, à la gare de Detroit : « Vous voilà déjà loin, Ferdinand »[65]. Une source commune aux deux textes céliniens est sans doute à chercher dans Flaubert, L’Éducation sentimentale, III, vi: «Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous».

Un autre passage de la première légende moyenâgeuse permet de gloser un adjectif qui – dans la déchirante péroraison qui clôt l’épisode américain du roman – est d’autant plus expressif que son sens est quelque peu détourné. René : « parfois honteusement contents de vivre de presque rien, furtifs »[66] ; Voyage : « Bonne, admirable Molly, je veux si elle peut encore me lire, […] qu’elle sache bien […] qu’elle peut venir ici quand elle voudra partager mon pain et ma furtive destinée »[67].

Se prête au même exercice – et sans risque de contresens chronologique – un autre texte retrouvé, certainement juvénile, qui n’est malheureusement pas inclus dans la « Pléiade », en raison de sa nature non romanesque. C’est la nouvelle « La vieille dégoûtante », publiée par la NRF, au printemps 2023 : en dépit de sa faible qualité littéraire, elle me semble précieuse pour éclairer la genèse de l’écrivain Céline. En fait, non seulement elle nous offre une preuve ultérieure de la nature éminemment dix-neuviémiste de ses apprentissages littéraires[68], en adoptant un tour syntaxique à l’indubitable saveur balzacienne : « Comme tous les êtres médiocres et passionnés, Madame Morin aimait par-dessus tout etc. » (il suffit de le confronter aux exemples tirés de la Comédie humaine que commente Gérard Genette dans un article classique)[69] ; on y trouve aussi – à côté d’un « monstre de patriotisme » qui semble annoncer tel officier de Voyage (« Le colonel, c’était donc un monstre ! »[70]) – l’anticipation d’une des pages les plus impressionnantes (et importantes) de Voyage.

Dans La vieille dégoûtante, le narrateur parle de Madame Morin : « On pouvait à peine la regarder tant elle était laide ainsi. Ses lèvres surtout en devenaient une espèce de corolle violacée aux fissures baveuses cernant les dents gâtées, ensemble fétide que l’on aurait désiré voir se clore à jamais, à n’importe quel prix »[71]. A confronter avec l’épisode du curé qui vient rendre visite à Ferdinand dans son cabinet médical de Rancy : « Quand on s’arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leu décor baveux. C’est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de transposer en idéal. C’est difficile »[72]. Or, cette véritable réécriture de la nouvelle juvénile est importante pour (au moins) deux raisons. D’abord, elle rend manifeste la lévitation (si je puis dire) d’un dégoût naturaliste vers une réflexion métalittéraire qui ne fut pas pour rien dans le scandale de Voyage – selon un recenseur du Figaro, la désublimation de la Parole, par la similitude blasphématoire de la défécation, est même le trait le plus insupportable du roman[73]. Deuxièmement, elle offre une énième preuve de l’enracinement, chez Céline, des modèles réalistes dix-neuviémistes, s’il est vrai – Christelle Reggiani l’a bien montré – que l’origine de ce « rejet viscéral de l’oralité », transformant la bouche en « immonde cloaque », est à chercher dans une scène parlementaire du Voleur de Georges Darien (1897)[74].


 

6. Il serait facile de multiplier les exemples : les Textes retrouvés invitent à l’interprétation. Je voudrais donc évoquer, pour conclure, un dialogue herméneutique à distance, qu’il serait intéressant de reprendre à nouveaux frais.

Dans un compte rendu de Guerre, Tiphaine Samoyault et Pierre Benetti considèrent que la description du coït d’un fougueux militaire écossais avec la prostituée Angèle (une scène pornographique à laquelle Ferdinand assiste avec un plaisir voyeuriste affiché) s’achève par « une véritable mise à mort [de la femme], observée avec délectation par le narrateur ». Par conséquent, ils dénoncent la violence (objectivement fasciste) et la misogynie (on ne peut plus méprisante) dont le texte de Céline ferait preuve[75].

Dans sa « Notice » de la « Pléiade », H. Godard revient sur le même sujet (sans par ailleurs citer l’article auquel il semblerait répondre), en renversant complètement l’interprétation : « Guerre est entre autres choses la lente et obstinée descente aux enfers du mâle, dans le couple d’abord, puis dans la société. Ce qui est destin pour lui est ascension pour elle. […] tout un phénomène socio-historique la met [la femme en général, la prostituée Angèle dans le cas spécifique] en situation de force »[76]. Les deux lectures sont certainement légitimes, les deux poussent sans doute un peu trop loin leur propos, par fidélité à un parti pris méthodologique ou idéologique.

Quoi qu’il en soit, il est certain que l’interprétation des ambivalences du sexe – omniprésent dans les Textes retrouvés (pour cette raison aussi, évidemment impubliables dans les années 1930), et toujours, à la fois, heureux et violent, libérateur et humiliant, vitaliste et habité par un instinct de mort – représente un des questionnements majeurs posés à la critique par [Guerre], par Londres et même par La Légende du roi René, s’il est vrai que dans cette légende médiévale on lit une scène fort semblable à celle de [Guerre], mais encore plus brutale et délibérément sadique : le héros (négatif), Thibaut, qui par son métier artistique, ainsi que par sa veine picaresque et rebelle (« Poète était donc un animal humain plus fornicateur que tous les autres »), pourrait représenter en quelque sorte un double dégradé de l’auteur, s’acharne furieusement sur une prostituée blonde, laquelle, « complètement meurtrie » par les étreintes bestiales du jeune homme, abandonnera toute résistance, jusqu’à demander à son bourreau, quelques jours plus tard, une nouvelle étreinte (qu’il lui refusera)[77].

Violence extrême, donc, sadisme masculin, masochisme féminin (fantasmé). Ce sont des sujets très délicats, qu’il serait utile d’aborder de plusieurs points de vue différents, sans tomber ni dans le moralisme pédagogique et censeur qui est (hélas) dans l’air (états-unien) de notre temps, ni dans les raccourcis rassurants de l’esthétisme (qui nous répète encore, en 2023 : « ce n’est que de la littérature : on goûte au style, peu importent les images et les thèmes – encore moins les idées »). Il serait souhaitable de renvoyer dos à dos ces deux attitudes critiques opposées et complémentaires (et de plus en plus répandues, la première surtout), qui aboutissent également à un appauvrissement de la littérature, de la connaissance spécifique qu’elle nous propose, de son commerce ambivalent, constitutif et nécessaire, avec le mal[78].

Or, s’il est un défaut majeur de cette nouvelle « Pléiade » de Céline – au-delà des questions plus techniques (établissement du texte, statut des inédits, datation, etc.), qui passionnent surtout les spécialistes – c’est précisément un certain (si je puis dire) monologisme réducteur, refusant de prendre en compte toutes les implications (historiques, sociologiques, psychanalytiques, et inévitablement aussi idéologiques) des textes céliniens. Ce manque de dialogisme, qui reflète par ailleurs la polarisation extrême de la critique célinienne (surtout dans l’Hexagone), risque de ne pas faire avancer – comme elle le pourrait désormais, grâce aux Textes retrouvés – notre connaissance du plus grand romancier (avec Proust) du XXe siècle français.

 


 

[1] L’histoire, dont le retentissement médiatique a été remarquable, est bien connue ; le récit du principal protagoniste reste néanmoins intéressant : voir J.-P. Thibaudat, Louis-Ferdinand Céline, le trésor retrouvé, Paris, Allia, 2022.

[2] L.-F. Céline, Guerre, édition établie par P. Fouché, « Avant-propos » de F. Gibault, Paris, Gallimard, 2022.

[3] L.-F. Céline, Londres, édition établie et présentée par R. Tettamanzi, Paris, Gallimard, 2022.

[4] L.-F. Céline, La Volonté du Roi Krogold suivi de La Légende du Roi René, pages retrouvées, édition établie et présentée par V. Chovin, Paris, Gallimard, 2023.

[5] L.-F. Céline, Romans. 1932-1934, édition établie par H. Godard, avec P. Fouché et R. Tettamanzi, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2023 (d’ores en avant abrégé : Pléiade I).

[6] L.-F. Céline, Romans. 1936-1947, édition établie par H. Godard, avec P. Fouché, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2023 (d’ores en avant abrégé : Pléiade II).

[7] H. Godard, « Note sur la présente édition », in Pléiade I, p. CIII.

[8] Voir J.-P. Thibaudat, Louis-Ferdinand Céline, le trésor retrouvé, cit., p. 77-78.

[9] Pléiade I, p. 745.

[10] L.-F. Céline, Guerre, cit., p. 143.

[11] L.-F. Céline, Guerre. Manuscrit, Cambremer, Éditions des Saints Pères, 2022, f. 19 de la sixième et dernière séquence du texte retrouvé (la numéro « 4 » du manuscrit).

[12] Pléiade I, p. 743.

[13] Voir G. Mela, P. Pellini, « Genèse d’un best-seller. Quelques hypothèses sur un prétendu ‘roman inédit’ de Louis-Ferdinand Céline », ITEM, Paris, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS), 22 juillet 2022, paragraphe 4 : http://www.item.ens.fr/guerre.

[14] F. Gibault, « Avant-Propos », in L.-F. Céline, Guerre, cit., p. 13.

[15] Voir A. Simonin, « Céline à découvert, à propos de Guerre », L’Histoire n° 499, septembre 2022.

[16] V. Chovin, « Avant-propos », in L.-F. Céline, La Volonté du Roi Krogold suivi de La Légende du Roi René, cit., p. 27

[17] Pléiade I, p. 1277-1278.

[18] Je ne citerai que quelques articles parmi les plus intéressants : P. Benetti, T. Samoyault, « Comment peut-on lire Céline aujourd’hui ? », En attendant Nadeau, 5 mai 2022 : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/05/05/guerre-lire-celine/; Ph. Roussin, « Guerre et paix de Louis-Ferdinand Céline », Revue K., 1er juin 2022 : https://k-larevue.com/guerre-et-paix-de-louis-ferdinand-celine/; J. Meizoz, « ‘Céline’ après coup », Le Grand Continent, 5 juin 2022 : https://legrandcontinent.eu/fr/2022/06/05/celine-apres-coup/; V. Berthelier, « La Tentation de l’espoir : le nouvel inédit de Céline », Le Grand Continent, 17 octobre 2022 : https://legrandcontinent.eu/fr/2022/10/17/la-tentation-de-lespoir-le-nouvel-inedit-de-celine/(consultés le 22 août 2023).

[19] H. Godard, « Du grand remue-ménage au grand réaménagement : la nouvelle édition de Céline dans la Pléiade », Critique, n° 912, 2023, 5, p. 373-384 (mes citations, p. 377-379 et 381).

[20] Pléiade I, p. XII.

[21] Pléiade I, p. 1293.

[22] Pléiade II, p. XIII.

[23] Voir L. Valdiguié, « ‘Nous, les descendants, on nous a tout volé’ », Marianne, 6 octobre 2022, p. 38-40.

[24] Dans un entretien avec F. Georgesco, « Les lecteurs de Londres auront une image fausse de Céline », Le Monde des Livres, 21 octobre 2022.

[25] Je le remarque au passage (c’est un problème théorique qui demanderait de très longs développements) : la démarche d’H. Godard, séparant très nettement les manuscrits abandonnés des œuvres proprement dites, évite un des pièges majeurs d’une certaine critique génétique, dont le véritable fétichisme du document est enclin à voir la vérité des œuvres (leur inconscient, en quelque sorte) dans les brouillons refusés. Si l’attitude idolâtre que je viens de résumer (un peu grossièrement) a sans doute, parfois, quelques bonnes raisons, elle a le tort certain d’oublier l’élément d’expérimentation (parfois ludique), voire d’exploration des limites et des paradoxes, qui est souvent celui des textes non aboutis (notamment, mais non seulement, chez Céline).

[26] H. Godard, « Avant-propos », in Pléiade I, p. XXIII.

[27] Pléiade I, p. 1303.

[28] H. Godard, « Préface », in Pléiade II, p. XIV.

[29] F. Gibault, « Avant-Propos », in L.-F. Céline, Guerre, cit., p. 15.

[30] Pléiade I, p. 1299.

[31] Pléiade I, p. 1303.

[32] Pléiade I, p. 1302.

[33] Pléiade I, p. 1303.

[34] Pléiade I, p. 1304.

[35] Voir notamment É. Brami, « Et si Guerre était un passage retiré de Voyage au bout de la nuit ? », L’Obs, 5 mai 2022 ; et G. Mela, P. Pellini, « Genèse d’un best-seller », cit.

[36] On peut se demander pourquoi R. Tettamanzi a omis, dans la « Blanche », de donner des informations que toute édition sérieuse (même « grand public ») se doit d’offrir : notamment, sur la genèse du projet narratif (les lettres à J. Garcin) et sur d’éventuelles versions « antérieures » de Londres, dont il considérait pourtant l’existence comme probable (la présence, dans Londres I, de feuillets ajoutés – bis, ter, etc. – « conforte l’idée d’une reprise à partir d’une version antérieure » : R. Tettamanzi, « Note sur l’édition », in L.-F. Céline, Londres, cit., p. 27). Cette interrogation a sa réponse : en restant dans le flou, en escamotant les questions les plus épineuses, l’éditeur de Londres visait à ne pas démentir le travail des éditeurs de Guerre dans la même collection. En citant les lettres à J. Garcin, en admettant qu’une partie (ou une première version) de Londres a bien pu être ébauchée pendant la rédaction de Voyage, il aurait en effet remis en question le statut des fragments appelés Guerre. Il aurait également affaibli l’idée d’un triptyque (Enfance, Guerre, Londres), prétendument conçu par Céline en 1934 et correspondant à Mort à crédit et aux deux textes retrouvés.

[37] Pléiade I, p. 1314.

[38] Voir G. Mela, P. Pellini, « Genèse d’un best-seller », cit., paragraphe 10.

[39] Pléiade I, p. 1303.

[40] Pléiade I, p. 76 et 482.

[41] Pléiade I, p. 607.

[42] Pléiade I, p. 609.

[43] Ibid.

[44] Pléiade I, p. 646-647.

[45] Pléiade I, p. 611.

[46] Pléiade I, p. 1270.

[47] Pléiade I, p. 13.

[48] Ce manuscrit a certainement existé : voir Pléiade I, p. 1269 et 1280-1281.

[49] Il me semble peu concluant de faire appel à la différence de genre littéraire et de cadre historique caractérisant un projet « conçu sur le mode de l’antithèse » (ainsi H. Godard : Pléiade I, p. 1293). Même discours pour [Guerre], dont les tâtonnements stylistiques (très nombreux) et les fadaises linguistiques (moins spectaculaires que dans René, mais bien présentes) ne plaident certainement pas pour une datation postérieure à Voyage. H. Godard en est bien conscient, qui pointe cette contradiction sans en tirer pourtant aucune conséquence : « Céline, qui a fait preuve dans Voyage au bout de la nuit de tant de doigté et qui retrouvera cette sûreté lorsqu’il mettra au point Mort à crédit, est dans Guerre au milieu du gué » (Pléiade I, p. 1312). Et, plus explicitement, dans l’entretien avec J.-L. Jeannelle (H. Godard, « Du grand remue-ménage au grand réaménagement », cit., p. 381) : « Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’après avoir écrit le Voyage, Céline se lance dans un projet qui n’a pas la puissance stylistique de ce qu’il venait de publier ». Étonnant, en effet. Et encore : « Les scènes racontées y ont la même intensité, mais pourquoi délaisse-t-il sa recherche sur la langue […] ? ». Bonne question.

[50] Voir la « Notice » de R. Tettamanzi : Pléiade I, p. 1268.

[51] Pléiade I, 1294.

[52] C’est pourtant R. Tettamanzi qui a proposé, dans son édition du « seul manuscrit » de Voyage, l’image du « millefeuille célinien », décrivant un processus de composition par cristallisations successives, qui recomposent inlassablement des épisodes différents, non sans mélanger parfois les couches. Voir L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit », édition établie par R. Tettamanzi, Québec, Huit, 2016, p. xiv-xvi.

[53] H. Godard le reconnaît : Pléiade I, p. 1300.

[54] Voir G. Mela, « Filologia di un best seller. Sul Céline inedito », L’Ospite ingrato, n° 11, janvier-juin 2022, p. 255-269.

[55] H. Godard, « Du grand remue-ménage au grand réaménagement », cit., p. 384.

[56] Voir G. Mela, P. Pellini, « Genèse d’un best-seller », cit.

[57] Quant à Londres, l’hypothèse de datation la plus vraisemblable, en l’état actuel des connaissances, est sans doute la suivante : une première ébauche (une partie du texte que nous connaissons ? ou bien une première version fragmentaire et perdue ?) a été rédigée en 1930-1931. Ensuite, Céline a retravaillé son récit après la publication de Voyage, envisageant d’en faire la troisième partie de Mort à crédit ; finalement, il a abandonné son manuscrit pour rédiger, au début des années 1940, une version tout à fait différente de son roman londonien : ce sera, en 1944, Guignol’s band I.

[58] Pléiade I, p. 228.

[59] Pléiade I, p. 640.

[60] Pléiade I, p. 614.

[61] Pléiade I, p. 627.

[62] Pléiade I, p. 637.

[63] Pléiade I, p. 192-193.

[64] Pléiade I, p. 641.

[65] Pléiade I, p. 227.

[66] Pléiade I, p. 620.

[67] Pléiade I, p. 228.

[68] Sur laquelle je renvoie, entre autres, à Ph. Roussin, Misère de la littérature. Terreur de l’histoire. Céline et la littérature contemporaine, Paris, Gallimard, 2005 ; et à Y. Pagès, L.-F. Céline, fictions du politique, Paris, Gallimard, 2010.

[69] Cfr. G. Genette, Vraisemblance et motivation, in Id., Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 71-99. Sur Céline et Balzac, j’ajoute au passage que l’on pourrait aussi se demander si le français ancien (factice mais par endroits efficace) de la dernière version de Krogold ne doit pas quelque chose aux Contes drolatiques.

[70] Pléiade I, p. 13.

[71] Toutes les citations de la nouvelle sont tirées de L.-F. Céline, « La vieille dégoûtante », NRF, n. 655, printemps 2023, p. 67-71 (ici, p. 69).

[72] Pléiade I, p. 324.

[73] Voir A. Rousseaux, Le cas Céline, «Le Figaro», 10 décembre 1932 : « Sur l’art, sur l’amour, on peut discuter […]. Mais la parole […]. C’est peut-être ce qui reste de plus sûr à l’homme quand il est tombé dans de grandes incertitudes à l’égard de lui-même. […] la page quasi blasphématoire de M. Céline sur la parole humaine est une de celles qui donnent à son livre son véritable aspect : celui de suicide manqué », in A. Derval (éd.), « Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline. Critiques 1932-1935, Paris, 10/18, 2005, p. 102.

[74] Ch. Reggiani, Éloquence du roman. Rhétorique, littérature et politique aux XIXe et XXe siècles, Droz, Genève, 2008, p. 103-104 (et p. 138 pour un commentaire de l’épisode de Voyage).

[75] P. Benetti, T. Samoyault, « Comment peut-on lire Céline aujourd’hui ? », cit.

[76] Pléiade I, p. 1310.

[77] Pléiade I, p. 625-626 et 640.

[78] Il en va de même, de toute évidence, pour l’antisémitisme de Céline, trop souvent minimisé (par exemple par R. Tettamanzi dans son édition de Londres) ou, au contraire, emphatisé (par les tenants de certaine gauche ‘célinophobe’), toujours dans une logique qui oublie les ambivalences productives du discours littéraire : j’en discute dans P. Pellini, « D’une affaire Céline l’autre : Italie 1981, France 2022 », Critique, n° 912, 2023, 5, p. 385-397.